Lélia (1833)/Deuxième Partie/XXVII
XXVII
À DIEU.
Qu’ai-je donc fait pour être frappée de cette malédiction ? Pourquoi vous êtes-vous retiré de moi ? Vous ne refusez pas le soleil aux plantes inertes, la rosée aux imperceptibles graminées des champs ; vous donnez aux étamines d’une fleur la puissance d’aimer et au madrépore stupide les sensations du bonheur. Et moi qui suis aussi une créature de vos mains, moi que vous aviez douée d’une apparente richesse d’organisation, vous m’avez tout retiré, vous m’avez traitée plus mal que vos anges foudroyés ; car ils ont encore la puissance de haïr et de blasphémer, et moi je ne l’ai même pas ! Vous m’avez traitée plus mal que la fange du ruisseau et que le gravier du chemin ; car on les foule aux pieds, et ils ne le sentent pas. Moi je sens ce que je suis, et je ne puis pas mordre le pied qui m’opprime, ni soulever la damnation qui pèse sur moi comme une montagne.
Pourquoi m’avez-vous ainsi traitée, pouvoir inconnu dont je sens la main de fer s’étendre sur moi ? Pourquoi m’avez-vous fait naître femme, si vous vouliez un peu plus tard me changer en pierre, et me laisser inutile en dehors de la vie commune ? Est-ce pour m’élever au-dessus de tous, ou pour me rabaisser au-dessous, que vous m’avez ainsi faite, ô mon Dieu ! Si c’est une destinée de prédilection, faites donc qu’elle me soit douce et que je la porte sans souffrance ; si c’est une vie de châtiment, pourquoi donc me l’avez-vous infligée ? Hélas ! étais-je coupable avant de naître !
Qu’est-ce donc que cette ame que vous m’avez donnée ? Est-ce là ce qu’on appelle une ame de poëte ? Plus mobile que la lumière et plus vagabonde que le vent, toujours avide, toujours inquiète, toujours haletante, toujours cherchant en dehors d’elle les alimens de sa durée et les épuisant tous avant de les avoir seulement goûtés ! Ô vie, ô tourment ! tout aspirer et ne rien saisir, tout comprendre et ne rien posséder ! arriver au scepticisme du cœur, comme Faust au scepticisme de l’esprit ! Destinée plus malheureuse que la destinée de Faust ; car il garde dans son sein le trésor des passions jeunes et ardentes, qui ont couvé en silence sous la poussière des livres, et dormi tandis que l’intelligence veillait ; et quand Faust, fatigué de chercher la perfection et de ne la pas trouver, s’arrête, près de maudire et de renier Dieu, Dieu pour le punir lui envoie l’ange des sombres et funestes passions. Cet ange s’attache à lui, il le réchauffe, il le rajeunit, il le brûle, il l’égare, il le dévore, et le vieux Faust entre dans la vie, jeune et vivace, coupable maudit, mais tout-puissant ! Il en était venu à ne plus aimer Dieu, mais le voilà qui aime Marguerite. Mon Dieu, donnez-moi la malédiction de Faust ?
Car vous ne me suffisez pas, Dieu ! vous le savez bien. Vous ne voulez pas être tout pour moi ! vous ne vous révélez pas assez pour que je m’empare de vous et pour que je m’y attache exclusivement. Vous m’attirez, vous me flattez avec un souffle embaumé de vos brises célestes, vous me souriez entre deux nuages d’or, vous m’apparaissez dans mes songes, vous m’appelez, vous m’excitez sans cesse à prendre mon essor vers vous, mais vous avez oublié de me donner des ailes. À quoi bon m’avoir donné une ame pour vous désirer ? Vous m’échappez sans cesse, vous enveloppez ce beau ciel et cette belle nature de lourdes et sombres vapeurs ; vous faites passer sur les fleurs un vent du midi qui les dévore, ou vous faites souffler sur moi une bise qui me glace et me contriste jusqu’à la moelle des os. Vous nous donnez des jours de brume et des nuits sans étoiles, vous bouleversez notre pauvre univers avec des tempêtes qui nous irritent, qui nous enivrent, qui nous rendent audacieux et sceptiques malgré nous ! Et si dans ces tristes heures nous succombons sous le doute, vous éveillez en nous les aiguillons du remords, et vous placez un reproche dans toutes les voix de la terre et du ciel !
Pourquoi, pourquoi nous avez-vous faits ainsi ! Quel profit tirez-vous de nos souffrances ? Quelle gloire notre abjection et notre néant ajoutent-ils à votre gloire ? — Ces tourmens sont-ils nécessaires à l’homme pour lui faire désirer le ciel ? L’espérance est-elle une faible et pâle fleur qui ne croît que parmi les rochers, sous le souffle des orages ? Fleur précieuse, suave parfum, viens habiter ce cœur aride et dévasté !… Ah ! c’est en vain, depuis long-temps, que tu essaies de le rajeunir ; tes racines ne peuvent plus s’attacher à ses parois d’airain, son atmosphère glacée te dessèche, ses tempêtes t’arrachent et te jettent à terre brisée, flétrie !… Ô espoir ! ne peux-tu donc plus refleurir pour moi ?…
— Ces chants sont douloureux, cette poésie est cruelle, dit Sténio, en lui arrachant la harpe des mains ; vous vous plaisez dans ces sombres rêveries, vous me déchirez sans pitié. Non, ce n’est point là la traduction d’un poëte étranger ; le texte de ce poëme est au fond de votre ame, Lélia, je le sais bien ! Ô cruelle et incurable ! écoutez cet oiseau, il chante mieux que vous, il chante le soleil, le printemps et l’amour. Ce petit être est donc mieux organisé que vous qui ne saviez chanter que la douleur et le doute.