Légendes chrétiennes/Saint Philippe

François-Marie Luzel
Légendes chrétiennes
Le Bon Dieu, Jésus-Christ et les Apôtres voyageant en Basse-Bretagne.




IX


saint philippe.


Notre Sauveur Jésus-Christ voyageait en Basse-Bretagne, accompagné de quelques-uns de ses apôtres, entre autres saint Pierre, saint Jean et saint Philippe.

Un jour, ils se trouvèrent dans une belle vallée où il y avait une fontaine à l’eau fraîche et limpide, et ils s’assirent sur le gazon, à l’ombre d’un chêne, pour se reposer un peu. Le soleil était brûlant, et les oiseaux chantaient sur les branches, au-dessus de leurs têtes. Saint Philippe dit :

— Quel bel endroit pour y bâtir une chapelle !

— C’est vrai, répondirent saint Pierre et saint Jean.

— Seriez-vous content, maître, de nous voir bâtir une petite chapelle ici ? demandèrent-ils à notre Sauveur.

— Oui, répondit-il, mais à la condition que vous n’y travaillerez pas le dimanche.

— C’est entendu, nous n’y travaillerons pas le dimanche.

— Alors, vous pouvez vous y mettre ; pendant ce temps-là, moi, j’irai faire un tour dans les montagnes de la Cornouaille, et, quand je reviendrai, je verrai ce que vous aurez fait.

Notre Sauveur se dirigea donc vers les montagnes de la Cornouaille, et saint Pierre, son grand ami, l’accompagna. Philippe et Jean restèrent pour bâtir la chapelle. Ils allèrent de tous côtés chez les habitants du pays, pour les prier de leur venir en aide, et tous leur donnèrent quelque chose, selon leurs moyens : les uns des chevaux et des charrettes pour charroyer des pierres ; d’autres donnèrent du bois et d’autres de l’argent ; d’autres, comme les maçons, les charpentiers, les couvreurs, vinrent travailler eux-mêmes, et de cette façon fut construite une belle chapelle, en peu de temps.

Quand notre Sauveur revint, un samedi soir, tout était terminé ; il ne manquait plus qu’une croix sur le sommet du clocher. Le dimanche matin, saint Philippe dit à saint Jean et à saint Pierre :

— Nous avons oublié une chose : il manque encore une croix sur le haut du clocher ; il faudra en mettre une, avant de prier notre maître de bénir la chapelle.

— C’est vrai, répondirent les deux autres ; mais c’est aujourd’hui le dimanche, et le maître, vous le savez bien, nous a bien recommandé de ne pas travailler ce jour-là.

— Je le sais bien ; mais, poser une croix sur le sommet du clocher d’une chapelle, ce n’est pas travailler ; cela peut très-bien se faire un dimanche.

— Je pense comme vous, dit saint Jean ; et vous, Pierre ?

— Moi, je ne dis rien, répondit saint Pierre.

Saint Philippe se hâta de faire une croix de bois, puis, montant sur le clocher, il la fixa au sommet.

Alors ils prièrent notre Sauveur de visiter la nouvelle chapelle et de vouloir bien la bénir. Jésus-Christ trouva tout très-bien, et leur témoigna son étonnement de voir ce qu’ils avaient fait en si peu de temps.

— Vous n’avez pas travaillé le dimanche ? leur demanda-t-il.

— Non, maître, nous n’avons pas travaillé le dimanche.

— Du tout, du tout ?

— Non, vraiment… si ce n’est pourtant la croix qui a été montée, ce matin, sur le sommet du clocher.

— Ah ! c’est assez ; je vous avais bien recommandé de ne faire aucun travail le dimanche ; à présent, il faudra mettre le feu à la chapelle.

— Comment ? maître, incendier notre chapelle, qui est si jolie, et qui nous a coûté tant de peine !…

— Oui, il faudra la brûler. Qui a fait la croix ?

— C’est moi, maître, répondit saint Philippe.

— Eh bien ! Philippe, alors, c’est aussi vous qui y mettrez le feu.

Et il fallut que Philippe, à son grand regret, mît le feu à la chapelle. Mais l’incendie se propagea avec tant de rapidité qu’il ne put sortir, et il y périt. Tout fut réduit en cendres, en un clin-d’œil.

— Le pauvre Philippe ! dit alors notre Sauveur. Mais voyons si nous ne trouverons aucun débris de lui, quelque ossement calciné.

Et ils se mirent à chercher tous les trois parmi les cendres. Notre Sauveur trouva un os calciné, qui avait la forme d’une cuiller à manger de la soupe, et il le mit dans sa poche. Puis ils se remirent en route. Ils n’étaient plus que trois. Quand la nuit vint, ils demandèrent à loger chez un riche fermier. Ils y furent bien accueillis, et on leur prépara à chacun une écuellée de soupe pour leur souper. Comme la servante leur présentait leurs écuelles :

— Tiens ! dit-elle, vous êtes trois, et je n’ai pris que deux cuillers ; je vais en chercher une troisième.

— Ce n’est pas la peine, dit notre Sauveur ; moi, j’ai ma cuiller avec moi, dans ma poche.

Et il tira de sa poche l’os qu’il avait recueilli parmi les cendres de la chapelle incendiée et qui avait pris la forme d’une cuiller. Puis il demanda à la servante :

— La soupe est-elle bonne ?

— Je pense que oui, répondit-elle.

— L’avez-vous goûtée ?

— Non.

— Eh bien ! mangez-en une cuillerée pour voir.

Et il présenta une cuillerée de soupe à la servante, qui avala la cuiller avec la soupe.

— Jésus, mon Dieu ! s’écria-t-elle, j’ai avalé la cuiller ! je ne sais comment cela est arrivé.

Et elle était toute honteuse.

— Bah ! peu importe ; donnez-moi une autre cuiller, dit notre Sauveur.

Le lendemain, de bonne heure, les trois voyageurs se remirent en route.

Quelque temps après que ceci s’était passé, la servante se trouva enceinte, et elle fut renvoyée de la ferme, comme une fille de mauvaise vie. Elle ne put trouver à se placer nulle part, vu l’état où elle était, et elle fut réduite à mendier de porte en porte. Quand on lui demandait qui était le père de son enfant, elle répondait toujours :

— Je ne sais pas ; c’est arrivé par la volonté de Dieu.

Quand son temps fut venu, elle accoucha, dans une étable, sur la paille. Elle donna le jour à un fils, un enfant superbe. Il fut baptisé, et on lui donna le nom de Philippe, parce qu’il naquit le jour de la fête de saint Philippe.

Un an ou deux plus tard, notre Sauveur repassa par ce pays avec saint Pierre et saint Jean, et ils logèrent encore dans la même maison que la première fois. Notre Sauveur demanda à la maîtresse de la maison :

— Où est la servante qui était ici, quand nous passâmes, l’autre fois ?

— Je l’ai renvoyée, répondit la maîtresse ; ce n’était pas une honnête fille : elle a eu un enfant.

— Savez-vous où elle est, à présent ?

— Sa situation est bien triste ; elle n’a pas trouvé à se replacer en quittant notre maison, et elle habite avec son enfant dans une petite hutte d’argile, au bord de la route, où elle vit misérablement des aumônes des gens charitables.

— Sait-on qui est le père de son enfant ?

— Non ; quand on l’interroge à ce sujet, elle répond toujours que Dieu seul est cause de tout, et elle ne se plaint jamais de son sort.

Le lendemain matin, les trois voyageurs se rendirent à la hutte de la servante. Quand ils y arrivèrent, elle était à filer sur son rouet, tout en chantant. L’enfant jouait au seuil de la porte, et aussitôt qu’il aperçut notre Sauveur, il courut à lui et le prit par sa robe en disant :

— Mon père !

— Qui est le père de l’enfant ? demanda Jésus-Christ à la mère.

— Je ne sais pas, répondit-elle ; Dieu me l’a envoyé, et je ne lui connais pas d’autre père.

— Voudriez-vous le donner à Dieu, dès à présent ?

— Je suis bien pauvre, et j’ai bien de la peine à vivre, et pourtant je ne voudrais pas voir mon enfant mourir.

— Eh bien ! c’est moi qui suis son père ; donnez-le-moi, et retournez à la maison où vous serviez, et vous y serez bien reçue. Vous êtes en ce moment aussi pure et aussi vierge que vous le fûtes jamais.

La fille retourna à la maison où elle servait auparavant, et elle y fut bien reçue. Quant à son enfant, il suivit notre Sauveur. Mais il crût soudainement et parut avoir une trentaine d’années, et saint Pierre et saint Jean reconnurent que c’était saint Philippe lui-même, et ils éprouvèrent une grande joie de le retrouver, et ils continuèrent leur route tous les quatre, comme devant.

(Conté par Marguerite Philippe.)


Dans le conte égyptien des Deux frères, recueilli sur un papyrus et traduit par M. Maspero (il se trouve dans son volume de : Contes égyptiens, de la collection Maisonneuve), une princesse devient enceinte parce qu’un copeau lui a volé dans la bouche. Ce copeau était venu d’un arbre qui était une des transformations de Batou (un des frères), lequel revint au monde sous la forme de son propre fils et monta sur le trône.

Cf. aussi plusieurs similaires cités par M. Husson, Chaîne traditionnelle, p. 94-95, entre autres une légende galloise du Mabinogion où Ceridven poursuit Gwion ; l’un et l’autre ont recours à des transformations successives ; finalement, Gwion se change en grain de blé ; Ceridven se change aussitôt en poule et avale le grain de blé : elle est aussitôt fécondée.

Cf. encore la cervelle de poisson qui, mangée par une femme, donna naissance à trois jumeaux (Sébillot, le Roi des Poissons, n° 18 ; Webster, Le Pêcheur et ses fils) ; le ventre mangé par une femme, la tête par une chienne, la queue par une jument, qui les rend fécondes toutes les trois (Bladé, les deux Jumeaux), et les notes de M. Kœhler, dans Orient und Occident, t. VI, p. 118 sqq.).