Librairie Beauchemin, Limitée (p. 53-64).



LA FILLE D’ADOPTION.



C ’était en décembre 1732. Un de ces soirs humides et froids, où le vent élève une voix furieuse dans l’ombre. Jean-Baptiste Côté, le vieux seigneur de l’Isle Verte, venait de mettre une nouvelle bûche dans le feu de la cheminée, et le vent grondait avec force. Mais la maison ne semblait pas souffrir de la tourmente. C’était une de ces anciennes demeures, faites sans apparat, mais solides comme un brick, et capables de résister aux plus violents assauts. Elle était longue et basse, garnie de fenêtres à petits carreaux, et de lucarnes pointues que dardait le soleil durant les joyeuses heures d’été. Ce soir-là, la haute cheminée, très rustique, faite à la hâte de la pierre des montagnes, dévorait avec rapidité les énormes morceaux de bois jetés dans les charbons ardents. « Il faut chauffer sans relâche, dit le seigneur. Mettons encore des bûches ! » Et ses longues épaules se penchèrent de nouveau sur le feu déjà rouge.

C’était un vieillard d’apparence plutôt délicate, mais droit comme un chêne et dont la belle figure, entourée de cheveux blancs, annonçait une énergie sans bornes ainsi qu’une grande bonté. C’était un de ces chevaliers de la glèbe, pionniers de génie dont le travail magnifique a fondé les paroisses et créé les nations. Son père, français d’origine, avait jadis traversé les mers, avec tant d’autres, héros du passé, qui furent hantés par ces pays neufs, gisant au bout des océans. Sa mère fut Anne Couture, fille du grand Couture, célèbre parmi les premiers colons du Canada. Devenu seigneur de l’Isle Verte, Jean-Baptiste Côté, qui se maria à son tour, établit tous ses enfants près de lui sur des terres. De cet homme remarquable devait surgir une nombreuse lignée de prêtres et de religieuses, répandant sur la terre canadienne, le nom de Dieu.

La femme du seigneur, malade depuis plusieurs années, tricotait paisiblement dans sa chaise, les épaules recouvertes d’un châle de laine du pays. Le vent s’élevait de plus en plus, et les flocons de neige venaient s’abattre en nuées contre les vitres. C’était une grande brise du Nord qui, sortant de la bouche du Saguenay, courait avec violence sur la rive opposée et sifflait dans les cheminées toute la nuit. Parfois, la bourrasque s’apaisait un peu et soufflait à peine, mais tout-à-coup elle éclatait avec une furie soudaine, hurlant dans les airs comme une multitude de démons déchaînés. Tantôt, cela jetait des cris aigus et perçants qui faisaient sursauter, tantôt cela s’abattait sur la maison avec un bruit de tonnerre, secouant portes et fenêtres ; puis, à la fin, cela s’adoucissait, et devenait une espèce de plainte, sinistre à faire trembler… La marée montante rugissait dans l’ombre. On entendait au loin les vagues se briser l’une après l’autre contre les glaces des grèves avec un bruit semblable à des décharges de canon. Et la bourrasque de plus en plus forte, frappait violemment contre les murs. Mais la maison restait chaude et silencieuse au milieu de la tempête.

Onze heures venaient de sonner à la grande horloge de bois. Le seigneur se leva, entr’ouvrit la porte pour regarder au dehors. Le vent lui cingla vivement le visage. « Ah ! c’est un temps de chien !  » murmura-t-il. Puis il prêta tout-à-coup l’oreille à des bruits étranges qui venaient de loin, dans la nuit. « Écoute, femme, j’entends une voix au dehors ; ce sont des plaintes, c’est une voix d’enfant ! Mon Dieu ! C’est un enfant perdu dans la tempête ! Coûte que coûte, il faut que j’aille ! il faut que j’aille ! » — Tu n’y penses pas ! reprit sa femme, en tremblant. Ce doit être le vent que tu entends. Et tu ne peux sortir par un temps pareil. »

Elle essaya en vain de le retenir. Dans un instant, le vieillard, enveloppé des pieds à la tête, s’élançait dans la nuit, un fanal à la main. Sa femme referma bien vite la porte. Elle se mit à trembler d’épouvante à la pensée de ce qui pouvait arriver. Il n’était plus alerte comme autrefois ; un coup de vent trop violent le jetterait à terre, et la neige ensuite pourrait en peu de temps l’ensevelir. Des visions terribles passaient et repassaient dans son cerveau. Ne pouvant rien voir dans la fenêtre elle alla chercher son chapelet et se mit à prier avec ferveur. Des minutes interminables s’écoulèrent…

Tout-à-coup, la porte s’ouvrit. Le vieillard entra, essoufflé et blanc de neige. Il tenait, bien serrée contre lui, une petite fille au visage bruni, dont les vêtements glacés pendaient le long de son corps avec ses bras inertes. « Je suis arrivé à temps, je t’assure ! Elle vient de perdre connaissance. Je l’ai trouvée à côté du chemin, pas mal loin d’ici. Vite, ma femme, emporte des vêtements chauds et tout ce qu’il faut pour la ranimer. La vie de cette petite est entre nos mains ! » Déposée avec soin sur le sofa, la petite fille, au contact de la bonne chaleur, venait déjà d’ouvrir les yeux. « Mon Dieu, la belle enfant, la belle petite sauvagesse ! » s’écria la femme du seigneur.

C’était en effet, une petite montagnaise de trois ou quatre ans, qui s’était échappée sans doute de la surveillance maternelle durant une marche au village. Un grand nombre de ces tribus sauvages vivaient en ce temps-là sur les deux rives du Saint-Laurent, et s’y nourrissaient de chasse et de pêche. L’enfant, ouvrant de grands yeux, noirs et profonds, regardait de tous côtés, ahurie et inquiète. Son visage rond, aux traits accentués, au front large et brillant, avait une merveilleuse expression de candeur enfantine.

Quand elle fut complètement ranimée, se voyant seule chez des êtres étrangers, elle se prit à pleurer amèrement, appelant sa mère dans sa langue mystérieuse, par monosyllabes aux tons doux et mélodieux. Elle tendait ses petits bras vers quelqu’un qui ne venait pas, et son chagrin était très grand. Alors, la femme du seigneur, la prenant dans ses bras avec douceur, parvint enfin à l’endormir. Après l’avoir déposée dans un bon lit, l’excellente femme mit de nouveau du bois dans le foyer, d’où une flamme plus vive s’éleva bientôt en langues de feu. « Si personne des siens ne vient la demander, dit le seigneur, nous la garderons. Elle sera la joie de nos vieux jours »… Sa femme acquiesça d’un sourire, et des reflets d’amour maternel passèrent dans ses yeux…

La petite sauvagesse ne fut pas réclamée. Elle devint donc leur fille d’adoption. Ils la nommèrent Diana parce qu’elle était issue des coureurs de bois et que ses pères étaient réputés adroits chasseurs, épris de la solitude des forêts. Son esprit était vif et ses yeux pétillants. Le seigneur lui enseignait lui-même à parler, à lire et à écrire ; et elle oublia bientôt sa propre langue.

Elle devint une robuste jeune fille, grande, et rousse comme feuilles d’automne. Sa chevelure, très épaisse, retombait en nattes soyeuses sur ses épaules, et ses yeux, grands et profonds, plus noirs que l’ombre des nuits, gardaient toujours une étrange expression de mystère et d’insondable nostalgie.

Elle était douée d’une voix merveilleuse. D’elle-même elle se mit à fredonner des airs de toutes sortes. Sa voix était si belle que c’était plaisir d’entendre ces petits riens joyeux qui s’échappaient de ses lèvres. Peu à peu, elle apprit un grand nombre de ces vieilles chansons françaises qui se chantaient et se chantent encore dans les veillées canadiennes. Elle chantait avec un charme incomparable l’exquise romance : « C’est un oiseau qui vient de France. » Le vieux seigneur la lui faisait chanter souvent. Par les soirs de printemps et d’été, à l’heure où le ciel et la terre eux-mêmes semblent se recueillir, à cette heure où les parfums montent du sol et la tendresse des cœurs, longtemps et très-tard la jeune Montagnaise jetait sa chanson dans l’air pur. Parfois, sa voix harmonieuse avait des douceurs infinies… Et le vieillard, dont les jours s’en allaient, un à un, le rapprochant sans cesse de la tombe, trouvait une joie nouvelle à entendre chanter cette enfant dont la vie commençait. « Encore une fois ! » suppliait-il, « encore une fois ! » Et sans se lasser, la jeune fille, aimante et docile, reprenait sa suave chanson, née sur les rives de la belle France. Et le vieillard, retombant dans sa rêverie, oubliait la fuite des jours qui ne reviennent plus…

Mais un jour le seigneur vit arriver chez lui un couple de Montagnais. La femme, grande, forte, aux yeux de feu, les cheveux noirs et brillants, tressés en nattes repliées, et retenus sur les oreilles par de larges cordons rouges. Elle portait des souliers de peaux de bête, très souples, et ses pieds faisaient un bruit léger en marchant. L’homme avait les poignets larges, la peau bronzée, l’œil doux.

Ils s’avancèrent timidement, gênés, comme fautifs, et quand la jeune fille apparut au fond de la salle ils dirent tous les deux ensemble : « C’est notre enfant ! »… Ils lui souriaient, et rougissaient d’orgueil paternel devant cette belle fille qui était la fleur de leur sang.

Le vieux seigneur pâlit. Il se jeta sur une chaise, sentant que ses jambes tremblaient malgré lui. À l’instant même il eut la vision de l’épreuve qui lui était réservée… Cette fille d’adoption qu’il aimait comme ses propres filles, et qui était la dernière joie de sa vie, cette petite, si aimable et si douce, allait lui être enlevée… Il ne répondit pas d’abord, il était suffoqué… Ces trois mots : « C’est notre enfant » le frappaient en plein cœur… La surprise était terrible…

Un silence effrayant suivit. Puis, la femme, voyant que personne ne répondait, continua d’une voix émue : « C’est notre enfant. On la croyait mangée par les loups, mais l’autre jour je l’ai vue passer dans le village, et je l’ai reconnue. Regardez sur son épaule gauche, elle a une marque de naissance. Oui, c’est mon enfant ! » reprit-elle d’une voix plus forte où tremblait une impatiente tendresse. Des larmes commençaient à jaillir de ses yeux. Elle joignait maintenant les mains dans une muette prière, et son regard, débordant d’amour, ne pouvait se détacher du visage de son enfant. Il n’y avait plus à en douter, cette femme était bien la mère de Diana !

Le vieillard avait fermé les yeux. Il se recueillit longuement, retenant de ses mains frémissantes les battements de son cœur oppressé. Puis il se leva, sa décision était prise. Dans la noblesse et la dignité de son âme il ne pouvait pas refuser à ces gens le bonheur de reprendre leur enfant…

« Va, dit-il, va, ma fille ! Suis-les ! Ils t’aiment. Sois bonne pour eux. Dieu te récompensera ! » Les sanglots étouffaient sa voix. Il éleva la main pour bénir celle qu’il ne devait plus revoir. Puis ils partirent tous trois, et dans le chemin bordé de sombres et mystérieuses forêts, longtemps il les regarda disparaître, le cœur gonflé d’une inexprimable tristesse, et répétant les paroles du saint homme Job : « Seigneur, vous me l’aviez donnée, vous me l’avez ôtée, que votre saint nom soit béni ! »…

Il mourut quelques années plus tard et ne sut jamais ce qu’était devenue cette exquise montagnaise qui avait été sa fille d’adoption…