Lélia (1839 (2e version))
Michel Lévy frères (p. 27-28).

XXIV.

VALMARINA.


Comme Sténio revenait durant la nuit vers les villes, il rencontra, au sortir de la montagne, Edméo qui, croisant ses pas, s’enfonçait rapidement, et sans le voir, dans les sombres défilés qu’il venait de quitter.

« Où cours-tu si mystérieux et si pressé ? dit Sténio à son jeune ami. Toi que j’ai toujours connu philosophe, aurais-tu donc abjuré la sublime sagesse pour quelque passion humaine, pour quelque intérêt de la terre ? Parle-moi ; j’ai beaucoup souffert depuis que nous nous sommes quittés, j’ai besoin que quelqu’un m’encourage à vivre ou à mourir. Mon âme est tombée dans une étrange détresse. Mille espérances me convient, mille frayeurs m’arrêtent ; quoi que tu me conseilles en cet instant, je veux le faire. Je regarde cette rencontre comme un coup du sort ; je regarderai ta voix comme la voix du destin. Dis-moi où tu vas dans la vie ? Dis-moi ce que tu cherches et ce que tu évites, ce que tu crois et ce que tu nies ? Dis-moi si tu as fait ton choix entre un modeste bonheur et une noble souffrance ?… »

Edméo, pressé de questions, céda au désir de son ami. Il s’assit à ses côtés, sur la mousse du rocher, au pied d’une croix de pierre à demi brisée, et prit la main de Sténio dans les siennes.

« Avant de le répondre, dit-il, permets que je t’interroge. Avant d’accepter le rôle de père que tu m’imposes, il faut que tu m’accordes celui de confesseur. Conte-moi ta vie depuis un an, dis-moi ton âme tout entière. »

Sténio raconta son amour, ses incertitudes, ses souffrances, ses désirs, son espoir. Il parlait avec feu, son front brûlait sous sa chevelure humide, et sa main tremblait dans celle du jeune homme. Quand il eut fini, Edméo ne lui répondit que par un sourire mélancolique ; et, après avoir quelque temps rêvé, il consentit enfin à répondre.

« Tu m’as parlé, lui dit-il, d’un monde qui m’est encore inconnu, et dont je comprends pourtant les mystères. Tout ce que tu m’as dit, je l’avais pressenti, je l’avais rêvé. Plus d’une fois mon cœur a palpité, plus d’une fois mon front a brûlé au récit de tes transports, à l’idée de tes espérances. Mais déjà ces riantes chimères s’évanouissent comme la vapeur du crépuscule. Regarde cette étoile blanche qui monte là-bas sur le pic neigeux…

— C’est Sirius, dit Sténio. Est-ce là l’unique objet de ton culte ? T’es-tu adonné exclusivement à la science ? »

Edméo secoua la tête.

« Quoique j’eusse le goût des études sérieuses, dit-il, entre la vie de l’intelligence et la vie du cœur, telle que tu viens de me la dépeindre, je n’eusse pas hésité un instant. J’ai à peine un an de plus que toi, Sténio, et quoique je n’aie pas le don de poésie, quoique mon œil soit terne et mes manières réservées auprès des femmes, je n’ai pu, sans frémir, effleurer le vêtement de la belle Lélia…

— Lélia ! s’écria Sténio, je ne vous l’ai pas nommée ! Eh quoi ! si j’interrogeais ce rocher, il prendrait une voix pour me répondre : Lélia ! Et d’où connaissez-vous Lélia et d’où savez-vous que je l’aime, Edméo ?

— Je l’ai quittée il y a une heure, répondit Edméo ; j’étais chargé pour elle d’un message important, je lui ai parlé un instant… Sa figure, sa voix, ses manières, tout en elle m’a semblé étrange, et j’étais troublé en la quittant. Quand je vous ai rencontré, je ne vous ai pas vu, parce que j’étais préoccupé. L’image de cette grande femme pâle flottait devant moi. Ses paroles sont froides, Sténio, son regard est sombre, son âme semble d’airain ; mais ses actions sont grandes, et sa tristesse est profonde et solennelle. Quand tu m’as décrit l’objet de ta passion, était-il possible que je ne reconnusse pas la femme que je venais de voir, et dont j’avais l’âme toute remplie ?

— Mais tu l’aimes, malheureux ! s’écria Sténio ; toi aussi, tu l’aimes ?

— Que t’importe, dit Edméo en souriant avec amertume, je ne la reverrai sans doute jamais. Rassure-toi, je n’ai pas le temps d’aimer. Ma vie est absorbée par d’autres soins.

— Mais qu’allais-tu chercher auprès de Lélia ? quel message avais-tu pour elle ?

— Ceci n’est point un secret, je puis te le dire ; j’allais lui demander des secours pour des malheureux : elle m’a remis quelque chose qui ressemble à la rançon d’un roi, avec la même simplicité qu’une autre eût mise à me donner une obole…

— Oh ! elle est grande, elle est bonne, n’est-ce pas ? s’écria Sténio.

— Elle est riche et libérale, répondit Edméo ; j’ignore si elle est bonne. Elle a lu d’un œil sec la lettre que je lui ai remise. Elle ne m’a fait aucune question sur celui qui la lui avait écrite. Elle a souri quand je lui ai parlé de certaines espérances religieuses et sociales. Puis elle m’a tendu une main glacée, en me disant : Ne parlez pas avec moi si vous voulez conserver la foi…

— Elle a reçu froidement ce message ? dit Sténio avec agitation. Eh bien ! je ne sais pourquoi, je suis heureux de cette indifférence… Ne pouvez-vous me dire par qui vous étiez envoyé, Edméo ?

— Avez-vous quelquefois entendu parler de Valmarina ? dit le voyageur.

— Vous prononcez un nom qui me pénètre jusqu’au cœur, répondit le poëte. Tout ce qu’on m’a raconté de la vertu, du dévoûment et de la charité de cet homme, m’avait semblé fabuleux. Existe-t-il vraiment un homme qui s’appelle ainsi, et qui ait fait les actions qu’on lui attribue ?

— Cet homme est plus respectable encore et plus bienfaisant qu’on ne l’imagine, repartit Edméo. Si vous le connaissiez, ami, vous comprendriez qu’il est quelque chose de plus puissant et de plus précieux sur la terre que la beauté, l’amour, la poésie ou la gloire…

— La vertu ! dit Sténio ; oui, on dit que cet homme est la vertu personnifiée ; parlez-moi de lui, faites-le-moi connaître. Tant de bruits divers circulent sur son compte, sa renommée est une légende si merveilleuse, que les femmes vont jusqu’à lui attribuer le don des miracles.

— Cette renommée qu’il a tant évitée fait son supplice, répondit Edméo. Sa modestie, son amour pour l’obscurité est poussé jusqu’à la bizarrerie, et, par une bizarrerie non moins remarquable de la destinée, cette réputation, que tant d’hommes cherchent en vain et qu’il fuit si obstinément, s’attache obstinément à ses pas.

— Est-il vrai, dit Sténio, qu’aucun de ceux qu’il a protégés, assistés ou sauvés, n’ait jamais vu ses traits, et que pendant longtemps il ait réussi à tenir cachée la source des bienfaits qu’il répandait sur les malheureux ?

— Tant que sa fortune immense a suffi à ses bienfaits, il a réussi à rester ignoré. Mais il a fallu, pour continuer ce rôle sublime, qu’il établît des relations avec des âmes sœurs de la sienne, et qu’il formât une association.

— Arrêtez ! dit Sténio vivement, vous en faites partie ?…

— Je ne fais partie d’aucun corps, répondit Edméo ; je me suis fait l’ami, le disciple et l’agent de Valmarina. Je ne savais à quoi employer ma jeunesse. Je sentais en moi de grands instincts d’énergie, de grands besoins de cœur. L’amour me semblait une passion égoïste ; la science, une occupation desséchante ; l’ambition, un amusement puéril. J’ai rencontré la vertu sur mon chemin ; je me suis laissé emmener par elle. Je lui ai fait quelques sacrifices. Peut-être en aurai-je de plus grands à lui faire. Je sens qu’elle peut m’en récompenser, et que je ne les regretterai jamais.

— Ton langage simple, ta pieuse conviction me saisissent, dit Sténio. J’ai envie de renoncer à l’amour, j’ai envie de tout quitter pour te suivre. Où vas-tu maintenant ?

— Je retourne vers celui qui m’a envoyé.

— Conduis-moi vers lui. Je veux qu’il me guérisse de ma folle passion ; je veux qu’il m’arrache ma souffrance et me donne un bonheur pur dont je jouirai sans trembler sans cesse pour le lendemain… Partons ensemble !…

— Je ne puis t’emmener, dit Edméo. Songe au mystère dont Valmarina aime à s’envelopper. Il n’est permis à aucun de ses amis de lui présenter un nouveau disciple à l’improviste. Je lui parlerai de toi, et s’il te juge propre à marcher dans cette rude carrière…

— Qu’a-t-elle donc de si rude ? reprit l’enthousiaste Sténio. Depuis que j’existe, je rêve les grandeurs du renoncement aux faux biens de ce monde, et la conquête des biens immatériels. Quand, pour mon malheur, j’ai rencontré Lélia, j’avais l’imagination toute pleine de Valmarina. Je voulais aller le joindre. Ce funeste amour m’a détourné de la voie ; mais je comprends, à cette heure, que la Providence t’envoie vers moi pour me sauver…

— Que Dieu t’entende ! Puisses-tu dire la vérité, Sténio ! mais permets-moi de douter encore de ta résolution. Un regard de Lélia la fera envoler comme cette neige fraîchement tombée que la brise balaie autour de nous…

— Tu ne veux pas de moi ? dit Sténio avec véhémence. Je comprends ! Fier de ta facile sagesse, vierge de toute affection humaine, tu te plais à douter de moi pour me rabaisser. Emmène-moi pendant que l’enthousiasme me possède, ou je croirai, Edméo, que toute ta vertu c’est de l’orgueil. »

Edméo resta muet à cette accusation. Il combattit le désir d’y répondre ; puis, se levant, il se prépara à quitter Sténio. Celui-ci le retint encore…

« Eh bien ! dit le jeune exalté, ton silence stoïque m’éclaire, Edméo, et maintenant je suis sûr de ce que je ne faisais que pressentir. On me l’a dit, et tu veux en vain me donner le change, Valmarina est quelque chose de plus qu’un homme bienfaisant et un consolateur ingénieux. L’œuvre sainte que vous accomplissez ne se borne pas à des actes particuliers de dévoûment. Et toi-même, Edméo, tu ne t’es pas voué au simple rôle d’aumônier d’un riche philanthrope. Une mission plus vaste t’est confiée. Les richesses de Lélia serviront peut-être à racheter des captifs et à secourir des indigents, mais ce ne seront pas des captifs insignifiants et des indigents vulgaires. Valmarina versera peut-être son sang avec son or ; et pour toi, tu aspires à quelque chose de plus que des bénédictions de mendiant ; tu as rêvé le laurier du martyre. C’est pour de telles choses, et non pour d’autres, que tu marches seul et rapide dans la nuit froide et silencieuse…

« Ne me réponds pas, Edméo, ajouta Sténio en voyant que son ami cherchait à éluder ses questions. Tu es encore trop trop jeune pour parler, sans trouble, de tes secrets. Tu sais te taire ; tu ne saurais pas feindre. Laisse à mon cœur la joie de te deviner et la délicatesse de ne pas t’interroger davantage. Je sais ce que je voulais.

— Et si ce que tu supposes était la vérité, dit Edméo, viendrais-tu avec moi ?

— Je sais maintenant que je ne le puis pas, repartit Sténio ; je sais que je ne serais pas admis auprès de Valmarina sans de longues et terribles épreuves. Je sais qu’avant tout il me serait prescrit de renoncer pour jamais à Lélia… Oh ! je le sais, malgré les liens qui unissent sa mystérieuse destinée à vos destins héroïques, on me demanderait la preuve de ma vertu, le gage de ma force ; je n’en aurais pas d’autre à fournir que mon amour vaincu, et je ne le fournirais pas.

— J’en étais bien sûr, dit Edméo avec un soupir. J’ai vu Lélia ! Adieu donc, ami ! Si un jour, détrompé de ce prestige ou rebuté dans tes espérances…

— Oui, certes ! s’écria Sténio en serrant la main de son ami ; » puis il la laissa retomber en ajoutant : Peut-être !… Et un instant après, l’espoir, se réveillant dans son cœur, lui disait tout bas : Jamais !

Quelques moments après qu’ils se furent séparés, Edméo, qui marchait vers le nord, étant parvenu au sommet de la montagne, entonna, ainsi qu’il l’avait promis à Sténio, un chant d’adieu. Sténio était resté assis sur le rocher. La nuit était pure et froide, la terre sèche et l’air sonore. La voix mâle d’Edméo chanta cet hymne qui parvint distinct à l’oreille de son ami :

« Sirius, roi des longues nuits, soleil du sombre hiver, toi qui devances l’aube en automne, et te plonges sous notre horizon à la suite du soleil au printemps ! frère du soleil, Sirius, monarque du firmament, toi qui braves la blanche clarté de la lune quand tous les autres astres pâlissent devant elle, et qui perces de ton œil de feu le voile épais des nuits brumeuses ! molosse à la gueule enflammée, qui toujours lèches le pied sanglant du terrible Orion, et, suivi de ton cortége étincelant, montes dans les hautes régions de l’empirée, sans égal et sans rivaux ! ô le plus beau, le plus grand, le plus éclatant des flambeaux de la nuit, répands tes blancs rayons sur ma chevelure humide, rends l’espoir à mon âme tremblante et la force à mes membres glacés ! Brille sur ma tête, éclaire ma route, verse-moi les flots de ta riche lumière ! Roi de la nuit, guide-moi vers l’ami de mon cœur. Protège ma course mystérieuse dans les ténèbres ; celui vers qui je vais est, parmi les hommes, comme toi parmi la foule secondaire des innombrables étoiles.

« Comme toi, mon maître est grand, comme toi, il a l’éclat et la puissance ; comme toi, il pénètre d’un regard flamboyant ; comme toi, il répand la lumière ; comme toi, il règne sur la nuit glacée ; comme toi, il marque la fin des beaux jours !

« Sirius, tu n’es pas l’étoile de l’amour, tu n’es pas l’astre de l’espérance. Le rossignol ne s’inspire pas de ta mâle beauté, et les fleurs ne s’ouvrent pas sous ton austère influence. L’aigle des montagnes te salue au matin d’une voix triste et farouche ; la neige s’amasse sous ton regard impassible, et la bise chante tes splendeurs sur les cordes d’airain de sa harpe lugubre.

« C’est ainsi que l’âme où tu règnes, ô vertu ! ne s’ouvre plus ni à l’espoir ni à la tendresse ; elle est scellée comme un cercueil de plomb, comme la nuit hyperboréenne aux confins de l’horizon quand Sirius est à la moitié de sa course. Elle est morne comme l’hiver, obscure comme un ciel sans lune, et traversée d’un seul rayon froid et pénétrant comme l’acier. Elle est ensevelie sous un linceul, elle n’a plus ni transports, ni chants, ni sourires.

« Mon âme, c’est la nuit, c’est le froid, c’est le silence ; mais ta splendeur, ô vertu ! c’est le rayon de Sirius éclatant et sublime. »

La voix se perdit dans l’espace. Sténio resta quelques instants absorbé ; puis il descendit vers la vallée, les yeux fixés sur Vénus qui se levait à l’horizon.