Librairie Beauchemin, Limitée (p. 73-78).



LE BATEAU NOIR AUX VOILES BLANCHES.



U ne belle et noble jeune fille, venant de Dieppe, la gracieuse Blanche de Beaumont s’en venait sur un bateau à voiles pour rejoindre son fiancé le Chevalier Raymond de Nérac. Le mariage projeté devait avoir lieu à Québec.

La joie, comme une mystérieuse lyre, chantait en son cœur et s’élevait en cantiques merveilleux. La nature elle-même souriait à son amour. La traversée avait été fort belle. Une brise propice gonflait les voiles du majestueux navire. On avançait à merveille sur les flots bleus de l’Océan. Déjà on entrait dans le golfe Saint-Laurent, et les Côtes de Gaspé s’offraient imposantes aux regards éblouis.

À mesure que les étoiles s’allumaient, le soir, dans la voûte des cieux, un bonheur ineffable inondait l’âme de la jeune fiancée. Il lui semblait que le Ciel lui-même présidait à sa destinée. Bientôt, bientôt, elle reverrait le bien-aimé… Déjà la couronne d’orangers s’apprêtait pour orner ses cheveux d’or…

— Chantez, chantez, brises des mers ! Brises des mers, chantez ! —

Mais hélas ! un soir que des ombres très grandes s’étendaient sur les flots, un vaisseau monstrueux apparut, barrant la marche, un vaisseau noir aux voiles blanches, portant à sa proue une tête de mort grossièrement sculptée dans du bois. C’était un bateau de pirates. Ce bateau semblait sortir du fond des enfers. Des hommes au visage satanique en composaient l’équipage. Leurs yeux brillèrent d’une joie infernale quand ils virent ce vaisseau étranger qui devenait leur proie. Ils s’en emparèrent après avoir réduit les hommes d’équipage à néant en les garrottant après les mâts, puis ils s’élancèrent vers la fiancée, à qui ils rêvaient de faire subir les plus grands supplices.

Mais pour échapper à ces sinistres


Une brise propice gonflait les voiles du majestueux navire…

bandits la noble fille se jeta dans les

flots. La mort vint à elle comme une délivrance. Les vagues s’ouvrirent pour lui faire un lit, et les algues marines ornèrent gracieusement sa tête virginale. La couronne d’orangers ne fut pas posée sur ses cheveux d’or. La fiancée fut ensevelie dans l’Océan…

— Pleurez, pleurez, brises des mers ! Brises des mers pleurez !…

Or, dès que la jeune fille eut rendu l’âme, la malédiction divine s’appesantit sur le vaisseau-pirate. Il fut changé en rocher. De loin, ce rocher ressemble à quelque vaisseau noir aux voiles blanches… Il est là, immobile et sinistre, immuable dans la profonde immensité du golfe, près du célèbre rocher Percé, et non loin du Cap des Rosiers.

Par tous les temps, par les jours de soleil comme par les jours de brume, par les jours de calme comme par les jours tempétueux, le rocher-fantôme est là, élevant sa masse sombre dans la transparente beauté de la mer… Le rocher maudit est seul dans la solitude des flots, car les mouettes elles-mêmes — ces blancs papillons de la mer — craignent de s’y poser, et jamais leurs ailes gracieuses n’effleurent un instant ces sinistres sommets…

Parfois, le soir, quand la tempête s’élève au loin, que le vent siffle et que la vague écume sur les récifs, les pêcheurs voient, du seuil de leurs maisonnettes perchées sur les hauteurs, les pêcheurs voient le fantôme de la morte, une grande femme toute vêtue de blanc, qui flotte sur les ondes… Elle vole au-dessus du rocher sinistre, plus légère que les nuages, plus blanche que la neige, plus belle que l’aube dans les splendeurs du matin… De sa main gracieuse et vengeresse elle fait descendre du ciel une éternelle malédiction sur le vaisseau-pirate changé en rocher… Elle flotte, blanche vision, sur l’immense horizon de la mer… Les uns disent l’entendre chanter, d’autres disent l’entendre pleurer…

Grondez, grondez, brises des mers ! Brises des mers, grondez !