Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 43-52).


UNE MAISON CANADIENNE















Car, pendant les longs jours où la France oublieuse
Nous laissait à nous seuls la tâche glorieuse
De défendre son nom, contre un nouveau destin,
Nous avons conservé le brillant héritage
Légué par nos aïeux, pur de tout alliage,
Sans jamais rien laisser aux ronces du chemin.

Octave Crémazie,
Le vieux Soldat Canadien.


III


Voyez-vous, là-bas, sur le versant de ce coteau, cette jolie maison qui se dessine, blanche et proprette, avec sa grange couverte de chaume, sur la verdure tendre et chatoyante de cette belle érablière.

C’est une maison canadienne.

Du haut de son piédestal de gazon, elle sourit au grand fleuve dont la vague, où frémit sa tremblante image, vient expirer à ses pieds.

Car l’heureux propriétaire de cette demeure aime son beau grand fleuve et il a soin de s’établir sur ses bords.

Si quelquefois la triste nécessité l’oblige à s’en éloigner, il s’en ennuie et il a toujours hâte d’y revenir.[1] Car c’est pour lui un besoin d’écouter sa grande voix, de contempler ses îles boisées et ses rives lointaines, de caresser de son regard ses eaux tantôt calmes et unies, tantôt terribles et écumantes.



L’étranger qui, ne connaissant pas l’habitant de nos campagnes, croirait pouvoir l’assimiler au paysan de la vieille France, son ancêtre, se méprendrait étrangement.

Plus éclairé et surtout plus religieux, il est loin de partager son état précaire.

En comparaison de celui-ci, c’est un véritable petit prince parfaitement indépendant sur ses soixante ou quatre vingts arpents de terre, entourés d’une clôture de cèdre, et qui lui fournissent tout ce qui lui est nécessaire pour vivre dans une honnête aisance.



Voulez-vous maintenant jeter un coup d’œil sous ce toit dont l’aspect extérieur est si riant ?

Je vais essayer de vous en peindre le tableau, tel que je l’ai vu maintes fois.

D’abord, en entrant dans le tambour deux sceaux, pleins d’eau fraîche, sur un banc de bois, et une tasse de ferblanc, accrochée à la cloison, vous invitent à vous désaltérer.

À l’intérieur, pendant que la soupe bout sur le poêle, la mère de famille, assise, près de la fenêtre, dans une chaise berceuse, file tranquillement son rouet.

Un mantelet d’indienne, un jupon bleu d’étoffe du pays et une câline propre sur la tête, c’est là toute sa toilette.

Le petit dernier dort à ses côtés dans son ber.

De temps en temps, elle jette un regard réjoui sur sa figure fraîche qui, comme une rose épanouie, sort du couvrepied d’indienne de diverses couleurs, dont les morceaux, taillés en petits triangles, sont ingénieusement distribués.

Dans un coin de l’appartement, l’aînée des filles, assise sur un coffre, travaille au métier en fredonnant une chanson.

Forte et agile, la navette vole entre ses mains ; aussi fait-elle bravement dans sa journée sept ou huit aulnes de toile du pays à grand’largeur qu’elle emploiera plus tard à faire les vêtements pour l’année qui vient.

Dans l’autre coin, à la tête du grand lit à courte-pointe blanche, et à carreaux bleus, est suspendue une croix entourée de quelques images.

Cette petite branche de sapin flétrie qui couronne la croix, c’est le rameau béni.

Deux ou trois marmots nu-pieds sur le plancher s’amusent à atteler un petit chien.

Le père, accroupi près du poêle, allume gravement sa pipe avec un tison ardent qu’il assujettit avec son ongle. Bonnet de laine rouge sur la tête, gilet et culottes d’étoffe grise, bottes sauvages, tel est son accoutrement.

Après chaque repas, il faut bien fumer une touche avant d’aller faire le train ou battre à la grange.

L’air de propreté et de confort qui règne dans toute la maison, le gazouillement des enfants, les chants de la jeune fille qui se mêlent au bruit du rouet, l’apparence de santé et de bonheur qui reluit sur tous les visages, tout, en un mot, fait naître dans l’âme le calme et la sérénité.

Si jamais, sur la route, vous étiez surpris par le froid ou la neige, allez heurter, sans crainte à la porte de la famille canadienne, et vous serez reçu avec ce visage ouvert, avec cette franche cordialité que ses ancêtres lui ont transmise comme un souvenir et une relique de la vieille patrie. Car l’antique hospitalité française, qu’on ne connaît plus guère aujourd’hui dans certaines parties de la France, semble être venue se réfugier sous le toit de l’habitant canadien.

Avec sa langue et sa religion, il a conservé pieusement ses habitudes et ses vieilles coutumes.

Le voyageur qui serait entré il y a un siècle sous ce toit hospitalier, y aurait trouvé les mêmes mœurs et le même caractère.



C’est dans la paroisse de la Rivière-Ouelle, au sein d’une de ces bonnes familles canadiennes, que nous retrouvons notre missionnaire et ses compagnons.

Toute la famille, avide d’entendre le récit de l’aventure extraordinaire du jeune militaire, s’était groupée autour de lui.

C’était un jeune homme de vingt à vingt-cinq ans, aux traits nobles, mais délicats.

Son front élevé, ombragé de cheveux noirs naturellement bouclés, rayonnait d’intelligence, et son regard fier et limpide révélait l’âme ardente et loyale du vrai militaire français.

L’extrême pâleur, suite de la fatigue et des privations, empreinte sur sa figure, répandait sur toute sa physionomie un air mélancolique et touchant.

À l’exquise délicatesse de ses manières, il était facile d’apercevoir une éducation parfaite.

Son manteau, négligemment jeté sur ses épaules, laissait voir une épaulette d’officier, et une petite croix d’or suspendue à sa poitrine.



  1. J’ai entendu un missionnaire des cantons de l’est me dire qu’il ne pouvait jamais revoir le fleuve sans pleurer.