Légendes chrétiennes/Le frère, la sœur et leur fils le pape de Rome


vieillard écouta leur confession en silence, et leur demanda ensuite :

— Qu’avez-vous vu sur votre chemin, en venant ici ?

— Nous n’avons remarqué rien d’extraordinaire, répondirent-ils.

— Vous n’avez pas été étonnés de voir quelque chose ?

— Non, sûrement, si ce n’est pourtant de voir deux pauvres colombes blanches poursuivies par une bande de corbeaux noirs, de geais et de pies qui faisaient un grand vacarme et ne leur laissaient aucun repos.

— Les corbeaux, les geais et les pies que vous avez vus et entendus menant si grand bruit sont les mauvaises langues et les calomniateurs de Guingamp et des environs, et vous, vous êtes les deux colombes blanches. Ils seront tous damnés, pour vous avoir calomniés... à moins pourtant que vous ne leur donniez raison en ayant ensemble des enfants, comme si vous étiez mari et femme.

— Grand Dieu ! que dites-vous là, mon père ? s’écrièrent-ils avec horreur.

— Et pourtant, mes enfants, si vous ne voulez pas faire ainsi, tous ceux qui vous ont calomniés, c’est-à-dire presque tous les habitants de Guingamp, seront damnés ; si vous le faites, au contraire, ils seront sauvés. Réfléchissez à cela, et retournez chez vous, puis revenez me voir, quand votre parti sera pris[1].

Les deux jeunes gens s’en retournèrent chez eux, effrayés et bien embarrassés.

— Que faire ? se disaient-ils ; cet ermite est un saint homme, de l’avis de tout le monde... Et puis, quel malheur, si tous les habitants de Guingamp étaient perdus, à cause de nous !...

Enfin, ne voulant pas damner tous les habitants de Guingamp, ils firent ce qu’il fallait faire pour les sauver et allèrent de nouveau trouver l’ermite. Arrivés à l’endroit où ils avaient vu, la première fois, deux colombes blanches poursuivies par des corbeaux, des geais et des pies, ils virent, cette fois, deux colombes noires poursuivies par des corbeaux blancs, des geais et des pies, qui faisaient un vacarme étourdissant.

L’ermite leur demanda, dès qu’il les vit :

— Avez-vous fait ce que je vous avais recommandé ?

— Oui, répondirent-ils avec confusion et en baissant la tête.

— C’est bien. Qu’avez-vous remarqué, en venant ici ?

— Nous avons vu, dans le même endroit que l’autre fois, deux colombes noires poursuivies par une bande de corbeaux blancs, de geais et de pies, qui faisaient un vacarme étourdissant.

— Oui, ces corbeaux blancs, ces geais et ces pies sont les habitants de Guingamp, que vous avez sauvés, parce que ce qu’ils disaient de vous, et qui était faux auparavant, est vrai aujourd’hui ; et les colombes noires sont vous deux, qui êtes à présent damnés.

— Jésus, mon Dieu !... s’écrièrent le frère et la sœur. Si ce que vous dites est vrai, c’est vous qui nous avez perdus.

Et les voilà désolés et de verser des larmes abondantes.

— À présent, reprit l’ermite, quand votre enfant viendra au monde, vous l’exposerez sur le grand chemin, avec une bourse pleine d’argent pour celui qui le recueillera et l’élèvera.

— Ô malheur !... c’est vous qui avez causé notre perte !...

— Oui, c’est moi qui suis la cause de tout ; mais mieux valait perdre deux seulement que perdre toute une ville. Retournez, à présent, chez vous, et faites comme je vous ai dit.

Ils reprirent la route de la maison, la mort dans l’âme. Il leur naît un fils, un enfant superbe. Ils le font baptiser, lui donnent le nom de Cadou, et l’exposent ensuite sur le grand chemin, avec une bourse pleine d’argent et une lettre où il était recommandé à celui qui le recueillerait de le bien traiter et de le faire passer pour son propre fils.

Un mendiant vint à passer bientôt, et, apercevant un berceau au bord de la route :

— Tiens ! s’écria-t-il, un pauvre petit enfant abandonné par ses parents !... Il est gentil comme un petit ange... À qui donc peut-il être ? À des riches, sans doute, car il est richement vêtu. Ah ! les gens sans cœur ! Un pauvre mendiant comme moi ne ferait jamais pareille chose. Voici une bourse pleine d’argent !... et une lettre... mais, je ne sais pas ce qui est marqué dessus. Je vais emporter la pauvre petite créature dans ma chaumière ; ma femme en prendra soin.

Et le mendiant emporta l’enfant dans son berceau, et le remit à sa femme, qui en eut grand soin et le nourrit de son lait, en même temps qu’un autre enfant qui lui était né, il y avait à peine un mois.

Cadou venait à merveille. Quand il eut atteint l’âge de neuf ans, il fut conduit à l’école, à Guingamp, et il apprenait tout ce qu’on lui enseignait.

Les enfants du pauvre homme, qui avaient surpris certaines conversations de leur père et de leur mère, apprirent ainsi que Cadou n’était pas leur frère. Quelquefois, dans leurs jeux, ils se disputaient, se querellaient, si bien qu’un jour quelqu’un l’appela : enfant trouvé. Cadou demanda à son père nourricier, qu’il croyait être son véritable père, ce que c’était qu’un enfant trouvé.

— Ce n’est rien de mal, mon enfant, lui répondit le pauvre homme. Et il défendit à ses enfants de prononcer de nouveau ces paroles.

Cependant Cadou n’était pas satisfait de cette explication ; et ayant fait la même question à d’autres personnes, il lui fut répondu qu’on appelait enfants trouvés ceux dont les pères et quelquefois les mères n’étaient pas connus. Cela lui donna fort à penser, et, à partir de ce moment, il devint triste et soucieux. Enfin, il prit la résolution de se mettre en route, à la recherche de son père et de sa mère, et de ne s’arrêter que lorsqu’il les aurait trouvés. Il partit, un beau matin, sans rien dire à personne.

Après plusieurs jours de marche, un soir, il arriva, harassé de fatigue, à la porte d’un château et demanda à y être reçu comme valet. Comme il avait bonne mine, on l’accueillit bien.

Ce château était habité par son père et sa mère ; mais il ne les reconnut pas, et eux ne le reconnurent pas non plus. L’ermite avait recommandé au frère de ne pas quitter sa sœur, jusqu’à ce qu’il lui eût trouvé un mari. Cadou leur plaisait beaucoup, et ils ressentaient pour lui des sentiments de bienveillance et d’affection qu’ils ne s’expliquaient pas bien. Bientôt il ne fut plus regardé comme un domestique, dans la maison, et il mangeait avec les maîtres et possédait toute leur confiance. Il était beau garçon, intelligent, instruit, et réussissait à tout ce qu’il entreprenait.

Un jour, le châtelain lui dit :

— Ne serais-tu pas content de te marier, Cadou ?

— À qui voulez-vous que je me marie, moi qui n’ai rien ?

— Peu importe ; je te trouverai une femme, si tu veux.

— Où et qui ?

— Ma sœur, si elle te plaît.

— Votre sœur !... Ne vous moquez pas de moi, mon maître.

— Je ne me moque pas de toi, en aucune façon ; tu es un garçon intelligent, laborieux, de bonne conduite, et je veux te marier à ma sœur...

Le mariage fut fait promptement ; il y eut de belles fêtes et de grands festins, et voilà Cadou devenu le mari de sa mère, sans que ni lui ni elle n’en sût rien. Mais, la première nuit de ses noces, Cadou se rappela qu’il était un enfant trouvé et qu’il ne connaissait ni son père ni sa mère.

— Si je venais à épouser ma mère ! pensa-t-il ; elle est assez âgée pour être ma mère !...

Et cette pensée l’effrayait. En arrivant dans la chambre nuptiale, il se jeta à genoux et se mit à prier. Mais, comme il n’en finissait pas, sa femme lui dit :

— Vous avez assez prié comme cela, Cadou ; couchez-vous, à présent.

— Je n’ose pas, répondit-il en tremblant.

— Que craignez-vous donc ?

— Hélas ! je suis un enfant trouvé ; je ne connais ni mon père ni ma mère... et si le malheur voulait que...

Il lui raconte comment il a été trouvé abandonné, au bord d’une route, et élevé par un mendiant et sa femme, qui l’avaient recueilli. Une bourse pleine d’argent était près de lui, dans son berceau, avec une lettre où l’on priait celui qui le recueillerait d’avoir bien soin de lui, de le faire instruire et de le faire passer pour son propre fils...

À ces mots, la femme s’écria :

— Grand Dieu ! c’est mon fils !...

Cadou, en entendant cela, s’enfuit comme un fou et prit immédiatement le chemin de Rome, pour aller se jeter aux pieds du Saint-Père. Il allait pieds nus, en mendiant, et sans se reposer jamais sous aucun toit.

Après bien des misères et des peines, mesurant la terre du labeur de ses pas, en pèlerinant pour la rémission de ses péchés, il finit par arriver dans la ville sainte. Il alla aussitôt se jeter aux pieds du Saint-Père, qu’il arrosa de ses larmes, en s’écriant :

— Je suis le fils du frère et de la sœur, et j’ai épousé ma mère ! Je suis damné sans rémission, sans doute !...

— Le pouvoir et la bonté de Dieu sont infinis, mon fils, répondit le pape, et en faisant dure pénitence, vous pouvez encore être sauvé.

— Donnez-moi donc une pénitence, ô mon père, et, quelque dure qu’elle puisse être, je l’accomplirai.

— Écoutez-moi donc, mon fils. Vous vous retirerez sous un rocher, au rivage de la mer ; vous y prierez et pleurerez constamment, pendant trois ans, n’ayant d’autre nourriture pour tout ce temps qu’un pain et une cruche d’eau que vous emporterez avec vous, et vous ne quitterez ce lieu que lorsque j’irai vous chercher.

— J’irai, mon père, et, avec la grâce de Dieu et votre bénédiction, j’accomplirai la pénitence.

Le pape lui donna sa bénédiction, et il se mit en route et se retira sous un rocher, au bord de la mer, emportant pour toute provision un pain et une cruche pleine d’eau.

Mais voilà les trois ans expirés, et personne ne songeait à lui. Le pape l’avait complètement oublié. Ce ne fut qu’au bout de sept ans qu’il se rappela le pauvre pénitent.

— Il est sans doute mort, se dit-il ; allons voir pourtant ; la puissance de Dieu est si grande !

Et il se dirigea vers la mer, suivi de quelques personnes. Quand ils arrivèrent sur le lieu où Cadou s’était retiré, ils ne trouvèrent ni Cadou, ni même le rocher sous lequel il devait accomplir sa pénitence. Ils avaient disparu sous le sable de la mer. On fouit le sable ; on mit à nu le rocher, et dessous on retrouva Cadou, encore vivant, et près de lui le pain et la cruche pleine d’eau, dans l’état où ils les avait emportés, il y avait sept ans. On cria au miracle, et c’en était un, en effet.

Cadou fut ramené en ville. Le pape célébra une messe solennelle, à laquelle il assista, puis il mourut aussitôt (le pape).

Il fallut procéder à l’élection d’un nouveau pape, et il fut convenu que l’on ferait une grande procession, à laquelle tout le monde pourrait prendre part. Chacun porterait à la main un cierge non allumé, et celui dont le cierge s’allumerait de lui-même serait désigné par Dieu pour être le nouveau pape.

Il arriva à Rome des évêques, des prêtres, des moines et des foules de personnages illustres ou obscurs, de toutes les parties du monde. La procession se mit en route, et chacun avait les yeux fixés sur son cierge. Il y avait là des cierges de toutes les dimensions, et quelques-uns étaient si lourds, qu’on se mettait à deux pour les porter. D’autres aussi étaient bien modestes et bien légers. Cadou, qui n’avait pas d’argent pour acheter un cierge, coupa avec son couteau une baguette de coudrier, dans une haie, la pela et suivit la procession en la tenant à la main, en guise de cierge. Soudain, sa baguette de coudrier s’alluma d’elle-même, au grand étonnement de tout le monde, et il fut nommé pape.

Mais laissons-le, pour un moment, puisque le voilà pape à Rome, et voyons ce que sont devenus son père et sa mère.

Ils s’étaient adressés à des confesseurs, de tous les côtés, à de simples prêtres, à des moines, à des ermites, à des évêques, à des cardinaux, et personne ne leur donnait l’absolution. Ce que voyant, ils étaient au désespoir et résolurent d’aller jusqu’à Rome, pour se jeter aux pieds du Saint-Père. Ils vendirent tous leurs biens, en distribuèrent l’argent aux pauvres, et se mirent ensuite en route, à pied, et ne vivant que d’aumônes. Ils arrivèrent enfin à Rome, après bien du mal, et allèrent aussitôt se jeter aux pieds du Saint-Père et lui conter leur cas.

Le pape les reconnut à leur confession, mais ne le laissa pas paraître, et eux ne le reconnurent pas. Après les avoir confessés, il leur dit de revenir le lendemain, pour qu’il leur fît connaître leur pénitence.

Le lendemain, quand ils revinrent, on les enferma tout nus dans un petit cabinet obscur, et avec eux neuf matous qui, depuis quatre jours, n’avaient rien mangé. Les matous leur arrachèrent les yeux, leur mangèrent la chair sur les os, puis, comme ils vivaient encore, on les jeta dans un bûcher, où ils furent réduits en cendres. Les cendres furent recueillies dans un linge blanc et déposées sur l’autel, dans la principale église de Rome, pendant que le pape y officiait. Au moment où la messe finissait, deux colombes blanches descendirent sur l’autel, enlevèrent dans leurs becs le linge qui contenait les cendres et l’emportèrent au ciel.

Le frère et la sœur étaient sauvés. Leur fils le pape mourut aussi sur la place, et ils allèrent ensemble au paradis de Dieu[2]. (Conté par une vieille femme de la commune de Trégrom, Côtes-du-Nord.)


  1. C’est la un singulier langage, il faut en convenir, pour un saint homme.
  2. À rapprocher de la légende du pape Grégoire-te-Grand, dans les Gesta Romanorum, page 297, édition Jannet, 1863. Voir la note du conte : Celui qui racheta son père et sa mère de l’enfer, page 254 du premier volume.)
    Cf. pour les élections singulières de papes, Webster, l’Enfant qui entend des voix (cloches se mettant toutes à sonner et à dire : Voici le Saint-Père qui arrive) et Le Pape innocent, de notre premier volume, à la fin de la troisième partie.
    Un conte russe du recueil d’Afanassieff, livre I, 53. Le héros du conte apprend que le vieux tzar vient de mourir ; une ordonnance porte que celui dont la chandelle s’allumera d’elle-même sera le nouveau tzar. Or, la chandelle du jeune homme prédestiné (il a mangé la tête d’un canard) s’allume spontanément, et il est sur le champ proclamé roi. Le dieu védique, lui aussi. (Gubernatis, vol. I, p. 339, Mythologie zoologique), a pour attribut distinctif la vertu que possède cette chandelle merveilleuse de s’allumer d’elle-même, de briller d’elle-même.
    Dans un conte recueilli par M. Imbriani, à Pomigliano, et traduit par M. Marc Monnier, Contes populaires en Italie, p. 105, il est question d’une colombe jetée en l’air ; celui sur la tête duquel elle s’arrête devient pape.