Légendes corréziennes/Le Drach

Librairie Hachette et Cie (p. 135-210).

LE DRACH


C’est une chose à remarquer, — observa la Chambelaude au début de ce récit, — que les petits gens de l’air et des eaux, les fées, le drach, les lutins, enfin, ceux d’une autre espèce que nous, lorsqu’ils s’occupent de nos affaires, prennent toujours le parti des pauvres et des malheureux contre les puissants et les riches ; et qu’ils remettent les choses dans le bon droit, donnant fortune au misérable, honneur et gloire à l’homme de rien ; faisant reines les bergères ; ne jouant de tours qu’aux méchants ; fournissant enfin sa revanche au pauvre peuple, et cela bien longtemps avant la Révolution française. C’était comme en attendant.

Vous devez avoir entendu parler du moulin de la Milatière, à près de deux lieues d’ici ? Un endroit joli, mais un peu triste. La Vézère y est plus profonde ; les coteaux plus hauts et plus roides : les uns couverts de bois, les autres pleins de rochers, où se penchent les sorbiers et les bouleaux.

Le moulin est bâti au-dessous d’un saut de quinze pieds que fait la Vézère, et la gorge est si resserrée à cet endroit, qu’en grimpant un sentier, parmi les coudriers, les églantiers et les aunes, sur de gros blocs de roches, qui s’avancent, on arrive au-dessus de la cascade, pour la regarder tomber. C’est chose belle à voir cette lame luisante, fine, un peu recourbée ; on dirait un grand hoyau. Et voilà du temps, depuis que le monde est monde, que ce hoyau bêche toujours au même endroit, de sorte que, sous l’écume blanche et tournoyante, se creuse un gouffre profond, un gouffre de mort. Nuit et Jour, et surtout la nuit, s’entend le bruit de cette eau glissante. C’est une des raisons pourquoi ce lieu de la Milatière ne ressemble point à un autre. On s’y sent pris par quelque chose, un je ne sais quoi, qui rend languissant et met dans la tête cent rêvasseries, desquelles on aurait envie de pleurer plus que de rire, et qui pourtant plaisent au cœur et vous retiennent là. C’est ce qui s’appelle un charme ; et, en effet, le drach, les lutins et les follets aiment à demeurer en lieux semblables, et il s’y passe plus de choses étranges qu’ailleurs.

L’ancien meunier s’y noya, — un vieil avare, dont les héritiers vendirent à Jean Biroux, du village voisin des Ploches, lequel, bientôt après, épousa Marianne Chalux, une belle fille toute jeune ; elle n’avait pas plus de seize ans. Pour Jean Biroux, il en avait passé trente, ayant été retardé de se marier par la conscription d’abord, et puis par une maladie qu’il avait rapportée de là-bas, ainsi qu’un coup de sabre à travers le visage. Il n’en était pas plus beau, mais il avait de l’argent ; son père lui avait laissé une somme rondelette, et c’est pourquoi les Chalux ne firent point difficulté de lui donner leur fille quand il la leur demanda, bien qu’ils fussent, eux aussi, fort à l’aise, et que Jean Biroux fût connu pour un grincheux. Mais tous les parents de la terre en sont là ; c’est toujours la même histoire ; et peut-être en sera-t-il ainsi tant que de l’argent dépendront toutes choses de la vie et la vie même, et qu’il ne suffira pas d’être fort, habile et de bon courage pour être sûr de son avenir.

La Marianne eut une chaîne d’or, de belles coiffes, des bagues, et se laissa conduire à l’hôtel d’assez bon cœur. Mais après, tout changea. Le Jean Biroux n’était ni un homme agréable, ni un bon mari. Elle, pauvre enfant, qui n’avait point eu de jeunesse, naturellement aimait la causette, le rire, la distraction, et eût bien voulu, le dimanche, se faire belle, et même danser. Avec assez de raison, pensait-elle que tous ses beaux affiquets n’avaient point été achetés seulement pour son armoire. Et pourtant, quand elle s’en parait, Jean Biroux demandait pourquoi ? s’emportait contre la coquetterie des femmes, roulait des yeux féroces et obligeait Marianne de rester à la maison. Il était jaloux.

Pendant les premières années de son mariage, souvent Marianne pleurait. Elle n’avait point d’enfants, ce qui l’aurait consolée en lui occupant le cœur. On la vit devenir triste, même un peu méchante ; mais ensuite elle s’adoucit ; les querelles cessèrent dans le ménage ; elle se montra plus douce, plus flatteuse, plus gaie ; ses joues un peu pâlies reprirent leur éclat. Les malins remarquèrent, — Mais, pour moi, je n’en sais rien, — que cela eut lieu peu de temps après l’arrivée au moulin d’un garçon meunier plus dégourdi que les autres, rusé, avenant, qui avait les bonnes grâces de Jean Biroux et lui faisait entendre tout ce qu’il voulait. Pourtant, ce même garçon ne semblait pas trop bien avec la bourgeoise ; il la remontrait quelquefois, et elle lui répliquait vertement ; mais ce jeu-là encore, les malins le trouvaient clair, et, comme il est d’usage, — bien mal à propos, il me semble, — ils riaient de Jean Biroux et louaient presque le vaurien, qui s’amusait aux dépens de sa confiance et de son honneur.

Ce garçon partit un beau jour. Un autre vint à sa place, et les mauvaises langues ne jasèrent pas moins sur celui-ci que sur l’autre ; et ce fut de même pour les suivants. Quand une fois la réputation d’une femme est entamée, c’est comme une brèche dans un mur ; cela s’élargit de plus en plus et tout y passe, les suppositions comme les vérités. Mais il est juste de dire aussi que, le premier pas fait, généralement, on regarde moins au second, et encore moins au troisième. Enfin, les propos s’en donnaient à l’aise sur la meunière de la Milatière, et, comme d’habitude, Jean Biroux ignorait la chose et portait, sans trop le sentir, la peine de son égoïsme et de ses mauvaises façons, quand, pris d’une fièvre maligne, il mourut, laissant Marianne Biroux maîtresse du moulin et l’une des plus riches veuves du canton ; puisqu’il lui avait fait donation par contrat, au cas où il mourrait sans avoir d’enfants.

Marianne avait environ trente ans ; on peut bien croire qu’elle ne pleura le défunt que par grimace. C’était alors une maîtresse femme, encore belle et de superbe embonpoint, avec des joues rouges comme les coquelicots de ses blés, des dents blanches, des yeux noirs qui brillaient comme des vers luisants, la tournure leste, la voix ferme et cet air qui attire les hommes. Toutefois, si l’on se pressait bien à lui conter fleurette et à lui ravir un baiser, on craignait un peu de remplacer Jean Biroux, et plus d’un garçon prudent hocha la tête et chercha fortune ailleurs. Il s’en trouve toujours cependant qui n’estiment rien plus que la sécurité du manger et du boire, à l’abri du fouet de dame Misère. La Marianne fut donc demandée en mariage, mais, il faut le dire, par des gens qui ne flattaient pas assez son orgueil. Car elle prétendait haut, et puis elle voulait, cette fois, disait-elle, choisir à son gré.

Comme elle menait son moulin en maîtresse, haut la main, assez durement, et sans plus souffrir aucune privauté, plus d’une fois elle changea de serviteurs, jusqu’à ce qu’elle louât enfin, à la ballade de Chambray, un beau jeune gars, qui venait d’à plus de six lieues, vers Limoges, et ne connaissait point les commérages du pays. Il se nommait Pierrille, était grand, bien fait, robuste, avenant, et plus doux et meilleur sujet que ne sont la plupart de ses confrères, lesquels tombent volontiers en deux péchés : l’amour du vin et des jolies filles. Mais celui-là faisait son ouvrage tranquillement. Quand il passait dans les villages, monté sur sa mule, avec son bonnet de coton blanc sur l’oreille, et portant en écharpe son fouet aux houppes de couleur, il ne prenait point cet air malin et hardi qui fait rougir les filles et sourire les hommes ; et même sur son chemin les cornettes avaient beau se pencher aux fenêtres, il regardait plus souvent en dedans, comme on dit, qu’autour de lui, — c’est-à-dire qu’il était songeur.

Quand il donnait la pochée[1], au lieu de trinquer, et gouailler, et prendre la taille de la fille de la maison, il causait honnêtement, faisait son service, tenait bon compte de ce qu’on disait, se montrait de bon sens et de bonnes façons enfin, sans pour cela être un sot, ni moins capable d’administrer une râclée à qui l’eût voulu molester. Cette conduite le fit estimer de tous les gens comme il faut. Et toute dégourdie que fût la meunière, elle vit bien que ce garçon, homme de conscience et de cœur, valait mieux, pour ceux qui avaient affaire à lui, que ces bambocheurs à double langue, pour qui le devoir n’est rien. Elle se prit donc à le traiter plus gentiment et à le considérer[2], tant et si bien qu’elle en devint affolée, et, comme elle voulait lui plaire, fut aimable, prévenante et bonne pour lui.

Il eût été difficile que le garçon ne fût point touché de se voir aimé de cette belle femme, et vraisemblablement pour lui-même, puisqu’il n’avait rien. Cependant, il n’était pas sans avoir entendu quelques propos ; ensuite, réfléchi comme il était, il voyait bien que si la meunière était bonne pour lui, elle ne l’était pas pour tout le monde. Il se rappelait même avoir été assez malmené au commencement et avoir pensé partir. La meunière pouvait l’épouser et le rendre riche : un autre n’eût pas désiré mieux ; mais notre garçon, malgré sa jeunesse, en savait déjà plus long en lui-même, et se demandait encore si elle le rendrait heureux. Il n’était pas comme les autres, je l’ai dit. Car si des gens riches, qui pouvaient trouver autant de bien par ailleurs, avaient dédaigné la Marianne, il n’y avait pas, je crois, un homme sans fortune autre que Pierrille qui à sa place se fût fait prier.

Lui, donc, hésitait, poli et reconnaissant pour la Marianne, mais plus respectueux qu’elle ne l’eût voulu. Cependant, il devenait de plus en plus tourmenté, sentant le besoin de se décider ; car il n’y avait guère moyen de se refuser longtemps, sans mot dire, aux avances d’une jolie femme, qui, piquée de sa réserve, le cherchait partout et parlait de ses beaux yeux un si doux langage. Si matin qu’il partit pour sa tournée, elle venait dans l’écurie lui servir un verre de vin, encore presque endormie, les veux languissants, et le fichu un peu bien ouvert. S’il rentrait tard, elle se montrait inquiète, et le grondait ; mais de ce ton où la gronderie n’est qu’amour. Les jours où il restait au moulin, c’était bien pis ; elle était sur ses talons, sans cesse, avec cent prétextes de surveillance, qui tournaient toujours en des conversations d’amitié. Et plus cela allait, plus le garçon sentait fondre son cœur à ces gentillesses Il n’avait que vingt-deux ans ; il n’aimait point d’autre femme, et n’avait encore fait la cour à aucune, étant craintif, non de courage, mais de cœur. Quand ce n’eût été que par reconnaissance, il ne pouvait s’empêcher d’être attendri ; mais de plus, tout le feu de ces regards et de ces soupirs commençait de le brûler fort. L’éclat des charmes de la meunière l’éblouissait, et, s’il se taisait encore, c’était respect et timidité bien plus que froideur.

Plus elle le voyait ainsi, différent des autres, plus la Marianne l’aimait. Elle n’avait connu jusque-là que des hommes plus ou moins grossiers, qui tout d’abord ont des hardiesses effrontées ; cette fois l’amour lui semblait nouveau. Elle était bien décidée à pousser les choses jusqu’au mariage, ne doutant point d’ailleurs de conduire aisément ce timide garçon, plus jeune qu’elle, et qui lui devrait tout son sort. Comme il était fort estimé et de si bonne mine, elle n’aurait point à rougir de lui.

La meunière ne doutait pas du consentement de Pierrille, n’ayant jamais vu, de la vie, la fortune refusée en aucun lieu ; cependant, cette réserve qui la charmait, à la fois l’inquiétait un peu ; l’amour la poussait d’ailleurs ; un jour donc, elle se dit qu’il fallait savoir à quoi s’en tenir et s’en alla vers lui, résolue à le forcer de s’expliquer.

C’était un matin : Pierrille venait d’apprêter ses mules, il était monté pour donner un coup d’œil au moulin et ses instructions au petit gars, qui surveillait la chose en son absence, quand la meunière arriva. Elle était, je crois, plus jolie qu’à l’ordinaire, vu l’émotion qu’elle avait, et Pierrille se sentit le cœur tout serré en la voyant ; de sorte que, lorsqu’elle donna un ordre au petit valet pour l’éloigner, il dit brusquement :

— J’ai besoin de lui.

— Beau malheur ! dit-elle, vous attendrez. Va donc, Jacques ; c’est moi qui suis la bourgeoise ici.

— Pour cela même vous devriez savoir, observa Pierrille du même ton, que l’ouvrage presse, que le soleil est levé, qu’il me faut partir. Ou bien, est-ce vous qui allez verser les blés dans la trémie ?

— Puisque tu prends l’air de me commander… répondit-elle.

— Pardon, bourgeoise, je suis votre serviteur, et c’est pour votre intérêt…

— Oh ! mon intérêt ! dit-elle, on me croit intéressée ; je ne le suis point. J’estime la bravoure[3]et le bon cœur au-dessus de tout ; si tu ne l’as point vu, c’est que tu n’as guère souci de me regarder.

En même temps, elle s’approcha de si près, et d’un air si doux et si aimable, qu’il ne sut quoi répliquer. Mais le cœur lui sautait dans la poitrine.

— Voyons, qu’est-ce que tu as contre moi ? reprit la Marianne, en lui mettant la main sur l’épaule et en posant ses yeux sur ceux de Pierrille. Que t’ai-je fait ? car je vois que tu ne m’aimes point…

Elle disait cela sans le croire ; mais si doucement, si joliment, si vraiment émue d’amour ; elle était si belle avec ses yeux vifs et ses joues rouges, et ses lèvres qui laissaient passer le souffle d’un sein agité, qu’il n’y put tenir, et cette fois, prenant l’occasion qui s’offrait si bien, il jeta les bras autour de la Marianne et l’embrassa plusieurs fois.

À ce moment, il vit quelque chose passer au bout de la chambre, et crut entendre un soupir ; et presque aussitôt une porte, qu donnait dans le grenier de la maison, se ferma. À ce bruit, ils se séparèrent, et Marianne, inquiète, courut à la porte ; mais elle ne vit rien dans le grenier, qui avait d’ailleurs une autre issue. On appela Pierrille d’en bas, et entre lui et la Marianne il ne se dit rien de plus.

Comme il s’en allait, monté sur sa mule, vers les Ploches, il se sentait en lui-même tout bouleversé. Le voilà donc l’amant de la bourgeoise ! et probablement plus tard son mari. Jeune comme il était, et à sa première aventure. Cela n’était pas sans lui causer un orgueil et un émoi, qui ressemblaient presqu’à du bonheur. — Car, à la campagne ce n’est point comme dans les villes : on y parle net ; les jeunes gars et les jeunes filles ont ensemble grande liberté ; mais c’est au vu et su de tout le monde, et, à l’ordinaire, cela ne va pas plus loin. Chez nous le mariage est la règle, et si l’exception s’y rencontre aussi, du moins n’y a-t-il pas de ces arrangements secrets, qui sont le mal organisé. Au village, en plein air et en plein soleil, tout se sait ; les fautes y font plus de bruit, mais elles sont rares, et quand un jeune homme et une jeune fille se marient, eh bien ! les deux font la paire, le plus souvent, comme honnêteté.

Malgré tout, notre Pierrille n’était qu’à demi content. Il pensait que la Marianne était bien âgée pour lui ; puis, certains propos qu’il avait entendus le tarabustaient, et enfin, ce qui lui restait encore dans l’esprit comme une gêne et une inquiétude, c’était d’avoir été vu embrassant la meunière, et le souvenir de cette ombre, et de ce soupir, qui ressemblait à un gémissement. Il n’avait rien répondu à la Marianne disant : — C’est le vent qui aura fermé cette porte. — Mais il était sûr d’avoir entrevu comme une forme humaine, bien qu’il fit sombre dans ce coin du moulin et qu’il eût le front baissé. Était-ce peut-être l’ombre de Jean Biroux, venant disputer sa femme à une nouvelle amitié ? Ce n’était pas impossible, vu qu’il passait pour jaloux. Mais non, Pierrille en était à peu près certain, il y avait cornette et jupon dans cette affaire, et, sans trop savoir pourquoi (car elles étaient au moulin deux servantes), il pensait à la Miette, la plus jeune des deux.

Tout en ruminant ces choses, il arriva jusque sur le haut du coteau. Là, précisément, au sortir du bois, il vit la Miette, venue, elle, par les sentiers, qui faisait entrer ses moutons dans la pâture. Ils marchaient ainsi comme au devant l’un de l’autre, une haie basse les séparant ; le chemin était gazonné, le pas des mules ne s’entendait point, et Miette baissait la tête, en sorte qu’il put à son aise la regarder.

Elle marchait lentement, quenouille au côté, encore plus songeuse qu’il n’était lui-même. Ainsi penché, son visage ressemblait à celui de la Vierge de l’église, et d’autant mieux que le soleil levant, qui dorait tout à cette heure, la coiffait d’une sorte de nimbe. C’était une jolie matinée : le loriot chantait, car on était au printemps ; l’herbe était pleine de gouttelettes qui brillant, et, sous la chaleur du soleil, on voyait s’élever des guérets une fumée blanche. Dans la feuillée des arbres, où les nids se faisaient, ce n’étaient qu’allées et venues, et plus haut, tout là-haut, dans les couches de l’air, on entendait, sans voir les chanteuses, de gaies chansons. De ci de là, partout, chants et bruissements ; tout le petit monde des bêtes ébaudi, Joyeux. Les moutons eux-mêmes levaient la tête ; le chien trottinait, la queue en l’air. La Miette seule était triste, à ce qu’il semblait.

Elle l’était vraiment ; car arrivée tout proche de Pierrille, elle poussa un long soupir, en essuyant de la main deux larmes qu’il vit couler.

— C’est toi ? Miette, lui dit-il.

Sa voix à peine avait résonné dans l’air que la jeune fille sursauta, fit un grand cri, l’envisagea, tout apeurée, et s’enfuit, en cachant sa figure de ses deux mains. Ce cri fut tel que les moutons en prirent la fuite tous ensemble, vers l’autre bout du pâturage, et que Pataud, le chien, bien surpris, ne pouvant pourtant aboyer contre Pierrille ni mordre les mules du moulin, se prit à japper avec fureur contre une alouette qui descendait.

— C’est une drôle de fille que cette Miette, se disait Pierrille en s’éloignant. Est-il permis de crier ainsi, et ma-t-elle pris pour le diable ? Je voudrais savoir à quoi elle songeait. Elle a sûrement un chagrin.

Alors il chercha quel chagrin ce pouvait être. C’était une fille douce et raisonnable que la Miette, et qui faisait beaucoup de besogne et peu de bruit. Quand les autres parlent à casser la tête, elle, le plus souvent, ne disait rien. On ne la remarquait guère ; cependant, elle était gentille, et ce qui était certain, c’est qu’elle avait un air à elle toute seule, que les autres n’avaient pas. Assez pauvrement vêtue, elle était toujours propre et bien coiffée. On la voyait souvent l’aiguille à la main. La Marianne lui donnait toutes ses hardes à raccommoder ; elle avait beaucoup d’ouvrage. Et cependant, Pierrille l’avait vue, le dimanche, reprisant la veste du petit valet, et il avait trouvé cela bien. Oui, c’était une bonne fille que la Miette. Mais qu’avait-elle eu, en le voyant, à crier si fort ?

La chose lui revint dans l’esprit toute la journée, en même temps que l’aventure du matin, comme si les deux choses eussent été liées. C’est qu’il ne pouvait s’empêcher de croire, sans réel motif pourtant, que c’était la Miette dont il avait vu comme l’ombre et entendu le soupir, au moment où il embrassait la Marianne. Après tout, cela était fort possible. N’avait-elle pas son coffre dans le grenier ? Elle pouvait avoir eu besoin d’y prendre quelque chose avant de partir aux champs, et, pour une raison ou pour l’autre, avoir voulu redescendre par la chambre du moulin. Mais pourquoi ce gros soupir ? Et pourquoi ces pleurs ensuite ? À moins que…

Pierrille n’était point avantageux[4]. Il rejeta donc cette pensée, et même en haussa les épaules. Parce qu’il était aimé de la Marianne, était-ce une raison pour se croire aimé de toutes les filles du canton ? D’ailleurs, il n’avait jamais dit un mot de galanterie à la Miette ; seulement, il avait pris sa défense quelquefois, quand la bourgeoise la grondait trop injustement.

Il rentrait au moulin à soleil couché, par le même chemin, ayant changé pour des sacs de blé ses sacs de farine, quand il vit encore, dans le pâturage, les moutons de la Miette. Une idée lui vint de savoir ce qu’elle avait, et si forte qu’il n’y put tenir. Il sauta donc à bas de sa mule, et tournant la bête en travers du chemin, l’attacha par sa longe à une aubépine. Cette mule étant la conductrice des autres, qui étaient accoutumées de la suivre, il pensa qu’elles resteraient là tranquillement ; d’ailleurs, il ne serait qu’une minute.

Étant donc entré dans le pâturage, il chercha des yeux la bergère, et bientôt la découvrit, assise à l’endroit où le champ, s’avalant avec le coteau, fait une trouée dans le bois. On avait de là une superbe vue sur les montagnes, déjà toutes vertes, excepté celles dont les rocs percent la peau, et qui, l’été comme l’hiver, demeurent sombres comme des jours sans pain, en dépit des mousses et des petites herbes et des bouleaux maigrelets, qui cherchent à les habiller un peu. On apercevait, de çà de là, le cours de la Vézère, qui argentait entre les masses de feuillages et les rochers ; un bout du village des Ploches, avec des lueurs de soleil restées dans ses vitres ; à l’horizon, de grands voiles gris, qui tombaient en s’épaississant, comme d’une aune des flots de mousseline. Les oiseaux étaient couchés et il se faisait un silence, dans lequel montait la voix monotone de la cascade, qui semblait chanter la nuit, à la manière dont le grillon chante le Jour.

La Miette filait sa quenouille, de ce petit air habile qu’elle avait, et le fuseau tournait vite entre ses doigts, traçant des cercles à l’œil, comme une toupie bien lancée. Elle avait encore la tête penchée et les yeux baissés, mais ne pleurait plus. Au bruit des pas de Pierrille, elle regarda de son côté, et de nouveau sembla fort en émoi de le voir, car elle rougit, se leva, et, comme si ses moutons eussent été en maraude, appela son chien ; — enfin, toutes les petites manigances d’une fille qui se sent troublée et le voudrait bien cacher.

— Bien sûr, Miette, dit-il en se plaçant devant elle, cela vous dérange beaucoup de me voir. Qu’avez-vous donc ainsi contre moi ?

— Et que pourrais-je avoir contre vous ? répliqua-t-elle. Ce que vous faites ne me regarde point.

— C’est-à-dire que vous n’avez nul souci de moi ? Pourtant, vous ne me traitez point comme un autre, puisqu’il paraît que je vous fais peur.

— Peur ! oh ! non point, dit-elle. Pourquoi me feriez vous peur ?

— Et pourquoi criez-vous en m’apercevant, comme ce matin ?

La fillette baissa la tête en rougissant de nouveau :

— Je sais, répondit-elle, que vous avez lieu de vous moquer de moi. Eh bien, qu’y puis-je faire ?

— Non, non, Miette, dit-il, je ne veux point me moquer de vous. J’en serais bien fâché, car vous êtes une bonne et brave fille. Seulement, je voudrais savoir si vous n’avez pas quelque chose contre moi dans l’esprit ?

Je vous ai déjà répondu là-dessus, dit-elle.

— Non, vous ne m’avez point répondu franchement. Vous m’avez répondu ce qu’on dit quand on veut mettre les gens de côté sans qu’il y paraisse. Voilà trois mois que nous vivons ensemble dans la même maison. Ne sommes-nous point bons amis ?

— Vous avez toujours été de bon cœur et de bon service pour moi, Pierrille, répondit la jeune fille d’un air bien touché, tant qu’au dernier mot elle fondit en larmes.

Cela rendit Pierrille aussi tout ému, et ne sachant que lui dire, il passa les bras autour d’elle, et voulut l’embrasser ; mais la Miette le repoussa vivement, et ce fut d’un air de colère tout plein de reproches qu’elle s’écria :

— Non, non ! vous pouvez aller en embrasser d’autres. On ne m’embrasse pas comme cela, moi !

Et vivement elle s’éloigna, le laissant tout confus et tout étrange. Pendant quelques minutes, il resta là, planté comme un arbre, et puis retourna vers ses bêtes en soupirant.

Maintenant, il voyait qu’il ne s’était pas trompé, que c’était bien la Miette qui l’avait surpris, le matin de ce même jour, tenant la meunière entre ses bras. C’était donc cela qui la rendait si fâchée ? fâchée jusqu’à en pleurer ! Mais alors elle l’aimait donc un peu la Miette ? un peu seulement ; car il voyait encore ce regard plein de colère qu’elle lui avait jeté… Oui, mais d’où cette colère pouvait-elle venir, sinon d’amour ? Et même, l’amour au fond s’y laissait bien voir. Cependant, elle n’avait pas voulu se laisser embrasser, elle ; car elle était fière… et honnête…

Il n’eût su dire ce qu’il avait ; mais il rentra au moulin dans un trouble beaucoup plus grand qu’il n’en était parti. Ce n’était plus la même chose. Il y avait dans son cœur des milliers de voix joyeuses qui chantaient, comme un carillon de cloches, à l’aube, dans l’air sonore et pur. Aimait-il la Miette ? Il n’en savait rien ; il n’y avait jusque-là jamais pensé ; pourtant, il se sentait remué jusqu’au fond de l’âme par l’idée que cette fille l’aimait.

Et maintenant, pour tout au monde, Pierrille eût voulu ne plus rencontrer la meunière, du moins seule ; mais c’était bien difficile, car elle ne faisait que le chercher. Il ne lévita qu’à grand’peine, se faisant fort occupé. À l’heure du souper, quand il entra dans la cuisine, tout le monde y était, sauf Miette. Il s’assit auprès de la cheminée, les yeux sur la porte ; et bientôt après elle entra. À ce moment, il lui sembla qu’il ne l’avait encore jamais vue ; et vraiment, il ne l’avait pas bien regardée : si ce n’était pas la plus belle des filles, — car elle n’avait pas de grosses couleurs, ni des yeux très-vifs, ni la figure forte et pleine, — elle avait quelque chose de plus, qu’on n’eût su dire, mais qui valait tout. Son visage était allongé, ses yeux d’une douceur extrême, et puis l’air modeste, et, ce soir, tout alangui, à la manière d’une herbe couchée par la pluie. Elle fit çà et là quelques tours, puis vint s’asseoir au bout de la table. Et Pierrille la regarda broyer de ses petites dents le pain noir, sans presque pouvoir manger lui-même, si bien que la bourgeoise en fit la remarque. Un moment après, comme il regardait encore Miette, il s’aperçut que la Marianne les observait d’un air soupçonneux ; alors, il ferma son couteau et revint s’asseoir près du feu ; et de là il entendit la bourgeoise parler aigrement à Miette, ce qui lui fit peine et l’irrita.

Il eût fallu un garçon plus rusé et, pour tout dire, moins honnête que Pierrille, pour se tirer sans encombre de pareille situation ; aussi, huit jours après seulement, c’était-il, au moulin de la Milatière, toute une révolution. Jamais, de mémoire d’aucun serviteur, la bourgeoise n’avait été si méchante. Rien où elle ne trouvât à redire, et surtout à ce que la Miette faisait. Heureuse, la pauvre ! de passer aux champs les trois quarts de la journée ; car, autrement, si douce et patiente qu’elle fût, elle n’y aurait pu tenir.

Malgré cela, de même que la violette, sous ses feuilles tapie, ne craint point l’orage, ainsi l’amour de Miette et de Pierrille croissait dans leurs cœurs, bien qu’ils ne se parlâssent presque point. Pas une fois, dans ces huit Jours, ils ne se rencontrèrent seuls que la Marianne ne fût aussitôt sur leurs talons, et Pierrille n’osa derechef aller joindre Miette au pâturage. Mais le germe, une fois confié à la terre, se développe seul ; de même l’amour au cœur de la jeunesse. Cette fille, près de laquelle il avait vécu un temps sans presque la voir, Pierrille la portait maintenant en lui-même, si bien que, chaque jour, sans même lui parler, il la connaissait davantage et l’aimait de plus en plus. À force de l’avoir présente en esprit, il devinait ce que voulait dire chaque trait de son visage et chaque geste ; il voyait se pendre sur son front, dans ses yeux, toutes ses pensées ; il eût dit sans hésiter ce qu’elle pensait de telle ou telle chose, ou ce qu’elle aimait le mieux. Plus enfin il la regardait, que ce fût elle-même ou en image, plus il la trouvait belle, bonne, charmante, honnête, aimable, habile, remplie enfin de toutes perfections.

Et Miette, que pensa-t-elle ? Avec son petit air tranquille, on n’eût su le dire ; mais si elle était rêveuse, ce n’était point de chagrin. À peine semblait-elle entendre les vilaines paroles que la Marianne lui disait. Chaque matin, quand Pierrille passait le long du pâturage, il en entendait partir un chant aussi clair que celui de l’alouette, et, surtout le soir, quand il revenait, c étaient des sons longuement filés, si doux, qu’il sentait bien que la Miette y mettait son âme pour la pousser jusqu’à lui.

Quant à la Marianne, elle ne pouvait rien comprendre à l’idée de ce garçon, qui, ayant une fois connu sa bonne volonté, pourtant n’y revenait mie, et non-seulement la méprisait, elle qui valait bien d’être recherchée pour elle-même, mais aussi tout ce qu’il pouvait attendre d’elle pour son avenir. Ayant surpris quelques regards de Pierrille à la Miette, elle entrait en fureur de penser que cette pauvre fille lui pût être préférée, et son goût pour le galant n’en devenait que plus fort de ce qu’il ne l’aimait point.

Un jour, elle se résolut de parler plus ouvertement, ne doutant point que Pierrille ne revint à elle, quand il saurait qu’il pouvait prétendre d’être épousé. Elle l’invita donc à venir avec elle jusqu’aux nasses, disant avoir besoin de poisson ; et même il verrait s’il ne pourrait point saisir une anguille entre les pierres, car c’était le lendemain un dimanche, et elle pensait avoir la visite de quelques parents.

Ils remontèrent ainsi le cours de la Vézère jusqu’au-dessus de la cascade, à un endroit où la rivière coule tranquille à fleur de rive, formant un bassin. Là, s’ouvre le coteau sur une étroite prairie, traversée d’un ruisseau qui sort d’une fontaine et se rend à la rivière. Cette prairie est le plus gentil lieu des alentours : l’un des versants n’est que rochers tout garnis d’arbustes, de mousses, d’herbes folles et formant des grottes, où parfois se rencontrent les renards et les amoureux. On y cueille abondamment, à la saison, l’airelle et la fraise. L’autre versant monte en pente douce, couverte d’un fin gazon, jusqu’à un bois de bouleaux qui le coiffe de son délicat feuillage. La prairie était toute semée de boutons d’or, d’œillets rouges, de sauges, d’amourettes, et, le long d’un ruisseau, d’iris et de myosotis, plus larges et plus bleus qu’ailleurs. On appelle ce lieu la Gorge au Drach, vu que ce lutin — et d’autres — le hantent et s’y ébattent chaque nuit, surtout par le clair de lune ; car, excepté Satan, roi des noires ténèbres, tout ce qui vit a besoin de clarté. Mais ce qu’il faut aux lutins, c’est le jour adouci de l’aube ou du crépuscule, ou la lumière argentée, dans les rayons de laquelle ils jouent, comme le poisson dans les eaux ; la lumière du soleil éblouit leurs veux trop tendres, et c’est pourquoi l’on n’a rien à craindre d’eux en plein jour.

On racontait sur ce lieu plus d’une histoire. C’était là, dans ce bassin où abondait le poisson, que l’ancien meunier, le prédécesseur de Jean Biroux, avait trouvé la mort en allant tout seul jeter l’épervier. On l’avait retrouvé les pieds enchaînés par de longues herbes tordues, ce que tout le monde attribua au drach, le plus méchant des lutins. Cela n’empêchait pas qu’on eût souvent affaire en ce lieu, soit pour la laverie, qui se trouvait là plus qu’ailleurs en belle et grande eau, soit pour l’eau de la fontaine, superbement claire, et qui passait pour avoir des vertus de guérison. Marianne y vint donc avec Pierrille, n’ayant autre chose en tête que les moyens de persuader son galant.

Malheureusement, à toutes ses agaceries Pierrille faisait sourde oreille. Vainement se fit-elle donner la main afin de passer quelques pierres, que, toute seule, elle savait bien franchir aisément ; vainement S’appuyat-elle sur lui dans l’étroit sentier ; il ne voulut songer en ces moments-là qu’à la mignonne sauvagerie de Miette, qui, lorsqu’on tentait de s’émanciper avec elle, vous filait entre les doigts comme un oiseau. Alors, la Marianne, fâchée, se prit à lui faire des reproches et à lui dire qu’il n’agissait pont en garçon d’honneur, puisqu’il ne songeait pas à lui faire de réparation pour, l’autre jour, l’avoir si rudement embrassée ; elle avait cru à son amitié, mais elle se voyait trompée, et il lui fallait savoir pourquoi.

Il en coûte toujours aux bons cœurs de répondre par un refus à une demande d’amitié ; à plus forte raison, quand une femme s’emporte jusqu’à demander à un homme de l’amour. Pierrille devint donc tout rouge. Cependant il se dit : — Si je l’ai trompée, je ne le dois plus faire. — Et, demandant pardon à la Marianne d’avoir succombé à la tentation, il lui représenta, — car s’il était honnête il n’était point sot, — combien il était difficile à un jeune garçon de s’écarter d’une belle femme comme elle, quand elle se tenait si proche ; mais depuis il avait pensé qu’il la devait respecter comme sa bourgeoise, et le ferait toujours désormais.

— Eh ! dit-elle, qui te le commande ? Car tu me forces à te dire la première, ingrat, ce qu’il est si doux pour les femmes de se faire demander longtemps. Ah ! tu l’as trop bien vu : je t’aime ! Que te faut-il de plus pour être touché ? Je n’ai pas d’enfant, je suis riche, et l’on m’appelle au pays la belle Marianne. Je n’entends point me jouer de toi, mais te prendre pour mari. Je te ferai même donation plus tard, si je suis contente ; car j’ai plus d’estime d’un bon travailleur comme toi, et sage, que d’un de ces richards qui s’en vont jouer aux cartes dans les cafés, laissant leur femme au logis.

— Vous êtes mille fois trop honnête, bourgeoise, et je vous suis bien obligé, répondit le pauvre gars, à qui, de malaise, la sueur montait ; mais je suis fier, voyez-vous, et ne veux point avoir l’air de bailler pour argent mes amitiés.

— Tu es un garçon bien avisé, s’écria-t-elle, rouge de colère, de te tourmenter de propos qu’on n’a point encore tenus et desquels si peu de gens se soucient, — car tout le monde recherche la richesse, à moins d’être fou.

— Je suis donc fou, dit-il (plus enhardi par sa colère qu’il ne l’avait été par sa douceur) ; mais, étant courageux et fort, je me sentirai plus à l’aise de ne compter que sur mon travail. Toutefois, bourgeoise, c’est en vous remerciant bien de vos bons sentiments pour moi.

Cette femme se mit alors à l’accabler de reproches, et à se plaindre, et à dire qu’elle était bien malheureuse de recevoir cette injure et ce mépris ; qu’il avait sûrement quelque chose contre elle ; qu’on lui avait conté sans doute des menteries ; qu’elle n’avait jamais aimé que lui, et finalement qu’elle en mourrait de chagrin.

Je vous laisse à penser l’émoi de Pierrille, tandis que, parlant ainsi, elle se portait presque entre ses bras, toute pleurante. Il ne pouvait franchement la trop blâmer d’un sentiment pour lui, qui ne prouvait point mauvaise âme, non plus peut-être que mauvais goût. Il fut donc assez gentil pour qu’elle reprit espérance ; mais elle fit échapper l’anguille en la voulant trop serrer.

— Il n’est pas possible, dit-elle, que tu me préfères ce petit haillon de Miette. Une fille de rien !

— C’est une fille honnête et de cœur, s’écria Pierrille, et vous ne devez pas…

Mais elle lui coupa la parole, tout enragée :

— Ah ! c’est là que le bât te blesse ! Va, Je le savais, mais j’ai voulu voir. Eh bien, sois tranquille, je là soignerai, ta mijaurée. Elle aura de mes nouvelles ! Je ne souffre pas de ces manigances chez moi. Elle passera la porte, je l’en préviens ! Honnête ! oui, de jolies honnêtetés ! Et qui donc n’est pas aussi honnête qu’elle ici ?

Pierrille vit la faute qu’il avait faite de montrer son penchant pour Miette, et prenant le ton sérieux :

— Vous avez tort, bourgeoise, dit-il, d’en penser si long pour un mot bien simple. Je vous donne ma parole d’honneur que je n’ai rien dit à Miette et qu’elle ne m’a rien promis. J’ai assuré qu’elle était honnête parce que c’est vrai, et cela ne fait point de tort à d’autres ; mais je ne veux pas qu’elle soit molestée ici à cause de moi ; si cela était, je m’en irais plutôt tout de suite, et vous pouvez y compter.

Cette menace fit peur à la Marianne, qui fût devenue folle de le voir partir ; elle promit donc de ne point tourmenter Miette, et ils se quittèrent presque en bonne amitié, elle se flattant de venir à bout de le gagner, tant par sa bonne mine que par son beau bien.

Après avoir reconduit la bourgeoise tout près du moulin, Pierrille revint à la Gorge au Drach pour y visiter un piége à renards qu’il y avait mis la veille. Il trouva son piége en même état et se disposait à s’en revenir, quand il fut pris d’une rêverie, ce qui arrive souvent en ce lieu : tout ce qui l’occupait depuis quelques jours vint lui fondre sur le cœur, et il se sentait tout autre que par le passé. Il se dit que son avenir était dans ses mains, qu’il en était maitre, puisqu’il n’avait qu’à incliner à droite ou à gauche pour le changer. Et alors il pensa que c’est apparemment un grand bonheur d’être riche, puisque tout le monde en est si affolé. Pour lui, fils de petites gens, mais logés chez eux et bons travailleurs, il n’avait jamais souffert de la misère, puisqu’ils n’avaient point manqué de pain et que la maladie ne les avait point dérangés. Cependant, ayant trois frères, sa part de bien paternel ne serait un jour que d’un quart de maison, ce qui n’était point assez. Assurément, s’il se mariait sans avoir, il aurait de la misère, et puis, connaissait-il bien Miette ? Savait-il seulement si elle l’aimait ?

Revenant à l’autre idée, il se vit propriétaire des grands biens de la meunière et considéré dans tout le pays, ce qui, nous devons le dire, le flattait. Il eût aimé comme un autre à travailler pour son propre bien, à être maitre plutôt que valet, puisqu’il semble n’y avoir que ces deux états en ce monde. Après tout, il ne savait rien de mal de la meunière, et l’idée qu’elle avait de le choisir, lui, un garçon pauvre, cela prouvait un bon cœur et point d’avarice… Pierrille en était à administrer le domaine pour le mieux, à son idée, quand il crut entendre comme l’éclat de rire d’une voix fêlée, partant d’une touffe d’herbes au-dessous de lui : Il regarda et ne vit rien ; c’était peut-être un cri d’insecte où d’oiseau.

Mais en relevant la tête, qu’aperçut-il sur la pente opposée ? Une femme qui sortait du petit bois de bouleaux, et descendait en courant. Le cœur lui battit avant même qu’il l’eût reconnue ; car c’était Miette. Elle avait à la main une petite cruche, qui lui servait à boire aux champs, et comme la pâture où elle menait ses moutons était assez proche des bouleaux, elle venait puiser à la fontaine.

Pierrille y courut avant elle, par l’autre bord du ruisseau, et s’assit, pour l’attendre, sur une pierre mousseuse, qu’ombrageait un hêtre. De là, regardant venir Miette, il trouvait que personne comme elle n’était agréable à voir : aucune autre n’avait ce petit air doux et habile ; et tout ce qui était d’elle avait cet air-là, jusqu’à sa cornette et à son fichu : Arrivée au bord de la fontaine, elle s’agenouilla, doucement écarta les myosotis, plongea sa cruche dans l’eau, et la retira, sans avoir gâté la moindre des jolies fleurs bleues : Les fées aiment cela et Miette devait être leur favorite. Ensuite elle but, et posait la cruche quand Pierrille se montra :

— Voulez-vous m’en donner aussi, Miette ?

Bien saisie, quand elle se croyait seule, de le voir là, elle rougit beaucoup, et lui passa la cruche sans mot dire. Il but, remplit la cruche de nouveau, car elle était toute petite, puis il dit :

— Je vais vous la porter au bout du chemin.

— Vous vous moquez, répliqua-t-elle, cela ne pèse pas du tout. Me croyez-vous donc de bras de laine ?

— Oh non, Miette, je sais bien que vous êtes une fille de bon courage ; c’est uniquement que je voudrais faire quelque chose pour vous, petite ou grande, comme il vous plaira.

— Merci, cela vous détempcerait pour rien.

— Je vois, Miette, que vous ne voulez rien de moi !

Elle baissa les yveux encore, puis tout à coup les releva, et les attacha sur ceux de Pierrille avec une si grande expression de confiance et d’amitié qu’il en fut tout saisi ; cependant, il y avait une demande aussi dans ce regard, comme si elle eût dit :

— Je te croirai, mais sache bien ce que tu veux.

Il comprit tout cela, et s’écria transporté :

— C’est toi que j’aime et point d’autre ! Dis-moi que tu consens à être ma promise, et ce sera fait pour toujours.

— Hélas ! répondit-elle toute tremblante, je n’ose, de peur que vous ne veniez à le regretter. Je ne suis, moi, qu’une pauvre fille, et j’écarterais de vous la fortune qui vous tend la main.

— De main, je n’en veux point d’autre que la tienne, dit-il.

Et la prenant, en effet, il attira Miette sur son cœur, et l’embrassa.

Ce fut leur promesse, dont ils n’eurent pour témoins que les habitants invisibles de ce lieu. Mais ce sont les serments les plus redoutables, ceux qu’on fait en tels endroits écartés ; car d’autres oreilles que celles des humains les recueillent et l’on est toujours puni de les avoir violés.

À dater de ce moment, ils eurent chaque jour quelque entrevue, soit aux champs, soit au moulin ; mais bien courtes et non sans risques. Ils trouvaient cependant moyen de beaucoup se dire, tant du passé que de l’avenir et surtout de leurs amours. Miette avoua qu’elle avait aimé Pierrille dès le jour où il avait pris sa défense contre la bourgeoise, et toujours ensuite de plus en plus ; mais qu’elle n’eût point voulu le lui laisser voir et en serait plutôt morte. Elle avait eu jusque-là une vie fort triste, étant orpheline de mère, et son père s’étant remarié. — À ce propos, elle fit savoir à Pierrille qu’elle n’était pas tout à fait sans posséder quelque chose : un coffre, un lit, et quelques objets, qui meubleraient presque leur ménage. — D’ailleurs, ils ne doutaient point de l’avenir, se sentant si forts et si heureux. Dans le joli monde de leurs projets, le soleil ne se couchait point ; tout y reluisait de lumière. C’est une belle chose que l’amour dans la jeunesse !

Mais pour l’amour jaloux, c’est tout le contraire ; c’est du fiel au lieu de lait : Malgré les précautions de ces amoureux, la Marianne se douta de la vérité ; la jalousie, comme toute passion, flaire les choses dans l’air. Autant elle aimait Pierrille, autant elle haïssait la Miette ; si bien qu’elle se promit de la perdre, de telle manière qu’elle pourrait. Ce qui surtout l’enrageait, c’était que cette fille eût une bonne réputation, sachant bien que pour elle, la Marianne, il n’en était point ainsi. Elle pensait, d’ailleurs, que chez Miette ce n’était qu’hypocrisie ; les mauvais n’imaginant pas qu’on fasse le bien par nature et par plaisir. Et, sur cette idée, elle se croyait le droit de la détester ; car c’est des manières diverses de sentir et de comprendre que vient le tohu-bohu de ce pauvre monde.

Comme on était avancé dans le printemps, que la lune venait de renouveler et que le temps paraissait au beau, la Marianne se décida de faire sa lessive. On sait que dans les bonnes maisons la chose n’a guère lieu que deux fois par an. Et, Dieu merci, la Marianne en avait assez dans ses armoires de linge entassé, tant par ses parents que par son mari, et par elle-même, depuis qu’elle était en ménage. Elle aurait bien pu ne faire la lessive qu’une fois par an ; mais tout ce linge au grenier l’ennuyait, et elle n’aimait pas à voir ses armoires à moitié vides, ne fût-ce que pour les ouvrir bien grandes, à l’occasion, quand il lui venait des visiteurs. C’est la braverie[5] de chez nous.

La Marianne donc fit la lessive, et engagea plus de douze laveuses, dont il en vint même de Treignac pour lui faire plaisir. Elle payait, d’ailleurs, un bon prix, huit sous la journée ; et l’on était bien nourri, jusque-là qu’on portait du vin au lavoir.

Pour ce jour, on donna de l’herbe aux moutons dans l’écurie, et la bourgeoise garda la Miette, pour la commander à son idée et la faire trimer du lavoir à la maison. Elle ne fut pas sans avoir de l’ouvrage, la pauvre, et sans être rudement menée. Pierrille était allé en tournée, comme à l’ordinaire, après avoir transporté le linge à dos de ses mules dès le matin. La Miette dut aider la bourgeoise à étendre le linge autour de la laverie, et sur les arbustes et les rochers de la Gorge au Drach. Tout fit-elle de travers au dire de la Marianne, qui ne lui épargna point les mauvaises paroles, en même temps que le travail. Mais, quoique le cœur bien gros et, au fond, bien en colère, Miette se taisait. Elle n’avait point de retirance où aller, sa belle-mère ne la voulant pas ; et puis, com- ment vivre sans ses gages ? Et Pierrille qu’il faudrait quitter ! Sur toutes ces pensées, elle restait les dents serrées, silencieuse ; mais se disant en elle-même qu’elle ne savait guère qui était le plus malheureux : des pauvres en cette vie, ou des damnés en enfer.

À mesure que les draps séchaient, — de beaux draps de six aunes, fins, et, pour la plupart, déjà bien blancs, — on les pliait, on les empilait, et alors la Marianne en chargeait sept ou huit, au moins, sur le dos de la Miette, pour qu’elle les portât au logis. Et chaque fois la Marianne disait le compte à haute voix, de manière que les laveuses l’entendissent, et c’était toujours un nombre pair.

De même, ensuite, elles plièrent les chemises et tout l’autre linge, et, comme le soleil était magnifique, presque tout sécha. Les laveuses eurent fini de bonne heure et rentrèrent pour souper avant la nuit. Déjà, il y avait sur la table une soupe fumante, avec les cuillers plantées dedans, toutes droites, et sur le feu, dans la marmite, un énorme rôti de veau qui répandait une réjouissante odeur. On allait se mettre à table et l’on attendait que la bourgeoise en donnât l’ordre ; mais elle allait et venait dans la chambre tout inquiète, les sourcils froncés, grommelant des mots toute seule, et ne cessant de compter son linge, qui était là en pile sur les chaises et les dressoirs.

— Je sais pourtant compter jusqu’à trente, dit-elle enfin, assez haut pour que tout le monde l’entendit.

— Est-ce qu’il vous manque du linge ? demanda une des laveuses, d’un ton inquiet.

Car, naturellement, ces femmes se font peine de pareille chose. On n’aime pont à sentir le soupçon autour de soi.

— Je ne prétends pas cela, répliqua la Marianne, d’un air qui, précisément, signifiait tout le contraire. Je dis seulement que j’avais trente draps à la lessive, comme bien vous savez, puisque nous les avons comptés au sortir de la buée ; et cependant j’ai beau recompter ces piles, je n’en puis trouver que vingt-neuf.

Et là-dessus, voilà toutes les laveuses en l’air, s’empressant de compter et de recompter, chacune à son tour ; mais on eut beau faire, il n’y avait, en effet, que vingt-neuf draps.

L’autre servante, qui avait gardé la maison, interrogée par sa maîtresse, dit qu’elle n’avait point touché au linge, et que c’était la Miette seule qui avait arrangé les draps comme ils étaient.

Au milieu de tout ce vacarme, Pierrille entra. Il alla s’asseoir à la table et se mit à écouter pour savoir de quoi il s’agissait.

Quant à Miette, après avoir inutilement cherché le drap par toute la chambre, elle retourna seule au lavoir, imaginant qu’il était peut-être resté derrière quelque roche, ou coulé au fond de l’eau.

Pendant ce temps, le tapage au moulin devint bien plus fort, lorsqu’après avoir compté les chemises, on s’aperçut qu’il en manquait aussi deux.

Alors, toutes les paroles se croisèrent, et ce fut à qui des laveuses crierait Le plus fort, afin de paraître la plus indignée. Chacune, ayant peur qu’on la soupçonnât, disait toutes les choses qui pouvaient, en la disculpant, rejeter l’affaire sur les autres. Certaines se fâchaient, d’autres pleuraient, tandis que la Marianne, d’une mine moitié courroucée, moitié aimable, disait à chacune : — Je sais que ce n’est pas vous, — de la même manière qu’elle eût dit : — Je sais bien qui c’est.

Elle ajouta même plus haut, tout à coup, en tournant la tête vers Pierrille, mais sans le regarder :

— C’est quelque fille qui voudrait se mettre en ménage, et trouve apparemment que j’en ai de trop.

— Si vous avez une idée, bourgeoise, faut la dire, observa Pierrille tranquillement.

Cependant, il était pâle.

— Oui, j’en ai une, répondit la Marianne, et ce n’est pas la première fois… mais je ne veux faire de tort à personne. Seulement, j’enverrai quelqu’une se faire pendre ailleurs.

— Non point. Je n’entends pas ça, moi, reprit-il en se levant. Puisque vous avez l’air d’avoir une mauvaise idée contre les gens qui sont à votre service, il faut que vous visitiez nos coffres pour qu’on sache tout de suite ce qui en est, et afin que si la honte, bourgeoise, n’en est pas pour nous, ce soit sur vous qu’elle retombe, pour avoir mal pensé de nous.

— Tu sais bien que ce n’est pas de toi que je parle, répondit la Marianne.

— Je ne sais rien, répliqua Pierrille ; mais je veux savoir, et il faut aussi que tout le monde sache. Venez-vous-en tous, vous autres, avec moi.

Alors il prit la lampe et sortit, suivi des autres. Et la Marianne, au lieu de le reprendre de sa hardiesse, le laissa faire ; il semblait même qu’elle en fût contente. On visita donc les coffres de l’écurie, c’est-à-dire celui de Pierrille et du petit gars, mais on n’y trouva rien que leurs propres hardes, et l’on sortit de là pour monter au grenier, où se trouvaient les coffres des deux servantes. Ce fut à ce moment que Miette revint du lavoir. Elle n’avait rien trouvé ; seulement, elle avait vu de petites lueurs qui s’allaient toutes poser en un même endroit, sur une touffe de joncs, au bord de l’eau. Et même, il lui avait semblé entendre de petites voix qui chantaient son nom, de sorte qu’elle n’avait osé rester plus longtemps, et s’en était revenue, toute transie de peur et d’ennui.

On monta donc au grenier, tout le monde ; et l’autre servante, la Marie, ouvrit grande la porte de son armoire, et mit tout dehors. Là encore, nul bien d’autrui, et déjà l’on murmurait contre « ces gens riches qui n’ont point respect de l’honneur du pauvre monde, » quand Miette à son tour s’avança pour ouvrir son coffre et montrer ce qu’il y avait. On remarqua qu’elle était bien pâle.

Elle sortit donc ses nippes les unes après les autres ; et, tout à coup, voilà la Marianne qui se précipite et saisit deux chemises et un mouchoir, qu’elle déplia pour montrer la marque à tout le monde. — Et cette marque était bien la sienne : M B, Marianne Biroux. Et le linge était peu sec et mal étiré comme du linge sortant du lavoir. C’était donc la Miette qui avait volé !

Elle, pourtant, regardait tout étonnée, comme si elle n’eût pas compris. Mais alors il se fit dans l’assistance une exclamation, d’abord sourde, qui grossit comme une clameur. Et la Marianne, s’adressant à Miette, cria :

— Voleuse !

Puis elle ajouta :

— Et mon drap, que m’en as-tu fait ? Tu me l’as volé aussi.

Miette poussa un cri, porta les mains à sa tête, et jeta autour d’elle des yeux tout hagards, qui cherchaient Pierrille, et, le rencontrant, s’attachèrent à lui. Pierrille était immobile, tout pâle, et comme foudroyé. Un instant Miette demeura ainsi à le regarder, attendant sans doute sa parole ; mais il ne dit rien, et alors les yeux de la pauvre fille se tournèrent ; elle chancela et tomba par terre, évanouie.

— C’est des simagrées ! cria Marianne. Les voleuses n’ont pas le cœur si tendre que ça.

Ce qu’elle allait ajouter lui resta dans le gosier, quand elle vit le regard que Pierrille appuyait sur elle. Il s’était précipité au secours de la Miette, et dit très-haut :

— Il y à quelque chose là-dessous. La Miette est une honnête fille.

Mais on le crut fou. Chacun témoignait son indignation contre Miette, et c’était à qui mieux mieux. Car le moyen le plus facile de montrer sa vertu est de s’indigner contre les autres ; beaucoup même n’usent que de celui-là. On s’en alla ensuite, sans plus s’occuper de la malheureuse que pour la maudire et la déchirer. Seule, une pauvre femme, qui passait pour bête, mais qui pourtant n’avait fait de mal à personne et souvent du bien, eut la charité de rester près d’elle, avec Pierrille. L’ayant appuyée sur un tas de chanvre peigné, qui attendait les quenouilles, ils lui mouillèrent le visage. Elle état là toute blanche et sans mouvement ; la vieille femme l’avait délacée, on entrevoyait une rondeur de neige sous la chemise, et ce jeune sein aussi bien que ce jeune visage ne semblaient également qu innocence. Pierrille, sans mot dire, mais le cœur plein de pensées, lui tenait la main. — Non ! elle ne pouvait pas être fautive ; cette enfant si douce et si honnête. Non ! si honteuse action ne venait pas d’elle, pas plus que l’arbre à fruit ne donne le poison ; pas plus que la violette ne peut répandre de mauvaises odeurs. Il la connaissait bien, lui ! c’était l’amie de son cœur ; sa Miette ! — Oh ! mais, comment cette horrible chose avait-elle donc pu se faire ? Il se sentait plein de rage. Comment la vengerait-il ?

Enfin, Miette poussa un soupir et peu à peu reprit vie. Sa pauvre âme qui, par indignation de telles avanies, avait voulu fuir ce vilain monde, y revenait malgré soi. Déjà elle ne se souvenait plus ; elle regarda ses amis avec surprise ; puis elle promena les yeux autour d’elle et, peu à peu, le lieu, les objets lui remirent la scène en mémoire… D’en dessous, montait un grand bourdonnement de voix, mêlées au bruit des assiettes et des cuillers. C’étaient les laveuses qui parlaient de l’événement ; l’accent aigre de leurs voix montait vers Miette et lui étouffait le cœur ; car cet accent portait de la haine. Et toutes ces langues ne s’arrêtaient pas une minute, et parlaient souvent toutes à la fois. On n’a pas toujours si beau sujet de conversation, et ceux qui aiment à parler sont si contents d’en avoir un, quel qu’il soit, serait-ce un assassinat bien horrible ! La nature humaine, il faut l’avouer, n’est pas toujours bonne, même chez les gens qui ne passent point pour méchants. On aime l’extraordinaire et le nouveau, et la vie de nos villages n’en fournit guère ; si bien que, faute de se pouvoir satisfaire en bien, ce goût tourne à mal.

Miette, se rappelant donc tout ce qui s’était passé, pleura.

Comment se fit-il que les deux amants ne s’expliquèrent point ? Ce fut pourtant ainsi. Pierrille était là, bien touché, bien tendre, bien attentif ; mais ce n’était pas assez pour Miette. Aussi finit-elle par dire qu’elle avait besoin de dormir, les priant de la laisser seule, et disant qu’elle ne voulait point descendre et resterait là jusqu’au matin. La vieille femme, qui songeait à son souper, ne se fit prier, et Pierrille, n’osant rester après elle, alla se jeter, ivre d’angoisse et de douleur, sur son lit, dans l’écurie. Le petit gars, qui vint se coucher l’instant d’après, eût bien voulu causer de l’aventure ; mais Pierrille le fit taire. Bientôt, les laveuses quittèrent la maison ; on entendit quelque temps encore les pas et les voix de la Marianne et de sa servante ; puis, les lumières s’éteignirent et tout devint silencieux.

Pierrille se sentait le corps brisé, comme s’il eût été roulé du haut en bas du coteau, et il avait l’âme encore plus malade. Il voyait son bonheur perdu, ce cher bonheur déjà tant choyé dans sa pensée. Comme l’oiseau qui a tressé son nid de ses pattes et de son bec et l’a doucement garni de plumes, et qui a couvé les œufs d’où sortiront ses petits, lorsqu’en revenant de chercher pâture il trouve les œufs enlevés, le nid vide, — ainsi Pierrille regardait son pauvre amour, piétiné par l’injure d’autrui. Cependant, il ne pouvait croire Miette coupable ; il ne le pouvait pas ! Son bon sens, ou son amour, lui avait soufflé ce qu’aucune autre de ces pauvres cervelles ne s’était dit : Que voir n’est pas savoir ; que ce n’était pas tout que le linge se fût trouvé dans le coffre de la Miette, mais qu’il fallait encore s’enquérir qui l’y avait mis, puisque ce coffre n’avait pas de clef. Plus d’une fois, il pensa que ce devait être la Marianne qui avait fait cette mauvaise action ; et toutefois la chose était si vilaine qu’il n’osait la croire tout à fait, et cherchait une autre explication, mais en vain. Encore moins trouvait-il moyen de montrer l’innocence de son amie. Et cependant, il savait qu’avec pareille tache sur son honneur elle ne serait jamais acceptée pour nore (bru) par ses parents. Lui-même oserait-il ?… Hélas ! il se détestait, lui, les autres, et la vie, et le sort, et tout !…

Puis, il pensait à Miette, et cela lui tordait le cœur de la savoir comme abandonnée, là-haut, toute seule, avec un tel fardeau de peines à porter. Il se reprochait aussi de ne pas lui avoir parlé comme il aurait dû le faire, l’idée que ses parents ne consentiraient plus à leur mariage lui ayant retenu la langue, et aussi la présence de la vieille femme. Pauvre Miette ! elle en souffrait sûrement de ce silence ; et il eût voulu l’aller trouver, et il eût su maintenant lui dire… Mais il était trop tard ; il ne pouvait monter près d’elle, à cette heure, quelque désir qu’il en eût, sans lui manquer de respect. Il fallait attendre au jour.

Il était plus de minuit, quand Pierrille entendit des craquements dans le grenier ; ce n’était ni le chat, ni les souris, mais comme le pas d’une personne, qui pour ne point faire de bruit retient son souffle et ne pose le pied que de moment en moment. Bientôt, le même craquement se fit entendre plus loin, sur l’escalier, et Pierrille pensa que c’était Miette, qui voulait sans doute quitter la maison. Inquiet ; il se leva, prit en hâte son pantalon, ses souliers, et ouvrit doucement la porte de l’écurie. Il n’était que sur le seuil, lorsqu’il vit sortir de la maison, non point Miette, mais la Marianne, en cornette de nuit. Il faisait assez claire et il la reconnut bien ; cette grosse taille, d’ailleurs, ne ressemblait nullement au fin corsage de Miette. Instinctivement, Pierrille ne bougea point ; mais ayant vu la Marianne disparaître au coin du moulin, il se glissa le long de la maison et, allongeant la tête à l’angle du mur, la vit avec surprise marcher d’un bon pas du côté de la cascade. Retournait-elle au lavoir qui est au-dessus ? Mais à cette heure de nuit. qu’y allait-elle faire ?

Il songeait à cela depuis un moment, et la forme de la Marianne s’était effacée dans l’ombre, quand la petite porte sur le côté du moulin s’ouvrit, et ce fut Miette que cette fois il vit apparaitre. Elle était pieds nus, presque en chemise, n’ayant que son jupon, agrafé sur les reins, et sur la tête un béguin de nuit, d’où s’échappaient ses bruns cheveux. Elle jeta les veux autour d’elle, joignit les mains et poussa un grand soupir en regardant du côté de Pierrille. Lui, caché par le mur, se retint d’aller à elle, de peur qu’elle ne poussât un cri, que la Marianne aurait entendu. Mais quand il la vit partir, d’un mouvement brusque, et marcher aussi, le long de la rivière, du côté de la cascade, il la suivit en pressant le pas. Peut-être l’entendit-elle ; car elle prit sa course avec une légèreté d’oiseau, et, bien qu’il se mît aussi à courir, il ne put l’atteindre qu’au moment où elle montait le sentier des roches, au-dessus de la cascade. Alors il la saisit à bras le corps, follement, car il avait compris qu’elle s’allait jeter dans le gouffre :

— Miette, lui dit-il, je te crois toujours et n’ai point cessé de t’aimer. Écoute-moi seulement un peu.

Mais elle se débattit, disant :

— Non, non, tu ne m’as point défendue. Tu ne m’aimes pas !

— Si, répondit-il, quand tu es tombée, j’ai dit… Mais tu ne m’as point entendu. Ah ! Miette, ne me repousse pas ; j’ai le cœur navré !

— Je te crois, va, Je le crois ! Ne serait-ce pas une honte pour toi, si l’on savait que tu m’aimes ? Sois tranquille ; je n’en dirai rien. Seulement, puisque tu me crois toujours une honnête fille, ne me suis point ainsi la nuit. Va, laisse-moi !

— Et toi, dit-il en la serrant ce étroitement encore dans ses bras, où vas-tu ?

— Je te le dirai plus tard… Ah !… tiens, laisse-moi seulement t’’embrasser, et puis…

Ils s’embrassèrent de toute leur âme et Miette se mit à pleurer.

— Hélas ! tu m ôtes le courage. Nous aurions été si heureux !… Allons, Pierrille, à présent, retourne au moulin.

— Non ! non ! tu veux te périr, je le vois bien. Et tu crois ? Non ! ou bien… nous ferons plutôt le saut ensemble. Mais, mon Dieu, Miette, ce serait si bon de vivre avec toi !

— Tu serais honteux de moi, puisque l’on me croit voleuse. Et bien, si c’est ainsi dans ce monde, je m’en veux aller. Mon père n’a souci de moi ; je ne fais tort à personne. Je croyais avoir charge de ton bonheur ; mais ce serait à présent tout le contraire… laisse-moi donc partir.

Ils parlaient ainsi de douleur et de mort, ces deux enfants, dans cette belle nuit tiède, entre les fleurs et les feuillages qui frémissaient autour d’eux, près des nids d’oiseaux, dont ils troublaient le sommeil. La lune, qui montait, les semblait prendre en pitié, et les éclairant de sa lumière, se plaire à leur montrer l’un à l’autre combien ils étaient beaux, vivants et charmants. La cascade, couvrant leur voix, les obligeait de se parler de tout près, et par son mugissement semblait gronder leur folie ; jusqu’à des arceaux de ronces, qui, s’abaissant sur leurs têtes, à chaque souffle du vent, les forçaient de se rapprocher. Ils parlaient de se quitter, mais, ainsi embrassés, ne le pouvaient. Et puis, Pierrille avait à se justifier, Miette à pardonner, et tout cela demandait bien des explications et bien des serments.

À la fin, Pierrille en vint à ne plus comprendre qu’ils eussent à douter de leur bonheur ; même, au contraire, après ce qui venait d’arriver, ils ne devaient s’en aimer que mieux pour cela. Il ferait entendre raison à son père et à sa mère, il battrait au besoin tout le monde ; ou bien, après tout, ne pouvaient-ils pas quitter le pays, et s’en aller aussi loin qu’il faudrait pour être libres, respectés selon leur droit ? Ils pourraient encore actionner[6] la Marianne et lui faire porter la peine de sa méchanceté ; car il était sûr, Pierrille, que c’était elle qui avait tout fait exprès. À tout cela, Miette secouait la tête ; pourtant, ne demandant que d’être persuadée, elle fléchissait peu à peu.

Tant causèrent-ils, que le jour les trouva en ce même lieu ; le jour matinal du mois de mai, qui vient dès quatre heures surprendre la nuit. Déjà, malgré tout le feu de l’amour et du chagrin qui leur brûlait le cœur et la tête, la fraîcheur de l’aube les alanguissait et même les faisait frissonner un peu. Quand tout autour d’eux se dégourdit, quand la rosée aveugle de la nuit, s’éclairant, argenta les feuilles et les herbes ; quand les oiseaux ouvrirent l’œil en bâillant et s’étirant, puis s’envolèrent brusquement pour aller chercher pâture ; quand les feuillages réveillés chuchotèrent, que l’orient rougit, que bruissements et cris peuplèrent les coteaux, que tout enfin reprit vie, alors nos deux amoureux sentirent bien qu’au fond ils ne voulaient pas mourir ; et la voix de la cascade, qui elle, de jour et de nuit, restait la même au milieu de tout changement, creuse et sombre dans le gazouillement de toutes choses, les épouvanta.

Ils redescendirent lentement la roche ; mais, en revoyant le moulin, Miette sentit tout d’un coup la différence de la liberté des hommes à celle des oiseaux ; — car nous ne pouvons, nous autres, vivre sans cage ; encore y mettons-nous au dedans nombre de liens. — Rentrer dans cette maison maudite, y manger le pain de son ennemie ! Oh non ! Miette ne le voulait point ; mais alors, hélas ! où aller ?

Elle joignit les mains sur son front et se mit à pleurer amèrement. Pierrille, cherchant quel asile honnête et hospitalier pourrait être ouvert à Miette, pensait avec douleur que sans doute elle serait partout rejetée, quand, de l’endroit où ils étaient, n’étant plus assourdis par le bruit de la cascade, ils entendirent une voix lamentable, qui semblait annoncer quelque malheur. C’était du côté du lavoir, et presque aussitôt ils aperçurent une femme du hameau voisin, qui, agitât de grands bras, et d’une voix entrecoupée, criait :

— Hé ! venez ! venez ! Là-bas, à la laverie, votre bourgeoise.

Les autres domestiques, à peine levés, sortaient du moulin. Ils accoururent.

Marie vint aussi, criant : — La bourgeoise n’est point dans son lit !

— Quand je vous dis, reprit la femme, qu’elle est là-bas, morte, ou peu s’en faut.

Ils prirent leur course alors tous ensemble, et le long du chemin, la femme, quoique bien haletante, jetait des paroles entrecoupées, disant comment, partie de chez elle avant le jour pour laver le linge de son fils qui était malade, elle avait trouvé la Marianne étendue par terre au bord du lavoir, et tenant dans ses mains le bout d’un long drap tordu.

Quand ils arrivèrent, cependant, ils aperçurent la Marianne, redressée sur son séant, et qui était autour d’elle des yeux hagards. : Et voyant ces gens venir, elle poussa un cri rauque, et s’efforça de tendre les bras vers eux ; mais ses mains étaient tellement crispées autour du drap, qui se tordait là, sur le lavoir, l’autre bout dans l’eau, qu’on fut obligé de les détacher de force, non sans risquer de briser les doigts.

— Grâce ! disait-elle, grâce ! ôtez-moi de là, que je n’y revienne jamais. Je ne ferai plus de mal, je vous en réponds.

— Le drach ! murmurèrent-ils les uns et les autres, avec terreur.

— Nous allons vous emmener, bourgeoise, dit Pierrille, mais il vous faut d’abord confesser le mal que vous avez fait ; autrement le drach saura bien vous reprendre et il vous tordra le cou, fût-ce même dans votre lit.

— C’est le drap que vous m’accusiez d’avoir volé ? dit Miette en s’approchant. Où l’aviez-vous donc caché, bourgeoise, dites-le-moi ?

— Là-bas ! répondit la Marianne, en désignant la touffe de roseaux, sur laquelle Miette avait vu, la veille au soir, les petites flammes s’arrêter ; c’est quand je l’ai tiré que le drach a pris l’autre bout, et…

Elle mit la main sur ses yeux et poussa un gémissement de terreur.

— Et les chemises ? dit Pierrille, et le mouchoir ? qui les avait mis dans le coffre de Miette ? Dites la vérité, ou nous laisserons le drach faire de vous ce qu’il lui plaira.

— C’est moi ! c’est moi ! répondit la Marianne ; emportez-moi, je ne ferai plus à cela.

— Vous entendez tous, vous autres ; vous entendez que la Marianne Biroux avoue, sans y être forcée, que c’est elle-même qui a caché son linge dans le coffre de Miette, et, qui plus est, ce drap dans la rivière, tout cela pour perdre l’honneur d’une fille innocente. Vous l’avez entendu ? et en âme et conscience, vous le devez répéter à tous et rendre témoignage à la vérité.

Ils répondirent :

— Nous le dirons. C’est juste.

Cette déclaration parut éveiller la Marianne comme d’un rêve, et la sortir un peu de cette terreur, qui la rendait presque insensible à la honte. Elle jeta un cri, et cacha sa tête entre ses deux mains.

Pierrille et Marie la prirent alors sous les bras et la relevèrent. Quand elle fut sur pieds, il sembla qu’elle fût remise tout à coup. Elle regarda autour d’elle, et vit le soleil qui élevait au-dessus du coteau la moitié de sa couronne, d’où tombaient sur les feuillages de grandes lueurs d’or ; elle respira longuement ; ses frayeurs S’évanouirent et elle reprit ses airs d’orgueil.

— Tout ça, dit-elle, c’est des bêtises. Parce que je suis là, malade d’une sorte de cauchemar, pour m’être levée trop matin, au lieu de me secourir, vous me faites dire des choses sans raison. Ne parlons plus de tout ça.

— N’en parlons plus, bourgeoise, dit Pierrille, puisque la chose vous ennuie. Ce n’est point la peine, en effet, de vous tourmenter, jusqu’au jour où vous paraîtrez devant le juge, pour y faire réparation à Miette d’avoir attaqué son honneur. Vous allez seulement lui régler son compte, car elle ne veut plus rester chez vous.

— N’a-t-elle pont à son service d’autre langue que celle de son galant ? s’écria la Marianne irritée.

Non point de son galant, mais de son mari, répliqua Pierrille, en prenant la main de Miette, qui dit aussitôt :

— Oui, nous sommes promis.

Ce même jour, Miette alla se loger chez une amie, à Treignac, et Pierrille profita du premier dimanche pour aller parler de la chose à ses parents. Il sut si bien dire qu’il obtint leur consentement, et tout de suite courut chez le père de la Miette. Celui-ci voulait un procès pour venger l’honneur de sa fille ; mais les témoins des aveux de la Marianne au lavoir ne s’étaient fait faute de raconter partout l’aventure ; Miette était donc bien vengée déjà, et son père se contenta d’exiger de la Marianne une bonne somme, dont il garda, il est vrai, quelque chose pour lui, mais dont l’autre part servit aux frais de la noce et aida nos amoureux à se mettre en ménage.

— On dirait que vous blâmez ça ? Oh ! nous n’avons point, nous autres, de ces simagrées. L’argent est par lui-même une bonne chose, et celui de nos ennemis est encore meilleur. Oui, oui, je sais bien qu’on nous reproche d’aimer trop l’argent ; vous l’aimez pourtant encore plus que nous, vous autres, les sens de la ville, puisqu’il vous en faut davantage. Pour nous, quand les pièces blanches nous manquent, ne faut-il pas bien courir après les sous ? Et ne voyez-vous pas que la misère nous jappe sans cesse après les talons, et que nous avons trop souvenir d’en avoir été mordus ? Si donc, Pierrille et Miette se servirent du mal que leur avait fait la Marianne pour se procurer quelque aise à ses dépens, ils firent bien, je pense, et ce n’est pas moi qui les blâmerai.

— À présent, et pour vous finir leur histoire, ils n’eurent point d’autre ennui dans leur vie que celui que je viens de vous raconter ; car ils élevèrent tous leurs enfants, et bien prospérèrent, jusqu’à pouvoir s’acheter une maison à eux, avec un champ. La Miette même, dans le pays, passait pour avoir un don des fées, parce qu’elle faisait tout mieux que les autres, et que tout lui réussissait. On prétendait l’avoir vue souvent aux fontaines, aux heures où il n’est pas bon d’en approcher, soit le matin avant l’aube, soit au crépuscule ; mais il faut dire aussi qu’elle était vaillante, se couchant tard et se levant tôt. Et ceux qui font leur devoir peuvent aller partout, de jour et de nuit, sans crainte ; car les bons esprits les aiment, et les méchants n’ont point de pouvoir sur eux.

Pour ce qui est de l’aventure de la Marianne, que vous n’avez peut-être pas bien comprise, Voici ce que c’est :

Le drach est l’esprit des eaux et des marécages. Il est malin, cruel même, et plus d’une fois mort s’en est suivie de ses mauvais tours. Ceux qui portent en eux de mauvaises pensées ne doivent point s’attarder la nuit près des eaux. Ils y seraient, tantôt égarés par un feu follet, tantôt suivis pas à pas d’un gros chien noir, ou encore accostés par un homme vêtu de couleur sombre, qui marche à côté d’eux sans parler, et tout à coup, près du bord, ou bien sur un pont sans garde-fou, les envoie sauter, d’une poussée, dans la rivière.

Les laveuses qui vont avant l’aube, ou à nuit tombée, laver le linge volé, qu’elles n’oseraient, en plein jour, porter au lavoir, sont exposées à voir apparaitre une petite vieille qui s’agenouille auprès d’elles, frappe à coups redoublés d’un battoir retentissant, puis s’offre pour aider à tordre le linge. La laveuse ne peut ou n ose refuser, et alors commence un charme terrible : Une fois le linge saisi, la vieille ne lâche plus ; elle tord, elle tord sans fin et sans cesse ; et tandis que les forces de la laveuse s’épuisent, que sa poitrine se serre et que ses os craquent, elle voit flamboyer les yeux de la vieille et ses dents s’allonger dans un rire affreux. Et cependant il faut tordre, tordre toujours, longtemps après que le linge a rendu sa dernière goutte, et quelquefois jusqu’à ce que la laveuse ait rendu son âme.

C’est une rencontre pareille que fit la meunière de la Milatière, et encore fut-elle heureuse de s’en tirer à si bon marché. Qui peut nier qu’elle n’eût mérité d’être punie pour sa méchante action ? Car c’est encore un vol plus grand de prendre l’honneur du pauvre que le bien du riche.

Cette aventure acheva de faire mépriser la Marianne, et, malgré sa richesse, elle ne put épouser qu’un mauvais sujet, qui lui but et joua son bien au cabaret, et encore la battit à la maison.

FIN.
  1. La provision de farine.
  2. Considérer, en langage villageois, a le sens de considération, égard.
  3. C’est-à-dire loyauté ; brave ne s’emploie à la campagne que dans le sens de probe (brave homme), ou bien mis (brave comme un prince).
  4. C’est-à-dire fat, suffisant, interprétant les choses à son avantage.
  5. Luxe.
  6. Intenter une action en justice.