L’INTERNATIONALE - Tome IV
Sixième partie
Chapitre VI
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VI


Le Congrès jurassien de la Chaux-de-Fonds, 6 et 7 août 1876.


Les Sections suivantes se firent représenter au Congrès jurassien de la Chaux-de-Fonds :

Section de Lausanne ; Section de Vevey ; Section de Neuchâtel ; Section de la Chaux-de-Fonds ; Section de Sonvillier ; Section de Saint-Imier ; Section des graveurs et guillocheurs du district de Courtelary ; Section de langue française de Berne ; Sozialdemokratischer Verein de Berne ; Section italienne de Berne ; Section de langue française de Bâle ; Section italienne de Bâle ; Section de langue française de Zürich ; Sozialdemokratischer Verein « Gleichheit » de Zürich ; Section de Porrentruy.

Le Bulletin ne donne pas la liste des délégués ; mais il note que, « outre les délégués, des internationaux appartenant à diverses sections, ainsi que des membres du Comité fédéral et de l’administration du Bulletin, assistaient au Congrès ».

Une séance préparatoire, le samedi 5, au soir, fut consacrée à la vérification


des mandats, à la fixation de l’ordre de jour, et à la nomination du bureau, qui fut ainsi composé : Ali Eberhardt, remonteur, délégué de Saint-Imier, président ; Voges, tailleur, délégué du Sozialdemokratischer Verein de Berne, vice-président ; Rodolphe Kahn, métallurgiste (non-délégué), de la Section de Lausanne, et H. Ferré, tapissier (non-délégué), de la Section de la Chaux-de-Fonds, secrétaires.


Séance du dimanche matin, 6 août.

Le rapport du Comité fédéral jurassien fut lu par James Guillaume, secrétaire d’intérieur du Comité. Le caissier fédéral, Louis Jenny, mécanicien, présenta ses comptes, et une commission fut nommée pour les vérifier.

L’administrateur du Bulletin présenta un rapport sur la situation de l’organe fédéral. Une commission fut nommée pour la vérification de la caisse et de la comptabilité du Bulletin.

Il fut ensuite donné lecture d’une série de propositions de la Section de Lausanne, relatives à des modifications dans la rédaction du Bulletin. Après une courte discussion, ces propositions furent renvoyées à l’examen d’une commission.

Une autre commission fut chargée d’étudier une question relative au journal en langue allemande récemment créé à Berne sous le nom d’Arbeiter-Zeitung.

Relativement au Congrès général de 1876, il fut donné connaissance au Congrès de la correspondance échangée à ce sujet par le Comité fédéral avec les diverses Fédérations régionales ; une commission fut nommée pour rapporter sur cette question.

Les deux Sections de Bâle proposaient de changer le nom de Fédération jurassienne en celui de Fédération suisse. Après une discussion générale, où tous les orateurs se prononcèrent contre la proposition de Bâle, cette proposition fut renvoyée à une commission spéciale, chargée de préparer un projet de résolution.

La Section de Neuchâtel proposait qu’une Adresse de sympathie fût envoyée au Congrès des socialistes allemands qui devait se réunira Gotha le 19 août. Cette proposition fut adoptée à l’unanimité, et une commission fut nommée pour rédiger un projet d’adresse.


Séance publique du dimanche après-midi.

Cette séance publique, qui eut lieu dans la grande salle de l’hôtel de ville, mise à la disposition de l’Internationale par la municipalité, s’ouvrit à deux heures. La question à discuter était : La pratique des libertés politiques en Suisse.

Adhémar Schwitzguébel, Rodolphe Kahn, Paul Brousse, James Guillaume, Auguste Spichiger parlèrent en français ; Görges, Voges et Betsien parlèrent en allemand.

Après les discours, la résolution suivante fut proposée à l’assemblée :


Considérant d’abord:

Que les libertés politiques sont violées en Suisse avec cynisme, que le droit d’association et la liberté individuelle viennent encore d’être foulés aux pieds à Lausanne, qu’un avocat a pu dire en plein tribunal, sans être contredit par les juges, que la suppression de l’Association internationale des travailleurs pourrait être légalement faite ;

Considérant ensuite :

Que toutes protestations ou pétitions envoyées aux assemblées nationales restent lettre morte ;

Considérant enfin : Que dans une société basée sur le principe de l’inégalité économique, aucune liberté véritable ne saurait exister,

La réunion d’aujourd’hui déclare qu’elle regarde l’établissement de libertés publiques sérieuses comme lié à l’accomplissement de la Révolution sociale.


Cette résolution, mise aux voix, fut adoptée par le public présent ; une seule main se leva à la contre-épreuve.


Le banquet familier (1 fr. 75 par tête) qui devait terminer cette journée eut lieu à l’hôyel du Guillaume Tell. Il comptait de nombreux convives ; l’élément féminin était représenté, et un groupe assez considérable d’ouvriers allemands s’était joint aux membres de l’Internationale, symptôme réjouissant des progrès de l’idée de conciliation. Les chanteurs du Deutscher Arbeiter-Verein de la Chaux-de-Fonds contribuèrent beaucoup à embellir la soirée par leurs chœurs socialistes.

Des télégrammes furent reçus de Lausanne, Porrentruy, Neuchâtel, etc. ; celui qui fut le plus remarqué venait de Genève, et était rédigé en allemand ; en voici le texte :


Kongress der Jura-Federation, grande salle Hôtel de Ville, Chaux-de-Fonds.

Genfer Socialisten senden herzliche Grüsse zu euern Berathungen. Ergreift energische Mittel wegen Lausanner Ungeheuerlichkeiten.

Gutsmann[1].


Le Congrès envoya à ce télégramme la réponse suivante :


Gutsmann, Deutscher Verein, rue Guillaume Tell, 5, Genève.

Le Congrès jurassien envoie un salut cordial aux socialistes allemands de Genève, et les remercie de leur témoignage de sympathie. Réunissons toutes les forces du prolétariat, et nous vaincrons.

Le bureau : Eberhardt, Kahn, Voges, Ferré.


Des adresses de félicitation envoyées par la Commission de correspondance de la Fédération italienne, à Florence, et par la Commission fédérale espagnole, furent lues également, et furent accueillies par de vifs applaudissements.

Une souscription fut faite au profit des ouvriers tailleurs de Lausanne, et le montant en fut remis au délégué de la section de cette ville.


Séance du lundi matin, 7 août.

La commission chargée de vérifier les comptes du caissier fédéral (rapporteur, Bobillier, délégué des graveurs et guillocheurs du district de Courtelary) annonça qu’elle les avait reconnus justes, et en proposa l’approbation. Adopté.

La commission chargée de vérifier la caisse et la comptabilité du Bulletin (rapporteur, Exquis, délégué de Lausanne) proposa de donner décharge à l’administration, avec remerciements. Adopté.

La question relative à l’Arbeiter-Zeitung fit l’objet de la résolution suivante, qui fut votée à l’unanimité :


Considérant, d’une part,

Que les délégués des sections de langue allemande croient nécessaire que leurs groupes aient en langue allemande une feuille internationale pour publier leurs communications officielles et aider à la propagande dans leur milieu ; que ces délégués jugent l’Arbeiter-Zeitung propre à remplir ce rôle ; que les initiateurs de l’Arbeiter-Zeitung s’engagent à publier toute communication émanant des sections de langue allemande ; qu’en conséquence de ces faits une entente est intervenue entre l’Arbeiter-Zeitung et les délégués de ces sections ;

Considérant, d’autre part,

Que les délégués de toutes les sections représentées au Congrès croient en outre excellente l’existence d’une feuille allemande de l’Internationale,

Le Congrès recommande à tous les internationaux l’Arbeiter-Zeitung, journal fondé à Berne par un groupe de membres de l’Internationale, et mis par ce groupe à la disposition des sections internationales de langue allemande pour recevoir leurs communications officielles.


Relativement à la proposition de changer le nom de Fédération jurassienne en celui de Fédération suisse, le Congrès adopta la résolution ci-dessous à l’unanimité, moins la voix du délégué de Bâle, qui était lié par son mandat :


Considérant :

Que si, par la fondation de nouvelles sections en dehors du Jura, le nom géographique de Fédération jurassienne ne répond plus aux faits, le nom de Fédération suisse n’y répond pas davantage, puisque nous avons des sections situées en dehors du territoire helvétique, et qu’il y a d’autre part en Suisse des sections internationales qui ne font pas partie de notre Fédération ;

Considérant encore :

Que la création dans notre région de nouvelles sections de langue allemande et de langue italienne, dans la période de réveil où nous sommes, pourrait bien donner sous peu au mode de groupement une forme à laquelle ne répondrait pas un titre choisi prématurément par le Congrès,

Le Congrès pense qu’il y a lieu d’attendre et de laisser jusqu’à nouvel ordre les choses en l’état.


La commission nommée pour rédiger un projet d’Adresse au Congrès de Gotha (rapporteur, James Guillaume, de Neuchâtel) donna connaissance du projet qu’elle avait préparé, projet qui fut adopté à l’unanimité. On trouvera le texte de cette adresse à la page qui suit.

La Section de Sonvillier avait proposé que le Congrès s’occupât de l’organisation de la propagande socialiste pour l’année 1876-1877. Le délégué de cette section, Adhémar Schwitzguébel, lut un rapport dont les conclusions furent adoptées avec quelques adjonctions[2].

Le délégué de la Section de langue française de Berne, Paul Brousse, donna lecture du projet de publication populaire sur l’organisation de l’Internationale, dont la rédaction avait été confiée à la Section de Berne par le Congrès jurassien de Vevey en 1875. Il fut résolu que ce travail circulerait dans les sections pour y être étudié, et modifié le cas échéant.

Les Sections de Saint-Imier et de Sonvillier avaient proposé que le Congrès s’occupât de l’organisation de la solidarité matérielle dans la Fédération jurassienne. Après une assez longue discussion, le Congrès renvoya cette question à l’examen des sections.

La Section de langue française de Berne présentait les propositions suivantes : « 1° Que toute responsabilité publique, dans les sections, fût prise par des citoyens suisses ; 2° Que, pour être valable, tout vote du Congrès jurassien dût avoir été ratifié par les sections ». Le Congrès, considérant « que les principes contenus dans ces deux proposions ont déjà été reconnus et sont actuellement pratiqués », passa à l’ordre du jour.

Les deux Sections de Bâle et la Section de langue italienne de Berne proposaient au Congrès de s’occuper de la question suivante : « Recherche des moyens de créer le plus grand nombre possible de sections de langue italienne en Suisse ». Le Congrès prit à ce sujet quelques résolutions qu’il chargea le Comité fédéral de communiquer aux sections par voie de circulaire.


Séance du lundi après-midi.

La commission nommée pour examiner les propositions de Lausanne relatives au Bulletin (rapporteur, Aug. Spichiger, de la Chaux-de Fonds) en proposa le rejet. Ce rejet fut voté à l’unanimité, moins la voix du délégué de Lausanne. Diverses propositions destinées à déterminer nettement les obligations et les droits de la rédaction de l’organe fédéral furent ensuite adoptées ; le Congrès décida qu’elles seraient communiquées aux sections au moyen d’une circulaire.

La commission pour la question du Congrès général présenta le projet d’une circulaire à adresser aux autres Fédérations régionales par la Fédération jurassienne, qui se trouvait cette année chargée d’organiser le Congrès. La circulaire, qui recommandait l’adoption de la proposition espagnole d’ajourner le Congrès au premier lundi d’octobre (voir p. 47), fut adoptée, avec cette réserve que la ville où devrait se tenir le Congrès serait désignée ultérieurement[3].

L’ordre du jour étant épuisé, il ne restait plus qu’à fixer le siège du Comité fédéral et celui de l’administration du Bulletin pour l’année 1876-1877. À l’unanimité, la Section de Neuchâtel fut chargée d’élire dans son sein le Comité fédéral, et l’administration du Bulletin fut maintenue à Sonvillier.

Le président prononça ensuite la clôture du Congrès.

Le Bulletin (numéro du 13 août 1876) résuma en ces termes l’impression produite par cette réunion de délégués :


Les journées des 5, 6 et 7 août laisseront un bon souvenir à tous ceux qui ont assisté aux délibérations des délégués de l’Internationale jurassienne. Le sentiment général était celui d’un réveil puissant, dont les symptômes se manifestent chaque jour avec une force nouvelle. Pour la première fois, des délégués de Sections de langue italienne et de langue allemande assistaient au Congrès de la Fédération jurassienne, et il y avait aussi dans ce fait un heureux présage, celui d’un rapprochement entre les diverses fractions du parti socialiste. Puisse l’année prochaine ne pas démentir les espérances que nous fait concevoir la situation actuelle et le progrès rapide de nos idées.


Voici le texte de l’Adresse au Congrès des socialistes allemands à Gotha votée par le Congrès jurassien :


Adresse du Congrès de la Fédération jurassienne au Congrès
des socialistes allemands à Gotha.

Le Congrès de la Fédération jurassienne, composé de représentants de sections de langue française, allemande et italienne, et siégeant à la Chaux-de-Fonds, les 6 et 7 août 1876, a décidé d’envoyer un salut fraternel au Congrès des socialistes allemands à Gotha.

Nous savons que les lois actuelles ne permettent pas aux travailleurs de l’Allemagne de former avec leurs compagnons des autres pays une organisation internationale ; mais nous savons aussi que chez les travailleurs allemands le sentiment de la solidarité qui doit exister entre les prolétaires des diverses contrées est aussi vif que partout ailleurs. Si donc nous ne pouvons pas être unis par les liens d’une association formelle, nous pouvons au moins échanger des témoignages de sympathie et des vœux pour la réalisation de notre but commun.

Dans ces dernières années, des dissidences d’opinion, qui trop souvent ont dégénéré en querelles regrettables, ont existé, non seulement entre les groupes socialistes d’un pays à l’autre, mais encore entre des groupes du même pays. Cette division nuisait beaucoup au progrès de notre propagande. Vous avez, frères d’Allemagne, donné un grand exemple : les socialistes de l’Allgemeiner Deutscher Arbeiter-Verein et ceux du parti d’Eisenach, abjurant leurs inimitiés passées, se sont tendu la main. L’œuvre de conciliation que vous avez si heureusement inaugurée chez vous par ce rapprochement de deux fractions jadis hostiles peut et doit être continuée partout. Dans tous les groupes que nous représentons, le besoin en est vivement ressenti ; et les socialistes de diverses nations qui, le 3 juillet 1876, à Berne, sur la tombe de Michel Bakounine, ont recommandé l’oubli de vaines et fâcheuses dissensions passées, ont exprimé notre vœu le plus cher. Oui, nous croyons que, tout en gardant leur programme et leur organisation spéciale, les diverses fractions du parti socialiste peuvent établir entre elles une entente amicale, qui leur permettra à toutes de concourir plus efficacement à la réalisation de notre but commun : l’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes.

Nous sommes persuadés, compagnons, que vous recevrez la présente adresse avec les mêmes sentiments de sincère fraternité qui nous l’ont dictée, et nous vous présentons nos meilleurs souhaits pour la réussite des travaux de votre Congrès.

Salut et solidarité.
Au nom du Congrès jurassien,

Le bureau : Ali Eberhardt, Voges, R. Kahn, H. Ferré[4].


Le Bulletin du 20 août publia l’avis suivant : « La Section de Neuchâtel, dans sa séance du 14 courant, a accepté le mandat que lui a confié le Congrès de la Chaux-de-Fonds, d’élire le Comité fédéral jurassien pour l’année 1876-1877, et a composé ce Comité des cinq membres suivants : Gabriel Albagès, Auguste Favre, Auguste Getti, James Guillaume, Fritz Wenker ». — Dans sa première séance, le 17 août, les membres du Comité répartirent entre eux la besogne comme suit : secrétaire correspondant, G. Albagès ; secrétaire des séances, J. Guillaume ; caissier, F. Wenker ; caissier adjoint, Aug. Favre. Albagès, ayant quitté, en octobre, Neuchâtel pour la Chaux-de-Fonds, où il alla travailler comme peintre en bâtiment, fut remplacé au Comité par Gustave Jeanneret : je devins alors secrétaire correspondant, et G. Jeanneret secrétaire des séances. Getti quitta Neuchâtel en avril 1877, et fut remplacé par Henri Robert, faiseur de ressorts, qui avait été mon élève à l’École industrielle du Locle en 1868-1869.




  1. Traduction : « Les socialistes [allemands] de Genève envoient un salut cordial à vos délibérations. Prenez des mesures énergiques relativement aux monstruosités de Lausanne. Gutsmann. » — Sur Gutsmann, voir t. III, pages 76, 131, 166.
  2. Ces conclusions ont été publiées dans le Bulletin du 20 août 1876.
  3. Le choix de la ville de Berne comme siège du Congrès général eut lieu dans la première quinzaine de septembre.
  4. Voir la réponse à cette Adresse p. 72.