Lélia (1833)/Deuxième Partie/XXVIII


H. Dupuy et L. Tenré (1p. 231-264).


XXVIII

DANS LE DÉSERT.



Je vous ai amenée dans cette vallée déserte que le pied des troupeaux ne foule jamais, que la sandale du chasseur n’a point souillée. Je vous y ai conduite, Lélia, à travers les précipices. Vous avez affronté sans peur tous les dangers de ce voyage ; vous avez mesuré d’un tranquille regard les crevasses qui sillonnent les flancs profonds du glacier, vous les avez franchies sur une planche jetée par nos guides et qui tremblait sur des abîmes sans fond. Vous avez traversé les cataractes, légère et agile comme la cigogne blanche qui se pose de pierre en pierre, et s’endort le cou plié, le corps en équilibre, sur une de ses jambes frêles, au milieu du flot qui fume et tournoie, au-dessus des gouffres qui vomissent l’écume à pleins bords. Vous n’avez pas tremblé une seule fois, Lélia ; et moi, combien j’ai frémi ! combien de fois mon sang s’est glacé et mon cœur a cessé de battre en vous voyant passer ainsi au-dessus de l’abîme, insouciante, distraite, regardant le ciel et dédaignant de savoir où vous posiez vos pieds étroits ! Vous êtes bien brave et bien forte, Lélia ! Quand vous dites que votre ame est énervée, vous mentez ; nul homme ne possède plus de confiance et d’audace que vous.

— Qu’est-ce que l’audace ? répondit Lélia, et qui n’en a pas ? Qui est-ce qui aime la vie, au temps où nous sommes ? Cette insouciance-là s’appelle du courage quand elle produit un bien quelconque ; mais quand elle se borne à exposer une destinée sans valeur, n’est-ce pas simplement de l’inertie ?

— L’inertie, Sténio ! c’est le mal de nos cœurs, c’est le grand fléau de cet âge du monde. Il n’y a plus que des vertus négatives, nous sommes braves parce que nous ne sommes plus capables d’avoir peur. Hélas ! oui, tout est usé, même les faiblesses, même les vices de l’homme. Nous n’avons plus la force qui fait qu’on aime la vie d’un amour opiniâtre et poltron. Quand il y avait encore de l’énergie sur la terre, on guerroyait avec ruse, avec prudence, avec calcul. La vie était un combat perpétuel, une lutte où les plus braves reculaient sans cesse devant le danger, car le plus brave était celui qui vivait le plus long-temps au milieu des périls et des haines. Depuis que la civilisation a rendu la vie facile et calme pour tous, tous la trouvent monotone et sans saveur ; on l’expose pour un mot, pour un regard, tant elle a peu de prix ! C’est l’indifférence de la vie qui a fait le duel dans nos mœurs. C’est un spectacle fait pour constater l’apathie du siècle, que celui de deux hommes calmes et polis, tirant au sort lequel tuera l’autre sans haine, sans colère et sans profit. Hélas ! Sténio, nous ne sommes plus rien, nous ne sommes plus ni bons ni méchans, nous ne sommes même plus lâches, nous sommes inertes.

— Lélia, vous avez raison, et quand je jette les yeux sur la société, je suis triste comme vous. Mais je vous ai amenée ici pour vous la faire oublier au moins pendant quelques jours. Regardez où nous sommes, cela n’est-il pas sublime, et pouvez-vous penser à autre chose qu’à Dieu ? Asseyez-vous sur cette mousse vierge de pas humains, et voyez à vos pieds le désert dérouler ses grandes profondeurs. Avez-vous jamais rien contemplé de plus sauvage et pourtant de plus animé ? Voyez que de vigueur dans cette végétation libre et vagabonde, que de mouvement dans ces forêts que le vent courbe et fait ondoyer, dans ces grandes troupes d’aigles qui planent sans cesse autour des cimes brumeuses, et qui passent, en cercles mouvans, comme de grands anneaux noirs sur la nappe blanche et moirée du glacier ? Entendez-vous le bruit qui monte et descend de toutes parts ? Les torrens qui pleurent et sanglottent comme des ames malheureuses, les cerfs qui brament d’une voix plaintive et passionnée, la brise qui chante et rit dans les bruyères, les vautours qui crient comme des femmes effrayées ; et ces autres bruits étranges, mystérieux, indécrits, qui grondent sourdement dans les montagnes, ces glaces colossales qui craquent dans le cœur des blocs, ces neiges qui s’éboulent et entraînent le sable, ces grandes racines d’arbres qui luttent incessamment avec les entrailles de la terre et qui travaillent à soulever le roc et à fendre le schiste, ces voix inconnues, ces vagues soupirs que le sol, toujours en proie aux souffrances de l’enfantement, exhale ici par ses flancs entr’ouverts ; ne trouvez-vous pas tout cela plus splendide, plus harmonieux que l’église et le théâtre ?

— Il est vrai que tout cela est beau, et c’est ici qu’il faut venir voir ce que la terre possède encore de jeunesse et de vigueur. Pauvre terre ! elle aussi s’en va !

— Que dites-vous donc, Lélia ? Pensez-vous que la terre et le ciel soient coupables de notre décrépitude morale ? Insolente rêveuse, les accusez-vous aussi ?

— Oui, je les accuse, répondit-elle, ou plutôt j’accuse la grande loi du temps, qui veut que tout s’épuise et prenne fin. Ne voyez-vous pas que le flot des siècles nous emporte tous ensemble, hommes et mondes, pour nous engloutir dans l’éternité comme ces feuilles sèches qui fuient vers le précipice, entraînées par l’eau du torrent ? Hélas ! nous ne laisserons pas même cette frêle dépouille ! Nous ne surnagerons même pas comme ces herbes flétries qui flottent là tristes et pendantes, semblables à la chevelure d’une femme noyée. La dissolution aura passé sur les cadavres des empires, les débris muets de l’humanité ne seront pas plus que les grains de sable de la mer. Dieu ploiera l’univers comme un vêtement usé qu’on jette au vent, comme un manteau qu’on dépouille parce qu’on n’en veut plus. Alors, Dieu tout seul sera. Alors, peut-être sa gloire et sa puissance éclateront sans voiles. Mais qui les contemplera ? De nouvelles races naîtront-elles sur notre poussière pour voir ou pour deviner celui qui crée et détruit !

— Le monde s’en ira, je le sais, dit Sténio, mais il faudra pour le détruire tant de siècles que le chiffre en est incalculable dans le cerveau des hommes. Non, non, nous n’en sommes pas encore à son agonie. Cette pensée est éclose dans l’ame irritée de quelques sceptiques comme vous ; mais moi, je sens bien que le monde est jeune, mon cœur et ma raison me disent qu’il n’est pas même arrivé à la moitié de sa vie, à la force de son âge ; le monde est en progrès encore ; il lui reste tant de choses à apprendre !

— Sans doute, répondit-elle avec ironie, il n’a pas encore trouvé le secret de ressusciter les morts et de rendre les vivans immortels ; mais il fera ces grandes découvertes, et alors le monde ne finira pas, l’homme sera plus fort que Dieu et subsistera sans le secours d’aucun élément autre que son intelligence.

— Lélia, vous raillez toujours, mais écoutez-moi, ne pensez-vous pas que les hommes sont meilleurs aujourd’hui qu’hier, et par conséquent…

— Je ne le pense pas, mais qu’importe ? Nous ne sommes pas d’accord sur l’âge du monde, voilà tout.

— Nous le saurions au juste, nous n’en serions pas plus avancés. Nous ne connaissons pas les secrets de son organisation, nous ignorons combien de temps un monde constitué comme celui-ci peut et doit vivre. Mais je sens à mon cœur que nous marchons vers la lumière et la vie ; l’espoir brille dans notre ciel, voyez comme le soleil est beau ! comme il sourit vermeil et généreux aux montagnes qui s’empourprent de ses caresses et rougissent d’amour comme des vierges timides ! Ce n’est point avec la logique du raisonnement qu’on peut prouver l’existence de Dieu. On croit en lui parce qu’un céleste instinct le révèle. De même, on ne peut mesurer l’éternité avec le compas des sciences exactes, mais on sent dans son ame ce que le monde moral possède de sève et de fraîcheur, de même qu’on sent dans son être physique ce que l’air renferme de principes vivifians et toniques. Eh quoi ! vous respirez cette brise aromatique des montagnes sans qu’elle pénètre vos pores et raffermisse vos fibres ? Vous buvez cette eau limpide et glacée qui a le goût de la menthe et du thym sauvage, sans en sentir la salutaire saveur ? Vous ne vous sentez pas rajeunie et retrempée dans cet air vif et subtil, parmi ces fleurs si belles et qui semblent si fières de ne rien devoir aux soins de l’homme ? Tournez-vous, et voyez ces buissons épais de rhododendrum ; comme ces touffes de fleurs lilas sont fraîches et pures ! comme elles se tournent vers le ciel pour en regarder l’azur, pour en recueillir la rosée ! Ces fleurs sont belles comme vous, Lélia, incultes et sauvages comme vous ; ne concevez-vous pas la passion qu’on a pour ces fleurs ?

Lélia sourit et rêva long-temps, les yeux fixés sur la vallée déserte.

— Sans doute, il nous faudrait vivre ici, dit-elle enfin, pour conserver le peu qui nous reste au cœur ; mais nous n’y vivrions pas trois jours sans flétrir cette végétation et sans souiller cet air. L’homme va toujours éventrant sa nourrice, épuisant le sol qui l’a produit. Il veut toujours arranger la nature et refaire l’œuvre de Dieu. Vous ne seriez pas trois jours ici, vous dis-je, sans vouloir porter les rochers de la montagne au fond de la vallée, et sans vouloir cultiver le roseau des profondeurs humides sur la cime aride des monts. Vous appelleriez cela faire un jardin ; si vous y fussiez venu il y a cinquante ans, vous y eussiez mis une statue et un berceau taillé.

— Toujours moqueuse, Lélia ! Vous pouvez rire et railler ici en présence de cette scène sublime ! Sans vous, je me serais prosterné devant l’auteur de tout cela ; mais vous, mon démon, vous n’avez pas voulu. Il faut que je vous entende nier tout, même la beauté de la nature.

— Eh ! je ne la nie pas ! s’écria-t-elle. Quelle chose m’avez-vous jamais entendu nier ? Quelle croyance m’a trouvée insensible à ce qu’elle avait de poétique ou de grand ? Mais la puissance de m’abuser, qui me la donnera ? Hélas, pourquoi Dieu s’est-il plu à mettre une telle disproportion entre les illusions de l’homme et la réalité ? Pourquoi faut-il souffrir toujours d’un désir de bien-être qui se révèle sous la forme du beau et qui plane dans tous nos rêves, sans se poser jamais à terre ? Ce n’est pas notre ame seulement qui souffre de l’absence de Dieu, c’est notre être tout entier, c’est la vue, c’est la chair qui souffrent de l’indifférence ou de la rigueur du ciel. Dites-moi : dans quel climat de la terre, l’homme ignore-t-il les sensations excessives du froid et du chaud ? Quelle est la vallée qui ne soit humide en hiver ? Où sont les montagnes dont l’herbe ne soit pas flétrie et déracinée par le vent ? En Orient, l’espèce énervée végète et languit toujours couchée, toujours inerte. Les femmes s’étiolent à l’ombre des harems, car le soleil les calcinerait. Et puis un vent sec et corrosif arrive de la mer, et porte à cette race indolente une sorte de vertige qui enfante des crimes ou des héroïsmes inconnus à nos peuples d’en-deçà le soleil. Alors, ces hommes s’enivrent d’activité ; ils exhalent en rumeurs féroces, en plaisirs sanguinaires, en débauches effrénées, la force concentrée qui dormait en eux, jusqu’à ce qu’épuisés de souffrance et de fatigue ils retombent sur leurs divans, stupides entre tous les hommes !

Et ceux-là pourtant sont les mieux trempés, les plus énergiques parmi les peuples, les plus heureux dans le repos, les plus violens dans l’action. Regardez ceux des zônes torrides ; pour ceux-là, le soleil est généreux, en effet ; les plantes sont gigantesques, la terre est prodigue de fruits, de parfums et de spectacles. Il y a vanité de luxe dans la couleur et dans la forme. Les oiseaux et les insectes étincellent de pierreries, les fleurs exhalent des odeurs enivrantes. Les arbres eux-mêmes recèlent d’exquises senteurs dans le tissu ligneux de leurs écorces. Les nuits sont claires comme nos jours d’automne, les étoiles se montrent quatre fois grandes comme ici. Tout est beau, tout est riche. L’homme encore grossier et naïf ignore une partie des maux que nous avons inventés. Croyez-vous qu’il soit heureux ? Non. Des troupes d’animaux hideux et féroces lui font la guerre. Le tigre rugit autour de sa demeure ; le serpent, ce monstre froid et gluant dont l’homme a plus d’horreur que d’aucun autre ennemi, se glisse jusqu’au berceau de son enfant. Puis vient l’orage, cette grande convulsion d’une nature robuste qui bondit comme un taureau en fureur, qui se déchire elle-même comme un lion blessé. Il faut que l’homme fuie ou périsse ; le vent, la foudre, les torrens débordés bouleversent et emportent sa cabane, son champ et ses troupeaux ; chaque soir, il ignore s’il aura une patrie le lendemain ; elle était trop belle cette patrie, Dieu ne veut pas la lui laisser. Chaque année il lui en faudra chercher une nouvelle. Le spectacle d’un homme heureux n’est pas agréable au Seigneur. Ô mon Dieu ! tu souffres peut-être aussi, tu es peut-être ennuyé dans ta gloire, puisque tu nous fais tant de mal !

Eh bien ! ces enfans du soleil que dans nos rêves de poëtes nous envions comme les privilégiés de la terre, sans doute, ils se demandent parfois s’il existe une contrée chérie du ciel, que ne sillonnent pas les laves ardentes, que ne balaient pas les vents destructeurs ; une contrée qui s’éveille au matin, unie, calme et tiède comme la veille. Ils se demandent si Dieu, dans sa colère, a mis partout des panthères affamées de sang et des reptiles hideux ; peut-être ces hommes simples rêvent-ils leur paradis terrestre sous nos latitudes tempérées, peut-être dans leurs songes voient-ils la brume et le froid descendre sur leurs fronts bronzés et assombrir leur atmosphère ardente. Nous, quand nous rêvons, nous voyons le soleil rouge et chaud, la plaine étincelante, la mer embrasée, et le sable brûlant sous nos pieds. Nous appelons le soleil méridional sur nos épaules glacées, et les peuples du midi recevraient à genoux les gouttes de notre pluie sur leurs poitrines ardentes. Ainsi, partout l’homme souffre et murmure ; créature délicate et nerveuse, il s’est fait en vain le roi de la création, il en est la plus infortunée victime, il est le seul animal chez qui la puissance intellectuelle soit dans un rapport aussi disproportionné avec la puissance physique. Chez les êtres qu’il appelle animaux grossiers la force matérielle domine, l’instinct n’est que le ressort conservateur de l’existence animale. Chez l’homme, l’instinct développé outre mesure brûle et torture une frêle et chétive organisation. Il a l’impuissance du mollusque, avec les appétits du tigre ; la misère et la nécessité l’emprisonnent dans une écaille de tortue ; l’ambition, l’inquiétude déploient leurs ailes d’aigle dans son cerveau. Il voudrait avoir les facultés réunies de toutes les races, mais il n’a que la faculté de vouloir en vain. Il s’entoure de dépouilles, les entrailles de la terre lui abandonnent l’or et le marbre, les fleurs se laissent broyer, exprimer en parfums pour son usage ; les oiseaux de l’air laissent tomber pour le parer les plus belles plumes de leurs ailes, le plongeon et l’eider livrent leur cuirasse de duvet pour réchauffer ses membres indolens et froids ; la laine, la fourrure, l’écaille, la soie, les entrailles de celui-là, les dents de celui-ci, la peau de cet autre, le sang et la vie de tous appartiennent à l’homme. La vie de l’homme ne s’alimente que par la destruction, et pourtant quelle douloureuse et courte durée !

Ce que les peintres et les poëtes ont inventé de plus hideux dans les fantaisies grotesques de leur imagination, et, il faut bien le dire, ce qui nous apparaît le plus souvent dans le cauchemar, c’est un sabbat de cadavres vivans, de squelettes d’animaux, décharnés, sanglans, avec des erreurs monstrueuses, des superpositions bizarres, des têtes d’oiseaux sur des troncs de cheval, des faces de crocodile sur des corps de chameau ; c’est toujours un pêle-mêle d’ossemens, une orgie de la peur qui sent le carnage, et des cris de douleur, des paroles de menace proférées par des animaux mutilés. Croyez-vous que les rêves soient une pure combinaison du hasard ? Ne pensez-vous pas qu’en dehors des lois d’association et des habitudes consacrées chez l’homme par le droit et par le pouvoir, il peut exister en lui de secrets remords, vagues, instinctifs, que nul ordre d’idées reçues n’a voulu avouer ou énoncer, et qui se révèlent par les terreurs de la superstition ou les hallucinations du sommeil ? Alors que les mœurs, l’usage et la croyance ont détruit certaines réalités de notre vie morale, l’empreinte en est restée dans un coin du cerveau et s’y réveille quand les autres facultés intelligentes s’endorment.

Il y a bien d’autres sensations intimes de ce genre. Il y a des souvenirs qui semblent ceux d’une autre vie, des enfans qui viennent au jour avec des douleurs qu’on dirait contractées dans la tombe, car l’homme quitte peut-être le froid du cercueil pour rentrer dans le duvet du berceau. Qui sait ? n’avons-nous pas traversé la mort et le chaos ? Ces images terribles nous suivent dans tous nos rêves ! Pourquoi cette vive sympathie pour des existences effacées, pourquoi ces regrets et cet amour pour des êtres qui n’ont laissé qu’un nom dans l’histoire des hommes ? N’est-ce pas peut-être de la mémoire qui s’ignore ? Il me semble parfois que j’ai connu Shakespeare, que j’ai pleuré avec Torquato, que j’ai traversé le ciel et l’enfer avec Dante. Un nom des anciens jours réveille en moi des émotions qui ressemblent à des souvenirs, comme certains parfums de plantes exotiques nous rappellent les contrées qui les ont produites. Alors notre imagination s’y promène comme si elle les connaissait, comme si nos pieds avaient foulé jadis cette patrie inconnue qui pourtant, nous le croyons, ne nous a vu ni naître ni mourir. Pauvres hommes, que savons nous ?

— Nous savons seulement que nous ne pouvons pas savoir, dit Sténio.

— Eh bien, voilà ce qui nous dévore, Sténio ! reprit-elle ; c’est cette impuissance que tout un univers asservi et mutilé peut à peine dissimuler sous l’éclat de ses vains trophées. Les arts, l’industrie et les sciences, tout l’échafaudage de la civilisation, qu’est-ce, sinon le continuel effort de la faiblesse humaine pour cacher ses maux et couvrir sa misère ? Voyez si, en dépit de ses profusions et de ses voluptés, le luxe peut créer en nous de nouveaux sens, ou perfectionner le système organique du corps humain ; voyez si le développement exagéré de la raison humaine a porté l’application de la théorie dans la pratique, si l’étude a poussé la science au-delà de certaines limites infranchissables, si l’excitation monstrueuse du sentiment a réussi à produire des jouissances complètes. Il est douteux que le progrès opéré par soixante siècles de recherches ait amené l’existence de l’homme au point d’être supportable, et de détruire la nécessité du suicide pour un grand nombre.

— Lélia, je n’ai pas essayé de vous prouver que l’homme fût arrivé à son apogée de puissance et de grandeur. Au contraire, je vous ai dit que, selon moi, la race humaine avait encore bien des générations à ensevelir avant d’arriver à ce point, et peut-être qu’alors elle s’y maintiendra pendant bien des siècles avant de redescendre à l’état de décrépitude où vous la croyez maintenant.

— Comment pouvez-vous croire, jeune homme, que nous suivions une marche progressive, lorsque vous voyez autour de vous toutes les convictions se perdre, toutes les sociétés s’agiter dans leurs liens relâchés, toutes les facultés s’épuiser par l’abus de la vie, tous les principes jadis sacrés tomber dans le domaine de la discussion et servir de jouet aux enfans, comme les haillons de la royauté et du clergé ont servi de mascarade au peuple, roi et prêtre de son plein droit ?

— Eh ! vous savez bien que, dans tous les temps, les trônes ont chancelé sur des bases fragiles ! Cet esprit de liberté qui s’empare, dit-on, des peuples nouveaux, ce n’est point une improvisation si prompte que nous n’ayons eu le temps de lire comment les peuples anciens organisaient leur système de république. Tout dans nos révolutions a un caractère d’imitation puérile et de plagiat misérable. La lutte entre le pauvre et le riche n’a-t-elle pas commencé du jour où elle a cessé entre le fort et le faible ? L’établissement du droit d’héritage n’est-il pas presque aussi ancien que celui du droit de conquête ? Est-ce d’hier que nous nous disputons le sol qui nous porte ?

— Oui, dit-elle, mais après ces guerres d’homme à homme, après ces bouleversemens de sociétés, le monde encore jeune et vigoureux se relevait et reconstruisait son édifice pour une nouvelle période de siècles. Cela n’arrivera plus. Nous ne sommes pas seulement, comme vous le croyez, à un de ces lendemains de crise où l’esprit humain fatigué s’endort sur le champ de bataille avant de reprendre les armes de la délivrance. À force de tomber et de se relever, à force de rester étendu sur le flanc, et de ressaisir l’espérance, et de voir ses blessures se rouvrir et se refermer, à force de s’agiter dans ses fers et de s’enrouer à crier vers le ciel, le colosse vieillit et s’affaisse ; il chancelle maintenant comme une ruine qui va crouler pour jamais ; encore quelques heures d’agonie convulsive, et le vent de l’éternité passera indifférent sur un chaos de nations sans frein, réduites à se disputer les débris d’un monde usé qui ne suffira plus à leurs besoins.

— Vous croyez à l’approche du jugement dernier ? Ô ma triste Lélia ! c’est votre ame ténébreuse qui enfante ces terreurs immenses, car elle est trop vaste pour de moindres superstitions. Mais, dans tous les temps, l’esprit de l’homme a été préoccupé de ces idées de mort. Les ames ascétiques se sont toujours complues dans ces contemplations sinistres, dans ces images de cataclysme et de désolation universelle. Vous n’êtes pas un prophète nouveau, Lélia ; Jérémie est venu avant vous, et votre poésie dantesque et colère n’a rien créé d’aussi lugubre que l’Apocalypse, chantée dans les nuits délirantes d’un fou sublime aux rochers de Pathmos.

— Je le sais, mais la voix de Jean le rêveur et le poëte fut entendue et recueillie ; elle épouvante le monde, et toute inintelligible qu’elle semblait, elle rallia par la peur à la foi chrétienne un grand nombre d’intelligences médiocres que la sublimité des préceptes évangéliques n’avait pu toucher. Jésus avait ouvert le ciel aux spiritualistes ; Jean ouvrit l’enfer et en fit sortir la mort montée sur son cheval pâle, le despotisme au glaive sanglant, la guerre et la famine galopant sur un squelette de coursier, pour épouvanter le vulgaire qui subissait tranquillement les fléaux de l’humanité, et qui s’en effraya dès qu’il les vit personnifiés sous une forme payenne. Mais aujourd’hui les prophètes crient dans le désert, et nulle voix ne leur répond, car le monde est indifférent, il est sourd, il se couche et se bouche les oreilles pour mourir en paix. En vain quelques groupes épars de sectaires impuissans essaient de rallumer une étincelle de vertu. Derniers débris de la puissance morale de l’homme, ils surnageront un instant sur l’abîme, et s’en iront rejoindre les autres débris au fond de cette mer sans rivages où le monde doit rentrer.

— Oh ! pourquoi désespérer ainsi, Lélia, de ces hommes sublimes qui aspirent à ramener la vertu dans notre âge de fer ! Si je doutais, comme vous, de leur succès, je ne voudrais pas le dire. Je craindrais de commettre un crime impie.

— J’admire ces hommes, répondit Lélia, et je voudrais être le dernier d’entre eux. Mais que pourront ces pâtres, qui portent une étoile au front, devant le grand monstre de l’Apocalypse, devant cette immense et terrible figure qui se dessine sur le premier plan de tous les tableaux du prophète. Cette femme pâle, et belle comme le vice, cette grande prostituée des nations, couverte des richesses de l’Orient et chevauchant une hydre qui vomit des fleuves de poison sur toutes les voies humaines, c’est la civilisation, c’est l’humanité dépravée par le luxe et la science, c’est le torrent de venin qui engloutira toute parole de vertu, tout espoir de régénération.

— Ô Lélia ! s’écria le poëte frappé de superstition. N’êtes-vous point ce fantôme malheureux et terrible ? Combien de fois cette frayeur s’est emparée de mes rêves ! Combien de fois vous m’êtes apparue comme un type de l’indicible souffrance où l’esprit de recherche a jeté l’homme ! Ne personnifiez-vous pas, avec votre beauté et votre tristesse, avec votre ennui et votre scepticisme, l’excès de douleur produit par l’abus de la pensée ? Cette puissance morale, si développée par l’exercice que lui ont donné l’art, la poésie et la science, ne l’avez-vous pas livrée et pour ainsi dire prostituée à toutes les impressions, à toutes les erreurs nouvelles ? Au lieu de vous attacher, fidèle et prudente, à la foi simple de vos pères et à l’instinctive insouciance que Dieu a mise dans l’homme pour son repos et pour sa conservation ; au lieu de vous renfermer dans une vie religieuse et sans faste, vous vous êtes abandonnée aux séductions d’une ambitieuse philosophie. Vous vous êtes jetée dans le torrent de la civilisation qui se levait pour détruire, et qui, pour avoir couru trop vite, a ruiné les fondations, à peine posées, de l’avenir. Et parce que vous avez reculé de quelques jours l’œuvre des siècles, vous croyez avoir brisé le sablier de l’éternité ! Il y a bien de l’orgueil dans cette douleur, ô Lélia ! Mais Dieu laissera passer ce flot de siècles orageux qui pour lui n’est qu’une goutte d’eau dans la mer. L’hydre dévorante mourra faute d’alimens, et de son cadavre, qui couvrira le monde, sortira une race nouvelle, plus forte et plus patiente que l’ancienne.

— Vous voyez loin, Sténio ! Vous personnifiez pour moi la nature dont vous êtes l’enfant encore vierge. Vous n’avez pas encore émoussé vos facultés : vous vous croyez immortel parce que vous vous sentez jeune, comme cette vallée inculte, qui fleurit belle et fière, sans songer qu’en un seul jour le soc de la charrue et le monstre à cent bras qu’on appelle industrie peuvent flétrir son sein pour en ravir les trésors ; vous grandissez confiant et présomptueux sans prévoir la vie qui s’avance et qui va vous engloutir sous le poids de ses erreurs, vous défigurer sous le fard de ses promesses. Attendez, attendez quelques années, et vous direz comme nous : — Tout s’en va !

— Non, tout ne s’en va pas ! dit Sténio. Voyez donc ce soleil et cette terre, et ce beau ciel, et ces vertes collines, et cette glace même, fragile édifice des hivers, qui résiste depuis des siècles aux rayons de l’été. Ainsi prévaudra la frêle puissance de l’homme ! Et qu’importe la chute de quelques générations ? Pleurez-vous pour si peu de chose, Lélia ? Croyez-vous possible qu’une seule idée meure dans l’univers ? Cet héritage impérissable ne sera-t-il pas retrouvé intact dans la poussière de nos races éteintes, comme les inspirations de l’art et les découvertes de la science sortent chaque jour vivantes des cendres de Pompeïa ou des sépulcres de Memphis ? Oh ! la grande et frappante preuve de l’immortalité intellectuelle ! De profonds mystères s’étaient perdus dans la nuit des temps, le monde avait oublié son âge, et, se croyant encore jeune, il s’effrayait de se sentir déjà si vieux. Il disait comme vous, Lélia : — Me voici près de finir, car je m’affaiblis, et il y a si peu de jours que je suis né ! Combien il m’en faudra peu pour mourir, puisque si peu a suffi à me faire vivre ! — Mais des cadavres humains sont un jour exhumés du sein de l’Égypte, l’Égypte qui avait vécu son âge de civilisation, et qui vient de vivre son âge de barbarie ! L’Égypte où se rallume l’ancienne lumière long-temps perdue et qui, reposée et rajeunie, viendra bientôt peut-être s’asseoir sur le flambeau éteint de la nôtre ! L’Égypte vivante image de ses momies qui dormaient dans la poussière des siècles et qui s’éveillent au grand jour de la science pour révéler au monde nouveau l’âge du monde ancien ! Dites, Lélia, ceci n’est-il pas solennel et terrible ? Au fond des entrailles desséchées d’un cadavre humain, le regard curieux de notre siècle découvre le papyrus, mystérieux et sacré monument de l’éternelle puissance de l’homme, témoignage encore sombre mais incontestable de l’imposante durée de la création. Notre main avide déroule ces bandelettes embaumées, frêles et indissolubles linceuls devant lesquels la destruction s’est arrêtée. Ces linceuls où l’homme était enseveli, ces manuscrits qui reposaient sous des côtes décharnées à la place de ce qui fut peut-être une ame, c’est la pensée humaine, énoncée par la science des chiffres et transmise par le secours d’un art perdu pour nous et retrouvé dans les sépultures de l’Orient, l’art de disputer la dépouille des morts aux outrages de la corruption qui est la plus grande puissance de l’univers. Ô Lélia, niez donc la jeunesse du monde, en le voyant s’arrêter ignorant et naïf devant les leçons du passé et commencer à vivre sur les ruines oubliées d’un monde inconnu !

Savoir, ce n’est pas pouvoir, répondit Lélia. Rapprendre, ce n’est pas avancer ; voir, ce n’est pas vivre. Qui nous rendra la puissance d’agir, et surtout l’art de jouir et de conserver ? Nous avons été trop loin à présent pour reculer. Ce qui fut le repos pour les civilisations éclipsées, sera la mort pour notre civilisation éreintée ; les nations rajeunies de l’Orient viendront s’enivrer au poison que nous avons répandu sur notre sol. Hardis buveurs, les hommes de la barbarie prolongeront peut-être de quelques heures l’orgie du luxe, dans la nuit des temps, mais le venin que nous leur léguerons sera promptement mortel pour eux comme pour nous, et tout retombera dans les ténèbres !… Eh ! ne voyez-vous pas, Sténio, que le soleil se retire de nous ? La terre fatiguée dans sa marche ne dérive-t-elle pas sensiblement vers l’ombre et le chaos ? Votre sang est-il si ardent et si jeune, qu’il ne sente pas les atteintes du froid qui s’étend comme un manteau de deuil sur cette planète abandonnée au Destin, le plus puissant de tous les Dieux ? Oh le froid ! ce mal pénétrant qui enfonce des aiguilles acérées dans tous les pores ! Cette haleine maudite qui flétrit les fleurs et les brûle comme le feu ; ce mal à la fois physique et moral qui envahit l’ame et le corps, qui pénètre jusqu’aux profondeurs de la pensée et paralyse l’esprit et le sang ; le froid, ce démon sinistre, qui rase l’univers de son aile humide et souffle la peste sur les nations consternées ! Le froid qui ternit tout, qui déroule son voile gris et nébuleux sur les riches couleurs du ciel, sur les reflets de l’eau, sur le sein des fleurs, sur les joues des vierges ! Le froid qui jette son linceul blanc sur les prairies, sur les bois, sur les lacs, et jusque sur la fourrure, jusque sur le plumage des animaux ! Le froid qui décolore tout dans le monde matériel comme dans le monde intellectuel, la robe du lièvre et de l’ours aux rivages d’Archangel, les plaisirs de l’homme et le caractère de ses mœurs aux lieux dont il s’approche ! Vous voyez bien que tout se civilise, c’est-à-dire que tout se refroidit. Les nations bronzées de la zône torride commencent à ouvrir leur main craintive et méfiante aux piéges de notre industrie ; les tigres et les lions s’apprivoisent et viennent des déserts servir d’amusement aux peuples du Nord. Des animaux qui n’avaient jamais pu s’acclimater chez nous ont quitté sans mourir, pour vivre dans la domesticité, leur soleil attiédi, et oublié cet âpre et fier chagrin qui les tuait dans la servitude. C’est que partout le sang s’appauvrit et se congèle à mesure que l’instinct grandit et se développe. L’ame s’exalte et quitte la terre insuffisante à ses besoins, pour dérober au ciel le feu de Prométhée ; mais, perdue au milieu des ténèbres, elle s’arrête dans son vol et tombe ; car Dieu, voyant son audace, étend la main et lui ôte le soleil.