Légendes chrétiennes/François Kergargal et Françoise Kergoz


IX


françois kergargal et françoise kergoz, ou la destinée.



François Kergargal faisait la cour, depuis longtemps, à Françoise Kergoz. Par une belle matinée du mois de mai, il se rendait, pour les fiançailles, chez le père de sa douce jolie, lorsqu’il rencontra sur sa route un vieillard qu’il ne connaissait pas, et qui lui adressa pourtant la parole et lui dit :

— Bonjour, François Kergargal ; le soleil béni du bon Dieu brille au firmament, et il fait beau vivre aujourd’hui.

— Oui, vraiment, grand père, répondit François.

Et ils marchèrent quelque temps ensemble, causant du temps et des espérances des laboureurs pour une bonne récolte, quand le vieillard dit :

— Arrêtons-nous là, à l’ombre, pour allumer une pipe et causer un peu ; j’ai quelque chose à vous dire.

Ils s’arrêtèrent sous un hêtre, au bord de la route ; et François battit le briquet, et ils allumèrent leurs pipes.

— Vous allez vous marier avec Françoise Kergoz, dit alors le vieillard.

— Comment savez-vous cela ? demanda François, étonné.

— Tout le monde ne le sait-il pas dans le pays ? Eh bien ! mon garçon, laissez-moi vous donner un conseil, et suivez-le, et vous vous en trouverez bien : n’épousez pas Françoise Kergoz, mais sa sœur Jeanne.

— Je ne puis pas faire cela ; je fais la cour à Françoise depuis longtemps, et je l’aime. Tout le monde le sait dans le pays, comme vous l’avez dit, et on trouverait bien étrange de me voir épouser sa sœur. Et puis, c’est Françoise et non Jeanne que j’aime ; c’est une honnête fille, et il n’y a rien à dire sur son compte, je pense ?

— Non, jusqu’à présent ; mais il n’en sera pas toujours ainsi, car cette jeune fille est née sous une mauvaise planète, et elle a une terrible destinée : elle sera sept ans absente de son pays, et aura sept enfants bâtards, avant d’y revenir.

— Comment pouvez-vous parler de la sorte d’une jeune fille d’une conduite si exemplaire ? Dieu seul connaît ce qui doit arriver. Et puis, quand elle sera ma femme, elle n’aura pas d’enfants bâtards.

— Quoi qu’elle fasse, il faut que sa destinée s’accomplisse : elle sera absente de son pays pendant sept ans, et aura sept enfants bâtards, quand bien même vous l’épouseriez. Croyez-m’en donc, et épousez Jeanne, au lieu de Françoise.

Ils se séparèrent là-dessus, et le vieillard alla d’un côté et François Kergargal d’un autre.

Voilà François tout troublé de ce qu’il venait d’entendre, et bien embarrassé de savoir ce qu’il devait faire. Le vieillard avait un air vénérable, et il paraissait s’intéresser réellement à lui. Mais il aimait Françoise, et ils étaient du reste d’accord, et tout était arrêté entre eux ! D’un autre côté, il avait si souvent entendu parler de la nécessité de l’accomplissement de la destinée de chacun, quoi qu’il pût faire pour l’éviter, et ce vieillard avait de l’expérience et paraissait si savant !... Enfin, après avoir longtemps hésité et pesé le pour et le contre, il se décida à suivre le conseil du vieil inconnu[1].

Quand il arriva chez le père Kergoz, il paraissait inquiet et triste, contre son ordinaire. Il fuma une pipe, deux pipes, puis, Jeanne étant sortie avec un pichet, pour puiser de l’eau à la fontaine, il la suivit et lui dit, non sans bien des détours et circonvolutions, que c’était d’elle, et non de sa sœur, qu’il était amoureux, et qu’il la désirait pour femme.

Jeanne fut bien étonnée d’entendre cela, comme on peut le croire, mais ne dit pas non pourtant, et elle pria François d’en parler à son père et à sa sœur.

Tout s’arrangea pour le mieux ; les fiançailles se firent, puis la noce, et voilà François Kergargal devenu le mari de Jeanne Kergoz, après avoir constamment fait la cour à sa sœur, dans tous les pardons et toutes les aires neuves du pays.

Françoise, malgré sa mauvaise étoile, était bonne fille et aimait sa sœur ; aussi ne lui en voulut-elle pas trop. Mais elle était désireuse de savoir pourquoi François, aux promesses et à l’amour de qui elle avait toujours cru, l’avait ainsi soudainement abandonnée, pour prendre Jeanne, et elle pria celle-ci de faire en sorte de le savoir de lui. Jeanne le lui promit.

Et en effet, une nuit, au lit, elle interrogea son mari à ce sujet ; mais il refusa obstinément de répondre. Sur les instances de sa sœur, elle revint à la charge une seconde, puis une troisième fois ; mais François lui dit de ne pas insister davantage, parce que c’était là un secret et qu’il ne pouvait en rien dire ; il ajouta même qu’elle le forcerait de quitter la maison» si elle ne cessait de l’obséder à ce sujet.

Françoise ne renonça pas pour cela, et, à quelques jours de là, elle dit encore à Jeanne :

— Il faut que je sache le secret de ton mari, et voici ce que j’ai imaginé, pour y arriver : laisse-moi aller coucher avec lui, une de ces nuits, pendant une heure seulement, et je saurai le faire parler.

— Y songes-tu, ma sœur ? Je ne puis faire cela, répondit Jeanne.

— Rassure-toi, et sois bien convaincue, ma sœur chérie, que tout se passera en tout honneur et toute honnêteté.

— Mais cela n’est pas possible ; il te reconnaîtra tout de suite.

— Non ; voici comment nous nous y prendrons : quand vous serez couchés tous les deux ensemble, tu te diras indisposée et sortiras. Un moment après, je me glisserai dans le lit, et comme il n’y aura pas de lumière dans la chambre, ton mari croira que ce sera toi, et je ferai mon possible pour connaître son secret, puis, lorsque je le tiendrai, je prétexterai aussi une indisposition, afin de sortir, et alors tu retourneras auprès de lui, et de la sorte il ne saura rien de ce qui se sera passé entre nous.

Jeanne y consentit, pour contenter sa sœur, quoique cela lui parût bien singulier. Quelques moments après s’être couchée, elle prétexta donc une indisposition et sortit. Françoise prit sa place dans le lit, presque aussitôt, et se mit à sangloter.

— Qu’as-tu donc à pleurer de la sorte ? lui demanda François.

— C’est toi qui me rends malade, répondit-elle en sanglotant plus fort, pour dissimuler sa voix, et il te serait pourtant si facile de faire cesser mon mal !

— Comment cela ? Dis-le vite alors.

— En répondant à la question que je t’ai adressée si souvent.

— Eh bien ! je vais te dire tout, puisqu’il le faut, mais à la condition expresse que tu n’en diras jamais rien à ta sœur.

— Je ne lui en dirai rien, tu peux en être sûr.

— Jure-le-moi donc.

— Je te le jure.

— Eh bien ! si je n’ai pas voulu épouser ta sœur, c’est que j’en ai été dissuadé par un vieillard vénérable et très-savant, et qui savait lire dans les astres la destinée de chacun. Cette pauvre Françoise est née sous une mauvaise planète[2], et elle a une destinée bien malheureuse !

— Quelle est donc sa destinée ?

— Elle doit quitter son pays pendant sept ans, et avoir sept enfants bâtards avant d’y revenir !

— Grand Dieu ! que dis-tu là ? s’écria la pauvre fille. Et ne peut-elle donc éviter cela de quelque manière ?

— Non ; quoi qu’elle puisse faire, il faut que sa destinée s’accomplisse.

Françoise en avait entendu assez ; elle prétexta le besoin de sortir, et Jeanne vint reprendre sa place auprès de son mari, sans que celui-ci se doutât de rien.

La pauvre fille, effrayée d’une révélation si terrible, se retira dans un couvent, pour essayer de conjurer le sort, et tout le monde pensa que c’était de dépit, parce que François Kergargal lui avait préféré sa sœur. Là, elle pleura et jeûna, et pria Dieu de lui épargner la terrible épreuve dont elle était menacée. Mais ce fut en vain, car rien ne peut empêcher l’accomplissement de la destinée arrêtée pour chacun de nous, au moment où il vient au monde[3].

Un soir qu’elle était à la fenêtre de sa chambre, dans son couvent, elle vit passer un jeune et beau capitaine d’armée. Le capitaine la remarqua, s’arrêta à la regarder et lui fit signe de venir le rejoindre. Gagnée par l’esprit du mal, ou plutôt obéissant à sa destinée, elle descendit à l’aide de ses draps de lit, qu’elle noua, et suivit le beau capitaine. Celui-ci l’emmena à sa suite, pendant sept ans, de ville en ville, de pays en pays, et au bout de ce temps, sans qu’ils fussent mariés, elle avait eu sept enfants de lui. Enfin, il fut tué dans un combat, quelque part, et alors la pauvre femme se trouva sans appui, sans ressource et réduite à mendier de porte en porte, avec ses sept enfants.

À force de voyager de ville en ville, elle se trouva un jour, sans le savoir, devant le couvent où elle s’était retirée, et qu’elle avait quitté pour suivre son capitaine. En revoyant cette maison, elle pleura et se dit en elle-même :

— Voilà donc la sainte maison où j’aurais pu vivre heureuse avec les saintes filles qui l’habitent, et que j’ai quittée, pour mon malheur !

Et elle sanglotait et versait des larmes abondantes. Une religieuse, qui l’aperçut de sa fenêtre, crut la reconnaître. Elle alla en avertir la supérieure, qui eut pitié d’elle en la voyant dans un si triste état, avec les sept enfants couverts de haillons, qu’elle traînait à sa suite ou portait sur ses bras, car les deux plus jeunes ne marchaient pas encore. Elle alla à elle, l’embrassa en l’appelant sa sœur, et la fit entrer dans le couvent avec ses enfants. On lui donna l’habit de l’ordre, et les autres religieuses continuèrent de la traiter et de l’aimer comme si elle n’avait jamais quitté le couvent. Les enfants furent adoptés par la communauté, instruits et élevés dans l’amour et la crainte de Dieu, et l’on dit même que trois d’entre eux devinrent prêtres. Françoise mourut dans un âge très-avancé, comme meurent les saintes.

Sa destinée s’était accomplie de point en point.


(Conté par la femme Colcanah, de Plouaret.)





  1. Dieu intervient souvent, dans les récits populaires, sous les traits d’un vieillard vénérable, pour donner des conseils, et bien que le conte ne le dise pas d’une manière précise, c’est sans doute lui qui s’offrit à François Kergargal sous cette forme.
  2. Dans nos poésies et récits populaires, le mot planelenn, planète, est fréquemment employé dans le sens de sort, destinée.
  3. Nos paysans bretons sont généralement assez fatalistes dans leurs croyances et plusieurs récits de ce recueil en font foi. Ils croient à l’influence des astres, des étoiles, de la lune, et à une destinée inévitable avec laquelle chacun de nous viendrait sur la terre.