Légendes corréziennes/Texte entier

Librairie Hachette et Cie (p. --220).

ANDRÉ LÉO




LÉGENDES


CORRÉZIENNES




LE VIEUX DAVID

LE TISSERAND, LE TAILLEUR ET LE BERGER

LE DRACH



PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79




1870
LÉGENDES


CORRÉZIENNES

Paris. — Imprimerie VIÉVILLE et CAPIOMONT, 6, rue des Poitevins.
ANDRÉ LÉO




LÉGENDES


CORRÉZIENNES




LE VIEUX DAVID

LE TISSERAND, LE TAILLEUR ET LE BERGER

LE DRACH



PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79




1870


LE VIEUX DAVID


Treignac, petite ville de la Corrèze, entre Limoges et Tulle, s’allonge sur les bords de la Vézère, au milieu d’un troupeau de montagnes pelées, arrondies et confusément groupées, qui font penser à celles du Psalmiste, et semblent bondir encore du mouvement qui les forma.

C’est un pays stérile, où la pauvreté du sol rend peu fructueux les efforts de la culture, mais d’une poésie charmante. On y trouvera longtemps encore, peut-être toujours, ces recoins sauvages, où la grande déesse de l’art, la belle nature, se livre à ses fantaisies. D’énormes amas de roches, qui défient le niveau et narguent la bêche et la charrue, servent d’abri à des mondes d’insectes, de plantes, de ronces échevelées, d’oiseaux et de petites fleurs, qui vivent là joyeusement, dans une paix profonde.

Je fis la découverte de ce pays, l’automne dernier, en allant visiter un de mes amis d’enfance, dont Treignac est la patrie. Notre maison était située près du vieux château ; en face, d’autres hauteurs, couronnées d’arbres et de maisons ; quelques pointes sauvages ; à nos pieds, la Vézère, large et limpide, ornée d’un moulin, et qui déployait ses plus beaux méandres.

Beaucoup passent au milieu des champs sans connaître ceux qui les habitent, et s’extasient sur la nature en méprisant l’homme. Pour moi, il n’en est point ainsi ; plus que la chose, l’être qui pense et qui aime, tout fruste qu’il soit, a sa poésie et sa profondeur. Le paysan corrézien, avec son œil vif, son accentuation énergique, son air observateur et souvent narquois ; la Corrézienne, au type méridional, aux yeux brillants, au front austèrement ceint d’un bandeau, qui le couronne, en cachant la chevelure ; cette race douce, ignorante et forte, chez qui la pensée sommeille à l’état de rêve, m’inspiraient une curiosité pleine d’intérêt. Souvent, j’allais dans la campagne m’asseoir au seuil de quelque chaumière, ou dans un comité de berbères effarouchées ; quelquefois, debout près d’un paysan courbé sur sa bêche, je m’efforçais d’apprivoiser sa défiance et sa réserve, et d’amener sur ses lèvres ce qu’il avait dans l’esprit.

Je finis par gagner l’intimité d’une de nos voisines, quon appelait la Chambelande, et qui, depuis midi jusqu’au crépuscule, se tenait assise à sa porte, filant sa quenouille et tournant son fuseau. C’était une femme de soixante ans. Elle avait de l’’aplomb et de l’intelligence, beaucoup de bienveillance et de simplicité. Moins défiante que les autres, elle comprit vite ce que je voulais, et m’allant quérir un escabeau, qu’elle posa près du sien :

— Vous êtes donc curieux des choses de chez nous ? dit-elle. Et comment ça se peut-il, vous qui savez tant de choses que nous ne connaissons point ?

— Hélas ! lui dis-je, plus nous apprenons, moins nous savons, et il nous faut revenir sans cesse au commencement des choses et à leur fin, sans pouvoir parvenir à en rien connaître.

La Chambelaude parut étonnée ; elle me répondit avec une sorte de pitié maternelle :

— C’est pourtant bien simple : ce qui se voit, c’est notre monde à nous autres ; ce qui ne se voit pas, c’est le monde à Dieu, aux anciens de cette terre, et à tous ceux qui n’ont point de corps sensible. Si donc une chose se fait dont on ne voit point l’auteur, vous êtes sûr qu’elle vient de là ; car le bâton ne frappe pas tout seul, il faut une main qui le tienne. Eh bien, si vous en avez si peu long dans votre savoir, je puis bien vous raconter quelques histoires de chez nous, simples et de bon sens. Ici, voyez-vous, tout notre souci, c’est l’amour quand nous sommes jeunes, et puis après, le gain par le travail pour élever nos enfants et nous reposer dans notre vieillesse. Au milieu de ça, nous avons nos songeries ; mais ce ne sont point, comme les vôtres, des songeries creuses, et assez de gens ont aperçu…

— Qu’est-ce qu’ils ont aperçu ? demandai-je ?

Elle montra de la main les quatre points de l’horizon, puis le ciel, et frappa du pied la terre :

— Ce qui habite là, tout autour de nous, croyez-vous donc que tout ça soit vide ? Levez seulement cette petite pierre, et vous verrez quelque chose grouiller dessous. Serait-il imaginable que, dans la grande étendue, il n’y eût personne ? Nos yeux ne sont pas assez fins, et voilà tout. — Vous riez ? Vous n’y croyez pas ? Eh ben, ça sera comme vous voudrez ; mais il y a toujours un peu de ça dans nos histoires à nous autres ; car de raconter qu’un tel naquit, se maria, eut tant d’enfants, tant de bien, et mourut ensuite, ça serait toujours à peu près même chose.

Je l’assurai que j’étais prêt à l’écouter et même à croire tout ce qu’elle m’affirmerait.

— Alors, dit-elle, je vas vous conter l’histoire de la fille au vieux David, celle qui habite là-bas, sous ce toit rouge, dont vous voyez monter la fumée entre les arbres ; vous la connaissez, puisque vous m’avez l’autre jour demandé son nom, comme elle revenait de fa rivière avec sa cruche sur la tête.

— Cette femme à la taille noble, à l’air ferme et doux ?

— C’est ça, la grande Nanon ! et qui, m’avez-vous dit, ressemble à une femme des anciens temps. Ça n’est pas étonnant, parce que, à l’époque où elle est née, le vieux David, son grand-père, ne parlait que des Grecs et des Romains, et ils ont même encore dans leur chambre des portraits de ces gens-là.

Quoique vous soyez jeune, vous avez dû entendre parler de la grande révolution. Elle état déjà finie quand je suis venue au monde, mais on en parle encore, et on en parlera, je crois, longtemps. Le vieux David avait été un des plus enragés de ce temps-là. C’était un homme que je me rappelle comme si Je le voyais, quoiqu’il soit mort il y a près de trente ans : grand, fort, les épaules larges, mais voûtées, la barbe et les cheveux blancs, une figure droite, sévère, un œil… Dame ! quand il vous regardait, il n’y avait pas moyen de ne pas baisser les yeux. Mais il ne vous regardait guère, et passait sans parler, appuyé sur son bâton. Les enfants s’arrêtaient de Jouer pour le suivre des yeux, tout sérieux et un peu transis, et ne recommençaient de faire du bruit que lorsqu’il était loin.

Moi-même, javais plus de vingt ans qu’il me faisait encore peur, tant on m’en avait dit de choses. Et pourtant, il commençait à s’amender à ce moment-là, et notre curé d’alors, un homme très-savant, commençait de le prêcher ; tant et si bien, monsieur, qu’un jour, — tout le monde alla voir ça, — Jean David fit abjuration tout haut à la porte de l’église, et ce qu’il dit alors de ses péchés fit trembler.

De ce jour-là, on ne vit plus que lui à l’église, car c’était un homme extrême en tout, et à qui rien ne coûtait de ce qu’il croyait devoir faire. Lui, qui avait blasphémé la Vierge et les saints, et mis le bon Dieu à la porte de son église ; lui qui avait fondu les cloches et les avait envoyées à Uzerches pour faire des canons ; qui avait chassé de son château, à coups de fouet, le marquis de Grandchasse, un seigneur terrible ; qui en avait envoyé plus d’un à la guillotine, à ce qu’on dit, — cet homme-là, on le voyait maintenant la tête baissée, un chapelet entre les mains, agenouillé des heures entières à la même place, sur un banc de bois, où c’était merveille que ses pauvres genoux pussent le soutenir. Et, parfois, de grosses larmes roulaient sur ses joues creuses. Il vivait tout en dedans et ne s’occupait point de ce qu’on disait de lui, n’ayant qu’une amitié, sa petite-fille Anne, comme il l’appelait ; mais nous disions, nous autres, Nany, dans le petit âge, et plus tard Nanon.

La Nany était orpheline. Son père, le fils à Jean David, était part, qu’il n’avait pas plus de quinze ans, pour défendre la République. Lui aussi, c’était un homme hardi, un des plus braves du bataillon corrézien, dont vous n’êtes pas sans avoir entendu parler, puisque c’était une troupe de volontaires qui fit grand honneur à notre pays. Sous l’Empire, après avoir fait toutes les grandes guerres, le fils à David était revenu, amenant avec lui une femme d’on ne savait où. Quand ce vinrent les nouvelles de la retraite de Russie, il fut bien étonné, mais resta tranquille : sa femme était enceinte, il avait commencé de labourer un petit champ… Mais, quand il apprit que les étrangers entraient en France : « Non, dit-il, ça ne sera pas ! » et, reprenant son fusil et son uniforme, il partit.

On reçut son acte de mort quand la petite Nany venait de naître. C’est alors que le vieux David commença de se courber. Sa bru ne vécut pas longtemps après. Elle s’en alla peu à peu, comme une chandelle allumée. Sa vie m’était pas gaie ; on la méprisait chez nous, parce qu’on ne savait pas d’où elle était, et qu’elle n’était pas mariée à l’église. C’est qu’alors les missions, les processions et les chapelles venaient de reprendre plus fort qu’auparavant. Les dames et le curé ne s’occupaient que de prêcher le monde, à qui mieux mieux, et comme les David n’avaient pas encore fait mine de se convertir, c’était à qui leur jetterait la pierre.

Cette petite dont je vous parle (du moins qui était petite alors) s’élevait donc bien tristement aux côtés de son grand-père, bon pour elle, mais d’humeur sombre. Les enfants de son âge la rebutaient, l’appelant la vivandière, ou la petite sans-culotte. On ne la voyait guère accompagnée que de quelque marmot, pour qui elle cueillait des mûres aux haies, ou bien à qui elle donnait des fruits de son jardin. Elle était bonne, et ceux-là même qui la rebutaient allaient volontiers lui demander un service, ou jouer avec sa poupée. Les enfants, pour ce qui est de l’ingratitude, ne valent pas mieux que les hommes, ou pas beaucoup.

La Nanon avait bien dix ans quand son grand-père se convertit et lui fit faire sa première communion. Je me rappelle que, le jour où il s’avoua criminel à la porte de l’église, la petite s’évanouit. Je crois qu’elle ne vit jamais de bon œil tout ce qu’il fit par force de repentir. Croiriez-vous, monsieur, que, pendant onze ans, ce vieux-là, quelque temps qu’il fit, neige ou pluie, vent ou verglas, s’est levé à minuit pour s’en aller, pieds nus, prier pendant deux heures au cimetière ? Je ne crois pas qu’il se puisse trouver un autre chrétien qui ait fait cela. Je l’ai pourtant vu de mes yeux, un soir de noces, que je revenais bien accompagnée, et je n’oublierai jamais l’effet que ça me fit en l’apercevant là-bas, agenouillé sur une tombe, et tout éclairé par la lune. Plus de cent l’ont vu comme moi.

Par les nuits d’hiver bien noires, où le vent mugit et se plant, comme un troupeau d’âmes en peine, il se levait tout de même et s’en allait à tâtons au cimetière, et le vieux Grialou, qui demeure proche, m’a dit bien souvent que, ces nuits-là, ça le faisait frémir des pieds à la tête quand il entendait la porte du cimetière crier sous la main du vieux David. Pourtant, c’en était un, celui-là, à qui les morts en avaient à dire !…

Pour la Nanon, elle était pieuse, mais pas dévote. Elle allait bien à l’église tous les dimanches, mais pas plus souvent ; et je me rappelle qu’elle refusa net à M. le curé de travailler à la chapelle, disant qu’elle n’en avait pas le temps. Elle allait tous les jours garder ses chèvres et ses moutons à la Roche-aux-Fades, en filant sa quenouille, ou en tricotant son bas. À douze ans, elle était presque aussi grande qu’elle est maintenant, et raisonnable comme une ménagère de trente. Ce n’est pas qu’elle ne fût encore trop lonœuette et trop menue, et qu’il ne lui arrivât souvent de courir après les papillons, ou de grimper aux rochers pour avoir des églantines ; mais elle avait un petit air ferme et sage, qui la distinguait des autres ; elle était toujours propre et bien attifée, et le vieux David était soigné, comme beaucoup d’enfants ne le sont pas par leurs propres mères.

Vous savez que la Roche-aux-Fades est cette colline là-bas, couverte d’ajoncs, qui domine le cours de la Vézère, en face des monts de Vergonjeane. C’est un endroit qui ne nous parait pas beau à nous autres, parce qu’il n’y pousse rien : et beaucoup rient quand ils entendent les étrangers s’exclamer en admirant les rochers, gros comme des cathédrales, qui vont du haut jusqu’en bas, où la Vézère semble un ruban d’argent. Sûrement, ce n’est pas beau ; mais c’est pourtant un de ces endroits où l’on aime à se trouver, et où les idées s’arrangent dans la tête comme une chanson dans l’oreille. Nanon, je ne sais pourquoi, allait toujours s’asseoir sur le haut du plus haut rocher ; elle m’a dit souvent que les heures les plus plaisantes de sa vie étaient celles qu’elle passait là. Il lui venait en l’esprit toutes sortes de choses, et des fois il arriva qu’elle se vit en face du soleil couchant, avec sa quenouille encore pleine, et son fuseau qui dormait à son côté, sans pouvoir imaginer comment les heures s’en étaient allées. Ce n’est pas pour cire que la chose eût lieu souvent ; car elle était bonne travailleuse, et s’en voulant mal, elle se donnait double tache le lendemain.

Je sais bien autre chose aussi qui a pour toujours attaché l’âme de la Nanon à cet endroit. Ce fut là qu’elle devint camarade avec Tomy, et c’est depuis ce temps qu’ils se sont aimés.

Il est vrai de dire que ce n’était qu’amitié d’enfant ; encore Toiny n’y mettait-il pas autant de sérieux que la petite. Ils avaient le même âge ; mais, quoique bon garçon, il était plein d’étourderie. Ses moutons à lui paissaient tout en bas des Fades, dans un joli pré, les Lagrange ne manquant point de fourrages pour leurs bêtes ; mais Toiny montait le coteau pour venir à côté de la Nanon, surtout depuis un jour qu’il s’était mis tout en sang la figure, en courant après un lapin dans les rochers, et qu’elle avait déchiré son mouchoir pour le panser. Ils se rendaient comme ça de petits services ; ils se racontaient les contes et les histoires qu’ils savaient. Toiny apportait à Nanon des lapins ou des oiseaux, et quand il avait fait à sa blouse quelque déchirure, elle raccommodait la chose soigneusement, afin que la mère de Toiny, qui était une femme dure, ne le battit pas.

Souvent, ils ne se disaient rien du tout, je pense. On n’a pas toujours quelque chose à dire ; mais quand on s’aime, — j’ai su cela comme une autre, — c’est assez de plaisir que d’être ensemble, et plus on a le cœur attaché, plus on jouit tranquillement de ce bonheur-là.

On ne s’occupait point de leur amitié, d’autant mieux que, sans s’être donné le mot, et peut-être même sans y penser, ils ne se cherchaient pas le dimanche. Nanon le passait avec son grand-père, et Toiny avec d’autres camarades.

J’ai remarqué souvent, que les enfants, sans en avoir l’air, tiennent la conduite la mieux avisée, et précisément celle que des gens de réflexion pourraient leur conseiller dans leur intérêt. Les Lagrange étaient une famille fort différente de celle des David. Ils s’étaient bien aussi mêlés de la révolution, mais sans tant de bruit ; et tandis que le vieux David était resté pauvre, les Lagrange, ayant acheté des biens nationaux, étaient devenus les plus riches de la commune. Ce qu’il y avait de mieux, c’est qu’ils étaient avec ça dans la faveur du curé, auquel ils faisaient des cadeaux pour lui et pour son église, et bien accueillis de tous les bourgeois. Ils allaient même dîner une fois par an chez le juge de paix et chez le maire. Ça ne les empêchait pas d’être haïs des pauvres, durs et avares qu’ils étaient ; et la pire, c’était encore la mère de Tomy, qui s’appelait la Belsamine[1], vu qu’elle était née dans le temps où il n’y avait que des légumes ou des fleurs au calendrier. Mais c’était un nom trop long, et pour belle, d’ailleurs, elle ne l’était point, en sorte qu’on l’appelait la Samine tout simplement.

La Samine donc, et son mari le Françou Lagrange, n’étaient point de la ville, quoiqu’ils eussent des terres par ici, et même une maison ; ils se tenaient dans leur plus gros bien, qui est une ferme sise au Calo, et qu’habite à présent le fils aîné de Toiny Lagrange. Calo est un village à une lieue d’ici, du côté des Fades, et dans la direction de la rivière.

Si la Samine eût appris que son fils était camarade avec la fille à Jean David, et passait près d’elle plus de la moitié de ses journées, sûrement, elle eût séparé les enfants, et, à ce moment-là, ce n’eût peut-être pas été bien difficile. Mais, comme Je vous l’ai dit, ils cachèrent leur amitié et continuèrent de se voir ainsi Jusqu’à l’âge de quatorze ans, où Toiny cessa d’être berger pour soigner le jardin de la maison et aider son père au labourage. Il vint apprendre ce changement à Nanon un jour, et elle en eut tant de saisissement qu’elle ne dit rien, en sorte que Toiny s’imagina qu’elle n’en était pas fâchée. Lui n’en avait pas trop de peine, étant tout fier de quitter les moutons et de travailler comme un homme avec les autres ; mais il senti bientôt ce qui lui manquait, et un soir que Nanon, assise sur les rochers, pleurait en regardant les monts, rouges de soleil couchant, elle entendit le pas de quelqu’un qui accourait, et Tony, tout haletant, vint se jeter sur l’herbe à côté d’elle.

Souvent, depuis, j’ai causé de ces choses-là avec Toiny et Nanon ; il parait qu’ils ne surent pas même se dire combien le temps avait été long ; mais ils se virent de cette manière-là une ou deux fois par semaine, quand Toiny pouvait s’échapper un peu. La joie en était plus grande ; on causait plus vivement et de plus près. Il fallut bien que Toiny s’aperçût enfin combien la Nanon devenait belle, et qu’elle n’avait plus son corsage de petite fille, et que ses yeux noirs étaient plus brillants que la rosée du matin dans le trèfle en fleur.

De sorte qu’ils en vinrent à ne plus rien se dire du tout, et que c’était tout à peine que Toiny pût prononcer le bonjour en arrivant. Il s’asseyait auprès d’elle, un peu sur le bord de son tablier, puis se mettait à la regarder, ainsi, posée, avec sa quenouille, le rocher derrière elle et sa figure dans le bleu du ciel. Ça rendait toute gênée la fillette, qui rougissait, et dont le sein respirait plus fort. Elle aussi eût bien voulu regarder son amoureux ; mais elle n’osait guère, quand même bien vite alors Toiny détournait les yeux. Une fois pourtant, ils se prirent à se regarder sans honte ; leurs mains se joignirent, et ils s’embrassèrent avec tant de fièvre et tant de ravissement, qu’ils sentirent qu’ils étaient venus au monde à cause l’un de l’autre. « Et depuis ce jour, m’a dit Nanon, j’ai toujours été sûre que nous serions mariés, quand même tous les gens de chez nous se seraient mis à l’encontre. »

On voit cependant assez de ces amours-là qui ne réussissent point, gâtés qu’ils sont par les volontés des parents, ou la légèreté des jeunes gens, ou la conscription. Eh bien ! moi, ça me fait peine, comme de voir dénicher les petits oiseaux, ou de voir noircies par la gelée les blanches fleurs des cerisiers. L’amour au cœur des jeunes gens, c’est une jolie plante en bonne terre ; il faut la laisser croître où elle est ; pour la transplanter, nenni, ça ne reprend point. C’est tout comme les hirondelles, qu’on ne peut faire vivre en cage, et qu’on appelle à cause de ça l’oiseau du bon Dieu. M’est avis, tenez, qu’il y a des choses auxquelles les hommes ne doivent point toucher, et si J’étais M. le curé, c’est ça que je défendrais au prêche ; mais bah ! ils aiment mieux parler des choses qui ne sont point de ce monde, comme ils disent, et à quoi l’on n’entend rien.

Pour en revenir à la Nanon, l’été se passa bien gentiment pour nos amoureux ; Mais quand vint la froidure, que les ajoncs furent couverts de neige, et qu’il n’y eut pas moyen d’aller aux champs, Toiny trouva l’hiver bien plus long que d’ordinaire. Qu’il entrât une fois par mois chez le vieux David, c’était tout ce qu’il pouvait faire sans qu’on en jasât, car presque personne n’y allait, que mon homme et moi, outre les Virolat, leurs voisins de l’autre côté. Nous demeurions alors dans une maison tout contre celle du vieux David, en haut du Trainchat, près de la rue qui mène à l’église. Mes enfants aimaient la Nanon, et souvent elle venait chez nous.

De temps en temps, Nanon et Toiny se rencontraient dans la rue, au moulin, ou chez les marchands ; mais, de peur que les yeux des autres vissent dans leur âme, à peine osaient-ils se dire un mot, Ça ne leur suffisait guère. Ils s’écrivirent : pas si longuement toutefois que vous pourriez croire, car nos mains, à nous autres, ne sont pas habituées à ça. Toiny allait déposer ses bouts de papier au fond d’une logette en planches, qu’il y avait chez les David, dans leur jardin du bord de la rivière. La porte de ce jardin fermait à clef ; mais on entrait facilement par une brèche du mur. Vous pensez bien qu’à force d’aller porter et chercher des lettres dans la logette, ils s’y rencontrèrent, et finirent par s’y donner des rendez-vous.

La Nanon, elle, n’aurait pas voulu. C’était déjà une fille sérieuse et qui savait à quoi elle s’exposait. On ne regarde pas trop chez nous à quelques agaceries entre filles et garçons ; mais se trouver seuls dans une cachette, c’est différent ; l’idée de tout le monde, qui n’est pas la bonne, c’est de croire que le mal est fait dès qu’il aurait pu se faire. Il y a pourtant chez les honnêtes gens l’œil de la conscience, qui veille quand les veux des hommes ne peuvent pas voir ; mais bien peu de gens, et pour cause, croient au pouvoir de cet œil-là.

La Nanon savait qu’elle aurait tué son grand-père si elle avait été trop faible pour Toiny, et elle était aussi trop raisonnable pour risquer de rendre père un garçon de seize à dix-huit ans, qui dépendait de sa famille et n’avait ni état ni bien. Toiny, d’ailleurs, l’aimant véritablement, avait grand respect pour elle. Le plus grand danger donc était d’être découvert. Malgré ça, il n’y a guère trop moyen d’aimer un homme et de lui tout refuser. Aussi, lorsque Nanon se défendait de revenir, à deux ou trois jours de là, dans la cabane, et qu’alors Toiny, ou devenait pâle et baissait la tête, ou, tout enragé, disait qu’on ne l’aimait point et qu’il ne pouvait plus vivre comme ça, la pauvre fille sentait son cœur fondre, et, se bornant à recommander toutes sortes de précautions, promettait ce qu’il voulait.

Je crois bien que plus tard encore elle eut plus de peine. Les hommes ne sont point forts de leur naturel ; ils « aiment trop leur contentement. Puis, nous autres, paysans, nous ne savons pas nous occuper l’esprit comme vous autres avec une infinité de choses. D’une même idée nous en avons pour longtemps. Nous ne sommes pas non plus grands parleurs, et deux amoureux qui sont ensemble n’ont guère d’autre idée que de s’embrasser, puisque c’est la manière la plus courte de se dire qu’on s’aime. Pourtant, avec tout ça, et dans toute leur liberté, nos enfants attendent sagement leurs dix-neuf ou vingt ans pour se marier, et ce n’est pas parmi notre Jeunesse qu’on fait le plus de sottises. Donc, la Nanon s’en tira comme une fille de tête, en dépit de son amoureux, qui en fut content plus tard. On sait, d’ailleurs, que si une femme n’avait pas plus de raison qu’un homme, les choses iraient mal.

Ils étaient tous deux, je crois, dans leur dix-neuvième année, quand la Samine, voyant que Toiny devenait triste, s’avisa de vouloir le marier. Je dois vous dire qu’elle aimait plus ce garçon que ses autres enfants, qui étaient des filles, et qu’elle l’aurait bien voulu marier avec une princesse. Elle choisit la Miette au père Colas, de la Vinadière, qui était fille unique et devait hériter un jour de plus de quarante mille francs.

Quand elle parla de ce projet à son garçon et lui dit d’aller voir la Miette le dimanche suivant, il pensa se trouver mal, et s’enfuit de la maison, comme un fou, pour aller à Nanon lui compter sa peine. Il craignait sa mère plus que le feu ; c’était une femme qui n’écoutait que sa propre idée, et quant au père, il eût été bien inutile de s’en recourir à lui. Car lui et sa femme ne faisaient qu’un, mais pas à la bonne manière, puisqu’il n’y avait d’âme et de volonté qu’en elle seule, et chez lui point. Ce n’était pas un méchant homme, mais quand on avait dit ça de lui on avait tout dit.

La Samine vit que Toiny avait quelque fille en tête, et dès lors elle l’épia. On n’avait pas été dans la commune sans se douter de quelque chose. Des mauvaises langues, comme il y en a partout, jasèrent sur la Nanon. C’était sur la fin de l’automne, à ce qu’il me semble. Oui, car je marchais devant ma porte sur les feuilles de mon bouleau, et la rivière, tous les matins, était couverte de brouillards. On avait cependant encore, dans le jour, de chauds soleils, et la Nanon menait toujours son troupeau du côté de la roche aux Fades. C’était un beau troupeau, et qui faisait honneur à son éleveuse. Elle avait la bonne main et ne perdait point d’agneaux ; ses moutons étaient gras et de fine laine.

Toiny, comme d’habitude, allait trouver sa Nanon dans les rochers presque tous les jours ; Car, ayant tant d’inquiétude et de chagrin, il pouvait moins se passer de son amoureuse. Nanon l’encourageait de toutes ses forces.

— Je t’ai bien averti, lui disait-elle, que nous devions nous attendre à de grands chagrins. Pour moi, il y a si longtemps que je les sens venir, qu’ils ne m’agitent guère. Nous n’avons à faire qu une chose, c’est de patienter et laisser crier les gens. Jusqu’à ce qu’on se lasse de nous contrarier. Ta mère te tourmentera, c’est vrai, mais elle ne peut te marier malgré toi. Si j’étais à ta place, je dirais tout de suite ce que je veux. Ça ferait un grand orage, mais ça serait plutôt passé.

— Oui, et l’on m’empêchera de venir ici, répondait Toiny ; et ton grand-père, entendant parler de ça, te gardera à la maison, et je ne te verrai plus.

— Il faudra bien en arriver là, disait-elle en soupirant. Plus tôt ça commencera, plus tôt ça sera fini.

Mais le pauvre garçon n’avait point tant de courage, et ne faisait que se lamenter, en baisant les mains de sa Nanon, sans pouvoir se détacher d’elle ; et pour elle, qui souffrait tant de le voir chagrin, était-ce bien le moment de marchander les consolations et de gronder pour quelques baisers ?

Ce fut donc un de ces jours-là que les surprit la Samine dans les bras l’un de l’autre, comme le dit sa méchante langue. Les gens, là-dessus, de comprendre au plus mal, comme vous savez. Ça fit un bruit terrible dans la ville et dans les villages. Il n’y eut que le vieux David qui n’en apprit rien, et même, sans doute, il n’en eût jamais rien su, puisqu’il ne causait avec personne, s’il n’était arrivé ce que je vais vous conter.

C’était un dimanche, trois ou quatre jours après l’aventure. La Nanon, bien triste et toute pâle, mais n’ayant l’air de prendre garde ni aux chuchotements ni aux mauvais regards, aussi fière et aussi forte que pouvait l’être la fille de ce grand vieux, allait et venait comme à l’ordinaire. Il avait fait froid la nuit et la matinée, car déjà nous avions les gelées blanches ; mais ça n’empêcha que, sur le midi, un beau soleil se fit voir, jaune et luisant, dans un grand ciel bleu, tandis que le monde des environs se rendait à l’église au son des cloches. La Samine, elle aussi, dans sa belle robe de drap vert, avec sa fille et tous ses gens, arriva devers nous, qui étions sur notre porte. Ne fallut-il pas que le vieux David se trouvât dehors à ce moment ? Il était là, au soleil, sur une chaise, tenant à la main son livre d’Heures, et attendant, pour se rendre à la messe, qu’on sonnât le second coup, lorsque la Samine le vit, et encore toute en colère, méchante comme elle était :

— Eh ! eh ! dit-elle, — plus haut que je ne le fais, — quand les vieux sont trop vieux pour mal faire, ce sont leurs enfants qui les remplacent. Le diable est toujours le diable, allez, quoiqu’il ait l’air de faire pénitence, et sa semence ne vaut rien. Le père envoyait les hommes à la guillotine, la fille débauche les jeunes gens !

Il parut bien alors que le vieux David n’était pas sourd comme on le croyait. Aussitôt que la Samine avait parlé des enfants des vieux, il avait relevé la tête, et quand elle accusa Nanon d’avoir débauché son fils, redressant tout à coup sa grande taille, il marcha vers elle, en l’appelant. Si méchante qu’elle fût, elle se troubla.

— On disait que vous étiez sourd, dit-elle, père David ; mais il paraît que vous l’êtes quand vous voulez. Mettons que je n’ai rien dit ; il ne faut pas tourmenter un vieux comme vous de ces bêtises.

— De quelle fille avez-vous parlé ? demanda le père David.

Il avait la voix claire comme une eau de roche, et nous l’écoutions tous sans bouger, car on ne l’entendait guère jamais, puisqu’il ne parlait qu’à sa petite-fille.

— Je n’ai nommé personne, dit la Samine ; laissons tout ça.

Et elle voulut s’en aller ; mais le vieux la prit par le poignet, et la Samine devint toute blanche. Il répéta :

— De quelle fille avez-vous parlé ?

— D’aucune. Laissez-moi, dit-elle.

Je ne sais quel poignet de fer avait ce vieux homme ; elle voulait se débattre et ne pouvait pas.

— Je veux savoir de quelle fille vous avez parlé.

— Eh bien ! de la vôtre, cria-t-elle, rouge de colère. Est-ce que vous la croyez sainte donc, la fille d’une gourgandine et la petite-fille d’un vieil égorgeur comme vous ? Je l’ai trouvée avec mon Toiny, là-bas, dans les roches aux Fades. Et c’est elle qui empêche mon garçon de songer au mariage, puisque avec elle il peut s’en passer.

Le vieux ne bougea pas. Moi, pourtant, qui ai vu le tonnerre fendre les chênes, il me sembla que c’était quelque chose comme ça qui le parcourait de haut en bas. Une minute se passa ; puis, sans lâcher la Samine, il appela :

— Nanon ! Nanon !

On l’eût entendu, je crois, de l’autre côté de la Vézère. J’en eus le frisson, et surtout quand Nanon, sortant de chez elle, s’approcha, droite, mais pâle, il faut le dire, autant qu’un linceul.

— Est-ce vrai que la Samine t’a trouvée dans les bras de son fils Toiny ? demanda le vieux.

— Père, dit la Nanon d’une voix tremblante, c’est vrai qu’elle nous a trouvés ensemble, parce que Toiny et moi…

Elle allait dire comment la chose était, qu’ils s’aimaient depuis longtemps et voulaient se marier, et n’avaient point fait de mal ; mais le vieux David n’attendit pas : il trébucha, ferma les yeux, et, sans sa petite-fille et un de nos hommes, il tombait de son long par terre. On l’emporta sur son lit ; on envoya chercher le médecin, et il fallut le saigner. Un homme de soixante-quinze ans ! On vit bien tout de suite qu’il n’en reviendrait pas. Il retrouva pourtant la parole, et pardonna à Nanon, quand elle lui eut tout raconté. Mais l’âme ne tenait plus que d’un fil à ce vieux corps, et cette grande émotion avait tout rompu.

C’étaient des gens malheureux ! Moi, j’aimais Nanon, qui m’avait quelquefois aidée de bon cœur. J’allai donc lui aider aussi. Je ne pus m’empêcher de pleurer, la dernière nuit, en entendant tout ce qu’ils se dirent. David racontait à sa petite-fille qu’il avait toujours voulu bien faire, même quand il avait fait mal. — Aime Dieu, lui disat-il ; tout trompe en ce monde. Rien de ce qu’on y fait ne dure ; ce qu’on aime s’en va et ce qu’on croit change. Fais du bien si tu peux, mais surtout ne fais pas de mal. Je te laisse bien malheureuse. Regarde en haut !

Sur la fin, sa tête n’y était plus, et il ne faisait que crier contre les méchants, qui voulaient rendre malheureuse sa petite-fille. Vers le soir, tout d’un coup, il se leva sur son séant, étendit les bras, et sa tête devint grande !… grande comme ça, je ne vous mens pas, avec ses cheveux blancs, qui se redressaient, et une flamme rouge dans ses yeux. La Virolat, qui était là aussi, vous le dirait comme moi. Il s’écria :

— Je prendrai la lance du Seigneur et je disperserai ses ennemis. Anne !

Quand elle fut venue près du lit, il mit la main sur sa tête :

— Ne crains rien maintenant et marche dans ta voie sans peur. Ils ont cru me tuer, ils n’ont fait que me rendre plus fort. Je pénétrerai leur cœur, je suivrai leurs pas ; ils me trouveront partout, et malheur à eux !

Alors sa tête se balança, et il retomba sur son oreiller en murmurant :

— Mon Dieu ! mon Dieu !

Et c’est ainsi qu’il finit, en vrai chrétien, le nom du bon Dieu à la bouche, ayant reçu tous les sacrements.

Je crois que la Nanon l’eût suivi de bon cœur, tant elle semblait malheureuse au monde. Il n’y eut moyen de l’arracher d’auprès de ce lit, et vous ne pouviez rien dire qui lui fit la moindre chose. Avec ça, elle ne pleurait ni ne criait comme font les autres ; mais son visage tout blanc et tout immobile faisait mal à voir.

Le jour de l’enterrement du vieux David, il faisait grand froid. L’hiver était venu tout d’un coup. Le vent du nord emportait les feuilles et plait les arbres ; la terre était dure et résonnait sous les pas. Cependant, tous les pénitents de la confrérie vinrent pour l’enterrement, et je me rappelle que ça faisait frissonner, moitié de froid et moitié de peur, cette longue procession d’hommes blancs, pieds nus.

— Qu’est-ce donc que vos pénitents ? demandai-je à la Chambelaude.

— Comment ! vous ne savez pas ce que c’est que les pénitents ? On ne voit donc rien par chez vous ? Les pénitents, il y en a par tout le pays, et à Limoges plus qu’ailleurs, des blancs, des noirs, des gris. Chez nous, ils sont blancs, et leur longue robe leur tombe jusqu’aux pieds, et ils ont une cagoule[2] sur la tête, où il y a deux trous à l’endroit des yeux. Pas moyen, là-dessous, de reconnaitre son père, et c’est le plus beau ; car si l’on savait que ce grand fantôme est tout simplement Pierre le chapelier, ou Canon le marouilleur[3], ou le sabotier Villane, ça ne ferait plus un si grand effet.

Les pénitents se montrent en procession aux grandes fêtes de l’année, ou bien à l’enterrement les uns des autres. Le vieux David était de la confrérie, et je vous disais donc qu’il étaient venus tous à son enterrement. Ce n’est pas que le défunt eût beaucoup d’amis, puisqu’au contraire il n’en avait point ; mais on ne pouvait s’empêcher de grandement le considérer, et l’on était indigné contre la Samine, d’avoir insulté un homme d’un si grand âge et d’avoir causé sa mort. On disait de tous côtés que si le père des Lagrange n’avait pas fait tant de bruit autrefois que le vieux David, peut-être avait-il fait pire, et que si l’un avait sacrifié quelques nobles à la République, ceux-là continuaient de dévorer le pauvre monde pour de l’argent.

J’étais chez la Nanon quand on vint enlever le corps. J’en connais qui se jettent sur le cercueil à ce moment-là et font grand tapage ; mais la Nanon se leva seulement pour aller dans sa chambre prendre sa mante noire et ses longues coiffes, afin de se rendre au cimetière. Je la suivis, de peur qu’elle se trouvât mal, et je fus bien étonnée de voir un pénitent se glisser dans la chambre en même temps que moi.

Il rejeta sa cagoule, et je vis que c’était Toiny.

— Ma Nanon, dit-il, il m’a fallu te venir voir et te parler dans la grande peine où tu es, et pour être sûr que tu ne m en veux pas à cause de ma mère.

— Qu’est-ce que ça me fait qu elle soit ta mère ? lui répondit la Nanon. N’es-tu pas mien avant tout ? Je sais bien, va, que tu es plus à moi qu’à elle, et je ne t’en veux de rien. Si j’ai du chagrin à cause de mon grand-père, J’en ai beaucoup plus à cause de toi. Lui, c’est maintenant un bienheureux ; toi, je sais que tu pleures et que tu souffres,

La voix lui manqua, et voilà que les larmes se mirent à couler enfin le long de ses joues, comme un ruisseau dans les neiges. Toiny la fit asseoir sur une chaise et appuya la tête de Nanon contre la sienne, lui serrant les mains. Et le pauvre gars pleurait aussi.

— Vous n’en direz rien, n’est-ce pas, la Chambelaude ? Vous aimez bien aussi votre mari. Ça n’est pourtant pas un crime de s’aimer.

— Non, mon garçon, que je lui dis (et pour vous avouer le vrai, je pleurais aussi) ; cependant, vois-tu, nous sommes tous gênés dans le monde, à cause du monde, je ne sais pourquoi, et ce qu’il y a de certain, c’est qu’on dirait des bêtises si l’on vous voyait ainsi. Remets donc ta cagoule, Toiny, et va-t’en bien vite ; et toi, Nanon, prends ta mante et va joindre le cercueil. Tu peux pleurer aujourd’hui tout à l’aise, sans qu’on se demande pourquoi. Après ça, mes enfants, vous vous verrez chez nous, si vous voulez, et mon homme, qui est bon, n’y trouvera rien à dire.

La Nanon vit que j’avais raison, et elle se leva. Mais c’était fini, elle pleurait comme une Madeleine, et ce fut à grand’peine qu’elle dit à Toiny quelques mots d’encouragement, en l’assurant que son grand-père les aiderait. Oui, elle dit cela comme une personne qui est bien sûre de ce qu’elle dit. Là-dessus, j’emmenai Toiny par la fenêtre de la chambre qui donnait sur le jardin, et le convoi partit bientôt après.

C’est ici, monsieur, que l’histoire devient sérieuse et ne ressemble à rien de ce qui se passe d’ordinaire en ce monde-ci. Le vieux David était sous la terre depuis trois jours, quand j’appris par la Virolat que Toiny était bien malade. Elle était parente de la Samine, et s’en était allée au Calo comme pour acheter des pommes de terre, mais à seule fin de voir ce qu’ils faisaient et disaient. La Samine était en grand émoi de son garçon, et, pourtant, ils ne s’étaient pas décidés encore à demander le médecin, regardant toujours tant à la dépense. Je crois bien que Toiny avait pris son mal au convoi du vieux David, à marcher pieds nus sur la terre gelée, tout enfiévré d’amour et de chagrin. Deux ou trois autres que lui, d’ailleurs, en avaient été malades.

Heureusement, la Virolat ne savait pas que Toiny fût allé là, et ils ne le savaient pas non plus au Calo, quoique Toiny eût pris pour ça la robe de son père. La Virolat ne manqua pas du moins de dire tout ce qu’elle savait, et de rapporter à la Samine les dernières paroles du vieux David. Même, lui arrangea-t-elle cela un peu différemment, à ce qu’il paraît, et, comme je l’ai entendu raconter plus tard, il se répétait partout que le vieux David, après sa mort, devait prendre une lance et poursuivre partout la Samine et les siens, en criant : Malheur à ceux qui m’ont frappé ! Et qu’il les transpercerait et les précipiterait aux flammes éternelles. La Virolat me dit le lendemain qu’elle avait vu la Samine changer de couleur en entendant ça, et qu’alors elle avait été fâchée de l’avoir dit.

Ce que je sus plus tard, c’est comme les choses se passèrent après le départ de la Virolat. Plus la nuit tombait, plus le malade empirait. Il était rouge comme braise, tressautait à faire trembler, et, de temps en temps, poussait des cris.

Sa mère fit bien tout ce qu’elle put ; elle essaya de lui faire prendre une rôtie de vin vieux et cent autres choses ; mais il n’en devint quasiment que pis. Alors elle pensa que c’était la vengeance de Jean David qui commençait, et, comme elle eût mieux aimé mourir que de perdre son Toiny, elle entra dans une grande peine et se mit à prier Dieu. Enfin, comprenant que par elle-même elle ne pouvait rien, n’étant pas en état de grâce, elle résolut d’envoyer chercher le médecin et le curé. Mais véritablement tout allait à la traverse, Qui pouvait-elle envoyer ? Sa servante avait mal au pied ; le garçon de ferme avait obtenu congé pour aller chez ses parents ; le père Lagrange revenait du travail fort las ; il ne restait que la dernière fille Madelouna, les autres étant mariées, Or, quand la Madelouna entendit parler d’aller à Treignac à cette heure de nuit, pensant elle aussi à ce qu’avait dit la Virolat, elle se mit à trembler de tous ses membres. Tant il y eut, à la fin, que la Samine se décida d’y aller elle-même, et partit sans souper, étant écœurée d’ennui.

Il n’était pas plus de six heures : en marchant bien, on pouvait ramener le médecin avant huit heures au Calo. Mais la nuit vient vite au mois de novembre ; il faisait dehors aussi noir que dans un four, La Samine prit sa lanterne, son chapelet et se mit en route.

Elle marcha de bon courage tant qu’elle fut dans ses alentours, où il n’y avait pas un buisson, ni un arbre, ni un mur, et, pour ainsi dire, pas un brin d’herbe qui ne la connût bien ; mais en approchant de Chameyro, le seul village qu’on trouve sur la route, à près de moitié chemin, tout ce qu’avait dit la Virolat lui revint dans la mémoire, et commença de l’inquiéter plus fort qu’auparavant. Assurément, elle n’était pas sans s’être reproché la mort du vieux David ; et il faut avouer que c’est un grand poids sur la conscience que la mort d’un homme, et que d’avoir à se dire qu’on a envoyé dans l’autre monde une âme qui avait ses raisons d’être encore en celui-ci.

C’est un triste lieu que la colline de Chameyro, et comme qui dirait du rocher mis en poussière. Il y a là pourtant un village, et de pauvres gens, qui grattent comme ils peuvent cette pauvre terre ; mais ce qu’ils y récoltent le plus, ce sont des cailloux, et ils les entassent en petits murs autour de leurs champs, espérant s’en débarrasser. Malgré ça, plus on en ôte, plus il en repousse, et il ne s’y voit point d’arbres, et pas même de châtaigniers.

À mesure que la Samine montait la colline de Chameyro, le ciel devenait un peu plus clair ; mais alors elle entendit un chien criant au perdu dans le village. Tout le monde sait que lorsque les chiens aboient comme ça, c’est qu’ils sentent la mort venir, ou quelque malheur. La Samine en fut donc toute bouleversée, et plus elle entendait ce cri lamentable, qui, précisément semblait s’allonger vers le Calo, plus elle se sentait le cœur malade et l’esprit en fièvre. En traversant le Chameyro, elle vit que les gens y étaient déjà couchés, puisque toutes les portes étaient fermées et qu’on n’apercevait pas de lumière. Ce lui fut encore un ennui, car la voix d’un humain lui aurait relevé l’âme ; elle ne voyait autour d’elle que des courbes de montagnes et au ciel que des nuages gris, et, quand le chien se tasait, on entendait seulement au loin, en bas, le glissement de la rivière.

Comme la Samine quittait le Chameyro, elle vit à la lueur de sa lanterne une belette sortir d’un mur à sa gauche, et traverser son chemin. — Vous n’êtes pas sans savoir que c’est un mauvais présage. — Elle n’avait pas fait dix pas de plus, qu’une autre belette sort de même, traversant pareillement. Il se trouve, il est vrai, plus de belettes au Chameyro que de grains de blé, mais pourquoi traversaient-elles précisément devant la Samine ? Aussi, se voyant bien avertie, songea-t-elle à s’en retourner, et quand passa une troisième belette, la pauvre voyageuse, décidément, s’arrêta.

Ça lui coûtait beaucoup de renoncer à secourir son Toiny ; mais le cœur lui sautait dans la poitrine, tant qu’elle ne pouvait plus marcher. Donc, elle s’arrêta, et s’asseyant dans le chemin sur une grosse pierre, posa sa lanterne à côté d’elle. La terre lui avait paru bien plane à cet endroit-là, et cependant la lanterne roula et s’éteignit.

Quand on a peur, on ne sait guère ce qu’on fait ; aussi ne vous dirai-je point pourquoi la Samine, au lieu d’aller demander du secours au Chamevyro, dont elle était encore proche, se mit à descendre la côte devers Treignac. Elle a dit depuis avoir senti quelqu’un derrière elle et n’avoir osé se retourner, Elle arriva tout d’une course au bas, dans cette coulée bordée de châtaigniers, qui se trouve entre les monts. Il y a toujours de l’eau dans cet endroit, et même des mollières, où le terrain tremble ; aussi l’on a jeté dans le chemin de grosses pierres en manière de pont. La Samine à peine y mettait le pied qu’elle vit deux petites flammes qui venaient à elle.

Il faut que je vous le dise, car peut-être vous autres de Paris ne savez point ça ; ces petites flammes qu’on voit dans les marécages, c’est des échantis, autrement dit les âmes des petits morts qui n’ont point eu le baptème et qui pour ça ne peuvent entrer dans le paradis. C’est la raison pourquoi ils vous approchent, et il faut bien se garder de fuir, mais prendre dans sa main quelques gouttes d’eau et en jeter sur eux en disant : Voici, mes chers petits, Je suis votre parrain, — ou votre marraine. — Les petites âmes alors dansent de joie et vous reconduisent ; et c’est un engagement auquel vous devez penser ; car de ce moment vous avez tâche de vous bien conduire, afin qu’elles ne soient pas honteuses de vous en paradis.

Justement, la Samine avait eu deux bessons morts en naissant ; elle ne douta point que ce ne fût eux qui venaient demander leur délivrance. Elle se remit donc un peu, et, se baissant, prit de l’eau ; mais au moment où elle allait dire de tout son cœur : « Voici, ô mes chers petits ! Je suis votre marraine, » la voix lui manqua, et les échantis prirent la fuite, en poussant chacun un petit cri.

Sans doute, ils n’avaient pas voulu recevoir le baptême d’une main maudite. Ça fendit le cœur de la Samine de n’avoir pu délivrer ses pauvres bessons, et elle se laissa aller sur la pierre, les pieds dans l’eau, pleurant, sanglotant, et se disant qu’elle était donc rejetée d’entre les chrétiens, à cause du mal qu’elle avait fait.

Tout à coup, le vent se mit à souffler dans les châtaigniers et elle entendit un bruit sec près d’elle, comme celui d’un pas de l’autre monde. Alors elle se leva, et se sentit emportée sans savoir où elle allait, tandis que le vent la poussait, en hurlant à ses oreilles, et que le vieux David, armé de sa lance, la poursuivait. Elle courait, courait, et donc, elle courut ainsi follement, jusqu’à cé qu’elle rencontrât le Môme, un homme qui n’a pas plus de quatre pieds de haut, et qui demeure par là dans une maisonnette. Le Môme a bien dit avoir vu quelque chose derrière la Samine, mais Ça disparut avant qu’il eût pu reconnaître ce que c’était. Il est bon d’observer que le Môme venait du bois et n’était pas rassuré lui-même ; car bien que ce soit la coutume chez nous d’aller comme ça la nuit prendre du bois où il y en a, puisqu’il faut bien se chauffer l’hiver, on sait que la loi n’entend pas ces choses, et ça gêne toujours un peu.

Quand la Samine trouva le Môme, c’était près de la masure, et encore loin de chez lui. Il voulut bien la ramener, et promit de l’accompagner, même jusqu’à Treignac ; mais la voyant en sueur, les yeux hors de la tête, et si fatiguée qu’elle n’avait presque plus de souffle, le Môme la fit asseoir au pied de la masure. C’est une vieille grange abandonnée, dont il ne reste plus qu’un mur, lequel était, et se trouve encore, tout garni de lierre. Ils étaient donc là depuis un moment, elle cherchant à se ravoir et commençant à reprendre haleine, quand voilà que tout à coup s’élève derrière eux un bruit terrible tout pareil à un tonnerre, et le petit sapin qui était devant eux, les ajoncs, les pierres, le fagot du Môme, tout cela devient d’un jaune éclatant, comme éclairé par un feu d’enfer. Ils se regardent et se voient de la couleur dont les damnés doivent être dans la chaudière. Tout au sommet de la masure, une grande flamme brûle et reluit…

Était-ce une main de ce monde qui l’avait allumée là ? quand personne que les rats ou les hirondelles ne pouvaient grimper à cette vieille muraille. Allez ! c’est une histoire, celle-là, qui prouve bien des choses ; et vraiment puisque c’était juste, et que la justice n’est guère écoutée chez les vivants, il fallait bien que les morts s’en mêlassent. Je vous assure que dans le temps ça a fait du bruit, tant que personne encore ne voudrait passer là, le soir, ayant quelque chose sur la conscience.

— Eh bien ! demandai-je, que devint la Samine dans tout cela ? |

— Elle était tombée la face contre terre, évanouie, et le Môme s’était enfui. Il alla tant qu’il put courir, et jusqu’à Treignac, où sur ce qu’il dit ils se rassemblèrent, une troupe de geus bien déterminés, et s’en furent à la masure avec des flambeaux, les uns munis de leurs chapelets, d’autres portant leurs fusils, chacun selon son idée. Ils trouvèrent la Samine toujours évanouie, et près d’elle un gros tas de pierres, éboulé de la crête du mur, et qui d’un peu plus l’aurait tuée. La flamme, pour lors, ne flambait plus ; mais on voyait encore à la place les pierres noircies et le lierre brûlé.

— C’est étrange, en vérité ! dis-je.

Et je restai songeur un peu de temps, pendant que la Chambelaude me regardait par-dessus ses lunettes, d’un air satisfait et un peu narquois.

— Qui diable avait pu machiner cela ? m’écriai-Je enfin.

La bonne femme haussa les épaules.

— Et qui donc savait, répliqua-t-elle avec une indignation, où se mêlait le mépris, qui donc savait que la Samine viendrait là, quand cet endroit se trouvait à une demi-lieue de son chemin ? Et qui donc serait d’assez grande taille pour allumer une flamme à vingt pieds de haut, sur un mur branlant ? Tenez, je vois bien que vous êtes comme ce bourgeois de chez nous, qui voulait absolument arranger la chose de manière à ce que ça ne signifiât rien. Il prétendait que des enfants étaient venus dans la journée faire du feu au pied de ce mur, et que le lierre en avait conservé de la chaleur et des étincelles, que le vent avait allumées plus tard. Comme si on ne savait pas ce que dure une étincelle ! Et puis, je vous le demande, pourquoi ça aurait-il attendu à s’enflammer juste le moment où la Samine est arrivée là ? Non, je vous le dis, il n’y a rien de plus risible que ceux qui veulent tout expliquer, lorsqu’ils n’ont pour voir que leurs pauvres yeux. Le monde est pourtant plus long que leur bras, et il y a loin de leur nez assez de choses qu’ils ne peuvent sentir.

— Mais, lui dis-je humblement, si nous nions sans savoir, vous affirmez de même. Et peut-être en cela auriez-vous besoin de preuves autant que nous ?

— Cependant, répliqua-t-elle, il faut bien se servir de sa raison.

— Ah ! c’est votre raison qui vous fait croire ces choses ? interrompis-je, trouvant l’argument curieux.

— Certainement. Et à quoi donc nous servirait-elle ? A-t-elle pas autre chose à faire que de répéter ce que nous disent nos yeux, nos oreilles, nos doigts ? Chaque instrument a son œuvre. Notre raison est pour voir ce que nos yeux ne volent pont. Qu’est-ce qui donne le branle à tout, si ce n’est ce qui ne se voit, ni ne se touche ? Quand J’étends mon bras ainsi, n’est-ce pas ma volonté qui le lui fait faire ? On ne peut donc nier ce qui existe invisiblement. Et s’il arrive quelque événement extraordinaire, qui dirige les choses suivant le bien, est-il pas plus naturel de le rapporter à la force de l’esprit plutôt qu’à de petits hasards, ou des manigances ? On dirait, à votre mode, que le corps est tout et l’esprit rien. C’est des bêtises. Le corps, si grand qu’il soit, ne tient guère de place, tandis que l’esprit ne se mesure, et peut-être est-il encore plus long que le ciel n’est grand. Une preuve, tenez : nous n’avons pas bougé de place, là, depuis deux heures, et nous venons pourtant de parcourir le pays, voire même une quarantaine d’années en arrière de nous.

Je réclamai la fin de l’histoire.

— C’est juste, dit-elle, mais ça sera bientôt fait. On porta la Samine chez elle, et elle ne se releva plus du lit où on la coucha. Que ce fût simplement la peur, ou autre chose, elle était touchée à mort, et le sentait si bien, que sa première parole fut pour envoyer à la ville faire dresser les bancs de mariage de Nanon et de Toiny, qui de cette nouvelle se trouva guéri dès le lendemain.

Depuis ce temps, il n’est point arrivé malheur aux autres, et la bénédiction est plutôt dans la famille, surtout chez Nanon, qui, charitable à tout le monde, a reçu de Dieu cinq beaux garçons et trois belles filles, tous bien vivants et des plus braves de tout le pays. Quant à elle et son mari, c’est un ménage d’or.

Mais je me suis amusée longtemps, à babiller avec vous, et voilà que le soleil s’en va de la cime des arbres. Il est grand temps que j’allume mon feu pour le souper.

L’ombre, en effet, nous avait envahis. Les eaux de la Vezère, qui tout à l’heure mêlaient aux blancheurs de leur écume sur les rochers des ruissellements de lumière, bleuissaient rapidement. La cime aiguë des peupliers seule brillait encore. Les enfants, sortis de l’école, criaient dans les rues, et les oiseaux dans les arbres. La Chambelaude roula une dernière fois son fil autour de son fuseau, et me souhaita le bonsoir, après m’avoir promis une autre histoire pour le lendemain.


LE TISSERAND,
LE TAILLEUR ET LE BERGER


Baptiste était fils de Bénot le tisserand : il m’avait point appris l’état de son père ; mais il était platineur, c’est-à-dire qu’il confectionnait cette pièce du fusil qu’on appelle platine. C’est une des industries de notre pays de montagnes, où la terre ne peut occuper tout le monde. Et Baptiste y était habile, car c’était un garçon plein d’intelligence et bon travailleur. Il aimait depuis longtemps la fille aux Chérin, Mélie, une des plus braves et des plus jolies qu’il y eût alors dans le pays. Ces deux jeunes gens s’étaient fiancés, comme on fait souvent chez nous, par le seul fait du cœur, et de l’amitié qui les portait l’un vers l’autre. Sans savoir comment cela avait commencé (ils ne se le rappelaient point eux-mêmes) on les voyait toujours ensemble. Aux veillées d’hiver, Baptiste n’avait pas de tranquillité qu’il n’eût trouvé moyen de se placer auprès de Mélie. Il ne dansait point avec d’autres aux assemblées, et là, comme ailleurs, tant que Baptiste n’était pas encore arrivé, les yeux de la fillette jetaient à l’entour, de dessous leurs paupières baissées, de longs regards, qu’elle croyait bien abrités, mais qui faisaient sourire nos commères, se disant entre elles : — Voilà un nouveau ménage et qui ne sera pas le moins joli !

Par malheur, car il y a toujours du malheur au monde (et comme s’il n’y avait pas assez de celui qui vient d’accident, il y a les malheurs que les hommes se font), par malheur donc, en même temps qu’arrivaient les beaux vingt ans de Baptiste, arriva pour lui la conscription. Ils attendaient qu’elle fut passée pour se marier. Les amoureux, à raison de la fête qu’ils ont dans le cœur, ne croient guère à la male chance ; pourtant ce fut le mauvais lot que tira Baptiste. Quand il déplia le n° 3, le cœur lui manqua, et, s’appuyant contre la cloison, il resta tout étourdi, ne sachant plus où il en était, n’ayant qu’une idée, c’est qu’il était séparé de Mélie. Elle était là tout proche, au dehors, le cœur en peine, l’attendant ; mais il semblait au pauvre garçon, tout ébloui de chagrin, qu’il ne pourrait plus jamais la rejoindre et il voyait, longs comme une route qui irait d’un bout à l’autre du monde, sept ans de distance entre elle et lui.

Ce furent, comme toujours, des cris, des larmes, la désolation de toute la famille, sans compter les autres qui étaient frappées de même façon.

— J’ai passé par là, moi aussi, dit la Chambelaude, en écrasant une larme, qui était venue mouiller ses yeux, et je sais que lorsqu’on a élevé de son sang, de son cœur et de ses veilles, si malaisément, avec tant d’amour et de souci, un enfant jusqu à ses vingt ans, ce n’était pas, non ! pour jeter cette fleur de vie, ce cher fruit de tant de peines, sous les pieds des chevaux et dans la gueule des canons !

Il m’a toujours semblé, les jours de tirage, en voyant les pauvres conscrits transis et tout blêmes, et les parents crier autour d’eux, que nous sommes comme ces troupeaux qu’on mène à la boucherie et qui, inquiets et bêlants, s’y rendent tout de même, avec leur moutonnerie, sans chercher à s’échapper. Nous obéissons à cette habitude-là sans savoir pourquoi, sans le demander même, avec ce respect bête qu’on a pour les choses mystérieuses et qui viennent de loin. Ce que nous donnons ainsi, cependant, est le plus pur de notre sang et Le plus cher de notre âme ; mais les gens ne laissent point d’y consentir, et bien qu’ils aient à présent, à ce qu’on prétend, le gouvernement d’eux-mêmes, ils seront peut-être longtemps encore à s’aviser de savoir pourquoi ils se font tuer.

Je sais bien qu’on dit : c’est pour la défense du pays ; mais ce n’est pas vrai. Le plus souvent, c’est nous qui allons chez les autres, et ce n’est qu’à force d’être taquinés, que les autres viennent chez nous à leur tour. C’est donc pour le mal et non pour le bien, que nous nous laissons prendre nos pauvres enfants par des hommes que nous ne connaissons guère, sinon point du tout, et qui en ordonnent à leur idée, ne nous les rendant, — quand ils nous les rendent, hélas ! — que déshabitués de nos coutumes, débauchés et fainéants. Ah ! si c’était pour la défense du pays, à la bonne heure ! les mères elles-mêmes diraient les premières : En avant ! et vive la France ! On l’a bien vu dans la République, lorsque est parti de chez nous, pour courir à la frontière, un bataillon de vrais hommes, le bataillon corrézien, qui fit des merveilles à ce qu’on rapporte ; et ces conscrits-là n’avaient point la larme à l’œil, mais la flamme ; parce qu’ils combattaient, le sachant bien, pour la justice et le droit.

— Voila des idées révolutionnaires, dis-je en souriant à la Chambelaude.

Elle me répondit tranquillement :

— C’est bien possible.

Et tirant de sa quenouille un long fil, qu’elle tordit sur son fuseau, elle poursuivit son histoire.

Baptiste fit comme ils font tous, les pauvres enfants, ne pouvant faire autre chose. Il se roidit contre le sort et voulut être plus fort que lui.

— Sept ans, c’est bien long, mais dans sept ans je serai le même et Je reviendrai. Tu m’attendras ? dit-il à Mélie.

Elle promit, la pauvre âme, se croyant sûre de ce qu’elle disait.

Ils devaient s’écrire, et en effet, quinze jours après le départ de Baptiste, les Bénot reçurent une lettre où il y en avait une incluse pour Mélie, que la Bénotte lui envoya tout de suite par son petit. De même Mélie, quand elle répondit, porta sa lettre chez les Bénot. C’est ainsi que ça se pratique chez nous, où l’on regarde fort à toute dépense qui se pourrait éviter, ne fût-elle que d’un centime. Il y avait longtemps que les Bénot avaient accepté Mélie pour leur bru, quoiqu’ils ne s’en fussent guère souciés d’abord, attendu qu’ils étaient, eux, des gens d’état et tenant boutique, tandis que Chérin, le père de Mélie, n’était qu’un journalier, vivant à sa peine, et ne possédant rien qu’une petite maison, entourée d’un chétif jardin.

De fait, à partager ça entre les six enfants qu’ils étaient, pour chacun, ça ne faisait guère qu’une bouchée.

Cependant, comme la fille était riche de beauté, de santé et de bonne conduite, et que le garçon ne voulait entendre parler d’aucune autre, les Bénot avaient donné leur consentement, non sans rechigner un peu, Baptiste étant leur aîné, un brave enfant, et le bras droit de son père, avait grande influence à la maison.

Mais quand il ne fut plus là, peu à peu, tout doucement, la première idée reprit le dessus, et Mélie sentit bien qu’elle n’était plus accueillie comme auparavant.

Une année se passa ; Baptiste écrivit à peu près chaque mois, et toujours à Mélie en même temps qu’à sa mère. De son côté, Mélie répondait fidèlement. Mais, de plus en plus, la Bénotte se montrait de mauvaise humeur en remettant les lettres à la jeune fille. Quelquefois même, elle les lui faisait attendre, ce qui était grand’pitié ; car, pendant ce temps, la fillette pâtissait comme une âme en peine, et finissait, n’y tenant plus, par se rendre chez le tisserand, pour avoir des nouvelles de son fiancé.

Pour vous dire le dessous du jeu, la mère, qui aimait fort son garçon et d’autant plus tendrement depuis son départ, en était comme jalouse ; elle trouvait ses lettres bien courtes, n’en avait jamais assez et eût souhaité lire celles de Mélie. Mais celle-ci, dès qu’elle avait reçu son papier, qui lui semblait un trésor, s’ensauvait le lire dans un coin, et là, toute seule, affolée de joie et de tendresse, lisait, relisait, riait, pleurait, baisait la lettre à son aise, et y retournait chaque mot à sa façon ; car la pauvre fille adorait son fiancé. Depuis surtout qu’il était parti, elle en avait le cœur tout fondu d’amour ; elle craignait tout pour lui : la guerre, la dureté du métier, les fièvres, que sais-je ? Elle eût voulu le combler de bonheur, le dorloter de mille soins ; mais, ne lui pouvant donner que son cœur, le lui envoyait au moins dans ses lettres le plus qu’elle pouvait. Il n’est besoin de dire que le garçon répondait en même langage, et tout cela faisait grosse la lettre des amoureux, petite celle des parents, ce dont la mère était de plus en plus en colère.

Un jour que le facteur venait d’apporter la lettre de Baptiste, la Bénotte vit entrer chez elle un de ses voisins, du nom de Ruffin Marquet, mais que l’on appelait plus communément à cause de son état : le tailleur. C’était un homme long et maigre, qui avait les jambes grêles et le dos voûté. On le voyait toujours coiffé d’un bonnet de coton bleu, tout roide et la houppe en l’air, au-dessous duquel ses petits veux verts, fureteurs, malins, lançaient des regards crochus. Il n’était point bavard, malgré son état, mais sournois plutôt, et en pensait plus long qu’il n’en voulait dire. Bien qu’il eût passé trente ans, il n’était point encore marié, ce qui est extraordinaire dans notre pays ; les agaceries et les œillades ne lui manquaient pourtant pas ; car, outre qu’il était économe, voire même assez ladre, il avait du bien. Mais il n’avait tenu compte jusque-là d’aucune avance de mère ou de fille, et l’on commençait à croire qu’il mourrait dans la peau d’un vieux garçon, quand l’événement prouva que cette vilaine âme était ainsi faite qu’elle n’avait pu jeter son dévolu que sur le bien d’autrui.

— Vous venez de recevoir une lettre de votre enfant, dit-il à la Bénotte, qui relisait pour la seconde fois sa feuille de papier, — vraiment trop petite, — pendant qu’un gros paquet à l’adresse de Mélie était là sur la table, tout à côté.

— Oui, répondit-elle.

Et là-dessus, le tailleur se prit à lui faire mille et mille questions sur Baptiste, comme si celui-ci eût pu rapporter à ses parents, du matin au soir, tout ce qu’il faisait, en sorte que la mère eut à répondre si souvent qu’elle ne savait pas, qu’elle en fut de plus en plus mortifiée, et ce n’était que pour mieux attiser sa Jalousie que le tailleur agissait ainsi ; car il l’avait devinée. Tant à la fin, que la Bénotte se mit à pleurer, se plaignant de son fils, qui la délaissait pour une étrangère.

Le tailleur haussa les épaules.

— Comment pouvez-vous, dit-il, rendre si mauvais service à votre fils que de lui ménager avec tant de peine une fille qui n’a rien ? Il avait fait un choix d’étourdi, pur enfantillage, et quand le sort vient le délier, vous vous obstinez à lui conserver une femme, qu’à vingt-sept ans il se garderait bien de choisir, si, grâce à vos soins, il ne se trouvait pris dans son engagement, comme la caillé au trébuchet ! Et qui vous assure, d’ailleurs, que cette petite l’attendra ? Elle est coquette, ça se voit ; car elle sait s’attifer mille fois mieux que les autres filles, et se donner une grâce que les autres n’ont point. Il y en a plus d’un parmi notre jeunesse qui la regarde de près, et je n’ai point vu qu’elle s’en fâche ; car elle est trop avisée pour ignorer qu’on ne peut compter sur un soldat, soit qu’il ne revienne plus, soit qu’il revienne autre ; et n’y penserait-elle pas d’elle-même, le père Chérin l’y ferait penser ; car, l’autre jour, il murmurait de la voir soucieuse, et lui disait : — Tu mets toute ta jeunesse à la loterie ; c’est trop risquer. Quand tu auras vingt-six ans et qu’il reviendra, tu ne seras déjà plus si fraîche. Et s’il revient alors avec d’autres idées en tête, que feras-tu ? — Je vous le dis donc, Bénotte, tous les gens sages seront d’avis que vous n’agissez pas prudemment. Si c’était encore quelque beau parti, qui fût une richesse pour votre garçon, on dirait : s’ils courent des risques, au moins ça en vaut la peine ; mais pour en arriver tout simplement à le marier avec celle-ci plutôt qu’avec celle-là, c’est trop de souci à prendre ; les filles pauvres ne manquent point.

Il lui souffla aussi mille inquiétudes sur les Chérin. Ils marieraient bien leur fille, s’ils trouvaient, sans plus attendre ; mais si plus tard c’était Baptiste qui se dédit, ils n’auraient pour s’en venger assez de cris et d’injures. Car ils comptaient bien que Mélie serait le soutien de ses petites sœurs et petits frères, au nombre de quatre, lesquels, si le père venait à manquer, n’auraient, ainsi que la mère, d’autre recours.

Après, il s’en alla, lui laissant la tête à l’envers. Elle se dit bien : il a son idée. Pourquoi n’est-il venu compter tout cela ? Car d’un petit morceau de drap perdu, depuis sa dernière journée, et qu’il prétendait être venu chercher, elle avait bien vu qu’il se souciait fort peu. Cependant, les mauvaises idées qu’il avait jetées en elle, sa jalousie, plus forte que sa droiture, les garda. Si bien qu’à force de les ruminer en elle-même, elle en vint à être persuadée que le meilleur service qu’elle pût rendre à son garçon était de rompre son engagement avec Mélie. Comment ? C’est ce qui l’embarrassait. Mais le tailleur était là pour un coup de main.

— Pardieu, lui dit-il, un jour qu’ils en reparlèrent, vous êtes bien simple, la mère, soit dit sans vous offenser. N’est-ce pas vous qui recevez les lettres de votre enfant ? et n’est-ce pas à vous que Mélie remet les siennes ? la chose ne souffre donc pas de difficulté. Jetez les lettres au feu. Ça leur fera croire à de l’oubli et les fâchera l’un contre l’autre. On n’aime pas à être délaissée ; la petite voudra se revenger en se mariant, et vous en serez ainsi débarrassée.

La Bénotte n’eût pas été, à bien dire, une méchante femme, sans son naturel jaloux et son amour de l’argent, qui la poussaient à mal faire. Son premier mouvement fut de répondre au tailleur qu’il lui conseillait là une mauvaise action, et qu’elle ne la ferait pas ; mais toutefois ce mauvais conseil s’accordait si bien avec son penchant, qu’il se logea dans sa tête et n’en sortit point. Et comme un des plus grands rongeurs de l’honnêteté est l’accoutumance, qui va tout limant — à force de regarder cette mauvaise pensée, elle ne la trouva plus si laide et en eut moins peur. Si bien que le mois suivant, quand elle reçut de Baptiste une autre lettre, qui ne contenait pour les parents qu’un griffonnage tout petit et cinq ou six feuilles pour Mélie, un mouvement de colère acheva tout, et le pauvre paquet fut jeté au feu.

Elle en eut froid au cœur, après avoir fait cela ; mais il n’était plus temps ; et comme une mauvaise action est bien plus difficile à réparer qu’à faire, c’est pourquoi l’on s’y enfonce toujours de plus en plus, même en ayant du tourment et du regret. Vraiment, le cœur le plus dur se fût gonflé de pitié, quand Mélie, avertie par le facteur, vint chercher sa lettre et pâlit en apprenant qu’elle n’en avait point. Surprise, et n’y pouvant croire, elle restait là stupéfaite, attendant malgré tout, et enfin elle dit :

— Serait-il malade ?

— Il ne l’est point, répondit la mère durement ; seulement, il n’aura pas eu le temps de t’écrire, et nous dit de te faire ses compliments.

Là-dessus, Mélie s’en alla, toute roide et toute pâle, voyant à peine son chemin.

— Vous ai-je dit qu’elle habitait un village qui est au-dessus du Trainchat, de l’autre côté de la rivière ? Car ils n’avaient pas même une maison dans le faubourg.

Quand elle eut passé le moulin et se vit seule, alors son cœur éclata, et s’enfonçant dans le fouillis de sureaux, d’aunes et d’églantiers, qui garnit les roches au-dessus de la rivière, elle s’affaissa par terre et se mit à sangloter.

— C’est là qu’elle avait coutume de se détourner pour lire ses chères lettres, n’osant les ouvrir dans la ville ni dans le faubourg, et tant que les gens pouvaient la voir. C’était un endroit plaisant, tout sauvage, où la serpe ne passait point, car ce n’était à personne qu’aux oiseaux, et à toutes les petites bêtes qui se promènent dans l’herbe, ou la mousse, des bois. Le merle y sifflait sur les plus hautes branches, et le grillon y chantait au bord de son trou. Sur le penchant des rochers, l’été, abondaient la mûre et la framboise, et à cause de cela, bien que les bûcherons n’eussent point à faire dans ce lieu, les trouées n’y manquaient pas, et ce n’étaient çà et là que jolis sentiers recouverts, de la hauteur des fillettes qui passaient par là le dimanche, et des jeunes garçons, qui venaient y poser leurs piéges à lapins.

Quand donc Mélie, chargée de son trésor (j’entends de sa lettre), le cœur tout battant, arrivait à ce fourré, et qu’elle se voyait seule dans le chemin, bien vite, elle s’enfonçait là, jusqu’au bout le plus reculé, où elle rompait le cachet de sa lettre. C’était du vrai bonheur qu’elle buvait alors à longs traits, puis s’y reprenant, goutte à goutte, et elle seule aurait pu dire tout ce qu’elle avait semé là de pensers charmants, d’élans de cœur, de rêvasseries gentilles, sur les petites herbes et les petites bêtes, qui l’en aimaient comme une sœur. Il y avait là une vieille pierre, légèrement creuse et brodée de lichens gris, qui était la place de Mélie, et sur laquelle elle s’asseyait sans déranger rien ; le grillon, à côté, n’en chantait que mieux ; les bêtes à Dieu et les coccinelles venaient se poser sur ses genoux ; les rouges-gorges sautillaient autour d’elle ; les scarabées passaient à ses pieds ; chacun enfin continuait ses propres affaires, comprenant sans doute, puisque ce petit monde fait aussi l’amour et vit en famille, que ceux qui aiment ne font de mal à personne. Ce jour-là donc où Mélie n’avait point de lettre, elle ne laissa pas que d’entrer dans le fourré : car, si elle n’avait à cacher son bonheur, elle avait grand besoin d’abriter sa peine.

Ce n’est pas qu’il lui vint, à cette première fois, le moindre soupçon d’un changement de Baptiste. Elle n’y pensa pas. Ceux qui aiment bien croient de même fortement. Elle ne pleurait pour le moment que la lettre, qui était son bonheur d’un mois tout entier. Puis, revenant toujours à se demander com- ment et pourquoi Baptiste ne lui avait pas écrit, elle imaginait mille choses ; mais n’en trouvait aucune suffisante pour expliquer un aussi grand manquement. Aussi finit-elle par se dire qu’elle aurait sûrement une lettre le lendemain, et sur cette idée, essuyant ses larmes, elle rentra chez ses parents.

Mais la lettre n’arriva pas, quoique de jour en jour plus attendue et plus désirée : la pauvre fille en était consumée d’attente et d’ennui. On la voyait toute pâlissante et songeuse, pareille à l’arbre coupé, dont les feuilles sèchent et se replient. Elle voulut écrire à Baptiste ; mais la lettre des Bénot : était partie, du moins la mère le lui dit, en la recevant d’un air si bourru, que Mélie n’osa pas même demander l’adresse. Elle ne s’en était pas mise en peine, n’imaginant point en avoir besoin. Au bout de quelques jours, quand, bien décidée à écrire toute seule, elle retourna la demander, la Bénotte s’écria que c’était une chose ridicule de jeter l’argent comme ça par les fenêtres ; que quatre sous valaient bien d’être épargnés, et que la mauvaise ménagère qui n’avait souci des liards, faisait arriver bien vite la fin des écus. Elle ajouta quelques mots de raillerie sur ce qu’il y avait des filles plus impatientes que les galants, et finit par tourner le dos à Mélie.

Mélie s’en revenait, bien honteuse et bien tourmentée, quand, passant devant la boutique du tailleur, elle le vit qui sortait, un paquet sous le bras, et qui se mit à marcher devant elle, sans même l’avoir regardée. Ainsi s’en allèrent-ils, à la suite l’un de l’autre, jusqu’aux dernières maisons de la ville ; et là, dans le chemin creux, en avant du pont, le tailleur s’étant arrêté pour retrousser le bas de son pantalon, car les pluies d’automne commençaient, et il faisait de la boue, Mélie passa devant lui, et de son air triste lui dit bonjour, comme on ne peut manquer de faire quand on se rencontre. Ce fut alors seulement qu’il fit mine de l’apercevoir, et que, l’ayant rattrapée, il lui demanda si elle n’était pont malade, car elle était blanche comme une reine des prés. La fillette rougit et ne sut que dire, sinon balbutier qu’elle se portait bien.

— Eh ! ma pauvre ! dit alors le vieux coquin, feignant une grande compassion, il ne sert à rien de nier ; on voit assez où le bât vous blesse. En vérité, c’est un grand malheur pour une fille honnête et sage que de s’attacher à un gars qui court le monde ; car il se passe tant de choses au dehors d’ici, que ni vous ni moi ne pouvons savoir ! La Jeunesse est légère, et facilement détournée du bon chemin. C’est un terrible état que le militaire ! les meilleurs s’y gâtent. Et comment feraient-ils, quand les camarades n’ont d’autre visée que de les entraîner dans toutes sortes de mauvaises pratiques ? Il n’y a pas à dire, on fait comme les autres, sans quoi l’on est tourmenté et vilipendé. Pour lors, une fois dans les mauvaises habitudes, on y prend goût, on n’a plus le courage d’en sortir et l’on y reste. Hélas ! j’en ai tant vu comme cela !

Il se mit alors à lui raconter toutes sortes d’histoires d’un tel et d’un tel, qui, après leur temps de service, n’avaient pas pu se remettre à vivre comme auparavant, et avaient fini par quitter le pays, en y laissant mauvais souvenir ; d’aucuns, partis courageux et sages, qui étaient revenus bambocheurs et paresseux ; d’un tel enfin, dont la bonne amie était demeurée vieille fille, pour l’avoir trop fidèlement attendu.

— Et de fait, monsieur, toutes ces histoires-là sont vraies, et vrai de même que le métier n’est point bon à faire d’honnêtes travailleurs.

Quand le tailleur vit la pauvre fille si gorgée de dépit et de chagrin qu’elle en étouffait, il finit par lui conseiller amicalement d’écrire à son amoureux le plus souvent qu’elle pourrait, afin de l’encourager dans son souvenir.

Quoique cet homme ne plût point à Mélie, non plus que le souci qu’il prenait de ses affaires, elle ne put résister au désir de savoir de lui, s’il se pouvait, l’adresse de Baptiste, et comme elle avait retenu seulement le nom de la ville, Arras, elle demanda comment le nom s’écrivait.

Probablement que le tailleur s’attendait à la chose, et que c’était là même qu’il en voulait venir, puisqu’il se hâta de la renseigner tout de travers. Mélie aurait mieux fait d’aller trouver le maître d’école ; mais les fillettes sont honteuses, surtout en ces affaires-là ; le tailleur passait pour un homme instruit, et Mélie n’eut point de soupçon. Elle tira donc de sa poche le morceau de papier blanc, qu’elle avait eu soin de prendre, avec un crayon, et le tailleur écrivit dessus le nom de la ville avec des lettres qu’il ne fallait point, en sorte que ce nom devint comme une personne déguisée, que ses meilleurs amis ne peuvent reconnaître. De plus, il mit au bas de l’adresse le nom d’un autre département, qui est juste à cent lieues d’Arras, — et voilà ce que peut coûter l’ignorance aux simples, et comme ils se trouvent à la merci des plus avisés.

C’était une vilaine action d’abuser ce pauvre cœur. Mais le tailleur savait bien ce qu’il faisait et pourquoi. À l’ordinaire, quand nous faisons mal, c’est plutôt faute de courage, ou d’avisement ; il y a pourtant des âmes, pareilles à celles des démons, qui sèment pour leur récolte la perte d’autrui. Est-il donc étonnant qu’à ces âmes-là mal arrive, et que leurs confrères de l’autre monde leur jouent quelque tour ?

Pour nous autres, nous croyons que les bons génies sont avec les bons humains, et que les mauvais génies se tiennent avec les méchants. On n’entend point parler de fièvres dans un endroit sain ; on ne trouve point de santé dans les marécages, et qui se ressemble s’assemble, comme on dit.

Mais, le danger des mauvaises fréquentations, Mélie le connut au sortir de cet entretien, comme avait fait la Bénotte. La même croyance n’était plus dans son cœur ; un mauvais souffle y avait passé. L’idée que son Baptiste pouvait changer lui était venue. Comment l’aurait-elle chassée, n’ayant aucune explication du silence de son amoureux, tandis que cette idée-là, quoique bien cruelle, expliquait tout.

Pourtant, elle se fâcha d’avoir de pareilles pensées ; l’amour et la confiance ne pouvaient s’en aller si vite, et tenaient bon. Elle connaissait bien Baptiste. Baptiste était un homme brave, ce qui ne veut pas dire dans notre langage un homme guerrier, mas honnête, et comme qui dirait brave aux choses de la vie, ce qui est plus beau que de l’être à celles de la mort. Il savait ce qu’il voulait ; si jeune qu’il fût, on l’écoutait dans le pays et dans sa famille. Ce n’était point un de ces hommes dont l’esprit change aisément. Plus elle y pensait, plus elle reprenait confiance, honteuse d’avoir un moment douté. Mais toutefois, le poison était entré dans son sang ; il revenait de temps en temps lui mordre le cœur ; elle n’était plus croyante comme avant d’avoir pensé le mal.

Mélie écrivit donc, sous l’adresse indiquée par Je tailleur, une lettre, qui porta je ne” sais où les plaintes et l’espoir de son pauvre cœur ; puis elle se reprit à attendre.

Elle n’attendit pas longtemps ; la lettre de Baptiste arriva cette fois plutôt qu’à l’ordinaire. Mélie en fut informée par une voisine, et envoya de suite sa petite sœur chez les Bénot. Mais l’enfant ne rapporta que cette seule parole : Baptiste te fait ses compliments ; il se porte bien.

Il n’y avait rien à quoi Mélie crût plus fortement qu’à l’amour et à l’honnêteté de son fiancé. Aussi, quand, oyant ce rapport, elle se vit comme abandonnée, fut-elle un moment sans plus croire à rien ; elle vit les murs autour d’elle tourner, et il lui sembla que le monde avait changé de nature, et qu’elle était le jouet de quelque magie. Quand elle se fut un peu remise, elle changea de fichu et de tablier, pria sa mère de prendre patience, et s’en fut elle-même chez les Bénot. Comme d habitude, le père était à son métier, dans la chambre basse ; mais elle trouva la mère devant la cheminée, appuyée sur le landier, et qui ne faisait rien, que regarder la clarté du feu, d’un air sombre.

En apercevant Mélie, une fureur passa dans ses yeux :

— Que viens-tu demander encore ? s’écria-t-elle. Ai-je pas déjà dit ce qu’il y avait pour toi ?

— Il faut que je sache pourquoi Baptiste ne m’écrit plus, répondit la jeune fille, si désolée qu’elle n’avait plus honte. Je veux le savoir.

— Tu veux ! Ah ! tu veux ? Eh bien en voilà une éhontée ! Penses-tu que mon garçon n’a que ça à faire de t’écrire des choses d’amour ? N’a-t-il pas raison de songer à sa famille plutôt qu’à toi, qui, après tout, ne lui est de rien ?

— Je ne sais pas ce que vous avez contre moi, reprit Mélie, fondant en larmes. Dites-moi des injures, si cela vous plaît, mais donnez-moi des nouvelles de Baptiste ! Je vous en supplie ! Il y a quelque chose, pour qu’il ne m’écrive plus, quelque chose de bien étrange ! Ne vois-je pas que vous avez les yeux rouges, et que vous étiez là sans bouger, comme dans une tristesse ? Qu’est-il arrivé ? Dites ! ah dites-le-moi !

Mais alors la Bénotte devint tremblante et s’écria qu’elle n’avait rien et que Mélie l’injuriait.

De fait, elle fit tant de bruit et pleura tant, qu’on n’aurait pu croire qu’elle n’eût à se plaindre, si l’on ne savait que ceux-là surtout se sentent malades qui ont fait le mal. Et là-dessus, le mari vint, et comme c’est un homme colère, il fut injurieux pour Mélie, sans savoir pourquoi, et lui donna ordre de s’en aller. Il faut dire qu’à force de respirer le mauvais sentiment de sa femme contre Mélie, il en était, lui aussi, venu à lui vouloir du mal, sans autre raison. La pauvre, donc s’en alla, ne comprenant qu’une chose à cette aventure : c’est que ces gens ne voulaient plus d’elle ; et de toutes les paroles du père n’ayant gardé que celle-ci : — Mon garçon se plaint de toi.

Qu’avait-elle fait, bon Dieu, que l’aimer de toute son âme, et cent fois plus qu’il n’était besoin pour son repos ? Baptiste se plaignait d’elle aux autres ! Et sans lui donner un mot d’explication, il l’abandonnait ! C’était à ne plus rien comprendre aux choses de ce monde. La tête lui tournait ; il lui vint toutes sortes d’idées, comme d’aller trouver Baptiste, fût-il au bout de la France, pour lui demander ce qu’il avait à ne plus l’aimer ; elle y pensa plus d’une fois, et, dans l’émotion de son cœur, le faillit faire. Sa fierté de fille la retint pourtant. Ne sachant où donner de la tête, elle alla trouver M. le curé.

— Il se plaignait d’elle, en effet, le pauvre Baptiste, qui souffrait pareil chagrin, puisque les lettres de Mélie lui manquaient également. Bien que cette fois, comme toujours, il en eût écrit long à sa fiancée, la lettre à ses parents n’était encore pleine que de cet ennui ; et c’est cela qui avait tant remué le cœur de la mère et sa conscience. Malgré sa jalousie, elle ne pouvait s’empêcher de souffrir du mal de son fils, surtout en étant la cause ; mais le moyen d’avouer ce qu’elle avait fait ? Et puis, elle avait lu, avant que de la brûler, la lettre de Baptiste à Mélie, et il y avait dedans tout à la fois une si grande douleur et une si forte amitié, que la mauvaise âme en avait été encore plus malheureuse et plus enragée.

— S’il se marie avec cette fille-là, se dit-elle, nous autres ne lui serons plus de rien.

De sorte que, tout en éprouvant la honte et le regret de sa vilenie, elle détestait Mélie de plus en plus, faisant comme tous les méchants qui, ne voulant, ou ne pouvant, se détester eux-mêmes, s’en prennent toujours de leurs propres fautes à ceux dont la vue leur est un reproche et un remords. C’est pour tout cela que Mélie l’avait trouvée devant son foyer, à l’heure où les ménagères n’ont le temps d’être songeuses.

Pour en revenir à notre Mélie, elle s’en alla chez le curé, auquel, avec bien des larmes et des sanglots, elle conta l’affaire, comme en confession, ayant l’idée que peut-être il comprendrait quelque chose où elle ne voyait rien, et lui donnerait sans doute un bon conseil. Malheureusement, les curés n’y voient guère plus clair en pareilles affaires que les chouettes en plein jour. Le nôtre y comprit seulement ceci : que Mélie aimait trop Baptiste, et que Dieu, sans doute, l’en avait voulu punir. Passe pour la Bénotte d’être si mauvaise ; mais quant au bon Dieu, notre curé sûrement lui faisait tort. Et donc, il lui conseilla de se résigner, autrement dit de garder son mal, sans chercher à s’en défaire, assurant que le bon Dieu serait content de voir sa souffrance et l’en récompenserait après la mort.

Ce n’est pas pour dire que le curé y mit de la malice. Non. C’était son idée. Même, il promit à Mélie de s’informer aux Bénot de ce qu’on avait contre elle ; et, en effet, il y alla quelque temps après. Mais il se contenta de ce que lui dirent le père et la mère : qu’il n’était pas prudent de ménager un mariage de si loin ; quant à l’affaire des lettres, qui était pour nos amants l’importante, il n’y toucha point. En sorte qu’il recommanda plus fort que jamais à Mélie de se résigner, d’attendre, et de remettre toutes choses aux mains de Dieu.

Tel n’était pas l’avis de la fillette : elle mourait d’envie, au contraire, de s’aider elle-même ; mais que pouvait-elle ? Une bonne amie, quelque peu avisée, qui eût fait causer le père Bénot, car il n’y mettait point, quant à lui, de méchanceté, eût deviné le fond de l’affaire ; mas cela n’arriva point.

Dans leur village, les Chérin ne voyaient que fort peu de monde, et Mélie se renferma chez elle avec son chagrin. Il n’y à pas tant de gens, d’ailleurs, qui prennent intérêt aux affaires des autres, si ce n’est pour en jaser.

On dit seulement : C’eût été merveille si, le fils parti, les Bénot avaient continué de choyer Mélie. On s’occupa de blâmer, non de consoler ou d’aider. De temps en temps, quand Mélie traversait la ville, on remarquait sa tristesse et sa pâleur.

— Eh la pauvre ! disaient les femmes, elle prend cela trop à cœur.

— Bah ! ça passera bien, répondaient les hommes ; il ne s’agit que de trouver le consolateur.

Et plus d’un garçon voulut éprouver s’ils disaient vrai. Mais la triste Mélie les écartait d’elle si doucement, et avec de grands yeux si surpris de leur idée, qu’ils n’osaient plus lui parler.

Pourquoi Baptiste n’écrivit-il point directement à sa fiancée, au lieu de faire passer les lettres par les mains de ses parents ? C’est qu’il ne lui vint pas l’idée de se défier de sa mère, pour laquelle il était aimant et respectueux. La Bénotte eut soin, d’ailleurs, de lui donner des soupçons contre Mélie, dont il fallait bien expliquer le silence de quelque façon.

Mélie écrivit une seconde fois, mais à la même fausse adresse ; et, ne recevant point de réponse, elle se dit que c’était fini ; que, si impossible et abominable que cela fût, Baptiste l’avait abandonnée. Sa fierté désormais lui reprochant d’en avoir trop fait, elle n’essaya plus de rien. Une langueur la prit, et enfin la fièvre, qu’elle eut tous les jours, mais sans en rien dire ; parce qu’elle songeait secrètement, avec joie, qu’elle en pourrait peut-être mourir.

Cependant, le tailleur ne perdait point de vue son idée. Il faisait politesse au père Chérin, lui payait bouteille, et fit tant qu’il le décida, moyennant crédit, à se faire faire un habit complet, ni plus ni moins qu’un propriétaire. Pour être juste, il faut dire que ce n’était pas sans besoin. La veste et la culotte du-père Chérin n’avaient pas, comme on dit, le premier morceau, et n’étaient plus formées que de petits carrés de toutes les couleurs, plaqués les uns sur les autres ; dont les plus vieux bâillaient à la peine, tandis que les neufs, solides et brillants de teint, s’étalaient glorieux à côté. Mais enfin, la Chérin, bonne ménagère, trouvait toujours quelque morceau à remettre par-dessus celui qui s’en allait, et les vêtements ainsi petassés n’en sont, comme on dit chez nous, que plus chauds. Un père de famille n’a d’ailleurs pas besoin de tant farauder, et avec sa blouse de coton, qui recouvrait tout le dimanche, le père Chérin avait encore assez bon air. Toutefois, sur les instances du tailleur, il consentit à se faire faire un habillement à crédit, et il l’eut juste le jour où Mélie tomba malade ; car, à force de travailler avec la fièvre, sans se soigner, ne mangeant et ne dormant guère, il fallait bien qu’elle arrivât au bout de ses forces. Un jour donc, ses jambes refusèrent de la soutenir et elle se coucha, croyant ne jamais se relever : et vraiment elle fut bien mal pendant plus d’un mois. Je la vois encore, les dents serrées, ne prenant aucune nourriture, l’œil mort, et n’ayant plus la tête à ce qui se passait autour d’elle. Ce fut peut-être ce qui la sauva. L’esprit parti pour on ne sait où, le pauvre corps, lui, ne demandant qu’à vivre, se ranima, et jeunesse aidant, la mort lâcha prise. Mais lorsque la connaissance lui fut revenue, Mélie regretta de se voir encore de ce monde. Elle fut tout le restant de l’hiver à se remettre, et si pâle, si triste, qu’à la voir seulement on avait le cœur navré.

Pourtant, quand les vents doux et chauds soufflèrent des montagnes, que les ruisselets grossis se mirent à courir, et que les petites fleurs se montrèrent d’abord à l’abri des haies, puis dans les bois et les prés ; quand les arbres, du haut en bas, furent tout parés de verdure, et que la fleur des pommiers s’épanouit, les roses revinrent aux joues de Mélie, en même temps qu’aux églantiers. Si le chagrin est une force, la jeunesse en est une aussi, et comme celle-ci vient de Dieu, il n’est pas étonnant qu’elle soit plus vigoureuse que l’autre et prenne le dessus.

La misère, pendant ce temps, était chez les parents de Mélie. Eux qui avaient déjà tant de peine à passer l’hiver, la maladie de leur fille les avait réduits au dernier lard ; outre la perte du gan qu’elle faisait avec son aiguille, il avait fallu recourir au médecin et au pharmacien, puis, faire un peu de bouillon, acheter du pain blanc et cent petites choses, qui sont grosses pour les pauvres gens. Ça n’empêcha point que le père Chérin ne restât sans ouvrage pendant deux mois. De manière que, sans le tailleur, qui se fit leur bon ami et leur prêta de l’argent, le pain aurait manqué dans la huche, en dépit de toutes les rangées de dents, bien belles et bien blanches, qui ne manquaient au logis. On ne pouvait s’empêcher d’avoir grande obligation au tailleur ; il allait chez eux maintenant, tous les dimanches, et le monde voyait bien ce que cela voulait dire. Mélie était la seule à n’y pas penser.

Un dimanche, qu’elle état assise sur le coffre, toute songeuse, comme d’habitude, le tailleur vint s’asseoir près d’elle, essaya de la faire causer, et tout d’un coup l’embrassa. Mélie se recula vivement, et le regardant en colère le menaça d’un soufflet. Mais il ne fit qu’en rire et la mère Chérin gronda Mélie. Le soir, quand ils furent seuls, en famille, | devant le foyer, les parents commencèrent l’éloge du tailleur, et comme quoi c’était un homme sage, économe, rangé, possédant tel morceau de terre ici, tel autre là, tant d’aunes d’étoffe, tant de mobilier, plus quelques créances, et ajoutant que c’était un bonheur pour Mélie qu’il la voulût bien, qu’elle serait riche et heureuse, et pourrait dans le besoin leur venir en aide.

Ces discours-là causèrent à la pauvre fille autant de surprise que de chagrin ; car elle avait perdu toute idée de se marier, et dès l’abord elle ne sut que pleurer et protester, jurant la chose impossible. Mais tant et tant ils y revinrent chaque jour, et à tout moment, tantôt la priant, tantôt se fâchant, qu’elle ne savait plus que leur répondre.

Au tailleur, quand il lui parla, Mélie dit tout franchement qu’elle ne voulait point se marier, et prendrait plus volontiers la rivière pour lit de noces. Il fit le fâché, sans y renoncer pourtant ; car ces gens-là, égoïstes, qui vivent tout seuls en eux-mêmes, le vouloir des autres n’est rien pour eux.

Il s’y prit alors d’autre sorte, demanda son dû au père Chérin et menaça de l’huissier. Ayant son billet, il pouvait faire vendre la maison. En ce temps-là, Baptiste venait de partir pour la Crimée. Mélie, assurément, ne comptait plus sur lui ; mais ce grand éloignement les séparait encore plus, et l’on disait, ce qui n’arriva que trop, que de ceux qui partaient il n’en reviendrait guère. Tourmentée par ses parents, voyant leur misère et pouvant sauver leur bien, lasse à la fin de lutter contre tout le monde, et n’ayant presque plus souci d’elle-même, la pauvre fille céda, et se laissa marier.

Les Chérin virent bientôt à quel gendre ils avaient affaire. Ils avaient compté sur la remise du billet, mais point. Il laissa même à leur charge tous les frais de noce, qui, d’après la coutume, se font par moitié ; puis, les intérêts n’en coururent que de plus belle et si bien qu’en faisant le jardin de son gendre tous les ans, sans même y trouver un morceau de pain, le pauvre père Chérin n’en put attraper le bout. Pour Mélie, elle était surveillée de si près qu’elle ne pouvait rien donner aux siens, et que pas un liard ne passait entre ses mains qu’elle n’en dût rendre bon compte. En outre, sachant bien que sa femme ne l’aimait pas, le tailleur était grandement jaloux. Sans cesse, il lui faisait reproche de sa tristesse et s’en fâchait parfois jusqu’à la brutaliser, puis après, comme il était toujours affolé d’elle, c’était plus d’amitiés qu’elle n’aurait voulu. Elle essaya pourtant, en femme qui sait son devoir, de vivre bien avec lui et même de l’aimer un peu ; mais c’était une trop vilaine âme pour qu’elle y pût trouver joint avec la sienne ; et quand elle le voyait, toujours ladre et chicaneux, faire aux autres mille avanies, et la gêner elle-même en tout, elle ne pouvait s’empêcher de le haïr.

Elle eut en quatre années deux enfants conçus à regret, deux garçons, qui n’étaient ni beaux ni gentils, mais qu’elle aima pourtant, après les avoir pendus à son sein et endormis sur ses genoux.

Un jour, qui était le septième anniversaire depuis le départ de Baptiste, Mélie étant au lavoir, car avec le soin de ses deux petits, elle était forcée de suffire à tout l’ouvrage, elle vit arriver la Bénotte, chargée d’un petit paquet et de sa cassette[4]. Ces deux femmes, naturellement, n’aimaient point à se rencontrer et s’écartaient toujours l’une de l’autre. Cette fois, la Bénotte ne s’éloigna point ; au contraire, elle posa sa cassette près de Mélie, et souhaita le bonjour, ce que lui rendit Mélie, sans un mot de plus.

La Bénotte alors, ayant déplié son linge et l’ayant plongé dans l’eau, se mit à le savonner, en poussant de grands soupirs. Ça ne regardait point Mélie, qui ne fit pas semblant de s’en apercevoir ; mais la Bénotte en vint à verser de grosses larmes et à gémir si fort, que Mélie ne put s’empêcher de lui demander si elle était malade.

— Hélas ! dit la Bénotte, Je le voudrais être et mourir, tant de chagrin j’ai !

Sur cela, Mélie ne répondit rien ; mais devint toute pâle, et ses mains, qui tordaient une petite robe, la laissèrent aller, car elle avait reçu, comme un coup, l’idée que Baptiste n’était plus.

— Hélas ! poursuivit la Bénotte, que dirai-je à mon garçon qui va revenir ? Il me maudira et ne voudra plus m’appeler sa mère. Bien sûr, j’ai eu tort ; mais la plus grande faute en est à celui qui m’a conseillée. Ah ! pourquoi l’ai-je cru ? Nous serions à présent tous dans la joie. Nous préparerions vos noces, et mon garçon serait heureux, et resterait avec nous. Tandis qu’il est toujours affolé de chagrin, ne se pouvant consoler de toi, et qu’il veut à cause de ça quitter le pays.

Mélie regardait cette femme, qui lui disait de telles choses, en pleurant et se lamentant, avec tant de sincérité, qu’il fallait la tenir pour folle ou la croire. Un moment, la jeune femme se dit bien qu’il valait mieux pour elle ne plus penser à ces choses ; mais elles lui tenaient trop au cœur, elle questionna donc la mère de Baptiste. Celle-ci, ne demandant qu’à parler, raconta sa vilaine action, la rejetant le plus possible sur le tailleur, et finit en disant qu’elle avait cru que Baptiste se consolerait, et qu’il aurait pu se marier avec une femme riche ; mas non, il était resté le même, bien que croyant être trahi par Mélie ; sa dernière lettre, qu’ils venaient de recevoir, et qui annonçait son retour, disait en même temps qu’il ne passerait qu’un mois à Treignac, voulant seulement les revoir et les embrasser ; puis, qu’il s’en irait ailleurs travailler de son métier, ne pouvant se résigner à voir sous ses yeux Mélie devenue la femme d’un autre.

Assurément, la Bénotte eût mieux fait de tenir sa langue que de venir troubler l’âme de cette pauvre femme, après lui avoir gâté sa vie. Mais il y en a comme cela chez nous, qui parlent sans rime ni raison, et disent du mal d’elles-mêmes, plutôt que se taire. Et puis, craignant la colère de son fils, elle voulait prier Mélie de ne lui rien dire, sachant bien que le moindre mot entre eux expliquerait tout. Ce n’est pas chez nous comme à la ville, où les gens qui ont des reproches à se faire ne se voient point. Ici, on se rencontre un peu partout, forcément, et la Bénotte devait bien penser que, vif et liant comme était son fils, il ne manquerait l’occasion de décharger son cœur vis-à-vis de Mélie. Le plus clair de tout enfin, c’est que cette femme-là, quoique rusée pour ses intérêts, était bête comme un pot et bavarde comme une pie. Les créatures de cette sorte font toujours de ces choses dont on dit après : Ça n’est pas possible ! — Vraiment non, si ce n’est que la chose est telle, et qu’elle s’est arrangée dans leur pauvre tête de cette façon-là.

Je vous laisse à imaginer ce que ressentit Mélie en apprenant que Baptiste l’aimait toujours et qu’il était malheureux pour l’amour d’elle ; elle, mariée à ce vilain homme qu’elle n’aimait pas, que maintenant elle avait bien le droit de haïr, et qui cependant était le père de ses deux petits enfants ! Et Baptiste allait revenir ! et ils allaient se revoir ! Elle n’eut pas le courage de répondre à la Bénotte ; sans savoir ce qu’elle faisait, elle se releva, prit son linge à moitié lavé sur son bras et s’en alla ; mais au lieu de monter la côte vers Treignac, elle prit de l’autre côté, comme si elle eût voulu retourner chez ses parents, et quand elle fut auprès du fourré qui garnit les bords de la rivière, elle y entra, comme autrefois, jusqu’au plus profond, et là, se laissa tomber sur la même pierre, les mains jointes, le cœur si plein de transports qu’elle ne savait plus où elle en était, et le sang li battant si fort aux oreilles qu’elle n’entendait rien, pas même la Vézère, toute rejaillissante sur les roches à cet endroit.

Elle n’était pas venue là depuis qu’elle était mariée. En regardant autour d’elle, en reconnaissant tel arbre, tel genêt, telle ondulation de terrain, elle y retrouvait comme accrochées les pensées qu’elle avait eues autrefois ; et toutes les tendres et jolies choses que Baptiste lui avait écrites et qu’elle était venue lire dans ce lieu ; elle les avait cent fois répétées devant ces rameaux, ces insectes et ces mousses, qui les avaient retenues. Et comme c’était à la même époque de l’année, il y avait encore les mêmes petites fleurs, des clochettes bleues, des pois roses, qui du même air semblaient gentiment la regarder, hochant la tête sous des souffles d’air. Vraiment égarée, la pauvre ! elle se mit à leur dire en versant des larmes : — Oh ! que J’étais heureuse alors, même dans mon chagrin ! Car j’étais libre de ma personne et tout pouvait être réparé ; mais à présent, ma honteuse misère est sans remède, et il n’y a de salut pour moi que la mort !

En même temps, elle ne pouvait s’empêcher de penser à la rivière, qui, d’en bas, semblait l’appeler. Et même elle se leva, prise d’une folle curiosité, pour voir au moins Veau blanche sur les roches : elle n’avait ni le pied solide, ni la tête à elle, et Dieu sait ce qui serait advenu, si la pensée de ses petits, qu devaient être réveillés à cette heure et avoir besoin d’elle, ne lui était venue. Elle dit même avoir senti comme une main, qui la trait derrière, par sa robe, et avoir entendu contre son oreille une voix lui souffler ces mots : — attends seulement !

Le lieu était si parlant, et sa peine était si grande, que Mélie ne douta point que quelqu’un ne voulût l’aider ; et, vraiment toutes ces pauvres créatures du bon Dieu semblaient prendre part à sa tristesse. Le vent la caressait doucement ; de beaux rayons venaient danser autour d’elle ; des branches s’inclinaient de son côté ; un roitelet, à l’œil vif et tendre, vint tout à ses pieds, tandis qu’une pie, grimpée sur un petit chêne, glosa longtemps, en haussant la queue, sur tout ce qu’on avait fait, et que le grillon, de toute la force de son gosier, chantait pour endormir le souci de la désolée. Il n’y réussit point ; mais elle sortit de là pourtant un peu plus forte, et comptant vaguement sur un peu d’aide, dont elle avait tant besoin.

C’est une croyance bien ancienne, qu’il y a dans l’air, dans l’eau, dans la terre, dans le feu même, enfin partout, des lutins qui s’intéressent aux affaires des hommes : les uns doux et gentils, aimant à rendre service ; les autres malins et jouant de mauvais tours. En fait, rien qu’à voir la physionomie de toutes choses, il serait fou de s’imaginer qu’il n’y a de pensée qu’en nous. Le chat, l’oiseau, la mouche, tout ce qui va quelque part, a son idée. Les arbres d’un lieu ne sont point les arbres d’un autre ; ceux de mon jardin me sont comme apparentés, et me disent quelque chose de familier quand je les regarde. Partout enfin, il y a de l’âme, peu ou prou, selon l’idée du bon Dieu ; et que chaque chose ait la sienne, petite ou grande, c’est ce qui, pour les gens de sens, ne fat point de doute. Il y a donc aussi, dans les airs et dans les eaux, dans les rayons du jour et dans les ombres du soir, comme dans les ténèbres de la nuit, des habitants de ces choses-là, qui sont d’une matière plus fine que la nôtre ; c’est la raison pour laquelle nos yeux ne les volent pas ; mais nous les sentons par l’âme, quand nous avons le temps de rêver.

Pour moi, lorsque je m’assieds le soir après souper sous mon vieux poirier, je ne suis pas longtemps à entendre, si je suis seule, toutes sortes de faufilements et de grattements. Ce sont les petites gens de l’ombre qui s’amusent, et ils savent bien que je n’ai point envie de les déranger. Quant aux esprits qui brillent dans la lumière, ou qui passent dans la tempête, ceux-là sont forts et puissants, et ce fut l’un d’eux sans doute, ou plusieurs, qui prirent à cœur le sort de Mélie.

— Ne souriez donc pas ainsi. Vous ne savez que ce qui se passe dans les livres.

M’est avis que les secrets du bon Dieu et de la nature n’y sont pas tous. Et puis, faut-il venir me demander mes histoires si vous êtes résolu de les mépriser ?

Je me hâtai de protester contre cette dernière supposition, et Je réussis à calmer les susceptibilités de la Chambelaude, qui reprit ainsi :

Quand Mélie rentra chez elle, depuis longtemps les petits étaient réveillés, et le tailleur, en grande colère, demanda d’où elle venait.

— Je viens de causer avec la Bénotte, répondit-elle, et elle m’a conté comment vous m’aviez volée à mon vrai mari.

Qui fut là-dessus penaud ? ce fut le vilain homme ; et il la vit si méprisante, si décidée à tout, dans l’horreur qu’elle avait de lui, qu’il finit par lui demander en grâce de ne dire mot à Baptiste, et de ne point l’empêcher de quitter le pays, moyennant quoi lui ferait tout pour la rendre heureuse. Mais il n’en put obtenir d’autres paroles, sinon qu’elle soignerait les petits en bonne mère, et qu’elle connaissait son devoir. Il l’aurait bien battue ; mais elle ne s’en souciait, et voyant cela il ne le fit pas.

Quelques jours après, Baptiste était de retour. Il y avait seulement la longueur d’une rue entre la maison des Bénot et celle du tailleur ; je vous laisse à imaginer ce que ressentaient nos pauvres gens, quand ils venaient à passer l’un devant l’autre. La première fois ils voulurent bien se saluer, comme on doit toujours faire entre connaissances, mais la voix leur manqua dans le gosier, et les jambes leur tremblaient si fort qu’ils eurent seulement grand’peine à pouvoir s’éloigner chacun de son côté.

Ce n’était point ainsi qu’ils avaient imaginé se revoir, quand ils s’étaient quittés, avec tant de confiance et de chagrin, lui, la serrant sur son cœur, et si bien la croyant sienne. Ces sept années ne lui paraissaient alors qu’un long moment à passer, entre l’étreinte de l’adieu et celle du retour. Et maintenant… Baptiste par moments n’y pouvait croire. Au lieu de prendre son parti de ce qui était advenu, plus il se remettait à vivre comme autrefois, dans le même air et les mêmes coutumes, plus son cœur se reprenait à la vie passée, — plus il aimait Mélie et plus il lui en voulut. Il sentit bien, dès les premiers jours, que c’était trop d’un mois à rester là, pour sa pauvre tête ; mais il voulait, avant de s’en aller, parler à Mélie, et lui reprocher tout le mal qu’elle lui avait fait. En sorte, qu’après l’ébranlement des premières rencontres, il se raffermit de tout son courage, et chercha le moyen de la rencontrer.

Il eut remarqué bientôt qu’elle allait, vers dix heures, chaque jour, attacher sa chèvre parmi les ruines du château. Rien de plus facile que de se cacher dans les fouillis de vieux ifs, de ronces et de noisetiers qui remplissent les anciennes cours, et c’est ce que fit Baptiste. Il arriva là, d’en haut, par des sentiers qu’il connaissait de jeunesse, et sans que personne l’eût vu. Si le cœur lui battait, vous le pouvez bien penser. Il attendit tout tremblant, et pourtant ne pouvant croire que Mélie viendrait jamais.

Elle vint cependant, et, qu’on explique cela comme on voudra, bien qu’elle ignorât la présence de Baptiste, le premier regard qu’elle jeta vint précisément se poser sur la touffe où il était ; et elle se sentait le cœur tout étrange, sans savoir pourquoi. Puis, elle noua la corde de la chèvre autour d’une branche d’if, et quand ce fut fait, au lieu de s’en retourner tout de suite, elle pencha la tête sur sa poitrine et resta là debout, en plein soleil, comme une personne dont l’idée est ailleurs qu’avec son corps. Baptiste, qui ne l’avait pas vue depuis si longtemps, du moins à son aise, Car il n’avait osé, dans leurs rencontres, la regarder que du coin de l’œil, ne pouvait se lasser de la contempler. Il la retrouvait la même, sauf un regard profond et triste, et une grâce languissante, qu’il ne lui connaissait pas. Elle avait aussi la tulle un peu plus ample ; les plis du fichu croisé sur son sein s’étaient élargis et gonflés, comme les pétales d’un bouton qui s’épanouit. Baptiste remarqua cela, et songeant que c’étaient les caresses d’un autre qui lui avaient ainsi changé sa Mélie, il grinçait des dents et fermait les poings avec fureur. Pourtant, il ne pouvait se lasser de la regarder. La chèvre, voyant sa maîtresse ainsi toute songeuse, ce que les bêtes ne comprennent point, vint, la poussant de la tête, chercher quelque croûte dans les poches de son tablier. Mélie alors, comme réveillée, distraitement la caressa, et s’éloigna quelque peu, mais lentement ; et de temps en temps elle soupirait du plus profond de son cœur, pensant à celui qu’elle ne savait pas si près d’elle. En passant, elle arracha quelques feuilles des noisetiers derrière lesquels se trouvait Baptiste, et les éparpilla au vent en petits morceaux. Et tantôt elle baissait la tête en soupirant, tantôt, la relevait, fixant son regard en haut, comme si elle en appelait à Dieu des choses de ce monde. Il lui retrouvait là ses petites manières d’autrefois, dont il était affolé, outre quelque chose de plus qu’il ne pouvait dire, mais qui la rendait encore plus aimable. L’amour et le chagrin lui dévoraient l’âme ; il en eût crié de rage ; la voyant enfin s’éloigner de plus en plus, il sortit de sa cachette brusquement.

Au bruit qu’il fit, Mélie retourna la tête, et en le voyant faillit crier ; mais elle porta seulement la main à son cœur et se tut en pâlissant.

Il s’avançait vers elle ; comme c’était dans un endroit découvert, elle eut peur qu’on le vit, et marcha vers un fourré, en lui faisant signe de la suivre. Il la suivit, en effet, tout en l’accablant de reproches, furieux, tremblant et comme fou. Mais elle semblait ne pas l’entendre, et seulement quand ils furent derrière les noisetiers, elle se retourna :

— Je voulais, moi aussi, te parler, Baptiste, lui dit-elle, et je te remercie de m’avoir cherchée, quand même tu me crois traîtresse envers toi. Je n’ai jamais cessé de t’aimer, et, de cœur, je mourrai tienne. On nous a volé à tous deux notre croyance. Je n’ai jamais reçu que deux lettres de toi, les deux premières ; les autres, par le conseil du tailleur, qui voulait m’avoir pour femme, ont été brûlées ; on m’a fait croire que tu m’oubliais. Je t’ai écrit, ensuite de cela, deux fois, et n’ai point eu de réponse, et tes parents m’ont chassée de leur maison. De tant de peine j’ai failli mourir ; quand la santé du corps m’est revenue malgré moi, je n’étais point encore tout à fait vivante, car je n’avais souci de rien sur la terre, me croyant délaissée par toi ; et c’est alors que pour obéir à mes parents et sauver leur bien, je suis devenue la femme du tailleur. Tu as droit de me mépriser, quoique ce ne soit pas par ma volonté que je t’ai trahi ; j’ai voulu te le dire, pour au moins soulager ton cœur de ce côté-là. Et maintenant, Baptiste, il nous faut nous dire adieu pour tout le temps que nous serons en ce monde. Réponds-moi seulement un mot d’amitié, qui soit un adoucissement à ma grande misère, et que Je puisse garder en mon souvenir.

Baptiste était si renversé de tout ce que lui apprenait Mélie, que sa figure seule disait ce qui se passait en lui, et qu’il fut un temps avant de pouvoir répondre. Enfin, il prit les mains de Mélie, comme pour l’empêcher de partir, et se mit à lui débiter tant et tant de choses, qu’il semblait qu’il voulût se décharger de tout ce qu’il avait gardé sur le cœur depuis si longtemps. — Elle l’aimait donc toujours ! Ils s’étaient toujours aimés ! Tout ce qui s’était passé n’était que traîtrise et tromperie ; le vrai de la vraie vérité, c’est qu’ils étaient les mêmes qu’auparavant, qu’ils avaient même cœur et même volonté : ainsi donc, maintenant qu’il avait retrouvé son bien volé, il avait sûrement le droit de le reprendre, et Mélie allait le suivre à Paris, bien plus loin s’il le fallait.

C’est ainsi qu’il finit, et en la priant à mains jointes, comme on prie le bon Dieu ; mais elle répondit en baissant la tête :

— Ne sais-tu pas que j’ai deux enfants ?

C’était une bien bonne raison ; mais qui n’était faite pour le consoler, et il s’emporta là-dessus de telle colère, qu’il fit peur à la pauvre femme. Même, il la traita mal de paroles, et jura qu’il tuerait le tailleur avec son sabre, et se ferait ensuite de grand cœur guillotiner. Puis enfin, à bout de folie, il se mit à pleurer, et se roula par terre aux pieds de Mélie, et la pria d’avoir compassion de lui, qui n’aimait qu’elle seule au monde, et avait tant souffert à cause d’elle que c’était pitié !

Certes, ce ne fut point à cause du tailleur que Mélie ne céda pas, quand son amour parlait aussi haut que celui de Baptiste ; mais elle avait trop de cœur et de bon sens pour abandonner ses deux petits. Elle fit donc, d’un grand courage, l’effort de résister au chagrin de son ami, et toutes les bonnes paroles qu’elle put imaginer pour le rendre plus calme, elle les lui dit. Malheureusement, il n’y en avait qu’une seule qu’il voulût entendre, si bien que, lasse à mourir de lutter ainsi contre lui et contre elle-même, elle lui fit enfin ce reproche :

— Tu ne penses qu’à ta peine, et me la fais cruellement expier. Cependant, ma part à moi est grandement plus lourde. Tu ne sais ce que c’est que de vivre aux côtés d’un homme qu’on ne peut amer. Hélas ! si je l’avais su ! Ma faute a été durement payée. À présent, Je ne veux plus m’empêcher de le haïr, et j’aurais horreur qu’il me touchât seulement la main ; mais, quand je croyais encore lui devoir quelque amitié, que de tristesses j’ai endurées ! Oui, quand on a dans le cœur l’amour d’un homme, il n’en faut point épouser un autre, et mon père et ma mère, qui eussent dû me diriger pour le bien et m’avertir, m’ont, au contraire, fait commettre un grand péché. Maintenant que je le déteste, et ne puis seulement l’envisager, il me faudra cependant passer ma vie à l’aider et le servir ; et quand je regarde mes deux enfants, si je viens à trouver en eux quelque trait de sa ressemblance, il m’en faut détourner la vue, de peur de ne plus les aimer comme miens. Adieu donc ! va, et laisse-moi ! le bon Dieu m’a maudite ; je suis condamnée. Fais-moi seulement la grâce de te consoler, afin que je n’aie point ton malheur à me reprocher en plus du mien. Quitte le pays le plus tôt possible, comme tu l’avais décidé sagement, et quand tu seras loin, tâche d’aimer une autre femme et de pouvoir être heureux. Seulement, n’en épouse aucune que tu ne l’aimes bien.

Alors, voyant que les ombres étaient devenues petites, et que le soleil venait les trouver entre les feuillées, elle pensa qu’il allait être midi, que les enfants l’attendaient, et, répétant son adieu, elle voulut partir. Lui, qui ne pouvait se décider à la perdre, il la saisit dans ses bras, comme pour la retenir de force. Mélie le regarda, sans même le repousser, et dans ce regard, il la vit si désespérée, qu’il la laissa aller, sans lui rien dire de plus. Peu de jours après, il quitta Treignac, laissant les gens de chez lui bien tristes, et sa mère si chagrinée, qu’elle ne faisait que gémir. Mais elle avait son dû, m’est avis, et bien gagné.

Quelques jours après, c’était la foire à Lonzac, la plus belle foire du canton, où tous les gens de chez nous se rendent pour acheter, qui du drap, qui de la toile, ou bien encore, vache, âne ou cochon (sauf votre respect). Beaucoup même n’y vont que pour acheter du fil, ou des galons, et souvent il leur arrive de les acheter aux marchands de Treignac, lesquels portent là-bas leurs boutiques. Et vous diriez vraiment que ce n’est pas la peine de se déranger ; mais il faut que vous sachiez que ce qu’on achète au loin est toujours plus beau, et puis ce sont là toutes nos fêtes, à nous autres, gens de campagne, C’est une, deux, trois lieues à faire, dans la poussière ou la boue, le matin, et derechef le soir ; c’est une journée de travail perdue, le plus souvent sans aucun profit, et sans compter la dépense, qui se monte toujours à quelques sous ; mais, que voulez-vous ? on a mis sur soi ce qu’on avait de plus beau ; on s’est pavané ; on s’est regardé passer les uns les autres ; on a revu de vieilles connaissances ; on a contemplé les belles choses dorées et peinturlurées des marchands, et s’il s’est trouvé là quelque charlatan, ou bien quelque comédie, avec une grosse caisse qui bat d’un côté, pendant que le violon fait aller les danses… Ma foi ! ça vous achève de griser les gens, et l’on revient de là tout joyeux et tout rafraichi. Car enfin, c’est là un jour qui ne ressemble pas aux autres, et, tels que le bon Dieu nous a voulu faire, il nous faut entre temps quelque changement.

Quoique le tailleur fût un grippe-sous, acharné à sa journée, et se piquant les yeux à nuit close, plutôt que de perdre un point, il ne manquait jamais cette foire, ni bien d’autres, y trouvant toujours, soit quelque nigaud à duper, soit quelque vieux restant de boutique, dont il s’accommodait à bon marché, pour le revendre cher et comme neuf à ses pratiques. Le tisserand Bénot n’y manquait non plus, et il devait ce jour-là reporter une pièce de toile, pour laquelle faire la maîtresse de l’auberge de Lonzac lui avait donné, quatre mois auparavant, cinquante livres du plus beau fil.

Il est bon de vous dire que chez nous les tisserands et tailleurs ont fort piètre renommée, non qu’on méprise tel ou tel pour son état, quand c’est honnêtement qu’il l’exerce ; mais les langues s’en donnent à cœur-joie sur les rognures de drap et les pelotons de fil, sans toutefois que cela tire trop à conséquence. Toujours est-il vrai que les tisserands ne sèment guère de chanvre, et qu’un habit coupé chez le tailleur demande plus d’étoffe qu’il n’en faut à la maison. Vous me direz : chaque état a ses coutumes, aussi bien que chaque pays. Je n’en disconviens pas ; j’accorde également que bien des gens, parce que c’est la coutume, ne croient pas mal faire ; cependant, ce qu’on fait en cachette ne porte jamais profit ; témoin ce qui arriva.

Bénot le tisserand et Rufin Marquet, le tailleur, se rencontrèrent donc à Lonzac le jour de la foire : l’un, venant rapporter sa toile à la maîtresse de l’auberge, l’autre, venant prendre mesure d’un pantalon au mari. Pour tout dire, la maîtresse de l’auberge ne reconnut pas son fil et prétendit que la toile aurait dû être plus fine. On se fâcha le matin ; on finit par se raccommoder le soir, et, en fin de compte, l’aubergiste paya bouteille à Bénot et au tailleur, ainsi qu’à un troisième de Treignac, Jeannot, le berger, dont il avait acheté de la laine. D’où venait cette laine ? L’histoire n’en dit rien ; besoin n’est d’en chercher si long et de regarder de trop près aux choses de ce monde. Il suffira de vous avertir que, pareillement aux tailleurs et aux tisserands, les bergers ne sont point en odeur de sainteté, pour ce qui est du respect du bien d’autrui.

Nos trois gens donc, assez assortis comme vous le voyez, firent fête au vin de l’auberge, d’autant plus qu’il ne coûtait rien, et même, par une plaisanterie, qui n’est point rare chez nous, l’aubergiste les ayant quittés, pour aller servir quelques arrivants, ils accrochèrent au passage des bouteilles demandées ailleurs, et s’en allèrent en tricotant[5], sans prendre congé, bien contents d’eux et de leur malice, et laissant le garçon de l’auberge débrouiller ses comptes comme il pourrait.

Ils n’avaient alors plus rien à faire à la foire, qui d’ailleurs finissait ; chacun d’eux avait, dans sa poche, ou dans son bissac, ce qu’il rapportait à la maison, moins une pièce de drap que le tailleur avait achetée, mais qu’il avait mise dans la charrette d’un de nos marchands.

La nuit tombait ; ils avaient deux bonnes lieues à faire, par des chemins de montagne taillés en casse-cou. Ils partirent donc ainsi, tous les trois ensemble, devisant gaiement. Ce n’est pas que le tailleur n’eût au fond bien souci du grand mépris que lui marquait sa femme ; mais il n’en voulait rien laisser paraître, et le vin, dit-on, chasse l’ennui. Pour Bénot, son fils n’était parti que depuis trois jours ; mais la tendresse, comme on sait, n’étouffe point les hommes ; il chantait donc à tue-tête, tout en zigzaguant un peu.

Cependant, quand ils furent à moitié chemin, la nuit s’était faite si noire, qu’ils commencèrent à ne plus se sentir de si bonne humeur. Ils ne rencontraient plus personne ; le temps était à l’orage, et de temps en temps brillait un éclair, après lequel on n’y voyait goutte ; ils marchaient comme à tâtons. L’ennui commença de s’emparer d’eux ; leur caquet tomba, et bientôt ils n’ouvrirent la bouche que pour jurer de temps en temps, quand ils trébuchaient.

Ils étaient arrivés, tant bien que mal, au pied de la colline, quand, à la lueur d’un éclair, ils aperçurent bien distinctement, sur le chemin, un fer à repasser, pareil à ceux dont se servent les tailleurs. Pour notre liardeur, Rufin Marquet, toute chose trouvée était de bonne prise, et il oubliait volontiers de s’enquérir du propriétaire ; il ramassa donc le fer prestement ; c’était un des plus grands qu’on pût voir, et d’une pesanteur telle que le tailleur en fut étonné ; mais il pensa que la chose tenait surtout, peut-être, à ce que lui-même était fort las.

Un peu plus loin, le tisserand se heurta contre quelque chose d’abord, il crut que c’était un morceau de bois, et il enjambait l’obstacle, quand la lueur d’un nouvel éclair vint lui montrer que c’était une pièce de toile : une pièce assez petite, mais fine et belle comme si elle eût été faite avec le fil même de l’aubergiste de Lonzac. Son premier mouvement fut de la charger sur son épaule, tandis que, jaloux des trouvailles de ses compagnons, le berger prétendait l’avoir aperçue le premier. Toutefois, la querelle ne dura guère, car, un instant après, le Jeannot entendait à sa gauche un bêlement, et se dirigeant de ce côté, il vit un agneau, de couleur bure, qui, le museau tendu vers lui, semblait l’appeler.

— Voilà une bonne aubaine ! s’écria-t-il tout joyeux. Il paraît que plus d’un est revenu de Lonzac, ce soir, la tête lourde et le pied tremblant, pour qu’ils aient ainsi semé leur bien le long de la route. Or à, vous autres, il n’est besoin de parler de nos trouvailles ; ce qui tombe dans le fossé est pour le soldat.

— Ma foi, dit le tailleur, pour un méchant fer que j’ai ramassé, vaut-il la peine de se brider la langue ? Vous êtes autrement partagés que moi.

Ce disant, il sortit le fer de sa poche, qui était près de crever sous le poids, et le tenant à la main, il le vit si gros et si long, qu’il crut avoir la berlue, et se dit à lui-même : J’ai trop bu d’un coup. — Cependant, il pensait en un autre coin de sa tête : Il y a là trente livres de beau fer !

Les compagnons du tailleur, voyant qu’il était jaloux, et ne manquerait pas de les ennuyer pour leurs trouvailles, firent composition. Le tisserand lui promit deux aunes de toile et le berger un des gigots de la bête, qu’ils porteraient en son logis à nuitée, le lendemain soir. Moyennant quoi, le tailleur promit le secret, et tous trois continuèrent de cheminer, comme, dit-on, larrons en foire.

Il faisait un peu moins noir. On pouvait distinguer les ornières du chemin, les joncs qui se balançaient au vent, et les roches qui, çà et là, perçaient la colline. Ils montaient maintenant au lieu de descendre, et malgré les gros nuages qui couraient au ciel, on voyait à l’horizon, vers Treignac, des clartés blanches. Mais, — était-ce vraiment qu’ils avaient trop bu, ou bien à cause de la montée, — nos gens pouvaient à peine mettre un pied devant l’autre, et se sentaient comme écrasés contre terre du poids qu’ils portaient. Au commencement, pourtant, il semblait léger. Et puis, qu’était-ce donc qu’un fer à repasser pour la force d’un homme ? Le tisserand avait porté bien des pièces de toile trois fois plus grosses que celle-ci, et le berger, en plaçant l’agneau sur ses épaules, s’était dit : — S’il a plus de six mois, c’est qu’il n’est point fort.-Eh bien ! ils ne savaient comment la chose se faisait, mais la sueur leur coulait par tout le corps, et quasiment le souffle leur manquait, en sorte qu’ils s’arrêtèrent avant d’être en haut, près de grands châtaigniers, qui garnissent le versant de la colline.

Cependant, de larges gouttes se mirent à tomber ; le vent s’éleva, sifflant dans les branches des châtaigniers, comme une personne en colère, et parfois d’un ton si aigu et si éclatant, qu’on eût dit des rires et des moqueries. Enfin, tout à coup, ils sentirent le souffle d’une chose qui passe, et virent une chouette qui, volant sans bruit, avait presque effleuré leur visage.

— Il y a ici des génies, dit le berger, qui se mit à trembler de peur, allons-nous-en vite.

Le tailleur se moqua. C’était son idée de faire ainsi l’habile et le savant, et plus d’un fait de même, par gloriole et par feintise, dès qu il a mis le nez dans les livres, ou entendu parler un bourgeois. Mais ils ne savent pas pourquoi, et n’en sont pas, au dedans, plus solides.

— Allons-nous-en, reprit le berger, et peut-être ferions-nous mieux de laisser là nos trouvailles ; car le poids dont elles pèsent ne me dit rien de bon, et ce pourrait bien être tour de lutins.

Mais Bénot ne voulut entendre à jeter sa pièce de toile, et le tailleur se moqua de nouveau du berger, l’appelant poltron, fabricant de sornettes et fable d’esprit. On sait pourtant que les gens de ce métier, qui passent les jours et les nuits dans la solitude avec leurs bêtes, ont l’oreille plus fine et les yeux plus perçants que les autres, et que même ils savent entendre le langage des choses, à preuve qu’ils sont sorciers presque tous.

Nos gens donc reprirent leur marche ; mais ce ne fut pas pour longtemps. Suant, soufflant, pouvant à peine détacher leurs pieds de contre terre, car le poids de ce qu’ils portaient devenait de plus en plus lourd, au bout de quelques minutes, ils s’arrêtèrent derechef ; et tandis qu’ils s’essuyaient le front, en regardant autour d’eux, avec des regards troublés, ils se demandèrent ensemble : — Où sommes-nous ?

Cette fois, ils n’avaient pas la voix du tout rassurée, même le tailleur ; car c’est une route bien connue que la route de Lonzac, pour ceux de chez nous ; et s’y égarer, même à nuitée, est une chose qui ne peut se faire, à moins d’être, comme on dit, dans les vignes du Seigneur, ou sous le pouvoir du malin esprit.

Nos gens donc se voyaient dans un sentier tout étroit, glissant comme sil eût été pétri de terre glaise, et qui, tracé au flanc de la colline, depuis un moment, descendait sans cesse et allait comme s’enfonçant dans une grande profondeur noire au devant d’eux. Derrière, la pente glissante et malaisée qu’ils venaient de descendre ; à gauche, le versant ; à droite, la tête de la colline, si roide qu’on l’eût dite coupée à pic. Et pour eux, le plus inquiétant et le plus étrange, c’est qu’ils n’avaient nulle ressouvenance de ce lieu ; même, ils eurent beau regarder de tous côtés les montagnes voisines, afin de les reconnaitre, ils n’en virent aucune dont la mine les pût guider ; et, cependant, ils étaient gens, tous trois, à bien connaître leurs alentours.

— Nous sommes tombés en mauvais endroit, murmura le berger, qui voulut en même temps faire un signe de croix ; mais l’agneau qu’il tenait par les pattes, de chaque côté de sa tête, lui pesait tant en arrière, qu’il eût craint en le lâchant de briser ses propres reins. — Ah ! bête de malheur ! cria-t-il. Puis il dit à ses compagnons :

— À toute force, il nous faut sortir de ce lieu. Retournons sur nos pas.

Ils voulurent donc remonter le sentier par où ils étaient descendus ; mais le poids qu’ils portaient les en empêcha, tout aussi bien que s’ils avaient eu le ciel même à soulever ; la terre empâtait leurs pieds, et glissante, les reportait sans cesse, comme sur des roulettes, à l’endroit qu’ils voulaient quitter.

— Hélas ! cria le tisserand, devons-nous laisser ici nos os ? Que deviendra ma femme, la pauvre âme ! et mes enfants ? Je promets un gros cierge à la sainte Vierge, si elle veut bien me sortir de ce mauvais pas. Et je rendrai la toile à son propriétaire, — si je le trouve, ajouta-t-il tout bas.

Ce qui fit que la sainte Vierge, comme elle entend les pensées, ne se mit point en souci de lui.

— Jetons plutôt nos charges, dit le berger. Quant à moi, je suis près de rendre l’âme, du poids que m’est cet agneau. Il y a là-dessous quelque diablerie.

Mais quand la charge entendit cela, elle se mit à peser plus fort, et plus fort encore, en sorte qu’il pouvait à peine remuer et n’osait faire effort pour la rejeter, de peur de rouler en bas avec elle.

— Il est bien clair pour moi, dit alors le tailleur, que nous avons la vue trouble et les jambes engourdies par un coup de trop. Pourtant, je ne veux perdre ma Journée de demain après celle-ci, et coûte que coûte, il faut que j’arrive chez nous ce soir. J’ai porté ce fer jusqu’ici, je ne le lâcherai point, car un sou est un sou, et perdre l’argent est un vrai péché. Or, puisque nous ne pouvons aller en arrière, allons en avant. Ce sentier, puisqu’il est sentier, mène sûrement quelque part.

Il avança donc résolûment, et ses compagnons le suivaient, quand ils entendirent un grand cri et le bruit d’un corps qui roulait en bas. Puis une voix moqueuse et grêle, qui montait en sautillant, avec un rire pareil au bruit de cailloux froissés, vint éclater à leurs oreilles, disant :

— Il m’a porté ! il m’a porté ! il s’est cassé !

Le tisserand et le berger, saisis de terreur, tombèrent la face contre terre dans le sentier. En même temps, leurs charges, se détachant d’eux, se mirent à rouler sur la pente, en criant aussi :

— Tu m’as porté ! tu m’as porté ! tu m’as porté !

Et les échos de répéter les éclats de rire des lutins, dont les voix fèlées chantèrent longtemps encore au fond du ravin leur refrain moqueur :

— Tu m’as porté ! tu m’as porté !

Voilà comment nos méchantes actions nous rendent le jouet des esprits qui habitent autour de nous, connaissant comme nous le bien et le mal, et voyant clair dans nos âmes. Et cela ne doit point effrayer les gens de bien, car les esprits n’ont aucun pouvoir sur eux, ni volonté de leur faire du mal, au contraire. Ma grand’mère en eût-elle pas un, habitant sa cheminée, qui lui allumait le feu et lui filait son fil pendant qu’elle dormait ? Ce sont, en général, de bonnes petites gens, aimés de Dieu comme nous, selon leur espèce, et qui, s’ils jouent volontiers des tours aux méchants, ne leur font pourtant pas de mal bien sérieux, sauf dans ce cas-ci, qui est rare.

Mais le tailleur, il faut être juste, l’avait mérité.

Faut-il vous finir l’histoire, qui va de soi-même ? Bénot et le berger, qui n’osaient bouger, restèrent ainsi le nez dans la boue jusqu’au grand jour, et alors ils se relevèrent, et au bout de quelques pas, reconnurent, à leur grand étonnement, qu’ils étaient près de Treignac, et que la pente était celle des Revallières.

Ayant racollé des gens qui s’en allaient à l’ouvrage, ils les emmenèrent avec eux à l’endroit où le tailleur avait dû tomber. Et là, on le trouva mort, le cou rompu, déjà roide, et n’y touchant point, on alla quérir la justice pour le relever.

C’est ainsi que Mélie fut débarrassée de ce vilain homme, qui l’avait, disait-elle justement, volée à son vrai mari. Il n’est besoin de vous dire qu’elle et Baptiste se marièrent au bout de l’année ; mais, ce qu’il faut signaler, car la chose n’est point commune, c’est que ce bonheur, tant désiré et tant attendu, ils l’ont su garder, et continuent d’être heureux.

LE DRACH


C’est une chose à remarquer, — observa la Chambelaude au début de ce récit, — que les petits gens de l’air et des eaux, les fées, le drach, les lutins, enfin, ceux d’une autre espèce que nous, lorsqu’ils s’occupent de nos affaires, prennent toujours le parti des pauvres et des malheureux contre les puissants et les riches ; et qu’ils remettent les choses dans le bon droit, donnant fortune au misérable, honneur et gloire à l’homme de rien ; faisant reines les bergères ; ne jouant de tours qu’aux méchants ; fournissant enfin sa revanche au pauvre peuple, et cela bien longtemps avant la Révolution française. C’était comme en attendant.

Vous devez avoir entendu parler du moulin de la Milatière, à près de deux lieues d’ici ? Un endroit joli, mais un peu triste. La Vézère y est plus profonde ; les coteaux plus hauts et plus roides : les uns couverts de bois, les autres pleins de rochers, où se penchent les sorbiers et les bouleaux.

Le moulin est bâti au-dessous d’un saut de quinze pieds que fait la Vézère, et la gorge est si resserrée à cet endroit, qu’en grimpant un sentier, parmi les coudriers, les églantiers et les aunes, sur de gros blocs de roches, qui s’avancent, on arrive au-dessus de la cascade, pour la regarder tomber. C’est chose belle à voir cette lame luisante, fine, un peu recourbée ; on dirait un grand hoyau. Et voilà du temps, depuis que le monde est monde, que ce hoyau bêche toujours au même endroit, de sorte que, sous l’écume blanche et tournoyante, se creuse un gouffre profond, un gouffre de mort. Nuit et Jour, et surtout la nuit, s’entend le bruit de cette eau glissante. C’est une des raisons pourquoi ce lieu de la Milatière ne ressemble point à un autre. On s’y sent pris par quelque chose, un je ne sais quoi, qui rend languissant et met dans la tête cent rêvasseries, desquelles on aurait envie de pleurer plus que de rire, et qui pourtant plaisent au cœur et vous retiennent là. C’est ce qui s’appelle un charme ; et, en effet, le drach, les lutins et les follets aiment à demeurer en lieux semblables, et il s’y passe plus de choses étranges qu’ailleurs.

L’ancien meunier s’y noya, — un vieil avare, dont les héritiers vendirent à Jean Biroux, du village voisin des Ploches, lequel, bientôt après, épousa Marianne Chalux, une belle fille toute jeune ; elle n’avait pas plus de seize ans. Pour Jean Biroux, il en avait passé trente, ayant été retardé de se marier par la conscription d’abord, et puis par une maladie qu’il avait rapportée de là-bas, ainsi qu’un coup de sabre à travers le visage. Il n’en était pas plus beau, mais il avait de l’argent ; son père lui avait laissé une somme rondelette, et c’est pourquoi les Chalux ne firent point difficulté de lui donner leur fille quand il la leur demanda, bien qu’ils fussent, eux aussi, fort à l’aise, et que Jean Biroux fût connu pour un grincheux. Mais tous les parents de la terre en sont là ; c’est toujours la même histoire ; et peut-être en sera-t-il ainsi tant que de l’argent dépendront toutes choses de la vie et la vie même, et qu’il ne suffira pas d’être fort, habile et de bon courage pour être sûr de son avenir.

La Marianne eut une chaîne d’or, de belles coiffes, des bagues, et se laissa conduire à l’hôtel d’assez bon cœur. Mais après, tout changea. Le Jean Biroux n’était ni un homme agréable, ni un bon mari. Elle, pauvre enfant, qui n’avait point eu de jeunesse, naturellement aimait la causette, le rire, la distraction, et eût bien voulu, le dimanche, se faire belle, et même danser. Avec assez de raison, pensait-elle que tous ses beaux affiquets n’avaient point été achetés seulement pour son armoire. Et pourtant, quand elle s’en parait, Jean Biroux demandait pourquoi ? s’emportait contre la coquetterie des femmes, roulait des yeux féroces et obligeait Marianne de rester à la maison. Il était jaloux.

Pendant les premières années de son mariage, souvent Marianne pleurait. Elle n’avait point d’enfants, ce qui l’aurait consolée en lui occupant le cœur. On la vit devenir triste, même un peu méchante ; mais ensuite elle s’adoucit ; les querelles cessèrent dans le ménage ; elle se montra plus douce, plus flatteuse, plus gaie ; ses joues un peu pâlies reprirent leur éclat. Les malins remarquèrent, — Mais, pour moi, je n’en sais rien, — que cela eut lieu peu de temps après l’arrivée au moulin d’un garçon meunier plus dégourdi que les autres, rusé, avenant, qui avait les bonnes grâces de Jean Biroux et lui faisait entendre tout ce qu’il voulait. Pourtant, ce même garçon ne semblait pas trop bien avec la bourgeoise ; il la remontrait quelquefois, et elle lui répliquait vertement ; mais ce jeu-là encore, les malins le trouvaient clair, et, comme il est d’usage, — bien mal à propos, il me semble, — ils riaient de Jean Biroux et louaient presque le vaurien, qui s’amusait aux dépens de sa confiance et de son honneur.

Ce garçon partit un beau jour. Un autre vint à sa place, et les mauvaises langues ne jasèrent pas moins sur celui-ci que sur l’autre ; et ce fut de même pour les suivants. Quand une fois la réputation d’une femme est entamée, c’est comme une brèche dans un mur ; cela s’élargit de plus en plus et tout y passe, les suppositions comme les vérités. Mais il est juste de dire aussi que, le premier pas fait, généralement, on regarde moins au second, et encore moins au troisième. Enfin, les propos s’en donnaient à l’aise sur la meunière de la Milatière, et, comme d’habitude, Jean Biroux ignorait la chose et portait, sans trop le sentir, la peine de son égoïsme et de ses mauvaises façons, quand, pris d’une fièvre maligne, il mourut, laissant Marianne Biroux maîtresse du moulin et l’une des plus riches veuves du canton ; puisqu’il lui avait fait donation par contrat, au cas où il mourrait sans avoir d’enfants.

Marianne avait environ trente ans ; on peut bien croire qu’elle ne pleura le défunt que par grimace. C’était alors une maîtresse femme, encore belle et de superbe embonpoint, avec des joues rouges comme les coquelicots de ses blés, des dents blanches, des yeux noirs qui brillaient comme des vers luisants, la tournure leste, la voix ferme et cet air qui attire les hommes. Toutefois, si l’on se pressait bien à lui conter fleurette et à lui ravir un baiser, on craignait un peu de remplacer Jean Biroux, et plus d’un garçon prudent hocha la tête et chercha fortune ailleurs. Il s’en trouve toujours cependant qui n’estiment rien plus que la sécurité du manger et du boire, à l’abri du fouet de dame Misère. La Marianne fut donc demandée en mariage, mais, il faut le dire, par des gens qui ne flattaient pas assez son orgueil. Car elle prétendait haut, et puis elle voulait, cette fois, disait-elle, choisir à son gré.

Comme elle menait son moulin en maîtresse, haut la main, assez durement, et sans plus souffrir aucune privauté, plus d’une fois elle changea de serviteurs, jusqu’à ce qu’elle louât enfin, à la ballade de Chambray, un beau jeune gars, qui venait d’à plus de six lieues, vers Limoges, et ne connaissait point les commérages du pays. Il se nommait Pierrille, était grand, bien fait, robuste, avenant, et plus doux et meilleur sujet que ne sont la plupart de ses confrères, lesquels tombent volontiers en deux péchés : l’amour du vin et des jolies filles. Mais celui-là faisait son ouvrage tranquillement. Quand il passait dans les villages, monté sur sa mule, avec son bonnet de coton blanc sur l’oreille, et portant en écharpe son fouet aux houppes de couleur, il ne prenait point cet air malin et hardi qui fait rougir les filles et sourire les hommes ; et même sur son chemin les cornettes avaient beau se pencher aux fenêtres, il regardait plus souvent en dedans, comme on dit, qu’autour de lui, — c’est-à-dire qu’il était songeur.

Quand il donnait la pochée[6], au lieu de trinquer, et gouailler, et prendre la taille de la fille de la maison, il causait honnêtement, faisait son service, tenait bon compte de ce qu’on disait, se montrait de bon sens et de bonnes façons enfin, sans pour cela être un sot, ni moins capable d’administrer une râclée à qui l’eût voulu molester. Cette conduite le fit estimer de tous les gens comme il faut. Et toute dégourdie que fût la meunière, elle vit bien que ce garçon, homme de conscience et de cœur, valait mieux, pour ceux qui avaient affaire à lui, que ces bambocheurs à double langue, pour qui le devoir n’est rien. Elle se prit donc à le traiter plus gentiment et à le considérer[7], tant et si bien qu’elle en devint affolée, et, comme elle voulait lui plaire, fut aimable, prévenante et bonne pour lui.

Il eût été difficile que le garçon ne fût point touché de se voir aimé de cette belle femme, et vraisemblablement pour lui-même, puisqu’il n’avait rien. Cependant, il n’était pas sans avoir entendu quelques propos ; ensuite, réfléchi comme il était, il voyait bien que si la meunière était bonne pour lui, elle ne l’était pas pour tout le monde. Il se rappelait même avoir été assez malmené au commencement et avoir pensé partir. La meunière pouvait l’épouser et le rendre riche : un autre n’eût pas désiré mieux ; mais notre garçon, malgré sa jeunesse, en savait déjà plus long en lui-même, et se demandait encore si elle le rendrait heureux. Il n’était pas comme les autres, je l’ai dit. Car si des gens riches, qui pouvaient trouver autant de bien par ailleurs, avaient dédaigné la Marianne, il n’y avait pas, je crois, un homme sans fortune autre que Pierrille qui à sa place se fût fait prier.

Lui, donc, hésitait, poli et reconnaissant pour la Marianne, mais plus respectueux qu’elle ne l’eût voulu. Cependant, il devenait de plus en plus tourmenté, sentant le besoin de se décider ; car il n’y avait guère moyen de se refuser longtemps, sans mot dire, aux avances d’une jolie femme, qui, piquée de sa réserve, le cherchait partout et parlait de ses beaux yeux un si doux langage. Si matin qu’il partit pour sa tournée, elle venait dans l’écurie lui servir un verre de vin, encore presque endormie, les veux languissants, et le fichu un peu bien ouvert. S’il rentrait tard, elle se montrait inquiète, et le grondait ; mais de ce ton où la gronderie n’est qu’amour. Les jours où il restait au moulin, c’était bien pis ; elle était sur ses talons, sans cesse, avec cent prétextes de surveillance, qui tournaient toujours en des conversations d’amitié. Et plus cela allait, plus le garçon sentait fondre son cœur à ces gentillesses Il n’avait que vingt-deux ans ; il n’aimait point d’autre femme, et n’avait encore fait la cour à aucune, étant craintif, non de courage, mais de cœur. Quand ce n’eût été que par reconnaissance, il ne pouvait s’empêcher d’être attendri ; mais de plus, tout le feu de ces regards et de ces soupirs commençait de le brûler fort. L’éclat des charmes de la meunière l’éblouissait, et, s’il se taisait encore, c’était respect et timidité bien plus que froideur.

Plus elle le voyait ainsi, différent des autres, plus la Marianne l’aimait. Elle n’avait connu jusque-là que des hommes plus ou moins grossiers, qui tout d’abord ont des hardiesses effrontées ; cette fois l’amour lui semblait nouveau. Elle était bien décidée à pousser les choses jusqu’au mariage, ne doutant point d’ailleurs de conduire aisément ce timide garçon, plus jeune qu’elle, et qui lui devrait tout son sort. Comme il était fort estimé et de si bonne mine, elle n’aurait point à rougir de lui.

La meunière ne doutait pas du consentement de Pierrille, n’ayant jamais vu, de la vie, la fortune refusée en aucun lieu ; cependant, cette réserve qui la charmait, à la fois l’inquiétait un peu ; l’amour la poussait d’ailleurs ; un jour donc, elle se dit qu’il fallait savoir à quoi s’en tenir et s’en alla vers lui, résolue à le forcer de s’expliquer.

C’était un matin : Pierrille venait d’apprêter ses mules, il était monté pour donner un coup d’œil au moulin et ses instructions au petit gars, qui surveillait la chose en son absence, quand la meunière arriva. Elle était, je crois, plus jolie qu’à l’ordinaire, vu l’émotion qu’elle avait, et Pierrille se sentit le cœur tout serré en la voyant ; de sorte que, lorsqu’elle donna un ordre au petit valet pour l’éloigner, il dit brusquement :

— J’ai besoin de lui.

— Beau malheur ! dit-elle, vous attendrez. Va donc, Jacques ; c’est moi qui suis la bourgeoise ici.

— Pour cela même vous devriez savoir, observa Pierrille du même ton, que l’ouvrage presse, que le soleil est levé, qu’il me faut partir. Ou bien, est-ce vous qui allez verser les blés dans la trémie ?

— Puisque tu prends l’air de me commander… répondit-elle.

— Pardon, bourgeoise, je suis votre serviteur, et c’est pour votre intérêt…

— Oh ! mon intérêt ! dit-elle, on me croit intéressée ; je ne le suis point. J’estime la bravoure[8]et le bon cœur au-dessus de tout ; si tu ne l’as point vu, c’est que tu n’as guère souci de me regarder.

En même temps, elle s’approcha de si près, et d’un air si doux et si aimable, qu’il ne sut quoi répliquer. Mais le cœur lui sautait dans la poitrine.

— Voyons, qu’est-ce que tu as contre moi ? reprit la Marianne, en lui mettant la main sur l’épaule et en posant ses yeux sur ceux de Pierrille. Que t’ai-je fait ? car je vois que tu ne m’aimes point…

Elle disait cela sans le croire ; mais si doucement, si joliment, si vraiment émue d’amour ; elle était si belle avec ses yeux vifs et ses joues rouges, et ses lèvres qui laissaient passer le souffle d’un sein agité, qu’il n’y put tenir, et cette fois, prenant l’occasion qui s’offrait si bien, il jeta les bras autour de la Marianne et l’embrassa plusieurs fois.

À ce moment, il vit quelque chose passer au bout de la chambre, et crut entendre un soupir ; et presque aussitôt une porte, qu donnait dans le grenier de la maison, se ferma. À ce bruit, ils se séparèrent, et Marianne, inquiète, courut à la porte ; mais elle ne vit rien dans le grenier, qui avait d’ailleurs une autre issue. On appela Pierrille d’en bas, et entre lui et la Marianne il ne se dit rien de plus.

Comme il s’en allait, monté sur sa mule, vers les Ploches, il se sentait en lui-même tout bouleversé. Le voilà donc l’amant de la bourgeoise ! et probablement plus tard son mari. Jeune comme il était, et à sa première aventure. Cela n’était pas sans lui causer un orgueil et un émoi, qui ressemblaient presqu’à du bonheur. — Car, à la campagne ce n’est point comme dans les villes : on y parle net ; les jeunes gars et les jeunes filles ont ensemble grande liberté ; mais c’est au vu et su de tout le monde, et, à l’ordinaire, cela ne va pas plus loin. Chez nous le mariage est la règle, et si l’exception s’y rencontre aussi, du moins n’y a-t-il pas de ces arrangements secrets, qui sont le mal organisé. Au village, en plein air et en plein soleil, tout se sait ; les fautes y font plus de bruit, mais elles sont rares, et quand un jeune homme et une jeune fille se marient, eh bien ! les deux font la paire, le plus souvent, comme honnêteté.

Malgré tout, notre Pierrille n’était qu’à demi content. Il pensait que la Marianne était bien âgée pour lui ; puis, certains propos qu’il avait entendus le tarabustaient, et enfin, ce qui lui restait encore dans l’esprit comme une gêne et une inquiétude, c’était d’avoir été vu embrassant la meunière, et le souvenir de cette ombre, et de ce soupir, qui ressemblait à un gémissement. Il n’avait rien répondu à la Marianne disant : — C’est le vent qui aura fermé cette porte. — Mais il était sûr d’avoir entrevu comme une forme humaine, bien qu’il fit sombre dans ce coin du moulin et qu’il eût le front baissé. Était-ce peut-être l’ombre de Jean Biroux, venant disputer sa femme à une nouvelle amitié ? Ce n’était pas impossible, vu qu’il passait pour jaloux. Mais non, Pierrille en était à peu près certain, il y avait cornette et jupon dans cette affaire, et, sans trop savoir pourquoi (car elles étaient au moulin deux servantes), il pensait à la Miette, la plus jeune des deux.

Tout en ruminant ces choses, il arriva jusque sur le haut du coteau. Là, précisément, au sortir du bois, il vit la Miette, venue, elle, par les sentiers, qui faisait entrer ses moutons dans la pâture. Ils marchaient ainsi comme au devant l’un de l’autre, une haie basse les séparant ; le chemin était gazonné, le pas des mules ne s’entendait point, et Miette baissait la tête, en sorte qu’il put à son aise la regarder.

Elle marchait lentement, quenouille au côté, encore plus songeuse qu’il n’était lui-même. Ainsi penché, son visage ressemblait à celui de la Vierge de l’église, et d’autant mieux que le soleil levant, qui dorait tout à cette heure, la coiffait d’une sorte de nimbe. C’était une jolie matinée : le loriot chantait, car on était au printemps ; l’herbe était pleine de gouttelettes qui brillant, et, sous la chaleur du soleil, on voyait s’élever des guérets une fumée blanche. Dans la feuillée des arbres, où les nids se faisaient, ce n’étaient qu’allées et venues, et plus haut, tout là-haut, dans les couches de l’air, on entendait, sans voir les chanteuses, de gaies chansons. De ci de là, partout, chants et bruissements ; tout le petit monde des bêtes ébaudi, Joyeux. Les moutons eux-mêmes levaient la tête ; le chien trottinait, la queue en l’air. La Miette seule était triste, à ce qu’il semblait.

Elle l’était vraiment ; car arrivée tout proche de Pierrille, elle poussa un long soupir, en essuyant de la main deux larmes qu’il vit couler.

— C’est toi ? Miette, lui dit-il.

Sa voix à peine avait résonné dans l’air que la jeune fille sursauta, fit un grand cri, l’envisagea, tout apeurée, et s’enfuit, en cachant sa figure de ses deux mains. Ce cri fut tel que les moutons en prirent la fuite tous ensemble, vers l’autre bout du pâturage, et que Pataud, le chien, bien surpris, ne pouvant pourtant aboyer contre Pierrille ni mordre les mules du moulin, se prit à japper avec fureur contre une alouette qui descendait.

— C’est une drôle de fille que cette Miette, se disait Pierrille en s’éloignant. Est-il permis de crier ainsi, et ma-t-elle pris pour le diable ? Je voudrais savoir à quoi elle songeait. Elle a sûrement un chagrin.

Alors il chercha quel chagrin ce pouvait être. C’était une fille douce et raisonnable que la Miette, et qui faisait beaucoup de besogne et peu de bruit. Quand les autres parlent à casser la tête, elle, le plus souvent, ne disait rien. On ne la remarquait guère ; cependant, elle était gentille, et ce qui était certain, c’est qu’elle avait un air à elle toute seule, que les autres n’avaient pas. Assez pauvrement vêtue, elle était toujours propre et bien coiffée. On la voyait souvent l’aiguille à la main. La Marianne lui donnait toutes ses hardes à raccommoder ; elle avait beaucoup d’ouvrage. Et cependant, Pierrille l’avait vue, le dimanche, reprisant la veste du petit valet, et il avait trouvé cela bien. Oui, c’était une bonne fille que la Miette. Mais qu’avait-elle eu, en le voyant, à crier si fort ?

La chose lui revint dans l’esprit toute la journée, en même temps que l’aventure du matin, comme si les deux choses eussent été liées. C’est qu’il ne pouvait s’empêcher de croire, sans réel motif pourtant, que c’était la Miette dont il avait vu comme l’ombre et entendu le soupir, au moment où il embrassait la Marianne. Après tout, cela était fort possible. N’avait-elle pas son coffre dans le grenier ? Elle pouvait avoir eu besoin d’y prendre quelque chose avant de partir aux champs, et, pour une raison ou pour l’autre, avoir voulu redescendre par la chambre du moulin. Mais pourquoi ce gros soupir ? Et pourquoi ces pleurs ensuite ? À moins que…

Pierrille n’était point avantageux[9]. Il rejeta donc cette pensée, et même en haussa les épaules. Parce qu’il était aimé de la Marianne, était-ce une raison pour se croire aimé de toutes les filles du canton ? D’ailleurs, il n’avait jamais dit un mot de galanterie à la Miette ; seulement, il avait pris sa défense quelquefois, quand la bourgeoise la grondait trop injustement.

Il rentrait au moulin à soleil couché, par le même chemin, ayant changé pour des sacs de blé ses sacs de farine, quand il vit encore, dans le pâturage, les moutons de la Miette. Une idée lui vint de savoir ce qu’elle avait, et si forte qu’il n’y put tenir. Il sauta donc à bas de sa mule, et tournant la bête en travers du chemin, l’attacha par sa longe à une aubépine. Cette mule étant la conductrice des autres, qui étaient accoutumées de la suivre, il pensa qu’elles resteraient là tranquillement ; d’ailleurs, il ne serait qu’une minute.

Étant donc entré dans le pâturage, il chercha des yeux la bergère, et bientôt la découvrit, assise à l’endroit où le champ, s’avalant avec le coteau, fait une trouée dans le bois. On avait de là une superbe vue sur les montagnes, déjà toutes vertes, excepté celles dont les rocs percent la peau, et qui, l’été comme l’hiver, demeurent sombres comme des jours sans pain, en dépit des mousses et des petites herbes et des bouleaux maigrelets, qui cherchent à les habiller un peu. On apercevait, de çà de là, le cours de la Vézère, qui argentait entre les masses de feuillages et les rochers ; un bout du village des Ploches, avec des lueurs de soleil restées dans ses vitres ; à l’horizon, de grands voiles gris, qui tombaient en s’épaississant, comme d’une aune des flots de mousseline. Les oiseaux étaient couchés et il se faisait un silence, dans lequel montait la voix monotone de la cascade, qui semblait chanter la nuit, à la manière dont le grillon chante le Jour.

La Miette filait sa quenouille, de ce petit air habile qu’elle avait, et le fuseau tournait vite entre ses doigts, traçant des cercles à l’œil, comme une toupie bien lancée. Elle avait encore la tête penchée et les yeux baissés, mais ne pleurait plus. Au bruit des pas de Pierrille, elle regarda de son côté, et de nouveau sembla fort en émoi de le voir, car elle rougit, se leva, et, comme si ses moutons eussent été en maraude, appela son chien ; — enfin, toutes les petites manigances d’une fille qui se sent troublée et le voudrait bien cacher.

— Bien sûr, Miette, dit-il en se plaçant devant elle, cela vous dérange beaucoup de me voir. Qu’avez-vous donc ainsi contre moi ?

— Et que pourrais-je avoir contre vous ? répliqua-t-elle. Ce que vous faites ne me regarde point.

— C’est-à-dire que vous n’avez nul souci de moi ? Pourtant, vous ne me traitez point comme un autre, puisqu’il paraît que je vous fais peur.

— Peur ! oh ! non point, dit-elle. Pourquoi me feriez vous peur ?

— Et pourquoi criez-vous en m’apercevant, comme ce matin ?

La fillette baissa la tête en rougissant de nouveau :

— Je sais, répondit-elle, que vous avez lieu de vous moquer de moi. Eh bien, qu’y puis-je faire ?

— Non, non, Miette, dit-il, je ne veux point me moquer de vous. J’en serais bien fâché, car vous êtes une bonne et brave fille. Seulement, je voudrais savoir si vous n’avez pas quelque chose contre moi dans l’esprit ?

Je vous ai déjà répondu là-dessus, dit-elle.

— Non, vous ne m’avez point répondu franchement. Vous m’avez répondu ce qu’on dit quand on veut mettre les gens de côté sans qu’il y paraisse. Voilà trois mois que nous vivons ensemble dans la même maison. Ne sommes-nous point bons amis ?

— Vous avez toujours été de bon cœur et de bon service pour moi, Pierrille, répondit la jeune fille d’un air bien touché, tant qu’au dernier mot elle fondit en larmes.

Cela rendit Pierrille aussi tout ému, et ne sachant que lui dire, il passa les bras autour d’elle, et voulut l’embrasser ; mais la Miette le repoussa vivement, et ce fut d’un air de colère tout plein de reproches qu’elle s’écria :

— Non, non ! vous pouvez aller en embrasser d’autres. On ne m’embrasse pas comme cela, moi !

Et vivement elle s’éloigna, le laissant tout confus et tout étrange. Pendant quelques minutes, il resta là, planté comme un arbre, et puis retourna vers ses bêtes en soupirant.

Maintenant, il voyait qu’il ne s’était pas trompé, que c’était bien la Miette qui l’avait surpris, le matin de ce même jour, tenant la meunière entre ses bras. C’était donc cela qui la rendait si fâchée ? fâchée jusqu’à en pleurer ! Mais alors elle l’aimait donc un peu la Miette ? un peu seulement ; car il voyait encore ce regard plein de colère qu’elle lui avait jeté… Oui, mais d’où cette colère pouvait-elle venir, sinon d’amour ? Et même, l’amour au fond s’y laissait bien voir. Cependant, elle n’avait pas voulu se laisser embrasser, elle ; car elle était fière… et honnête…

Il n’eût su dire ce qu’il avait ; mais il rentra au moulin dans un trouble beaucoup plus grand qu’il n’en était parti. Ce n’était plus la même chose. Il y avait dans son cœur des milliers de voix joyeuses qui chantaient, comme un carillon de cloches, à l’aube, dans l’air sonore et pur. Aimait-il la Miette ? Il n’en savait rien ; il n’y avait jusque-là jamais pensé ; pourtant, il se sentait remué jusqu’au fond de l’âme par l’idée que cette fille l’aimait.

Et maintenant, pour tout au monde, Pierrille eût voulu ne plus rencontrer la meunière, du moins seule ; mais c’était bien difficile, car elle ne faisait que le chercher. Il ne lévita qu’à grand’peine, se faisant fort occupé. À l’heure du souper, quand il entra dans la cuisine, tout le monde y était, sauf Miette. Il s’assit auprès de la cheminée, les yeux sur la porte ; et bientôt après elle entra. À ce moment, il lui sembla qu’il ne l’avait encore jamais vue ; et vraiment, il ne l’avait pas bien regardée : si ce n’était pas la plus belle des filles, — car elle n’avait pas de grosses couleurs, ni des yeux très-vifs, ni la figure forte et pleine, — elle avait quelque chose de plus, qu’on n’eût su dire, mais qui valait tout. Son visage était allongé, ses yeux d’une douceur extrême, et puis l’air modeste, et, ce soir, tout alangui, à la manière d’une herbe couchée par la pluie. Elle fit çà et là quelques tours, puis vint s’asseoir au bout de la table. Et Pierrille la regarda broyer de ses petites dents le pain noir, sans presque pouvoir manger lui-même, si bien que la bourgeoise en fit la remarque. Un moment après, comme il regardait encore Miette, il s’aperçut que la Marianne les observait d’un air soupçonneux ; alors, il ferma son couteau et revint s’asseoir près du feu ; et de là il entendit la bourgeoise parler aigrement à Miette, ce qui lui fit peine et l’irrita.

Il eût fallu un garçon plus rusé et, pour tout dire, moins honnête que Pierrille, pour se tirer sans encombre de pareille situation ; aussi, huit jours après seulement, c’était-il, au moulin de la Milatière, toute une révolution. Jamais, de mémoire d’aucun serviteur, la bourgeoise n’avait été si méchante. Rien où elle ne trouvât à redire, et surtout à ce que la Miette faisait. Heureuse, la pauvre ! de passer aux champs les trois quarts de la journée ; car, autrement, si douce et patiente qu’elle fût, elle n’y aurait pu tenir.

Malgré cela, de même que la violette, sous ses feuilles tapie, ne craint point l’orage, ainsi l’amour de Miette et de Pierrille croissait dans leurs cœurs, bien qu’ils ne se parlâssent presque point. Pas une fois, dans ces huit Jours, ils ne se rencontrèrent seuls que la Marianne ne fût aussitôt sur leurs talons, et Pierrille n’osa derechef aller joindre Miette au pâturage. Mais le germe, une fois confié à la terre, se développe seul ; de même l’amour au cœur de la jeunesse. Cette fille, près de laquelle il avait vécu un temps sans presque la voir, Pierrille la portait maintenant en lui-même, si bien que, chaque jour, sans même lui parler, il la connaissait davantage et l’aimait de plus en plus. À force de l’avoir présente en esprit, il devinait ce que voulait dire chaque trait de son visage et chaque geste ; il voyait se pendre sur son front, dans ses yeux, toutes ses pensées ; il eût dit sans hésiter ce qu’elle pensait de telle ou telle chose, ou ce qu’elle aimait le mieux. Plus enfin il la regardait, que ce fût elle-même ou en image, plus il la trouvait belle, bonne, charmante, honnête, aimable, habile, remplie enfin de toutes perfections.

Et Miette, que pensa-t-elle ? Avec son petit air tranquille, on n’eût su le dire ; mais si elle était rêveuse, ce n’était point de chagrin. À peine semblait-elle entendre les vilaines paroles que la Marianne lui disait. Chaque matin, quand Pierrille passait le long du pâturage, il en entendait partir un chant aussi clair que celui de l’alouette, et, surtout le soir, quand il revenait, c étaient des sons longuement filés, si doux, qu’il sentait bien que la Miette y mettait son âme pour la pousser jusqu’à lui.

Quant à la Marianne, elle ne pouvait rien comprendre à l’idée de ce garçon, qui, ayant une fois connu sa bonne volonté, pourtant n’y revenait mie, et non-seulement la méprisait, elle qui valait bien d’être recherchée pour elle-même, mais aussi tout ce qu’il pouvait attendre d’elle pour son avenir. Ayant surpris quelques regards de Pierrille à la Miette, elle entrait en fureur de penser que cette pauvre fille lui pût être préférée, et son goût pour le galant n’en devenait que plus fort de ce qu’il ne l’aimait point.

Un jour, elle se résolut de parler plus ouvertement, ne doutant point que Pierrille ne revint à elle, quand il saurait qu’il pouvait prétendre d’être épousé. Elle l’invita donc à venir avec elle jusqu’aux nasses, disant avoir besoin de poisson ; et même il verrait s’il ne pourrait point saisir une anguille entre les pierres, car c’était le lendemain un dimanche, et elle pensait avoir la visite de quelques parents.

Ils remontèrent ainsi le cours de la Vézère jusqu’au-dessus de la cascade, à un endroit où la rivière coule tranquille à fleur de rive, formant un bassin. Là, s’ouvre le coteau sur une étroite prairie, traversée d’un ruisseau qui sort d’une fontaine et se rend à la rivière. Cette prairie est le plus gentil lieu des alentours : l’un des versants n’est que rochers tout garnis d’arbustes, de mousses, d’herbes folles et formant des grottes, où parfois se rencontrent les renards et les amoureux. On y cueille abondamment, à la saison, l’airelle et la fraise. L’autre versant monte en pente douce, couverte d’un fin gazon, jusqu’à un bois de bouleaux qui le coiffe de son délicat feuillage. La prairie était toute semée de boutons d’or, d’œillets rouges, de sauges, d’amourettes, et, le long d’un ruisseau, d’iris et de myosotis, plus larges et plus bleus qu’ailleurs. On appelle ce lieu la Gorge au Drach, vu que ce lutin — et d’autres — le hantent et s’y ébattent chaque nuit, surtout par le clair de lune ; car, excepté Satan, roi des noires ténèbres, tout ce qui vit a besoin de clarté. Mais ce qu’il faut aux lutins, c’est le jour adouci de l’aube ou du crépuscule, ou la lumière argentée, dans les rayons de laquelle ils jouent, comme le poisson dans les eaux ; la lumière du soleil éblouit leurs veux trop tendres, et c’est pourquoi l’on n’a rien à craindre d’eux en plein jour.

On racontait sur ce lieu plus d’une histoire. C’était là, dans ce bassin où abondait le poisson, que l’ancien meunier, le prédécesseur de Jean Biroux, avait trouvé la mort en allant tout seul jeter l’épervier. On l’avait retrouvé les pieds enchaînés par de longues herbes tordues, ce que tout le monde attribua au drach, le plus méchant des lutins. Cela n’empêchait pas qu’on eût souvent affaire en ce lieu, soit pour la laverie, qui se trouvait là plus qu’ailleurs en belle et grande eau, soit pour l’eau de la fontaine, superbement claire, et qui passait pour avoir des vertus de guérison. Marianne y vint donc avec Pierrille, n’ayant autre chose en tête que les moyens de persuader son galant.

Malheureusement, à toutes ses agaceries Pierrille faisait sourde oreille. Vainement se fit-elle donner la main afin de passer quelques pierres, que, toute seule, elle savait bien franchir aisément ; vainement S’appuyat-elle sur lui dans l’étroit sentier ; il ne voulut songer en ces moments-là qu’à la mignonne sauvagerie de Miette, qui, lorsqu’on tentait de s’émanciper avec elle, vous filait entre les doigts comme un oiseau. Alors, la Marianne, fâchée, se prit à lui faire des reproches et à lui dire qu’il n’agissait pont en garçon d’honneur, puisqu’il ne songeait pas à lui faire de réparation pour, l’autre jour, l’avoir si rudement embrassée ; elle avait cru à son amitié, mais elle se voyait trompée, et il lui fallait savoir pourquoi.

Il en coûte toujours aux bons cœurs de répondre par un refus à une demande d’amitié ; à plus forte raison, quand une femme s’emporte jusqu’à demander à un homme de l’amour. Pierrille devint donc tout rouge. Cependant il se dit : — Si je l’ai trompée, je ne le dois plus faire. — Et, demandant pardon à la Marianne d’avoir succombé à la tentation, il lui représenta, — car s’il était honnête il n’était point sot, — combien il était difficile à un jeune garçon de s’écarter d’une belle femme comme elle, quand elle se tenait si proche ; mais depuis il avait pensé qu’il la devait respecter comme sa bourgeoise, et le ferait toujours désormais.

— Eh ! dit-elle, qui te le commande ? Car tu me forces à te dire la première, ingrat, ce qu’il est si doux pour les femmes de se faire demander longtemps. Ah ! tu l’as trop bien vu : je t’aime ! Que te faut-il de plus pour être touché ? Je n’ai pas d’enfant, je suis riche, et l’on m’appelle au pays la belle Marianne. Je n’entends point me jouer de toi, mais te prendre pour mari. Je te ferai même donation plus tard, si je suis contente ; car j’ai plus d’estime d’un bon travailleur comme toi, et sage, que d’un de ces richards qui s’en vont jouer aux cartes dans les cafés, laissant leur femme au logis.

— Vous êtes mille fois trop honnête, bourgeoise, et je vous suis bien obligé, répondit le pauvre gars, à qui, de malaise, la sueur montait ; mais je suis fier, voyez-vous, et ne veux point avoir l’air de bailler pour argent mes amitiés.

— Tu es un garçon bien avisé, s’écria-t-elle, rouge de colère, de te tourmenter de propos qu’on n’a point encore tenus et desquels si peu de gens se soucient, — car tout le monde recherche la richesse, à moins d’être fou.

— Je suis donc fou, dit-il (plus enhardi par sa colère qu’il ne l’avait été par sa douceur) ; mais, étant courageux et fort, je me sentirai plus à l’aise de ne compter que sur mon travail. Toutefois, bourgeoise, c’est en vous remerciant bien de vos bons sentiments pour moi.

Cette femme se mit alors à l’accabler de reproches, et à se plaindre, et à dire qu’elle était bien malheureuse de recevoir cette injure et ce mépris ; qu’il avait sûrement quelque chose contre elle ; qu’on lui avait conté sans doute des menteries ; qu’elle n’avait jamais aimé que lui, et finalement qu’elle en mourrait de chagrin.

Je vous laisse à penser l’émoi de Pierrille, tandis que, parlant ainsi, elle se portait presque entre ses bras, toute pleurante. Il ne pouvait franchement la trop blâmer d’un sentiment pour lui, qui ne prouvait point mauvaise âme, non plus peut-être que mauvais goût. Il fut donc assez gentil pour qu’elle reprit espérance ; mais elle fit échapper l’anguille en la voulant trop serrer.

— Il n’est pas possible, dit-elle, que tu me préfères ce petit haillon de Miette. Une fille de rien !

— C’est une fille honnête et de cœur, s’écria Pierrille, et vous ne devez pas…

Mais elle lui coupa la parole, tout enragée :

— Ah ! c’est là que le bât te blesse ! Va, Je le savais, mais j’ai voulu voir. Eh bien, sois tranquille, je là soignerai, ta mijaurée. Elle aura de mes nouvelles ! Je ne souffre pas de ces manigances chez moi. Elle passera la porte, je l’en préviens ! Honnête ! oui, de jolies honnêtetés ! Et qui donc n’est pas aussi honnête qu’elle ici ?

Pierrille vit la faute qu’il avait faite de montrer son penchant pour Miette, et prenant le ton sérieux :

— Vous avez tort, bourgeoise, dit-il, d’en penser si long pour un mot bien simple. Je vous donne ma parole d’honneur que je n’ai rien dit à Miette et qu’elle ne m’a rien promis. J’ai assuré qu’elle était honnête parce que c’est vrai, et cela ne fait point de tort à d’autres ; mais je ne veux pas qu’elle soit molestée ici à cause de moi ; si cela était, je m’en irais plutôt tout de suite, et vous pouvez y compter.

Cette menace fit peur à la Marianne, qui fût devenue folle de le voir partir ; elle promit donc de ne point tourmenter Miette, et ils se quittèrent presque en bonne amitié, elle se flattant de venir à bout de le gagner, tant par sa bonne mine que par son beau bien.

Après avoir reconduit la bourgeoise tout près du moulin, Pierrille revint à la Gorge au Drach pour y visiter un piége à renards qu’il y avait mis la veille. Il trouva son piége en même état et se disposait à s’en revenir, quand il fut pris d’une rêverie, ce qui arrive souvent en ce lieu : tout ce qui l’occupait depuis quelques jours vint lui fondre sur le cœur, et il se sentait tout autre que par le passé. Il se dit que son avenir était dans ses mains, qu’il en était maitre, puisqu’il n’avait qu’à incliner à droite ou à gauche pour le changer. Et alors il pensa que c’est apparemment un grand bonheur d’être riche, puisque tout le monde en est si affolé. Pour lui, fils de petites gens, mais logés chez eux et bons travailleurs, il n’avait jamais souffert de la misère, puisqu’ils n’avaient point manqué de pain et que la maladie ne les avait point dérangés. Cependant, ayant trois frères, sa part de bien paternel ne serait un jour que d’un quart de maison, ce qui n’était point assez. Assurément, s’il se mariait sans avoir, il aurait de la misère, et puis, connaissait-il bien Miette ? Savait-il seulement si elle l’aimait ?

Revenant à l’autre idée, il se vit propriétaire des grands biens de la meunière et considéré dans tout le pays, ce qui, nous devons le dire, le flattait. Il eût aimé comme un autre à travailler pour son propre bien, à être maitre plutôt que valet, puisqu’il semble n’y avoir que ces deux états en ce monde. Après tout, il ne savait rien de mal de la meunière, et l’idée qu’elle avait de le choisir, lui, un garçon pauvre, cela prouvait un bon cœur et point d’avarice… Pierrille en était à administrer le domaine pour le mieux, à son idée, quand il crut entendre comme l’éclat de rire d’une voix fêlée, partant d’une touffe d’herbes au-dessous de lui : Il regarda et ne vit rien ; c’était peut-être un cri d’insecte où d’oiseau.

Mais en relevant la tête, qu’aperçut-il sur la pente opposée ? Une femme qui sortait du petit bois de bouleaux, et descendait en courant. Le cœur lui battit avant même qu’il l’eût reconnue ; car c’était Miette. Elle avait à la main une petite cruche, qui lui servait à boire aux champs, et comme la pâture où elle menait ses moutons était assez proche des bouleaux, elle venait puiser à la fontaine.

Pierrille y courut avant elle, par l’autre bord du ruisseau, et s’assit, pour l’attendre, sur une pierre mousseuse, qu’ombrageait un hêtre. De là, regardant venir Miette, il trouvait que personne comme elle n’était agréable à voir : aucune autre n’avait ce petit air doux et habile ; et tout ce qui était d’elle avait cet air-là, jusqu’à sa cornette et à son fichu : Arrivée au bord de la fontaine, elle s’agenouilla, doucement écarta les myosotis, plongea sa cruche dans l’eau, et la retira, sans avoir gâté la moindre des jolies fleurs bleues : Les fées aiment cela et Miette devait être leur favorite. Ensuite elle but, et posait la cruche quand Pierrille se montra :

— Voulez-vous m’en donner aussi, Miette ?

Bien saisie, quand elle se croyait seule, de le voir là, elle rougit beaucoup, et lui passa la cruche sans mot dire. Il but, remplit la cruche de nouveau, car elle était toute petite, puis il dit :

— Je vais vous la porter au bout du chemin.

— Vous vous moquez, répliqua-t-elle, cela ne pèse pas du tout. Me croyez-vous donc de bras de laine ?

— Oh non, Miette, je sais bien que vous êtes une fille de bon courage ; c’est uniquement que je voudrais faire quelque chose pour vous, petite ou grande, comme il vous plaira.

— Merci, cela vous détempcerait pour rien.

— Je vois, Miette, que vous ne voulez rien de moi !

Elle baissa les yveux encore, puis tout à coup les releva, et les attacha sur ceux de Pierrille avec une si grande expression de confiance et d’amitié qu’il en fut tout saisi ; cependant, il y avait une demande aussi dans ce regard, comme si elle eût dit :

— Je te croirai, mais sache bien ce que tu veux.

Il comprit tout cela, et s’écria transporté :

— C’est toi que j’aime et point d’autre ! Dis-moi que tu consens à être ma promise, et ce sera fait pour toujours.

— Hélas ! répondit-elle toute tremblante, je n’ose, de peur que vous ne veniez à le regretter. Je ne suis, moi, qu’une pauvre fille, et j’écarterais de vous la fortune qui vous tend la main.

— De main, je n’en veux point d’autre que la tienne, dit-il.

Et la prenant, en effet, il attira Miette sur son cœur, et l’embrassa.

Ce fut leur promesse, dont ils n’eurent pour témoins que les habitants invisibles de ce lieu. Mais ce sont les serments les plus redoutables, ceux qu’on fait en tels endroits écartés ; car d’autres oreilles que celles des humains les recueillent et l’on est toujours puni de les avoir violés.

À dater de ce moment, ils eurent chaque jour quelque entrevue, soit aux champs, soit au moulin ; mais bien courtes et non sans risques. Ils trouvaient cependant moyen de beaucoup se dire, tant du passé que de l’avenir et surtout de leurs amours. Miette avoua qu’elle avait aimé Pierrille dès le jour où il avait pris sa défense contre la bourgeoise, et toujours ensuite de plus en plus ; mais qu’elle n’eût point voulu le lui laisser voir et en serait plutôt morte. Elle avait eu jusque-là une vie fort triste, étant orpheline de mère, et son père s’étant remarié. — À ce propos, elle fit savoir à Pierrille qu’elle n’était pas tout à fait sans posséder quelque chose : un coffre, un lit, et quelques objets, qui meubleraient presque leur ménage. — D’ailleurs, ils ne doutaient point de l’avenir, se sentant si forts et si heureux. Dans le joli monde de leurs projets, le soleil ne se couchait point ; tout y reluisait de lumière. C’est une belle chose que l’amour dans la jeunesse !

Mais pour l’amour jaloux, c’est tout le contraire ; c’est du fiel au lieu de lait : Malgré les précautions de ces amoureux, la Marianne se douta de la vérité ; la jalousie, comme toute passion, flaire les choses dans l’air. Autant elle aimait Pierrille, autant elle haïssait la Miette ; si bien qu’elle se promit de la perdre, de telle manière qu’elle pourrait. Ce qui surtout l’enrageait, c’était que cette fille eût une bonne réputation, sachant bien que pour elle, la Marianne, il n’en était point ainsi. Elle pensait, d’ailleurs, que chez Miette ce n’était qu’hypocrisie ; les mauvais n’imaginant pas qu’on fasse le bien par nature et par plaisir. Et, sur cette idée, elle se croyait le droit de la détester ; car c’est des manières diverses de sentir et de comprendre que vient le tohu-bohu de ce pauvre monde.

Comme on était avancé dans le printemps, que la lune venait de renouveler et que le temps paraissait au beau, la Marianne se décida de faire sa lessive. On sait que dans les bonnes maisons la chose n’a guère lieu que deux fois par an. Et, Dieu merci, la Marianne en avait assez dans ses armoires de linge entassé, tant par ses parents que par son mari, et par elle-même, depuis qu’elle était en ménage. Elle aurait bien pu ne faire la lessive qu’une fois par an ; mais tout ce linge au grenier l’ennuyait, et elle n’aimait pas à voir ses armoires à moitié vides, ne fût-ce que pour les ouvrir bien grandes, à l’occasion, quand il lui venait des visiteurs. C’est la braverie[10] de chez nous.

La Marianne donc fit la lessive, et engagea plus de douze laveuses, dont il en vint même de Treignac pour lui faire plaisir. Elle payait, d’ailleurs, un bon prix, huit sous la journée ; et l’on était bien nourri, jusque-là qu’on portait du vin au lavoir.

Pour ce jour, on donna de l’herbe aux moutons dans l’écurie, et la bourgeoise garda la Miette, pour la commander à son idée et la faire trimer du lavoir à la maison. Elle ne fut pas sans avoir de l’ouvrage, la pauvre, et sans être rudement menée. Pierrille était allé en tournée, comme à l’ordinaire, après avoir transporté le linge à dos de ses mules dès le matin. La Miette dut aider la bourgeoise à étendre le linge autour de la laverie, et sur les arbustes et les rochers de la Gorge au Drach. Tout fit-elle de travers au dire de la Marianne, qui ne lui épargna point les mauvaises paroles, en même temps que le travail. Mais, quoique le cœur bien gros et, au fond, bien en colère, Miette se taisait. Elle n’avait point de retirance où aller, sa belle-mère ne la voulant pas ; et puis, com- ment vivre sans ses gages ? Et Pierrille qu’il faudrait quitter ! Sur toutes ces pensées, elle restait les dents serrées, silencieuse ; mais se disant en elle-même qu’elle ne savait guère qui était le plus malheureux : des pauvres en cette vie, ou des damnés en enfer.

À mesure que les draps séchaient, — de beaux draps de six aunes, fins, et, pour la plupart, déjà bien blancs, — on les pliait, on les empilait, et alors la Marianne en chargeait sept ou huit, au moins, sur le dos de la Miette, pour qu’elle les portât au logis. Et chaque fois la Marianne disait le compte à haute voix, de manière que les laveuses l’entendissent, et c’était toujours un nombre pair.

De même, ensuite, elles plièrent les chemises et tout l’autre linge, et, comme le soleil était magnifique, presque tout sécha. Les laveuses eurent fini de bonne heure et rentrèrent pour souper avant la nuit. Déjà, il y avait sur la table une soupe fumante, avec les cuillers plantées dedans, toutes droites, et sur le feu, dans la marmite, un énorme rôti de veau qui répandait une réjouissante odeur. On allait se mettre à table et l’on attendait que la bourgeoise en donnât l’ordre ; mais elle allait et venait dans la chambre tout inquiète, les sourcils froncés, grommelant des mots toute seule, et ne cessant de compter son linge, qui était là en pile sur les chaises et les dressoirs.

— Je sais pourtant compter jusqu’à trente, dit-elle enfin, assez haut pour que tout le monde l’entendit.

— Est-ce qu’il vous manque du linge ? demanda une des laveuses, d’un ton inquiet.

Car, naturellement, ces femmes se font peine de pareille chose. On n’aime pont à sentir le soupçon autour de soi.

— Je ne prétends pas cela, répliqua la Marianne, d’un air qui, précisément, signifiait tout le contraire. Je dis seulement que j’avais trente draps à la lessive, comme bien vous savez, puisque nous les avons comptés au sortir de la buée ; et cependant j’ai beau recompter ces piles, je n’en puis trouver que vingt-neuf.

Et là-dessus, voilà toutes les laveuses en l’air, s’empressant de compter et de recompter, chacune à son tour ; mais on eut beau faire, il n’y avait, en effet, que vingt-neuf draps.

L’autre servante, qui avait gardé la maison, interrogée par sa maîtresse, dit qu’elle n’avait point touché au linge, et que c’était la Miette seule qui avait arrangé les draps comme ils étaient.

Au milieu de tout ce vacarme, Pierrille entra. Il alla s’asseoir à la table et se mit à écouter pour savoir de quoi il s’agissait.

Quant à Miette, après avoir inutilement cherché le drap par toute la chambre, elle retourna seule au lavoir, imaginant qu’il était peut-être resté derrière quelque roche, ou coulé au fond de l’eau.

Pendant ce temps, le tapage au moulin devint bien plus fort, lorsqu’après avoir compté les chemises, on s’aperçut qu’il en manquait aussi deux.

Alors, toutes les paroles se croisèrent, et ce fut à qui des laveuses crierait Le plus fort, afin de paraître la plus indignée. Chacune, ayant peur qu’on la soupçonnât, disait toutes les choses qui pouvaient, en la disculpant, rejeter l’affaire sur les autres. Certaines se fâchaient, d’autres pleuraient, tandis que la Marianne, d’une mine moitié courroucée, moitié aimable, disait à chacune : — Je sais que ce n’est pas vous, — de la même manière qu’elle eût dit : — Je sais bien qui c’est.

Elle ajouta même plus haut, tout à coup, en tournant la tête vers Pierrille, mais sans le regarder :

— C’est quelque fille qui voudrait se mettre en ménage, et trouve apparemment que j’en ai de trop.

— Si vous avez une idée, bourgeoise, faut la dire, observa Pierrille tranquillement.

Cependant, il était pâle.

— Oui, j’en ai une, répondit la Marianne, et ce n’est pas la première fois… mais je ne veux faire de tort à personne. Seulement, j’enverrai quelqu’une se faire pendre ailleurs.

— Non point. Je n’entends pas ça, moi, reprit-il en se levant. Puisque vous avez l’air d’avoir une mauvaise idée contre les gens qui sont à votre service, il faut que vous visitiez nos coffres pour qu’on sache tout de suite ce qui en est, et afin que si la honte, bourgeoise, n’en est pas pour nous, ce soit sur vous qu’elle retombe, pour avoir mal pensé de nous.

— Tu sais bien que ce n’est pas de toi que je parle, répondit la Marianne.

— Je ne sais rien, répliqua Pierrille ; mais je veux savoir, et il faut aussi que tout le monde sache. Venez-vous-en tous, vous autres, avec moi.

Alors il prit la lampe et sortit, suivi des autres. Et la Marianne, au lieu de le reprendre de sa hardiesse, le laissa faire ; il semblait même qu’elle en fût contente. On visita donc les coffres de l’écurie, c’est-à-dire celui de Pierrille et du petit gars, mais on n’y trouva rien que leurs propres hardes, et l’on sortit de là pour monter au grenier, où se trouvaient les coffres des deux servantes. Ce fut à ce moment que Miette revint du lavoir. Elle n’avait rien trouvé ; seulement, elle avait vu de petites lueurs qui s’allaient toutes poser en un même endroit, sur une touffe de joncs, au bord de l’eau. Et même, il lui avait semblé entendre de petites voix qui chantaient son nom, de sorte qu’elle n’avait osé rester plus longtemps, et s’en était revenue, toute transie de peur et d’ennui.

On monta donc au grenier, tout le monde ; et l’autre servante, la Marie, ouvrit grande la porte de son armoire, et mit tout dehors. Là encore, nul bien d’autrui, et déjà l’on murmurait contre « ces gens riches qui n’ont point respect de l’honneur du pauvre monde, » quand Miette à son tour s’avança pour ouvrir son coffre et montrer ce qu’il y avait. On remarqua qu’elle était bien pâle.

Elle sortit donc ses nippes les unes après les autres ; et, tout à coup, voilà la Marianne qui se précipite et saisit deux chemises et un mouchoir, qu’elle déplia pour montrer la marque à tout le monde. — Et cette marque était bien la sienne : M B, Marianne Biroux. Et le linge était peu sec et mal étiré comme du linge sortant du lavoir. C’était donc la Miette qui avait volé !

Elle, pourtant, regardait tout étonnée, comme si elle n’eût pas compris. Mais alors il se fit dans l’assistance une exclamation, d’abord sourde, qui grossit comme une clameur. Et la Marianne, s’adressant à Miette, cria :

— Voleuse !

Puis elle ajouta :

— Et mon drap, que m’en as-tu fait ? Tu me l’as volé aussi.

Miette poussa un cri, porta les mains à sa tête, et jeta autour d’elle des yeux tout hagards, qui cherchaient Pierrille, et, le rencontrant, s’attachèrent à lui. Pierrille était immobile, tout pâle, et comme foudroyé. Un instant Miette demeura ainsi à le regarder, attendant sans doute sa parole ; mais il ne dit rien, et alors les yeux de la pauvre fille se tournèrent ; elle chancela et tomba par terre, évanouie.

— C’est des simagrées ! cria Marianne. Les voleuses n’ont pas le cœur si tendre que ça.

Ce qu’elle allait ajouter lui resta dans le gosier, quand elle vit le regard que Pierrille appuyait sur elle. Il s’était précipité au secours de la Miette, et dit très-haut :

— Il y à quelque chose là-dessous. La Miette est une honnête fille.

Mais on le crut fou. Chacun témoignait son indignation contre Miette, et c’était à qui mieux mieux. Car le moyen le plus facile de montrer sa vertu est de s’indigner contre les autres ; beaucoup même n’usent que de celui-là. On s’en alla ensuite, sans plus s’occuper de la malheureuse que pour la maudire et la déchirer. Seule, une pauvre femme, qui passait pour bête, mais qui pourtant n’avait fait de mal à personne et souvent du bien, eut la charité de rester près d’elle, avec Pierrille. L’ayant appuyée sur un tas de chanvre peigné, qui attendait les quenouilles, ils lui mouillèrent le visage. Elle état là toute blanche et sans mouvement ; la vieille femme l’avait délacée, on entrevoyait une rondeur de neige sous la chemise, et ce jeune sein aussi bien que ce jeune visage ne semblaient également qu innocence. Pierrille, sans mot dire, mais le cœur plein de pensées, lui tenait la main. — Non ! elle ne pouvait pas être fautive ; cette enfant si douce et si honnête. Non ! si honteuse action ne venait pas d’elle, pas plus que l’arbre à fruit ne donne le poison ; pas plus que la violette ne peut répandre de mauvaises odeurs. Il la connaissait bien, lui ! c’était l’amie de son cœur ; sa Miette ! — Oh ! mais, comment cette horrible chose avait-elle donc pu se faire ? Il se sentait plein de rage. Comment la vengerait-il ?

Enfin, Miette poussa un soupir et peu à peu reprit vie. Sa pauvre âme qui, par indignation de telles avanies, avait voulu fuir ce vilain monde, y revenait malgré soi. Déjà elle ne se souvenait plus ; elle regarda ses amis avec surprise ; puis elle promena les yeux autour d’elle et, peu à peu, le lieu, les objets lui remirent la scène en mémoire… D’en dessous, montait un grand bourdonnement de voix, mêlées au bruit des assiettes et des cuillers. C’étaient les laveuses qui parlaient de l’événement ; l’accent aigre de leurs voix montait vers Miette et lui étouffait le cœur ; car cet accent portait de la haine. Et toutes ces langues ne s’arrêtaient pas une minute, et parlaient souvent toutes à la fois. On n’a pas toujours si beau sujet de conversation, et ceux qui aiment à parler sont si contents d’en avoir un, quel qu’il soit, serait-ce un assassinat bien horrible ! La nature humaine, il faut l’avouer, n’est pas toujours bonne, même chez les gens qui ne passent point pour méchants. On aime l’extraordinaire et le nouveau, et la vie de nos villages n’en fournit guère ; si bien que, faute de se pouvoir satisfaire en bien, ce goût tourne à mal.

Miette, se rappelant donc tout ce qui s’était passé, pleura.

Comment se fit-il que les deux amants ne s’expliquèrent point ? Ce fut pourtant ainsi. Pierrille était là, bien touché, bien tendre, bien attentif ; mais ce n’était pas assez pour Miette. Aussi finit-elle par dire qu’elle avait besoin de dormir, les priant de la laisser seule, et disant qu’elle ne voulait point descendre et resterait là jusqu’au matin. La vieille femme, qui songeait à son souper, ne se fit prier, et Pierrille, n’osant rester après elle, alla se jeter, ivre d’angoisse et de douleur, sur son lit, dans l’écurie. Le petit gars, qui vint se coucher l’instant d’après, eût bien voulu causer de l’aventure ; mais Pierrille le fit taire. Bientôt, les laveuses quittèrent la maison ; on entendit quelque temps encore les pas et les voix de la Marianne et de sa servante ; puis, les lumières s’éteignirent et tout devint silencieux.

Pierrille se sentait le corps brisé, comme s’il eût été roulé du haut en bas du coteau, et il avait l’âme encore plus malade. Il voyait son bonheur perdu, ce cher bonheur déjà tant choyé dans sa pensée. Comme l’oiseau qui a tressé son nid de ses pattes et de son bec et l’a doucement garni de plumes, et qui a couvé les œufs d’où sortiront ses petits, lorsqu’en revenant de chercher pâture il trouve les œufs enlevés, le nid vide, — ainsi Pierrille regardait son pauvre amour, piétiné par l’injure d’autrui. Cependant, il ne pouvait croire Miette coupable ; il ne le pouvait pas ! Son bon sens, ou son amour, lui avait soufflé ce qu’aucune autre de ces pauvres cervelles ne s’était dit : Que voir n’est pas savoir ; que ce n’était pas tout que le linge se fût trouvé dans le coffre de la Miette, mais qu’il fallait encore s’enquérir qui l’y avait mis, puisque ce coffre n’avait pas de clef. Plus d’une fois, il pensa que ce devait être la Marianne qui avait fait cette mauvaise action ; et toutefois la chose était si vilaine qu’il n’osait la croire tout à fait, et cherchait une autre explication, mais en vain. Encore moins trouvait-il moyen de montrer l’innocence de son amie. Et cependant, il savait qu’avec pareille tache sur son honneur elle ne serait jamais acceptée pour nore (bru) par ses parents. Lui-même oserait-il ?… Hélas ! il se détestait, lui, les autres, et la vie, et le sort, et tout !…

Puis, il pensait à Miette, et cela lui tordait le cœur de la savoir comme abandonnée, là-haut, toute seule, avec un tel fardeau de peines à porter. Il se reprochait aussi de ne pas lui avoir parlé comme il aurait dû le faire, l’idée que ses parents ne consentiraient plus à leur mariage lui ayant retenu la langue, et aussi la présence de la vieille femme. Pauvre Miette ! elle en souffrait sûrement de ce silence ; et il eût voulu l’aller trouver, et il eût su maintenant lui dire… Mais il était trop tard ; il ne pouvait monter près d’elle, à cette heure, quelque désir qu’il en eût, sans lui manquer de respect. Il fallait attendre au jour.

Il était plus de minuit, quand Pierrille entendit des craquements dans le grenier ; ce n’était ni le chat, ni les souris, mais comme le pas d’une personne, qui pour ne point faire de bruit retient son souffle et ne pose le pied que de moment en moment. Bientôt, le même craquement se fit entendre plus loin, sur l’escalier, et Pierrille pensa que c’était Miette, qui voulait sans doute quitter la maison. Inquiet ; il se leva, prit en hâte son pantalon, ses souliers, et ouvrit doucement la porte de l’écurie. Il n’était que sur le seuil, lorsqu’il vit sortir de la maison, non point Miette, mais la Marianne, en cornette de nuit. Il faisait assez claire et il la reconnut bien ; cette grosse taille, d’ailleurs, ne ressemblait nullement au fin corsage de Miette. Instinctivement, Pierrille ne bougea point ; mais ayant vu la Marianne disparaître au coin du moulin, il se glissa le long de la maison et, allongeant la tête à l’angle du mur, la vit avec surprise marcher d’un bon pas du côté de la cascade. Retournait-elle au lavoir qui est au-dessus ? Mais à cette heure de nuit. qu’y allait-elle faire ?

Il songeait à cela depuis un moment, et la forme de la Marianne s’était effacée dans l’ombre, quand la petite porte sur le côté du moulin s’ouvrit, et ce fut Miette que cette fois il vit apparaitre. Elle était pieds nus, presque en chemise, n’ayant que son jupon, agrafé sur les reins, et sur la tête un béguin de nuit, d’où s’échappaient ses bruns cheveux. Elle jeta les veux autour d’elle, joignit les mains et poussa un grand soupir en regardant du côté de Pierrille. Lui, caché par le mur, se retint d’aller à elle, de peur qu’elle ne poussât un cri, que la Marianne aurait entendu. Mais quand il la vit partir, d’un mouvement brusque, et marcher aussi, le long de la rivière, du côté de la cascade, il la suivit en pressant le pas. Peut-être l’entendit-elle ; car elle prit sa course avec une légèreté d’oiseau, et, bien qu’il se mît aussi à courir, il ne put l’atteindre qu’au moment où elle montait le sentier des roches, au-dessus de la cascade. Alors il la saisit à bras le corps, follement, car il avait compris qu’elle s’allait jeter dans le gouffre :

— Miette, lui dit-il, je te crois toujours et n’ai point cessé de t’aimer. Écoute-moi seulement un peu.

Mais elle se débattit, disant :

— Non, non, tu ne m’as point défendue. Tu ne m’aimes pas !

— Si, répondit-il, quand tu es tombée, j’ai dit… Mais tu ne m’as point entendu. Ah ! Miette, ne me repousse pas ; j’ai le cœur navré !

— Je te crois, va, Je le crois ! Ne serait-ce pas une honte pour toi, si l’on savait que tu m’aimes ? Sois tranquille ; je n’en dirai rien. Seulement, puisque tu me crois toujours une honnête fille, ne me suis point ainsi la nuit. Va, laisse-moi !

— Et toi, dit-il en la serrant ce étroitement encore dans ses bras, où vas-tu ?

— Je te le dirai plus tard… Ah !… tiens, laisse-moi seulement t’’embrasser, et puis…

Ils s’embrassèrent de toute leur âme et Miette se mit à pleurer.

— Hélas ! tu m ôtes le courage. Nous aurions été si heureux !… Allons, Pierrille, à présent, retourne au moulin.

— Non ! non ! tu veux te périr, je le vois bien. Et tu crois ? Non ! ou bien… nous ferons plutôt le saut ensemble. Mais, mon Dieu, Miette, ce serait si bon de vivre avec toi !

— Tu serais honteux de moi, puisque l’on me croit voleuse. Et bien, si c’est ainsi dans ce monde, je m’en veux aller. Mon père n’a souci de moi ; je ne fais tort à personne. Je croyais avoir charge de ton bonheur ; mais ce serait à présent tout le contraire… laisse-moi donc partir.

Ils parlaient ainsi de douleur et de mort, ces deux enfants, dans cette belle nuit tiède, entre les fleurs et les feuillages qui frémissaient autour d’eux, près des nids d’oiseaux, dont ils troublaient le sommeil. La lune, qui montait, les semblait prendre en pitié, et les éclairant de sa lumière, se plaire à leur montrer l’un à l’autre combien ils étaient beaux, vivants et charmants. La cascade, couvrant leur voix, les obligeait de se parler de tout près, et par son mugissement semblait gronder leur folie ; jusqu’à des arceaux de ronces, qui, s’abaissant sur leurs têtes, à chaque souffle du vent, les forçaient de se rapprocher. Ils parlaient de se quitter, mais, ainsi embrassés, ne le pouvaient. Et puis, Pierrille avait à se justifier, Miette à pardonner, et tout cela demandait bien des explications et bien des serments.

À la fin, Pierrille en vint à ne plus comprendre qu’ils eussent à douter de leur bonheur ; même, au contraire, après ce qui venait d’arriver, ils ne devaient s’en aimer que mieux pour cela. Il ferait entendre raison à son père et à sa mère, il battrait au besoin tout le monde ; ou bien, après tout, ne pouvaient-ils pas quitter le pays, et s’en aller aussi loin qu’il faudrait pour être libres, respectés selon leur droit ? Ils pourraient encore actionner[11] la Marianne et lui faire porter la peine de sa méchanceté ; car il était sûr, Pierrille, que c’était elle qui avait tout fait exprès. À tout cela, Miette secouait la tête ; pourtant, ne demandant que d’être persuadée, elle fléchissait peu à peu.

Tant causèrent-ils, que le jour les trouva en ce même lieu ; le jour matinal du mois de mai, qui vient dès quatre heures surprendre la nuit. Déjà, malgré tout le feu de l’amour et du chagrin qui leur brûlait le cœur et la tête, la fraîcheur de l’aube les alanguissait et même les faisait frissonner un peu. Quand tout autour d’eux se dégourdit, quand la rosée aveugle de la nuit, s’éclairant, argenta les feuilles et les herbes ; quand les oiseaux ouvrirent l’œil en bâillant et s’étirant, puis s’envolèrent brusquement pour aller chercher pâture ; quand les feuillages réveillés chuchotèrent, que l’orient rougit, que bruissements et cris peuplèrent les coteaux, que tout enfin reprit vie, alors nos deux amoureux sentirent bien qu’au fond ils ne voulaient pas mourir ; et la voix de la cascade, qui elle, de jour et de nuit, restait la même au milieu de tout changement, creuse et sombre dans le gazouillement de toutes choses, les épouvanta.

Ils redescendirent lentement la roche ; mais, en revoyant le moulin, Miette sentit tout d’un coup la différence de la liberté des hommes à celle des oiseaux ; — car nous ne pouvons, nous autres, vivre sans cage ; encore y mettons-nous au dedans nombre de liens. — Rentrer dans cette maison maudite, y manger le pain de son ennemie ! Oh non ! Miette ne le voulait point ; mais alors, hélas ! où aller ?

Elle joignit les mains sur son front et se mit à pleurer amèrement. Pierrille, cherchant quel asile honnête et hospitalier pourrait être ouvert à Miette, pensait avec douleur que sans doute elle serait partout rejetée, quand, de l’endroit où ils étaient, n’étant plus assourdis par le bruit de la cascade, ils entendirent une voix lamentable, qui semblait annoncer quelque malheur. C’était du côté du lavoir, et presque aussitôt ils aperçurent une femme du hameau voisin, qui, agitât de grands bras, et d’une voix entrecoupée, criait :

— Hé ! venez ! venez ! Là-bas, à la laverie, votre bourgeoise.

Les autres domestiques, à peine levés, sortaient du moulin. Ils accoururent.

Marie vint aussi, criant : — La bourgeoise n’est point dans son lit !

— Quand je vous dis, reprit la femme, qu’elle est là-bas, morte, ou peu s’en faut.

Ils prirent leur course alors tous ensemble, et le long du chemin, la femme, quoique bien haletante, jetait des paroles entrecoupées, disant comment, partie de chez elle avant le jour pour laver le linge de son fils qui était malade, elle avait trouvé la Marianne étendue par terre au bord du lavoir, et tenant dans ses mains le bout d’un long drap tordu.

Quand ils arrivèrent, cependant, ils aperçurent la Marianne, redressée sur son séant, et qui était autour d’elle des yeux hagards. : Et voyant ces gens venir, elle poussa un cri rauque, et s’efforça de tendre les bras vers eux ; mais ses mains étaient tellement crispées autour du drap, qui se tordait là, sur le lavoir, l’autre bout dans l’eau, qu’on fut obligé de les détacher de force, non sans risquer de briser les doigts.

— Grâce ! disait-elle, grâce ! ôtez-moi de là, que je n’y revienne jamais. Je ne ferai plus de mal, je vous en réponds.

— Le drach ! murmurèrent-ils les uns et les autres, avec terreur.

— Nous allons vous emmener, bourgeoise, dit Pierrille, mais il vous faut d’abord confesser le mal que vous avez fait ; autrement le drach saura bien vous reprendre et il vous tordra le cou, fût-ce même dans votre lit.

— C’est le drap que vous m’accusiez d’avoir volé ? dit Miette en s’approchant. Où l’aviez-vous donc caché, bourgeoise, dites-le-moi ?

— Là-bas ! répondit la Marianne, en désignant la touffe de roseaux, sur laquelle Miette avait vu, la veille au soir, les petites flammes s’arrêter ; c’est quand je l’ai tiré que le drach a pris l’autre bout, et…

Elle mit la main sur ses yeux et poussa un gémissement de terreur.

— Et les chemises ? dit Pierrille, et le mouchoir ? qui les avait mis dans le coffre de Miette ? Dites la vérité, ou nous laisserons le drach faire de vous ce qu’il lui plaira.

— C’est moi ! c’est moi ! répondit la Marianne ; emportez-moi, je ne ferai plus à cela.

— Vous entendez tous, vous autres ; vous entendez que la Marianne Biroux avoue, sans y être forcée, que c’est elle-même qui a caché son linge dans le coffre de Miette, et, qui plus est, ce drap dans la rivière, tout cela pour perdre l’honneur d’une fille innocente. Vous l’avez entendu ? et en âme et conscience, vous le devez répéter à tous et rendre témoignage à la vérité.

Ils répondirent :

— Nous le dirons. C’est juste.

Cette déclaration parut éveiller la Marianne comme d’un rêve, et la sortir un peu de cette terreur, qui la rendait presque insensible à la honte. Elle jeta un cri, et cacha sa tête entre ses deux mains.

Pierrille et Marie la prirent alors sous les bras et la relevèrent. Quand elle fut sur pieds, il sembla qu’elle fût remise tout à coup. Elle regarda autour d’elle, et vit le soleil qui élevait au-dessus du coteau la moitié de sa couronne, d’où tombaient sur les feuillages de grandes lueurs d’or ; elle respira longuement ; ses frayeurs S’évanouirent et elle reprit ses airs d’orgueil.

— Tout ça, dit-elle, c’est des bêtises. Parce que je suis là, malade d’une sorte de cauchemar, pour m’être levée trop matin, au lieu de me secourir, vous me faites dire des choses sans raison. Ne parlons plus de tout ça.

— N’en parlons plus, bourgeoise, dit Pierrille, puisque la chose vous ennuie. Ce n’est point la peine, en effet, de vous tourmenter, jusqu’au jour où vous paraîtrez devant le juge, pour y faire réparation à Miette d’avoir attaqué son honneur. Vous allez seulement lui régler son compte, car elle ne veut plus rester chez vous.

— N’a-t-elle pont à son service d’autre langue que celle de son galant ? s’écria la Marianne irritée.

Non point de son galant, mais de son mari, répliqua Pierrille, en prenant la main de Miette, qui dit aussitôt :

— Oui, nous sommes promis.

Ce même jour, Miette alla se loger chez une amie, à Treignac, et Pierrille profita du premier dimanche pour aller parler de la chose à ses parents. Il sut si bien dire qu’il obtint leur consentement, et tout de suite courut chez le père de la Miette. Celui-ci voulait un procès pour venger l’honneur de sa fille ; mais les témoins des aveux de la Marianne au lavoir ne s’étaient fait faute de raconter partout l’aventure ; Miette était donc bien vengée déjà, et son père se contenta d’exiger de la Marianne une bonne somme, dont il garda, il est vrai, quelque chose pour lui, mais dont l’autre part servit aux frais de la noce et aida nos amoureux à se mettre en ménage.

— On dirait que vous blâmez ça ? Oh ! nous n’avons point, nous autres, de ces simagrées. L’argent est par lui-même une bonne chose, et celui de nos ennemis est encore meilleur. Oui, oui, je sais bien qu’on nous reproche d’aimer trop l’argent ; vous l’aimez pourtant encore plus que nous, vous autres, les sens de la ville, puisqu’il vous en faut davantage. Pour nous, quand les pièces blanches nous manquent, ne faut-il pas bien courir après les sous ? Et ne voyez-vous pas que la misère nous jappe sans cesse après les talons, et que nous avons trop souvenir d’en avoir été mordus ? Si donc, Pierrille et Miette se servirent du mal que leur avait fait la Marianne pour se procurer quelque aise à ses dépens, ils firent bien, je pense, et ce n’est pas moi qui les blâmerai.

— À présent, et pour vous finir leur histoire, ils n’eurent point d’autre ennui dans leur vie que celui que je viens de vous raconter ; car ils élevèrent tous leurs enfants, et bien prospérèrent, jusqu’à pouvoir s’acheter une maison à eux, avec un champ. La Miette même, dans le pays, passait pour avoir un don des fées, parce qu’elle faisait tout mieux que les autres, et que tout lui réussissait. On prétendait l’avoir vue souvent aux fontaines, aux heures où il n’est pas bon d’en approcher, soit le matin avant l’aube, soit au crépuscule ; mais il faut dire aussi qu’elle était vaillante, se couchant tard et se levant tôt. Et ceux qui font leur devoir peuvent aller partout, de jour et de nuit, sans crainte ; car les bons esprits les aiment, et les méchants n’ont point de pouvoir sur eux.

Pour ce qui est de l’aventure de la Marianne, que vous n’avez peut-être pas bien comprise, Voici ce que c’est :

Le drach est l’esprit des eaux et des marécages. Il est malin, cruel même, et plus d’une fois mort s’en est suivie de ses mauvais tours. Ceux qui portent en eux de mauvaises pensées ne doivent point s’attarder la nuit près des eaux. Ils y seraient, tantôt égarés par un feu follet, tantôt suivis pas à pas d’un gros chien noir, ou encore accostés par un homme vêtu de couleur sombre, qui marche à côté d’eux sans parler, et tout à coup, près du bord, ou bien sur un pont sans garde-fou, les envoie sauter, d’une poussée, dans la rivière.

Les laveuses qui vont avant l’aube, ou à nuit tombée, laver le linge volé, qu’elles n’oseraient, en plein jour, porter au lavoir, sont exposées à voir apparaitre une petite vieille qui s’agenouille auprès d’elles, frappe à coups redoublés d’un battoir retentissant, puis s’offre pour aider à tordre le linge. La laveuse ne peut ou n ose refuser, et alors commence un charme terrible : Une fois le linge saisi, la vieille ne lâche plus ; elle tord, elle tord sans fin et sans cesse ; et tandis que les forces de la laveuse s’épuisent, que sa poitrine se serre et que ses os craquent, elle voit flamboyer les yeux de la vieille et ses dents s’allonger dans un rire affreux. Et cependant il faut tordre, tordre toujours, longtemps après que le linge a rendu sa dernière goutte, et quelquefois jusqu’à ce que la laveuse ait rendu son âme.

C’est une rencontre pareille que fit la meunière de la Milatière, et encore fut-elle heureuse de s’en tirer à si bon marché. Qui peut nier qu’elle n’eût mérité d’être punie pour sa méchante action ? Car c’est encore un vol plus grand de prendre l’honneur du pauvre que le bien du riche.

Cette aventure acheva de faire mépriser la Marianne, et, malgré sa richesse, elle ne put épouser qu’un mauvais sujet, qui lui but et joua son bien au cabaret, et encore la battit à la maison.

FIN.

TABLE

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FIN DE LA TABLE.

Paris. Imp. VIÉVILLE et CAPIOMONT, 6, rue des Poitevins.

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR


Un Mariage scandaleux.

Une Vieille Fille.

Les Deux Filles de M. Plichon.

Un divorce.

Jacques Galéron.

L’Idéal au Village.

Double histoire.

Attendre-Espérer.

Aline-Ali.

La Femme et les Mœurs.


Paris. — Imprimerie VIÉVILLE et CAPIOMONT, rue des Poitevins, 6.
  1. Le peuple prononce Belsamine au lieu de Balsamine.
  2. Capuchon.
  3. Repasseur ou fondeur d’étain.
  4. Boîte dans laquelle s’agenouillent les laveuses.
  5. Vacillant sur leurs jambes.
  6. La provision de farine.
  7. Considérer, en langage villageois, a le sens de considération, égard.
  8. C’est-à-dire loyauté ; brave ne s’emploie à la campagne que dans le sens de probe (brave homme), ou bien mis (brave comme un prince).
  9. C’est-à-dire fat, suffisant, interprétant les choses à son avantage.
  10. Luxe.
  11. Intenter une action en justice.