Légendes canadiennes (Rouleau)/Tome I/05

Granger frères & Maison Alfred Mame & fils (1p. 43-53).

LE CAP-AU-DIABLE



Il y a soixante à soixante-quinze ans, Saint-Louis du Kamouraska était devenu, surtout le printemps et l’automne, le rendez-vous de tous les Nemrods de la rive sud du Saint-Laurent. Les chasseurs accouraient des paroisses les plus éloignées pour tuer le canard et l’outarde, qui abondaient alors sur cette plage déserte, ainsi qu’une foule d’autres gibiers recherchés par les gourmets.

Ces intrépides coureurs de grèves avaient choisi de préférence la Grande-Anse, comprise entre le Cap-Blanc et le Cap-au-Diable. Cette immense étendue était, à certaines époques de l’année, littéralement couverte de gabions, espèces de huttes à une seule ouverture où se cachait le chasseur en guettant sa proie ; quelques pièces de bois brut ou quelques planches suffisent ordinairement pour construire ces sortes d’habitations. Pendant la saison de la chasse, l’ensemble de ces gabions présentait l’apparence d’une bourgade indienne s’élevant sur le bord de la grève.

Toutes les nuits, des centaines de chasseurs quittaient les concessions de la Haute-Ville et de l’Embarras et allaient prendre place dans leurs cabanes respectives. Ils se rendaient généralement sur la plage bien avant le lever du soleil, et ils se réunissaient, à une heure convenue, tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre, pour raconter des histoires de sorciers, de revenants, de feux follets, etc., etc. La chasse commençait, comme dit le poète :

Au moment où l’aurore, avec ses doigts de rose,
Sépare en souriant la nuit d’avec le jour.

La nuit se passait au milieu de la gaieté la plus franche. C’était le bon vieux temps. Tous les chasseurs s’aimaient comme des frères. Quand on rencontrait deux chasseurs cheminant l’un à côté de l’autre, on pouvait leur appliquer en toute sûreté ce vers du bon La Fontaine :

Deux vrais amis vivaient au Monomotapa.

Si l’un d’entre eux réussissait mieux que ses compagnons ceux-ci l’applaudissaient et le portaient en triomphe. On le proclamait le plus habile chasseur de toute la bande, et lorsqu’on retournait au foyer, on s’empressait de redire aux parents et aux amis les actes de prouesse dont on avait été témoin. Comme les temps sont changés ! Aujourd’hui, l’envie salit les plus belles actions. La médisance et la calomnie s’infiltrent dans toutes les classes de la société ; la moindre faute, qui n’est en vérité qu’une légère ondulation sur le fleuve de la vie d’un mortel, devient dans la bouche du médisant une vague énorme capable d’engloutir le navire le plus solide. Le calomniateur fait d’un innocent qui plane sur des hauteurs élevées un monstre à face humaine que la société doit rejeter de son sein. Cet homme respectable est regardé comme un lépreux, comme un paria.

Mais revenons à notre sujet. Nous étions au milieu des joyeux chasseurs, et voilà que tout à coup notre imagination nous transporte dans le monde des moralistes. Retournons encore un moment à Kamouraska, et écoutons une histoire dont l’un de ces courageux Nemrods de 1830 a été le héros. Nous tenons les faits du chasseur lui-même ; il nous a juré, par tous les dieux de la mythologie, que son récit était authentique. Il paraît que les précautions oratoires qu’il avait prises n’avaient pas encore chassé le doute de notre esprit, car Fifi, — c’est le nom du narrateur, — nous regardant dans le blanc des yeux, nous apostropha ainsi :

« Si vous n’ajoutez pas foi à mes paroles, vous pourrez prendre des informations auprès d’un acteur de la scène que je vais vous raconter, chez Pierre à Michel, qui restait au Pain-de-Sucre à cette époque-là.

— Est-ce que votre ami ne réside plus au Pain-de-Sucre ?

— Oh ! non, il est mort depuis une dizaine d’années ; mais sa femme vit encore et vous répétera mot à mot ce que je vais vous dire.

— C’est très bien ; vous pouvez commencer votre histoire ; nous n’avons plus aucun doute sur sa véracité, après les preuves que vous venez de donner. »

Notre chasseur ne se fit pas prier et s’exprima à peu près en ces termes :

« Vous savez, dit-il, que, dans le temps passé, il y avait une foule de sorciers ou d’hommes méchants qui avaient le pouvoir de prendre momentanément la forme d’un animal quelconque, soit d’un chien, soit d’un cheval, soit d’un porc, soit d’un veau, etc. Quelquefois même ces méchants faisaient un commerce avec Satan et se changeaient en diables quand ils le voulaient. »

Ayant fait une moue qui indiquait assez clairement une grande incrédulité de notre part, le narrateur ne put réprimer un mouvement de colère ; mais il continua néanmoins son récit :

« Tenez, mon ami, vous êtes incrédule. Eh bien ! écoutez-moi attentivement et je vais vous convaincre.

« C’était un vendredi soir. Il faisait noir comme chez le loup, et il tombait de la pluie à boire debout.

« Je dis tout à coup à Fanchette, ma bonne petite femme :

« — Je vais à la chasse. Demain matin le gibier sera en abondance sur la grève. C’est le meilleur temps. »

« Onze heures sonnaient alors à l’horloge.

« Ma femme veut s’opposer à mon départ ; mais ma résolution est prise et rien ne peut m’arrêter. J’ai la tête dure comme un caillou. Je prends donc mon fusil et mon sac de provisions, et je me dirige vers le Cap-au-Diable. Je demeurais vis-à-vis chez les Rossignol dans le temps.

« Fanchette, en me voyant franchir le seuil de la porte, me recommanda bien, après m’avoir embrassé, de ne pas oublier de prier la sainte Vierge pendant cette nuit épouvantable. Je n’eus garde de ne pas suivre ses sages conseils.

« Je descends à travers les champs et j’arrive bientôt près de la pointe du cap que baigne le Saint-Laurent. J’étais mouillé jusqu’aux os et je tremblais comme une feuille de peuplier agitée par le vent. J’aurais désiré faire du feu pour me réchauffer, mais je ne pouvais pas même y songer. Il m’était impossible de trouver un seul morceau de bois sec, et le vent soufflait avec une extrême violence.

« Mon gabion se trouvait du côté nord du cap ; je continue donc de marcher dans l’espoir de trouver bientôt un abri contre la tempête, lorsque soudain j’aperçois un immense brasier à quelques arpents devant moi, à l’ombre d’un énorme fragment de rocher. Je m’arrête à cette apparition subite. Je ne suis pas peureux, mais ce feu ne me paraissait pas naturel par un temps aussi affreux.

« Après réflexion faite, je me dis ; ce sont sans doute des amis, des compagnons de chasse qui sont descendus avant la veillée. Surpris par la tempête, ils ont allumé un grand feu pour lutter contre le froid. Je continue alors de marcher, en ayant soin de faire le moins de bruit possible, afin de reconnaître mes chasseurs sans être vu. Je parcours de la sorte une distance de deux à trois arpents. Je touche enfin presque au brasier, mais des arbres et des fragments de rochers m’empêchent encore de distinguer les personnes réunies auprès du bûcher.

« J’aperçois à ma gauche un rocher très élevé. Je grimpe dessus en faisant un long détour, et, de cette position, je porte mes regards dans la direction du feu. Quel spectacle s’offre alors à ma vue ! Quarante ans se sont écoulés depuis, et j’en frémis encore quand j’y pense. Autour d’un grand feu, je découvre une quinzaine de diablotins avec de longues queues et de grandes cornes, dansant, grimaçant, hurlant et blasphémant ; ils lancent des étincelles par la bouche, par les yeux, par les oreilles ; avec leurs longues fourches ils attisent le feu. À cette vue, les cheveux me dressent à la tête. J’ai peur. Jusqu’à présent je n’avais vu le diable que sur des images, et aujourd’hui je le vois en personne et à deux pas de moi. On a beau être brave, il faut trembler, et je tremble de tous mes membres comme un frêle roseau secoué par l’orage. Je fais le signe de la croix et j’invoque la sainte Vierge ; je la supplie de me protéger contre les artifices du démon.

« Une idée lumineuse me traverse alors l’esprit. Je savais que les diables que je voyais là n’étaient rien autre chose que des hommes méchants ou quelques-uns de ces sorciers dont j’avais entendu parler tant de fois par ma grand’mère. Dans ce cas, pour délivrer ces méchants, il suffisait de les blesser pour en faire sortir du sang ; aussitôt ces personnes amorphosées (métamorphosées) reprenaient la forme humaine. Je me jette donc à plat ventre, j’arme mon fusil et je fais feu sur la troupe des diablotins. Et puis, plus de brasier, plus de diables. Tout est disparu. La plus grande obscurité règne en ces lieux, et je reste seul dans cette sombre solitude.

« Quelques instants après, la tempête s’apaise, la pluie cesse, les nuages se dissipent et la lune brille d’un vif éclat. Je reprends courage, et je m’avance lentement vers l’endroit occupé tout à l’heure par les diablotins. J’éprouve bien encore quelques douleurs, mais je parviens néanmoins à maîtriser mon émotion ; je veux voir à tout prix si les danseurs de danses rondes n’ont pas laissé des traces de leur passage.

« J’arrive au plateau sur lequel brûlait le grand feu. Je ne découvre rien. Le plateau est dans le même état qu’auparavant. J’allais continuer mon chemin vers mon gabion, lorsque je foule du pied une tuque toute neuve, bonnet de laine qui était fort en usage à cette époque. Je ramasse le bonnet et je le fourre dans mon sac. Je vais ensuite me reposer dans ma cabane.

« Le lendemain matin, au petit jour, j’abats un nombre considérable de canards et d’outardes, et je reviens à la maison faire bombance avec ma femme et mes enfants, à qui je raconte l’aventure qui m’était arrivée pendant la nuit, sans oublier de mentionner ma trouvaille.

« Le dimanche suivant, je me flanque mon bonnet neuf sur le côté de la tête et je m’en vais à l’église. C’était la mode des bonnets en ce temps-là. La première personne que je rencontre à la porte de l’église, c’est Pierre à Michel, que je vous ai nommé au commencement de ce récit. En m’apercevant, il s’écrie :

« — Tiens, tu as mon bonnet ! Où l’as-tu donc pris ? »

« Je lui rappelle ce qui était arrivé l’autre nuit au Cap-au-Diable.

« Pierre me dit aussitôt ;

« — Tu m’as rendu un service signalé. J’étais amorphosé, tu m’as délivré. Mais je te demande une chose. Jure-moi que tu ne dévoileras jamais ce secret tant que je serai vivant. »

« Je fis le serment exigé, et j’ai tenu ma promesse. »

En terminant son histoire, le chasseur me demanda d’un ton où perçait l’ironie :

« Maintenant, croyez-vous que j’aie dit la vérité ?

— Oh ! très certainement. Nous nous fions à votre parole. »

Et intérieurement, nous nous disions ;

« Ce chasseur n’a qu’un défaut : celui d’être un franc menteur. »