Librairie Beauchemin, Limitée (p. 79-88).



SIMPLE HISTOIRE.



P ar un bel après-midi de Septembre, je me promenais dans les paisibles allées du grand parc Lafontaine. Les teintes effacées que possède l’atmosphère d’automne mettaient comme un voile de douceur sur ces sentiers tout habillés de verdure, où s’en vont avec lenteur les rêveurs et les amoureux.

Les arbres, divers et touffus, rejoignant leurs feuillages épais, formaient cette espèce de sous-bois, frais et reposant, qu’il est si agréable de trouver au centre d’une grande ville comme Montréal. Déjà des feuilles nombreuses, mordues par la fraîcheur des nuits, avaient ce rouge vif et ce jaune doré qui les fait contraster du reste des bois, et ressembler à d’immenses bouquets suspendus… Une brise molle glissait le long des branches, et des moineaux sautillants jetaient dans l’air leur cri légèrement plaintif. J’avais un peu l’illusion d’être dans un vrai bois, dans une petite forêt lointaine où le pas des hommes n’a que rarement pénétré…

Mais cette illusion ne pouvait être de longue durée… Un sifflet d’automobile, une cloche de tramway, le lourd roulement d’un camion, tous ces bruits m’arrivaient par intervalles, dans un mélange brutal, au sein de ma charmante retraite. À travers le feuillage, je voyais passer, une à une, les nombreuses voitures qui circulaient de tous côtés. Au-dessus des plus hauts arbres se profilait, derrière la blanche statue de Dollard, le clocher de l’Immaculée-Conception. Ici et là, apparaissait la masse grise des maisons, couleur de fumée, derrière lesquelles on devine les rues affairées où circule sans cesse une foule agitée et fiévreuse. Le vent, qui relevait violemment la tête des arbustes, m’apportait mille bruits de la houleuse cité ; et j’entendais de loin la voix formidable d’un marchand de fruits et de légumes qui criait : « Oh ! les bonnes oranges ! Oh ! les belles bananes ! Oh ! les « patates » blanches des Montagnes Vertes ! »…

Les ombres s’allongeaient de plus en plus sous les rangées d’arbres effilés, et déjà le ciel devenu terne annonçait la fin de l’après-midi. Le parc, plongé dans une sorte de brume rayonnante, ressemblait à ces vieux tableaux dont on ne distingue plus les contours. Une brise tiède et caressante effleurait légèrement toutes choses. Des couples passaient et repassaient ; d’autres s’arrêtaient et disparaissaient sur les bancs enveloppés de feuillage.

Quand je levai les yeux une jeune fille et son « ami » étaient assis à mes côtés. C’était une petite brunette au menton allongé, aux yeux singulièrement doux et brillants. Son costume dont la couleur avait été transformée par le temps, était d’une très grande simplicité, mais un fichu de fine dentelle blanche encadrait joliment ce délicat et charmant visage, tout rayonnant de bonté. Lui, était grand et mince, les joues saillantes, le sourire bon enfant, l’air d’un honnête ouvrier.

Ils s’étaient assis bien près l’un de l’autre, et se regardaient longuement, les yeux dans les yeux. Quand ils m’aperçurent, je leur souriai, — car j’aime à voir des amoureux. Ne sont-ils pas pour tous le plus beau souvenir ? Ne sont-ils pas du bonheur en marche ? — La jeune fille, craignant que je pense mal de leur rendez-vous, se mit à me raconter un peu leur histoire :

« — Vous savez, nous allons nous marier dans deux mois. Il est menuisier, moi je suis cuisinière, et je connais très bien aussi le métier de modiste. De ce temps-ci je couds par les soirs, et je ramasse de l’argent pour lui aider à acheter nos meubles. Il n’est pas riche, mais il est si bon, si vous saviez ! Il n’a pas de malice pour deux sous. Ma mère est opposée à notre mariage ; elle dit que je pourrais trouver un homme plus en moyens. C’est bien beau l’argent, n’est-ce-pas, mais l’amour vaut mieux… J’aime mieux la pauvreté avec celui que j’aime que la richesse avec celui que j’aime pas !… Quand on a du cœur et qu’on s’aime comme nous nous aimons, Madame, on vient à bout de tout… » Elle attacha sur lui ses yeux passionnés, et le jeune homme, heureux à ne plus pouvoir parler, serra fortement entre ses doigts robustes cette petite main amaigrie et déjà brisée par de trop rudes travaux… Moi je balbutiais des souhaits de bonheur. Et, la main dans la main, ils s’élancèrent de nouveau dans l’allée, souples comme l’aulnier, légers comme le papillon…

Je les regardai disparaître dans le tiède crépuscule, admirant leur naïve et sublime confiance en l’avenir. Et je pensais : « Ô divine magie de l’amour ! Cet homme qui n’a pas le moindre lopin de terre est plus heureux que tous les riches du monde ! Un regard de sa bien-aimée l’enivre, une parole, un sourire lui met le ciel dans l’âme !… Il lui a voué tous les instants de son existence… Ils ne sont plus, l’un et l’autre, qu’un même soupir, qu’une même pensée, qu’un même esprit, et leur vie est un chant plus ardent que le chant du rossignol dans la lumière du matin… Ils sont comme deux fleurs vivant du même rayon de soleil, et les bois, tout baignés des gloires de l’été, n’ont pas plus de splendeur que leurs jours enchantés !… Ils seraient prêts à mourir l’un pour l’autre comme Dollard des Ormeaux est mort pour la colonie… Ô sublime, ô divine folie de l’amour !… »

— Trois années se sont écoulées depuis que je fis leur rencontre dans le parc Lafontaine. Aujourd’hui j’ai revu le jeune ouvrier, conduisant doucement le long des plates-bandes en fleurs un jeune enfant dont les pas ne semblaient pas très assurés. Je l’ai reconnu tout de suite. Il a vieilli ; son visage a maintenant une expression douloureuse. J’allai vers lui ; il me reconnut aussi sans hésitation et je vis aussitôt qu’il allait me dire quelque chose de triste… J’allais lui demander : « Où est-elle ? » Mais il devina ma pensée et répondit à ma question avant qu’elle ne lui fut posée.

— « Elle est malade depuis six mois, malade au lit. C’est une maladie de poitrine, et elle tousse horriblement. Elle est trop vaillante, elle a tenu trop longtemps. Pauvre petite femme, elle a bien plus de courage que de santé !… »

— Y a-t-il espoir de guérison, demandai-je, émue malgré moi de la tristesse de cet homme atteint dans ses plus beaux rêves, dans ses plus chères espérances…

— Le docteur ne veut pas se prononcer. Mais elle maigrit toujours et ses yeux se creusent… Si vous voyiez ce sourire triste ! dit-il. Elle était trop vaillante, bien sûr, qu’elle était trop vaillante ! Figurez-vous qu’elle cousait pour les autres sans que je le sache ; elle prenait toute la couture qu’on lui apportait. Sa chaise était dans la fenêtre, et quand elle avait un moment, vite, elle courait reprendre son aiguille. Mais, à la fin, elle a eu un gros mal de dos, et il lui a fallu se mettre au lit… Si elle part je vivrai pour notre petit ange. Regardez donc, comme il est beau ! »…

Et cet homme si jeune, écrasé sous le poids du chagrin, refoulant le sanglot qui montait à sa gorge, souleva dans ses bras et montra, triomphant, un petit garçon blond aux cheveux bouclés, potelé et souriant comme un petit Jésus de cire. — « C’est pour lui qu’elle cousait, ajouta-t-il, et elle lui a acheté de belles petites robes. C’est pour lui que je travaillerai moi aussi ; ce sera ma consolation… »

Il regardait son enfant avec amour, et je vis que des larmes roulaient dans ses yeux. Honteux de ses larmes, et pressé de retourner vers « elle », il reprit d’un pas plus rapide le sentier brodé de plates-bandes où les géraniums fleuris tendaient aux feux du soleil leur cœur de velours…

Et je songeais à ces tristes romans qui se déroulent derrière les fenêtres closes où se profile le doux visage des jeunes femmes tirant, tirant sans cesse leur fine aiguille…

Que d’héroïsmes obscurs, que d’incomparables dévouements se meuvent au fonds de ces logis de pauvres où une pâle et tremblante lumière s’allume fidèlement tous les soirs !…

Je songeais à ces douces jeunes femmes tirant, tirant leur aiguille auprès d’un berceau…

Le ciel, teinté de rose, mirait maintenant son visage dans le miroir uni du lac, où les canards, glissant sans bruit, faisaient trembler de légers miroitements. Des cloches d’église jetaient dans l’air leur voix sereine, que l’écho semblait porter au bout du monde. Sur l’herbe, des oiseaux sautillaient, des enfants jouaient. Au loin, c’était toujours le bruit multiple des rues affairées. Et j’entendais encore, à travers la brume du crépuscule, mêlée aux bruits des cloches, aux piaillements des oiseaux, au roulement des voitures, cette phrase vivante, agréable et sonore : « Oh ! les bonnes oranges ! Oh ! les belles bananes ! Oh ! les « patates » blanches des Montagnes Vertes !… »