Librairie Beauchemin, Limitée (p. 39-52).



HISTOIRE D’UNE JUMENT NOIRE



N os sœurs les bêtes, » « nos frères les animaux »…

Ces paroles nous semblent étranges, et même elles nous choquent un peu. C’est humiliant, dit-on, ce voisinage, cette parenté… Pourtant, des hommes de génie se sont occupés des bêtes toute leur vie ; et, parmi les saints, voici la douce figure de François d’Assise dont toute l’existence fut un hymne d’amour envers la nature, les bêtes et Dieu. Il conversait avec les oiseaux, appelait à lui les colombes, les agneaux et les loups… Il disait : « Mes sœurs, les hirondelles, » « Mes frères les oiseaux. »… On trouve dans « Chantecler », œuvre du grand poète Rostand, une page merveilleuse inspirée par cette familiarité de Saint-François avec les oiseaux :

Le soir descend sur la forêt, l’ombre envahit les sous-bois, et sur les branches, perchés, agitant leurs ailes, les petits oiseaux font une prière à Saint-François, leur protecteur.

LA PREMIÈRE VOIX :

Si dans quelque filet notre famille est prise,
Faites-nous souvenir de Saint-François d’Assise,
Et qu’il faut pardonner à l’homme ses réseaux
Parce qu’un homme a dit : « Mes frères les oiseaux !…


LA DEUXIÈME VOIX :

Et vous François, grand saint, bénisseur de nos ailes…


DES VOIX DANS LES FEUILLES :

— Priez pour nous !


LA MÊME VOIX :

Prédicateur des hirondelles, Confesseur des pinsons…

— Priez pour nous !

LA MÊME VOIX :
Rêveur

Qui crûtes à notre âme avec tant de ferveur
Que notre âme, depuis, se forme et se précise…

— Priez pour nous !


LA MÊME VOIX :

Obtenez-nous, François d’Assise,
Le grain d’orge…
— Le grain de blé…
— Le grain de mil !…


TOUTES LES VOIX :

Ainsi soit-il !


C’est aussi ce grand saint qui, en songeant à Jésus, né dans une étable, entre l’âne et le bœuf, réclamait des faveurs spéciales pour les bêtes, le jour de Noël. — « Si je connaissais l’empereur, disait-il, je lui demanderais que ce jour-là il fut enjoint à tous de répandre du grain pour les oiseaux et notamment pour nos sœurs les hirondelles, et que chacun qui a des bêtes dans son étable, par amour pour l’Enfant-Jésus né dans une crèche, eut à leur donner ce jour-là une nourriture exceptionnellement abondante et bonne. »… Cette pensée est bien belle, et je souhaite que tous nos bons « habitants » donnent, chaque année, à leurs bêtes un beau repas de Noël… Le Christ lui-même, en naissant dans une étable, n’a-t-il pas voulu consacrer à nos yeux la fraternité de l’homme et des animaux ?…

Aimons les animaux ; traitons-les avec douceur. Sachons les comprendre. Ils n’ont pas de paroles, mais leurs gestes et leurs regards sont parfois éloquents. L’œil d’un animal ne trompe pas : il dit son amour ou sa haine.

Quand, le soir, l’homme revient à la maison, harassé, impatient, son chien fidèle accourt vers lui en sautillant, heureux de revoir son maître. Mais celui-ci, hélas ! souvent le renvoie durement en disant : « Laisse-moi tranquille, va-t-en ! » — Alors, vous voyez la pauvre bête se retirer, bien triste, dans son coin… De temps en temps, elle jette un regard furtif sur ce maître qu’elle aime… Que de tristesse on peut lire dans ses yeux ! Qui sait, alors, quelle détresse se répand dans son âme obscure ?…

Dans le roman d’une pauvre ouvrière, où la vie des humbles est racontée avec un grand charme, je me souviens d’avoir lu jadis une phrase magnifique. Il s’agissait d’une vache entêtée qui s’échappait sans cesse du troupeau. C’était une « nouvelle » venant d’une province voisine. Arrivée seulement depuis quelques semaines, elle ne semblait pas s’habituer à ses nouveaux maîtres. Elle allait à gauche, à droite, regardait de tous côtés, et lançait à tout moment des beuglements lamentables… Comme on se disposait à la frapper, le vacher intervint en disant : « Laissez-la ! Laissez-la ! On ne sait pas ce qu’elle regrette ! »

Cette réponse était juste. Derrière cette tête silencieuse, au fond de ces yeux entêtés et secrets, il y avait le souvenir de la plaine lointaine, des lieux connus et des visages chers dont l’image demeure ineffaçable… Les animaux s’attachent à leurs maîtres et les regrettent… Voici, à ce sujet, une charmante histoire qui fait partie du répertoire d’un aimable conteur de chez nous.

Celui qui racontait ces choses était un agréable vieillard, un peu rustaud, mais combien sensible et intelligent ! Il parsemait ses récits de souvenirs palpitants, et cette phrase originale revenait souvent sur ses lèvres : « Croyez-moi, croyez-moi pas, c’est la vérité que j’vous dis là ! » Elle revenait cette phrase, même au milieu de ses récits les plus fantastiques et les plus imaginaires… Et cela nous amusait beaucoup.

— « Écoutez moi çà, dit-il, vous allez voir comme il y a des animaux qui ont du « sentiment » ! Croyez-moi, croyez-moi pas, c’est la vérité que j’vous dis là ! »

Mon père, un « gros habitant » de la paroisse de X, possédait les plus beaux troupeaux du village. Il avait de nombreuses vaches à lait bien grasses, bien belles, ainsi qu’un grand nombre de moutons à la laine épaisse et blanche. Il était de ces habitants d’autrefois


Au milieu du feuillage le toit pointait sa cheminée de pierre grise, et les fenêtres avaient l’air de sourire…

qui surent beaucoup de choses sans

avoir rien appris. Il savait tirer profit de tout. Nous possédions une belle terre toute défrichée, toute en cultures et en pacages ; notre grange était haute et profonde ; et notre maison, grande, jolie et joyeuse. Oh ! je l’ai encore là, dans mon souvenir, comme si c’était d’hier !… On ne l’apercevait pas du chemin. Une colline la cachait aux regards des passants ; mais quand on avait pris la montée, on se trouvait bientôt en face de quatre grands peupliers dont l’ombrage était immense. Au milieu de leur feuillage le toit pointait sa cheminée de pierre grise, et les fenêtres avaient l’air de sourire. D’un côté c’était le jardin, où les fleurs et les légumes se mêlaient à leur gré. De l’autre, c’étaient le fournil, le hangar, le four à pain et le puits… Oh ! non, mes enfants, ces choses-là çà ne s’oublie pas !…

On travaillait beaucoup chez nous, mais le travail en commun était une joie. De multiples travaux remplissaient nos journées. Mon père, mes frères et moi faisions les labours, les semences, les récoltes, enfin les nombreux travaux des champs, et ceux que nécessitait le soin des étables. Ma mère et mes sœurs les plus âgées cuisinaient, cousaient, tricotaient, filaient la laine de nos moutons et tissaient le lin de nos champs. Les paroles et les rires accompagnaient leurs heures laborieuses.

Mais la vraie joie de la maison c’était la petite Jeanne, notre sœur la plus jeune, née longtemps après nous. C’était une enfant espiègle, aimable et belle, oui, belle comme une rose du plus bel été !… Elle avait les yeux bleus, une toute petite bouche semblable à une cerise, et des cheveux blonds et dorés qui tombaient sur ses épaules en longues boucles soyeuses… Non, sûrement, vous n’avez jamais vu de plus belle enfant ! Elle était adorée de nous tous. Cette enfant, c’était le soleil de notre existence. Chacun s’ingéniait à lui créer de nouvelles joies. Souvent, sur sa demande, nous l’emmenions aux champs, quand la chaleur n’était pas trop violente, ni le vent trop grand. Elle courait dans la plaine à la recherche des papillons, cueillait dans l’herbe des fossés les petits fruits qui s’y tiennent cachés. Et, pour revenir, quand elle était lasse, nous la portions dans nos bras… Oh ! c’était un agréable fardeau !

Notre père avait élevé pour elle une petite jument noire, de race croisée, qui était la bête la plus douce et la plus jolie au monde. Dès que le petit animal put abandonner sa mère, Jeanne s’occupa de lui procurer une nourriture abondante. Tous les jours, durant les longs hivers, elle allait à l’étable lui porter sa ration de foin ou d’avoine. Et l’été, quand les animaux étaient au pacage, elle se rendait bien souvent à l’enclos, et, toute joyeuse, donnait à la jolie bête du pain et du sucre dans sa main… Aussitôt qu’elle la voyait apparaître, la petite jument, au poil doux et lisse comme de la soie, accourait vers elle avec tendresse, et longtemps elle caressait de sa langue rose la petite main de l’enfant. Elles devinrent tout de suite grandes amies.

Deux ans plus tard l’animal était déjà dompté, et tous les dimanches après-midi, la Noire — c’était son nom — était attelée sur la plus belle voiture et ma mère et mes sœurs se promenaient. Devant le seuil la jument trépignait, grattant le sol de son sabot luisant. Elle avait hâte de partir. Dans ses yeux de velours on pouvait lire une grande joie. Il semblait que ses yeux disaient : « Dépêche-toi ma petite Jeanne ! tu vas voir comme je vais filer sur la route, tu vas voir comme je t’aime ! »… Ah ! c’était une belle bête, et qui se tenait crânement dans l’attelage, je vous l’dis, mes enfants ! Au retour, la petite Jeanne lui donnait du sucre dans sa main, et la vaillante petite bête était heureuse.

Mais un jour — comment vous décrire ces heures affreuses ! — Notre petite Jeanne mourut. C’était l’automne, le vent du nord soufflait avec violence, mêlé de grêle et de neige. Une brume humide flottait sur la campagne. Surprise aux champs par ce froid glacial notre petite sœur fut prise d’un mal atroce à la gorge et mourut au bout de cinq jours, malgré tous nos efforts pour la ramener à la vie.

La douleur la plus grande emplit la maison. Notre mère et mes sœurs éclataient sans cesse en sanglots, et notre père, courbé dans sa chaise, ne pouvait s’empêcher de gémir. Vous ne pouvez imaginer de chagrin plus grand que le nôtre. Quand le matin des funérailles fut arrivé, qu’il fallut se séparer de la chère morte, nos pleurs et nos sanglots redoublèrent… Oh ! cette heure fut épouvantable !

Notre père avait décidé que la Noire serait celui de nos quatre chevaux qui mènerait le cercueil au cimetière. — « Ce sera leur dernière rencontre »… avait dit notre père, qui pleurait comme un enfant. Donc, le petit cercueil blanc recouvert d’une grosse gerbe des fleurs de notre jardin, fut apporté dans la grande voiture sur laquelle la Noire était attelée. Un soleil brillant éclairait ce matin de fin d’automne. Le grand vent froid avait fait place à une brise légère et tiède qui ranimait encore les feuilles jaunies et les parterres desséchés. Toute la nature semblait comprendre notre malheur. Les derniers oiseaux jetaient dans l’air des chants pleins de tristesse et de mélancolie…

Quand le cortège fut prêt à se mettre en marche, — écoutez-bien cela, mes enfants ! — la Noire ne voulut point marcher. Ni les paroles douces, ni les menaces, ni même les coups de fouet que les hommes durent employer, rien ne la fit bouger. Elle restait là, la tête basse, les yeux vagues et tristes. Sans doute, elle se disait en elle-même : « Non, ce n’est pas moi, moi qui l’aimais tant, ce n’est pas moi qui la mènerai en terre, d’où elle ne reviendra plus jamais ! » Il fallut mettre un autre cheval, à la place de la Noire pour aller conduire notre chère petite au cimetière…

Oh ! de vous avoir conté ces choses, dit-il, j’ai quasiment envie de pleurer ! » Il refoula son émotion, essuya de sa main deux grosses larmes qui tombaient de ses yeux, puis il finit en ajoutant : « Croyez-moi, croyez-moi pas, c’est la vérité que j’vous dis là ! »