L’INTERNATIONALE - Tome IV
Sixième partie
Chapitre XII
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XII


Des derniers jours de mars au milieu de juillet 1877.


Pour les choses que j’ai à raconter dans ce chapitre, il me faudra renoncer à parler des divers pays séparément et successivement. Les faits s’enchevêtrent, et la répercussion s’en fait sentir aussitôt d’un pays à l’autre : je les relaterai dans l’ordre où ils se présentent, avec leurs contre-coups internationaux.

On a vu (pages 121-122) qu’une tentative faite en décembre 1876, dans une conférence tenue à Bruxelles, pour constituer, en dehors de l’Internationale, une Union ouvrière belge, n’avait pas donné de résultats, à cause de l’intransigeance des Flamands. Mais la tentative fut reprise aux printemps de 1877 : un Congrès ouvrier fut convoqué à Gand pour le 1er avril, et les délégués des associations wallonnes s’y rendirent aussi bien que ceux des associations flamandes. La tactique des Flamands, qui voulaient absolument faire de la politique parlementaire, ne plaisait pas aux Wallons ; mais ceux-ci estimaient qu’il fallait faire les plus grands efforts pour conserver, en Belgique, l’unité du mouvement ouvrier : aussi se montraient -ils pleins de tolérance, ne demandant aux Flamands qu’une chose, de ne pas leur imposer une ligne de conduite qui leur était antipathique, et se déclarant prêts à reconnaître le droit des Flamands à choisir leur méthode de lutte. Un délégué de Verviers, Fluse, avec lequel nous étions en correspondance régulière[1], nous renseigna sur les délibérations de ce Congrès, et c’est de sa lettre que sont extraits les détails donnés par le compte-rendu suivant, que publia le Bulletin :


La plus importante des questions dont le Congrès eut à s’occuper était celle de la participation au mouvement politique. Tous les délégués flamands se sont prononcés pour l’affirmative. « Si nous ne faisons pas de la politique, disaient-ils, nous n’avons pas de motif pour nous associer, et notre mouvement, si beau, si grandiose, tombera à plat infailliblement ; en effet, les ouvriers flamands ne comprennent qu’une chose pour le moment : la revendication des droits politiques. » D’autre part, les délégués de Verviers ont contesté l’utilité de l’agitation politique : « Là où le suffrage universel existe, ont-ils dit, le pain est au même prix que là où il n’existe pas. La politique est un leurre. La Belgique a déjà vu des socialistes siéger dans son Parlement, témoins Castiau et De Polter ; et l’action parlementaire de ces députés est restée parfaitement inutile. »

Un débat s’est engagé au sujet du mouvement socialiste d’Allemagne, dont les délégués d’Anvers et de Gand vantaient l’excellence et les résultats, et qu’ils proposaient comme modèle à suivre. Aux objections de quelques délégués wallons, un délégué d’Anvers répondit en disant : « Vous ne connaissez pas le mouvement allemand. — Nous le connaissons parfaitement bien, répliquèrent les délégués de Verviers, nous l’avons étudié sous toutes ses faces, et c’est pour cela que nous ne voulons pas l’imiter. »

La discussion close, le président du Congrès, Van Beveren, de Gand, fit une proposition autoritaire qui devait obliger toutes les corporations à faire de la politique : du coup, il excluait par là dix-sept corporations représentées au Congrès. Mais il fut convenu que cette motion ne serait pas mentionnée ; Bertrand, de Bruxelles, dit : « Ceux qui ne veulent pas faire de la politique peuvent et doivent quand même faire partie de l’Union ouvrière belge, et c’est pourquoi je fais la proposition suivante : Le Congrès ouvrier belge reconnaît l’utilité de l’agitation ouvrière sur le terrain politique, et croit que toutes les associations ouvrières y adhérentes en comprendront la nécessité et y participeront ». La majorité se rallia à cette proposition.

Ensuite le Congrès décida que l’organisation qu’il avait pour mission de constituer définitivement prendrait le nom d’Union ouvrière socialiste belge.

Une vive discussion s’engagea sur les conditions d’admission dans l’Union ouvrière. Les délégués d’Anvers et de Gand voulaient que les bourgeois sympathiques au socialisme pussent en faire partie, parce que, disaient-ils, leur concours est précieux et souvent indispensable, et qu’en Allemagne, par exemple, Lassalle a rendu de très grands services à la classe ouvrière. Les délégués de Bruxelles et de Verviers demandèrent que l’élément ouvrier fût seul admis dans l’Union, et le Congrès se rallia à leur opinion, en votant une proposition de Fluse, de Verviers, ainsi conçue : « Nul ne pourra faire partie de l’Union ouvrière socialiste belge s’il n’est salarié ».

Le Congrès n’ayant pas eu le temps de discuter les statuts de l’Union, cette discussion sera reprise dans un prochain Congrès, qui aura lieu [en juin] à Bruxelles.


Nos adversaires, à Zürich et à Leipzig, ne comprirent pas d’abord la véritable signification des votes du Congrès de Gand ; ils ne se doutèrent pas que leurs amis, les politiciens flamands, y avaient été battus. La Tagwacht et le Vorwärts publièrent des commentaires que le Bulletin dut rectifier ; il le fit en ce termes (29 avril) :


La Tagwacht, en rendant compte du Congrès de Gand, est tombée dans une méprise bien divertissante. À propos de la décision du Congrès qui stipule que « nul ne pourra faire partie de l’Union ouvrière socialiste belge, s’il n’est salarié », le journal de M. Greulich dit que, par cette résolution, le Congrès a voulu fermer la porte « aux braillards anarchistes qui n’appartiennent pas à la classe ouvrière ». Or, voici les faits réels : La résolution en question a été proposée par un anarchiste[2], Fluse, délégué de Verviers, dans l’intention expresse, comme il l’a dit lui-même, d’éloigner les intrigants bourgeois qui cherchent à entraîner les ouvriers sur le terrain de la politique parlementaire pour se faire d’eux un marche-pied à leur ambition. Par contre, la proposition a été combattue par les délégués flamands, dont elle dérangeait les projets. On le voit donc : bien loin d’être dirigée contre les anarchistes, la résolution a été proposée par un délégué de Verviers qui avait mandat exprès de voter contre la participation à la politique bourgeoise.

Le Vorwärts a fait suivre la correspondance peu claire qu’il a publiée sur le Congrès de Gand d’une note qui prouve que sa rédaction n’a pas compris le véritable sens du vote du Congrès relativement à la politique. [Le Bulletin rappelle les explications données dans la lettre de Fluse relativement à la proposition de Van Beveren et à celle de Bertrand, et ajoute ensuite :] Ainsi la proposition de Bertrand, bien loin d’avoir été, comme le prétend le Vorwärts, « une défaite complète pour les abstentionnistes », a été une défaite pour les politiciens flamands qui voulaient rendre l’action politique obligatoire. N’ayant pas réussi à faire accepter la résolution Van Beveren, ils ont dû se contenter de celle de Bertrand, qui reconnaît aux abstentionnistes aussi bien qu’aux politiciens droit de cité dans l’Union ouvrière belge.

C’est si bien là la signification réelle du vote du Congrès de Gand, que le Mirabeau, malgré les sympathies avouées de la plupart de ses rédacteurs pour les politiciens, le reconnaît. Voici ce qu’on lit dans son numéro du 22 avril : « Malgré ses tactiques et ses expédients, le parti politique n’a pu aboutir qu’à ce vote piteux : « Le Congrès reconnaît l’utilité », etc. (Suit la reproduction de la proposition Bertrand). » Un vote piteux ! Voilà à quoi se réduit la victoire célébrée par le Vorwärts et la Tagwacht.


Les chefs flamands furent très mécontents des résolutions du Congrès de Gand. Ils résolurent de passer outre, et de convoquer pour la Pentecôte (20 mai), à Malines, un Congrès exclusivement flamand, où ils procéderaient à la fondation d’un « Parti démocrate socialiste belge ».

Je place ici une lettre que j’écrivais le 30 avril à Pierre Kropotkine pour lui dire mon sentiment sur la situation en Belgique :


Mon cher ami, après avoir lu le Mirabeau d’hier, l’idée m’était venue d’écrire à Fluse pour lui dire différentes choses. Mais j’ai réfléchi qu’il valait mieux que ces choses-là ne lui fussent pas dites par moi, et que vous seriez mieux placé pour le faire. Voici, en substance, ce que je voulais lui écrire :

D’abord, féliciter le Mirabeau d’avoir accueilli votre article[3], et exprimer le désir de voir ce journal, mieux rédigé, renoncer à certains collaborateurs, par exemple à ce stupide rodomont de Cluseret, qui s’est si mal conduit à Lyon et à Marseille en 1870. En même temps, demander qui est le collaborateur qui signe Saint-Thèse ; n’est-ce point Sellier sous un nouveau déguisement ?

En second lieu, parler du Congrès spécial que les Flamands, mécontents de ce que la politique n’a pas été rendue obligatoire au Congrès de Gand, vont convoquer[4]. Et j’aurais fait ressortir ceci : On a dit aux Wallons : « L’union avec les Flamands est indispensable ; pour atteindre ce but, il faut faire des concessions » ; — et les Wallons ont fait concessions sur concessions, à ce point que le Mirabeau a entièrement changé de programme et qu’on ne le reconnaît plus. Et maintenant que les Wallons ont tout fait pour arriver à constituer l’Union ouvrière, qu’ils ont même beaucoup trop fait, voilà les Flamands qui ne sont pas encore contents, et qui déclarent vouloir faire bande à part ! Eh bien, qu’on les laisse donc aller ! Est-ce que les Wallons ont besoin des Flamands ? L’union avec les Flamands ne peut que paralyser le mouvement, le fausser, bien loin de lui donner de la vie. D’ailleurs, se figure-t-on que lorsque l’émancipation du travail se réalisera, ce sera dans le cadre de la Belgique politique actuelle, et qu’à cet effet Flamands et Wallons devront marcher d’accord pour tâcher d’avoir une majorité à la Chambre ? Non : l’émancipation sera le résultat d’une révolution partie de Paris ; au signal de cette révolution se lèveront les peuples et fragments de peuple qui ont le feu révolutionnaire : la Suisse française, la Belgique française ; quant aux Flamands, ils feront comme les Suisses allemands[5] ; ils nous regarderont tranquillement nous battre.

Qu’on cesse donc de prêcher aux ouvriers belges l’union entre Wallons et Flamands comme l’unique moyen de salut. Sans doute, cette union sera bonne, si elle peut se faire sans que le parti révolutionnaire soit obligé de sacrifier son programme, et si elle a pour résultat de faire progresser les Flamands ; mais il ne faut pas crier : Union à tout prix ! La lettre de Louis Bertrand, dans le Mirabeau d’hier, montre qu’il y a des gens qui sont tellement entichés de cette union avec les Flamands, qu’ils sont prêts à tout sacrifier pour cela, principes, dignité, etc. Cela résulte jusqu’à l’évidence des phrases entortillées par lesquelles il donne à entendre aux Flamands qu’ils ont eu tort de perdre patience, et que le Congrès de Bruxelles, en juin, leur fera la concession que n’a pas faite le Congrès de Gand.

Il faudrait faire sentir tout cela bien clairement à Fluse ; lui faire comprendre que dans une alliance où on sacrifie ses principes, on ne gagne pas de la force, tout au contraire on en perd. Dès maintenant, les ouvriers wallons devraient dire résolument aux Flamands : « Organisez-vous comme vous l’entendrez, et laissez-nous nous organiser aussi à notre guise ». Cela n’empêcherait pas les deux organisations de vivre en paix et de s’entr’aider à l’occasion. Du reste, il me semble que la différence des langues empêchera toujours en Belgique une organisation unique d’exister sérieusement : si on voulait absolument créer cette organisation unique, l’un des deux éléments prendrait infailliblement le dessus et l’autre serait sacrifié : et celui qui serait sacrifié serait très probablement l’élément wallon.


Il y avait à Genève un groupe assez hétérogène de réfugiés français et de réfugiés russes, personnalités remuantes et susceptibles qui, tout en se disant de l’Internationale, boudaient plus ou moins la Fédération jurassienne. C’est ce groupe qui avait publié à la fin de 1876 l’almanach dont j’ai parlé p. 120. Lorsque Kropotkine vint en Suisse, il fit un voyage à Genève pour y voir quelques compatriotes : on chercha à le retenir dans cette ville, et à le prévenir contre les socialistes des Montagnes. Sa perspicacité lui fit bien vite démêler les causes vraies de certains mécontentements ; mais, avec son caractère bienveillant, il essaya d’abord de jouer le rôle de conciliateur. Son ami Lenz et lui avaient conçu le projet de publier un Dictionnaire socialiste, dans lequel serait expliquée la terminologie du socialisme, afin « de permettre à chacun de se rendre compte de la valeur historique et idéologique des mots qui composent cette terminologie » ; ce dictionnaire aurait contenu aussi des notices biographiques, un exposé des institutions sociales primitives des peuples, une étude des solutions de la question du travail, etc. Le groupe de propagande qui avait publié l’almanach patronna l’idée du dictionnaire, et lança, en mars 1877, un prospectus. Ce même groupe annonça, presque en même temps, l’intention de publier une revue mensuelle en langue française, qui devait paraître à l’imprimerie du Rabotnik. Ces projets éveillèrent chez quelques-uns, dans le Jura, des méfiances dont la nature est expliquée dans le passage suivant d’une lettre de Brousse à Kropotkine, du 6 avril :

« Il me reste à vous parler d’une chose dont nous causerons plus longuement, car j’espère aller sous peu à la Chaux-de-Fonds. Quelques amis de Genève, Kahn, Joukovsky, Ralli, etc., sont en train d’organiser une revue destinée à la Suisse et à la France ; une revue publique en Suisse et secrète en France ! C’est une machine dirigée, en Suisse, contre le Bulletin, en France contre nos amis. Ils m’avaient déjà parlé, d’abord, d’un almanach : j’y ai collaboré ; ensuite, d’un dictionnaire socialiste : je leur ai promis ma collaboration ; il s’agit maintenant d’une revue, demain il sera question d’un journal : je leur refuse catégoriquement et par lettre tout concours.

« Pensez-vous que le camarade russe [Lenz] que j’ai vu avec vous à la Chaux-de-Fonds, et ceux qui sont venus à Berne, donnent dans le piège sans y voir clair ? dans ce cas, vous nous rendriez un véritable service de les avertir. Seraient-ils capables de prêter leur concours à de semblables manœuvres, à une propagande théorique dans laquelle Gambon (Jacobin) écrit avec Reclus (anarchiste) et Lefrançais (De Paepiste) ? Serait-il impossible de les écarter de cette voie ? »

Brousse ne connaissait encore Kropotkine que fort peu : il s’adressa à moi pour savoir quels étaient exactement les sentiments de celui-ci. Voici un billet de moi à Kropotkine, du 13 avril, que je remis à Mlle  Landsberg[6] pour lui servir d’introduction :

« Mon cher ami, Mlle  Landsberg, étant venue ici pour affaires, m’a parlé de vous, et m’a demandé si vous étiez en relations de solidarité avec les Russes du Rabotnik. .le lui ai dit que non, et qu’au contraire vous vous sépariez d’eux nettement. Pour qu’elle puisse mieux juger de vos sentiments à leur égard, je l’ai engagée à aller vous voir en retournant à Berne. Je profite de l’occasion pour vous serrer cordialement la main. »

Dans une lettre du lendemain, je lui disais encore :

« Hier, Mlle  Landsberg a dû aller vous voir, avec un mot de moi. Si je pouvais vous voir, je vous expliquerais beaucoup de choses, que du reste vous devez savoir, au moins en partie. Elle vous en aura dit quelques-unes. Quand vous verrez Brousse[7], parlez-lui aussi, et tâchez de vous expliquer à fond avec lui au sujet des hommes du Rabotnik, et au sujet de certains réfugiés français tels que Kahn et quelques autres. »

Il n’était pas inutile, je crois, de signaler en passant ces dissonances, — dont il sera encore parlé plus loin, — qui, en ce qui concerne les hommes du Rabotnik, remontaient au conflit de 1873 avec Bakounine, et, pour certains réfugiés de la Commune, avaient leur source dans des incompatihilités d’humeur ou des froissements d’amour-propre, plus encore que dans des dissidences doctrinales.

Il faut remarquer d’ailleurs que ces désaccords n’effleurèrent jamais les socialistes des Montagnes, entre lesquels l’entente demeura toujours complète.

Les réunions continuaient à se tenir, nombreuses et régulières, dans les sections, à la Chaux-de-Fonds, à Neuchâtel, à Berne, à Porrentruy ; le Val de Saint-Imier était le foyer le plus actif. On avait annoncé, pour le dimanche 25 mars, à Saint-Imier, une assemblée générale de toutes les sociétés ouvrières du district de Courtelary, convoquée par les comités réunis des diverses sociétés, avec cet ordre du jour : « Délibération sur le programme du parti ouvrier » : l’assemblée devait être suivie d’une soirée familière avec tombola : mais aucun compte-rendu de cette réunion ne se trouve au Bulletin. Il y eut ensuite, à Saint-Imier, le lundi 2 avril, une assemblée générale de la fédération du district de Courtelary, et le 9 avril une réunion publique de discussion, avec ce sujet à l’ordre du jour : « L’hygiène ».


Le mardi 10 avril, des dépêches publiées par les journaux quotidiens annoncèrent un mouvement insurrectionnel dans l’Italie méridionale. Brousse m’écrivit ce jour-là le billet que voici :


Je pense que tu as vu dans les journaux que nos amis d’Italie sont en campagne. En tout cas, voici ce que je sais : Près de Naples, province de Bénévent, deux bandes d’internationaux se sont montrées. L’une d’elles (30 hommes) a pris l’hôtel de ville d’un village, Pielino (?) près de Piedimonte d’Alife, et a brûlé les archives. Attaquée, elle a été, disent les feuilles bourgeoises, dispersée (pour moi, elle est allée se réunir plus loin ). On annonce que sûrement il y a des blessés de part et d’autre. Ce qu’il y a de plus triste, c’est qu’on annonce « qu’un certain Cafiero a été pris ». Ce n’est pas gai si c’est vrai ! Communique cette note aux amis de la Chaux-de-Fonds.

P. Brousse.


Il faut expliquer comment le mouvement insurrectionnel que nos amis italiens préparaient pour le mois de juin, s'était transformé brusquement en la prise d’armes prématurée et inattendue que le télégraphe venait de signaler.

J’ai parlé (p. 116) du concours qu’avait promis d’apporter au mouvement projeté l’ancien garibaldien Salvatore Farina, par l’intermédiaire duquel de nombreux paysans avaient été enrôlés. Il se trouva que cet homme était un traître. Il avait de grands besoins d’argent ; et, après en avoir tiré de nos camarades le plus qu’il put, il imagina de s’en faire donner aussi par le gouvernement italien. Il vendit donc au ministre Nicotera, qu’il avait connu autrefois, ce qu’il savait du complot, dénonça les paysans affiliés, qui furent tous arrêtés vers la fin de mars, puis disparut[8]. Les internationalistes qui étaient à la tête de l’organisation se tenaient sur leurs gardes ; ils réussirent à se mettre en sûreté, et la police ne put se saisir d’eux. Mais la trahison de Farina plaça nos amis en présence de cette alternative : ou bien abandonner complètement leur projet, ou bien, s’ils voulaient tout de même tenter quelque chose, agir sur-le-champ. La saison n’était pas encore assez avancée pour que les montagnes fussent praticables ; mais, d’autre part, si on attendait, on risquait, maintenant que l’éveil était donné, de voir tous les conjurés arrêtés l’un après l’autre. On opta donc pour l’action immédiate. Kraftchinsky (qui avait un passeport au nom de Roublef, négociant à Kherson) se rendit au commencement d’avril, avec la jeune femme russe dont je ne sais pas le nom (voir p. 117), à San Lupo, bourgade de la province de Bénévent, et y loua une maison destinée à servir de dépôt d’armes ; et avis fut donné aux affidés des diverses régions de l’Italie d’avoir à se rendre immédiatement à San Lupo pour s’y équiper. Le 5 avril, la police, trouvant suspectes les allées et venues d’un certain nombre d’inconnus dans la petite bourgade, tenta d’arrêter quelques-uns des internationalistes qui venaient d’y arriver : des coups de fusil furent échangés, et la bande des révolutionnaires, avant d’avoir pu s’organiser complètement, dut s’éloigner et prendre la campagne. Telles sont les circonstances d’où sortit cette invraisemblable expédition, coup de tête juvénile d’une poignée d’intrépides. Nous n’avions pas été tenus au courant de ces choses, on ne nous avait pas communiqué la résolution précipitamment prise, et nous ignorions absolument tout de ce qui venait de se passer.

Je reproduirai, ici et plus loin, dans l’ordre où le Bulletin les publia, les nouvelles, fausses et vraies, ainsi que les appréciations des amis et des ennemis.

On lit ce qui suit dans le Bulletin du 15 avril :

« Il paraît, d’après les journaux, qu’un mouvement socialiste armé a éclaté dans la province de Bénévent (ancien royaume de Naples), au cœur même des Apennins. N’ayant reçu jusqu’à présent de nos correspondants d’Italie aucun renseignement direct, nous ne pouvons que reproduire, sous toutes réserves, les nouvelles données par la presse bourgeoise.

« Les dépêches du 9 courant disaient que c’était à Cerreto, province de Bénévent, que les internationaux armés avaient fait leur apparition, et qu’ils s’étaient divisés en deux bandes. L’une de ces bandes, forte d’une trentaine d’hommes, et commandée par Cafiero, serait entrée le 8 dans le petit bourg de Letino, près de Piedimonte d’Alife, [province de Caserte,] aurait occupé la mairie et mis le feu aux archives. L’Opinione annonçait que cette bande avait été ensuite mise en déroute, et qu’on lui avait fait plusieurs prisonniers, parmi lesquels son chef Cafiero.

« En outre, la police, disait-on, aurait arrêté le 8, à Pontemolle près de Rome, dix-huit internationaux qui paraissaient vouloir se former en bande et tenir la campagne.

« Le lendemain, la nouvelle donnée par l’Opinione, que la bande apparue à Cerreto avait été défaite, était démentie,

» L’Italie annonçait, le 10, que cette bande, après avoir brûlé les archives de Letino, était allée à Gallo, où elle a pillé la caisse du percepteur et brûlé la maison commune ; elle s’est ensuite dirigée sur Capriati ; mais, la population ayant pris les armes pour lui résister, les insurgés se sont retirés.

» Outre Cafiero, disent les dépêches du 10, Malatesta et Ceccarelli font aussi partie de cette bande. Elle a cherché à faire des recrues en offrant de l’argent (???), mais personne n’a voulu se joindre à elle (???). La force publique garde tous les passages, et il est impossible que la bande s’échappe (???).

« Une dépêche de Milan, du 13, nous annonce que l’agitation augmente, que les bandes comptent actuellement des centaines d’hommes, et que des troupes sont envoyées contre elles sous le commandement du général de Sauzet. Une autre dépêche prétend que la bande de Cerreto serait capturée.

« Nous engageons nos lecteurs à se méfier de toutes les nouvelles que pourra apporter le télégraphe, et à attendre, pour se former un jugement, que des renseignements sérieux et dignes de foi nous soient parvenus. »


Tandis que j’étais sous le coup de l’émotion produite par ces nouvelles, Brousse fut victime, chez moi. d’un grave accident qui aurait pu avoir des suites fatales. Il avait fait le 14 avril, à Saint-Imier, une conférence sur « le 18 mars à Berne ». Le lendemain dimanche, il était allé à la Chaux-de-Fonds, et y avait répété sa conférence dans la grande salle de l’hôtel de ville, devant un auditoire qui comptait beaucoup d’ouvriers de langue allemande, membres du Demokratischer Verein ; la conférence fut traduite en allemand, après quoi une intéressante discussion s’engagea dans les deux langues. « L’heure étant avancée, un membre de l’Internationale annonça qu’une prochaine séance publique de la Section serait spécialement consacrée à exposer et à discuter, devant nos amis allemands, les principes défendus par la Fédération jurassienne. » Le lundi après-midi 16, Brousse arriva à Neuchâtel, où il devait, le soir, faire une troisième fois sa conférence, au Cercle des ouvriers ; Kropotkine l’avait accompagné. Mais pendant qu’ils étaient chez moi, Brousse fut pris d’une hémorragie nasale (il y était sujet, lorsqu’il se trouvait fatigué par les veilles et le surmenage), que nous eûmes beaucoup de peine à arrêter. Il nous parut prudent de renoncer à la conférence du soir ; j’exhortai Brousse à rentrer à Berne, et, suivant mon conseil, il prit avec Kropotkine le chemin de la gare. Mais quelques minutes plus tard, tous deux sonnaient de nouveau à ma porte : l’hémorragie venait de recommencer de plus belle. Brousse nous dit que, lorsque le saignement de nez ne s’arrêtait pas spontanément, il avait recours à un enveloppement de tout le corps dans un drap mouillé, moyen infaillible, affirmait-il. Nous lui appliquâmes ce remède héroïque, qui cette fois se montra impuissant ; l’hémorragie persistait. Très inquiet, je courus chercher un médecin : celui-ci (c’était le vieux Dr  Reynier) fit mettre le malade au lit, et essaya sans succès, pendant des heures, d’arrêter le sang par divers moyens ; il annonça enfin qu’il allait être obligé de procéder au tamponnement des narines. Pendant que nous préparions, Kropotkine et moi, aidés de ma femme, les tampons de coton, attachés à des ficelles, le sang cessa enfin de couler, et l’on put renoncer à l’emploi de cette ressource suprême. Mais la situation restait critique ; un rien, un mouvement, une toux légère, une parole, pouvait détacher les caillots, et ramener l’hémorragie. La nuit était venue, et le pauvre Brousse, épuisé par la perte de son sang, aurait voulu s’assoupir ; mais le médecin nous déclara qu’il faudrait absolument l’empêcher de dormir, parce que, pendant le sommeil, sa respiration détacherait certainement les caillots des narines ; il nous donna donc la barbare consigne de tenir le malade éveillé toute la nuit. Nous passâmes la nuit entière au chevet de Brousse, nous relayant d’heure en heure, Kropotkine et moi, pour surveiller sa respiration, et lui pinçant le bras pour l’empêcher de sommeiller, malgré la pitié que nous inspirait le martyre du patient. Enfin, au matin, le médecin revint ; il permit à Brousse de prendre du lait, et de dormir un peu durant la journée. Il fallut continuer à observer de grandes précautions pendant deux ou trois jours encore. Vers la fin de la semaine, le malade put commencer à se lever ; et le samedi 21 il était assez bien pour qu’il fût possible de le conduire en voiture à la gare, d’où, accompagné toujours par l’excellent Pierre, il prit le train pour Berne. Le lendemain ou le surlendemain, Kropotkine put le quitter et rentrer à la Chaux-de-Fonds.


Pendant la semaine que Brousse et Kropotkine avaient passée chez moi, j’avais reçu les premières nouvelles un peu détaillées du mouvement tenté par Cafiero, Malatesta et leurs amis, nouvelles contenues dans une lettre que m’écrivit Costa à la date du 14 avril. Mais Costa n’avait pas de renseignements directs et c’était dans les journaux qu’il avait puisé les détails qu’il m’envoyait. Voici sa lettre, que publia le Bulletin du 22 avril :

« Vous avez déjà lu dans les journaux que ces jours passés une bande armée de socialistes a fait son apparition dans une des provinces méridionales de l’Italie. Je voudrais pouvoir vous donner des renseignements précis sur ses faits et gestes ; mais il faut que je me contente de ce que rapportent les journaux bourgeois, en faisant la part de ce que leurs récits ont d’exagéré, de partial et de calomnieux.

« C’est à San Lupo (près de Cerreto, province de Bénévent), le 5 courant, que la bande s’est montrée pour la première fois ; mais, surprise prématurément et peut-être à l’improviste par les carabiniers, elle les a reçus par une décharge de coups de feu, qui en a blessé deux ; puis elle s’est retirée du côté des montagnes du Matèse.

« Je dis « prématurément et à l’improviste », car autrement je ne m’expliquerais pas la retraite de la bande vers les montagnes et la saisie de quelques armes opérées par les carabiniers sur le lieu même, — indice que d’autres compagnons devaient être attendus à cet endroit, probablement fixé pour le rendez-vous. Et, en effet, quatre des compagnons qui devaient s’y rendre ont été arrêtés peu après, dans les environs de Solopaca, tandis qu’ils étaient en route pour rejoindre la bande ; quatre autres furent arrêtés à Pontelandolfo.

« Ayant pris la route des montagnes, la bande pénétra ensuite [le 8] à Letino, province de Caserte, et y brûla les papiers qui composaient les archives communales. Voici comment un journal de Naples raconte cet événement :

« La bande ne comptait pas plus de trente hommes[9], et était commandée par Carlo Cafiero, Errico Malatesta et Cesare Ceccarelli.

« S’étant rendus à la maison commune, ils contraignirent le secrétaire à leur remettre tous les papiers qui s’y trouvaient, excepté ceux de la congrégation de charité, parce que ces derniers, dirent-ils, intéressaient le peuple. Ces papiers, ainsi que le portrait du roi, furent brûlés sur la place publique.

« L’un des trois chefs, Cafiero, parla ensuite au peuple pendant une heure environ, dans le sens de l’Internationale. Il parla contre les riches, contre l’impôt de la mouture, et autres choses du même genre. Cafiero n’a pas plus de trente ans[10] ; c’est un bel homme à la barbe châtaine, et il a produit une certaine impression.

« Il n’est pas le seul qui ait discouru ce jour-là. Un prêtre aussi, le signer Fortini, fut obligé de prêcher la fraternité évangélique[11].

« Dans l’auto-da-fé dont nous avons parlé, on devait brûler aussi les registres de l’étude d’un notaire ; mais on ne put mettre la main ni sur l’homme, ni sur ses papiers.

« Après tout cela, vint l’heure du dîner. Ceux qui composaient la bande se firent donner à manger, mais en payant tout. Puis la bande se mit en route pour la petite bourgade de Gallo. »

« Dans cette bourgade, les archives furent aussi brûlées, et l’argent qu’on trouva au bureau du receveur des impôts fut distribué au peuple,

« Il paraît que dans l’une de ces deux localités les bureaux du sel et du tabac furent envahis par les insurgés, et que le contenu en fut aussi distribué au peuple[12].

« Mais, dans l’intervalle, la police s’était donné beaucoup de mouvement ; et des détachements d’infanterie, des compagnies de bersagliers et des escadrons de cavalerie, outre les carabiniers, furent envoyés contre la bande.

« Ces dispositions militaires ne furent que trop bien couronnées de succès, car la bande, surprise dans une ferme, fut cernée, et ceux qui la composaient furent arrêtés au nombre de vingt-six, le soir du 11 avril, après avoir tenu la campagne pendant six jours[13].

« Ainsi, une fois de plus les armes de la bourgeoisie ont eu raison de nous... Quoique l’événement de Letino puisse paraître peu de chose, ce n’en est pas moins un fait d’une grande signification : en effet, c’est la première fois que, sans « décrets » et sans toute la mise en scène révolutionnaire habituelle, la révolution anarchique s’est affirmée sur le terrain de l’action.

« Vous ne pouvez vous imaginer quelles espérances cet événement avait fait naître dans notre camp ! quel désir ardent de la lutte ! et quelle frayeur dans la bourgeoisie ! On a fait des arrestations en masse à Rome, à Bologne, à Naples, à Florence ; dans beaucoup de localités on a pris des précautions aussi inusitées que si la révolution eût été aux portes.

« Malgré cela, tout n’est pas fini ; quelques débris de la bande parcourent encore les montagnes, et l’on entend partout comme une sourde rumeur de révolte.

« La semaine prochaine, je vous écrirai de nouveau pour vous donner d’autres détails. »


Il existait à Paris un journal que nous regardions comme sympathique à notre cause, et dans lequel écrivaient de temps à autre quelques-uns de nos amis : c’était le Radical. Quelle ne fut pas notre surprise et notre indignation de lire dans le Radical un article où Cafiero et Malatesta étaient insultés, et de constater que l’insulteur était Jules Guesde !

Je signalai l’incroyable article du Radical dans le Bulletin en ces termes :


M. Jules Guesde, collaborateur du Radical de Paris, raille agréablement les socialistes italiens qui ont osé, pour la première fois, tenter un mouvement sérieux et essayer de soulever les paysans contre leurs propriétaires et contre l’État. Il les appelle les fuyards de Cerreto, et cherche à faire croire que la majorité des socialistes d’Italie répudie toute solidarité avec eux.

« On sait — dit M. Guesde — que l’Internationale en Italie était depuis longtemps divisée en deux fractions, l’une aussi sérieuse, aussi ouvrière et aussi nombreuse, que l’autre laissait à désirer sous le double rapport du nombre et du sens, et que cette dernière seule s’était laissé entraîner à prendre la campagne. »

Ainsi, la Fédération italienne de l’Internationale, à laquelle appartiennent les insurgés, n’existe pas pour M. Guesde, ce n’est qu’un groupe insignifiant « qui laisse grandement à désirer sous le rapport du nombre et du sens » ; et il lui oppose une fraction « aussi sérieuse, aussi ouvrière et aussi nombreuse que l’autre l’est peu ».

Cette fraction sérieuse et ouvrière dont parle M. Guesde est si peu sérieuse et si peu ouvrière, que la Fédération italienne a dû la repousser, parce qu’elle ne se compose que d’intrigants vaniteux, de Messieurs qui tiennent des Congrès en gants noirs et en chapeau de soie, d’avocats et de journalistes en passe de devenir députés, formant une coterie dont M. Guesde doit se souvenir d’avoir fait partie lui-même durant son séjour en Italie.

Par une singulière contradiction, dans le numéro précédent du Radical, M. Guesde avait fait l’éloge des socialistes russes récemment condamnés, et les avait défendus contre le journal de M. Gambetta. La République française ayant raillé ces « princes » qui se font « ouvriers », ces « princesses qui se placent comme cuisinières », ces « filles nobles qui entrent dans des manufactures », etc., et les ayant traités de « pauvres personnages », de « gens de peu de cervelle », dont « les procédés, les projets dépassent en absurdité tout ce que le socialisme a pu produire ailleurs, et ce n’est pas peu dire ». — M. Guesde lui avait fort bien répondu : il avait mis en relief tout ce qu’il y a de sérieux et d’admirable dans un mouvement qui, pour employer ses propres paroles, « sous la formule Terre et Liberté, ne vise à rien de moins qu’à fonder la liberté sur la seule base qui en fasse une réalité : la restitution de la terre et de tous les instruments de travail à ceux qui les mettent en valeur ».

M. Guesde n’a pas compris, à ce qu’il paraît, que le mouvement des socialistes italiens est absolument identique à celui des socialistes russes ; il ne sait pas, semble-t-il, que tous deux sont également réprouvés par les socialistes parlementaires de l’école de Marx ; il ne voit pas que louer l’un et blâmer l’autre, c’est tomber dans une inconséquence qui n’est pas permise à un homme sérieux, et que l’écrivain du Radical injuriant les « fuyards de Cerreto » est aussi odieux que l’écrivain de la République française persiflant les « gens de peu de cervelle » que le gouvernement russe envoie aux travaux forcés.


Le Bulletin du 29 avril compléta le récit de Costa, publié dans son numéro du 22, par quelques renseignements supplémentaires, extraits, comme ceux de Costa lui-même, de la presse italienne :

« Voici les nouveaux détails que nous trouvons dans divers journaux italiens sur le mouvement insurrectionnel des internationaux. Naturellement, ces détails étant tous empruntés à des organes de la bourgeoisie, nous ne pouvons en garantir l’authenticité.

« Le 2 avril, un monsieur et une dame, que l’on prit à leur langage pour des Anglais[14], vinrent louer à San Lupo (bourgade de quinze cents habitants, près de Cerreto, dans la province de Bénévent, à l’extrémité orientale de la chaine de montagnes appelée les monts du Matèse) une petite maison, éloignée des habitations ; puis ils partirent, disant qu’ils reviendraient le 10 avril. Le lendemain soir arriva un char, portant deux grandes caisses, qui furent déposées dans le logement de la soi-disant famille anglaise[15]. En outre, des inconnus commencèrent à arriver isolément dans la localité, et prirent pour lieu de rendez-vous la taverne Jacobelli, à une portée de fusil de la bourgade. Cela donna l’éveil à la police. Le soir du 5, un détachement de carabiniers[16] rencontra, dans le voisinage de l’habitation des soi-disants Anglais, cinq individus qui voulurent s’éloigner lorsqu’ils aperçurent la force publique ; la patrouille les somma de faire halte ; ils répliquèrent par une décharge, qui blessa deux carabiniers.

« À ce moment, parait-il, la bande était en formation à quelque distance ; les cinq individus qui ont tiré sur les carabiniers étaient venus s’équiper au dépôt d’armes établi dans la maison louée par les époux « anglais », pour rejoindre ensuite leurs camarades.

« Après la fusillade, la bande, accompagnée de trois mulets portant les bagages, prit le chemin de la montagne, son intention n’étant point de tenter un mouvement à San Lupo même, qui n’était que son lieu de rendez-vous et d’organisation, mais de se jeter dans les montagnes et de courir le pays pour tâcher de soulever les paysans. Un inspecteur de police, accompagné de soldats et de sergents de ville, se rendit alors à la maisonnette : elle était déserte. On enfonça la porte, et on trouva des provisions de bouche, vingt-cinq fusils, des haches, des substances incendiaires, etc.

« Les internationaux qui devaient former la bande devaient arriver à San Lupo par petits groupes ou isolément. Il en résulta qu’une fois l’éveil donné, une partie de ceux qui n’avaient pas encore atteint le lieu du rendez-vous, et qui par conséquent n’avaient point d’armes, furent arrêtés chemin faisant, quatre dans le voisinage de Solopaca[17], et quatre autres à Pontelandolfo[18].

« Ces détails montrent clairement que la bande n’a pas eu le temps de s’organiser ; qu’elle a dû, l’éveil donné, quitter San Lupo avant de se trouver au complet ; que la rencontre avec les carabiniers a été le fait, non de la bande entière, mais de cinq hommes qui venaient de s’armer et qui s’éloignaient pour rejoindre leurs camarades ; et qu’il est ridicule de représenter la bande comme ayant « pris la fuite » (style de M. Guesde) après cette rencontre, puisque, en quittant San Lupo pour gagner les montagnes, elle ne faisait qu’exécuter un plan arrêté d’avance.

« Sur l’apparition de la bande à Letino et à Gallo (le dimanche 8, le troisième jour après le départ de San Lupo), nous n’avons pas de nouveaux détails. Au sujet de la fâcheuse issue de l’expédition, voici ce que nous écrit un international italien :

« La localité où a commencé le mouvement (San Lupo) offrait à nos amis certaines facilités pour s’armer et s’équiper ; mais la région de Letino et de Gallo, qu’ils traversèrent ensuite, ne présentait pas d’éléments favorables pour une insurrection, la province de Caserte (ou Terre de Labour) n’étant en aucune façon révolutionnaire. Ils avaient sans doute prévu cela, et ils ont tenté ensuite, en franchissant les monts du Matèse, de passer dans une province voisine (celle de Campobasso, dans les Abruzzes), où un soulèvement était certain[19] ; mais le gouvernement, qui avait compris leur idée, les enferma, par un grand déploiement de forces, dans un cercle de fer, dont il leur fut impossible de sortir, malgré une marche forcée de 56 kilomètres, accomplie dans une seule journée (celle du mercredi 11). »

« Les troupes qui ont surpris la bande, dans la nuit du 11 au 12, tandis qu’elle se trouvait dans une ferme sur la montagne, sont un bataillon du 50e régiment d’infanterie et un détachement du 5e de bersagliers. Nul journal ne donne le moindre détail sur cette surprise, qui reste jusqu’à présent inexplicable pour nous. Nous espérons que, lorsque la vérité sera connue sur la conduite de nos amis, elle réfutera victorieusement les injures que leur adresse une presse éhontée, au premier rang de laquelle se distingue le Povero de Palerme. »


La « presse éhontée », ce n’était pas — qui s’y fût attendu ? — la presse bourgeoise, laquelle se montra en général réservée, et même véridique ; c’étaient des journaux qui se disaient socialistes. Après le Radical, nous vîmes entrer en ligne le Vorwärts. Je copie ce qui suit dans le même numéro du Bulletin :


Le Vorwärts de Leipzig a publié sur le mouvement insurrectionnel italien l’étonnant entrefilet que voici :

« Les journaux bourgeois de tous les pays rapportent à propos de l’Italie une bourde des plus stupides (eine höchst einfältige Schirindefgeschichte). Les internationaux auraient fait une insurrection près de Rome. Le télégramme suivant, qu’on a pu lire dans presque tous les journaux allemands, est du plus haut comique : « La police a arrêté dimanche, à Pontemolle près de Rome, dix-huit membres de l’Internationale, qui paraissaient vouloir se former en bande ». La Vossische Zeitung est du reste assez honnête pour reconnaître que toute cette histoire est une manœuvre de police. Les gens arrêtés n’ont rien à faire avec l’Internationale, ce sont de simples malfaiteurs comme il s’en trouve continuellement en Italie pour se livrer au brigandage (es ist einfaches Raubgesindel, welches in Italien immerswährend sein Unwesen treibt). Le ministre Nicotera a dit lui-même que les émeutiers appartiennent aux classes les plus basses de la population ; or celles-ci, comme on le sait, se tiennent en Italie tout à fait à l’écart de l’Internationale. Ainsi, des mensonges, et toujours des mensonges, pour tâcher de calomnier ces rouges que l’on déteste. »

Voilà tout ce que le Vorwärts a dit à ses lecteurs, jusqu’à cette heure, sur les événements d’Italie. Et cet entrefilet a paru le 18 avril, alors que toute l’histoire de la bande de Letino, y compris les noms de Cafiero et de Malatesta, délégués au dernier Congrès international de Berne, avait déjà fait le tour de la presse. Après un tel monument d’ignorance ou de mauvaise foi, il faut tirer l’échelle.


Je crus devoir montrer — en regard des injures de certaine presse socialiste (!) — sur quel ton, bien différent, quelques organes de la bourgeoisie avaient parlé de nos amis emprisonnés, et je publiai ce qui suit :


Dans certains journaux radicaux ou soi-disant socialistes, quelques hommes, poussés uniquement par la haine personnelle, ont lancé les plus basses injures contre les socialistes italiens insurgés, et particulièrement contre nos amis Cafiero et Malatesta. À ces procédés ignobles, — l’injure contre des vaincus qui ont payé de leur personne, ce que n’ont jamais fait leurs insulteurs, — nous opposons, à la honte de ces journaux prétendus socialistes, deux extraits de journaux bourgeois, qui leur donneront une leçon de convenance et de pudeur.

Voici comment s’exprime, au sujet de Cafiero, le Giornale di Padova, reproduit par le Pungolo de Milan ;

« Carlo Cafiero est fils d’un riche propriétaire de Barletta. Il fit ses études à l’université de Naples. Mais, très jeune encore, il quitta l’Italie pour voyager dans presque toute l’Europe.

« Il séjourna longtemps en Suisse, où il donna toujours et généreusement l’hospitalité, dans une maison qu’il avait achetée, aux principaux internationalistes du monde entier, — et aux escrocs qui vivaient à ses dépens[20].

« Il fut en relations avec Marx, avec Jacoby, avec Bakounine et les hommes les plus connus de son école, particulièrement avec des socialistes russes.

« Il a un peu plus de trente ans : il est très distingué de manières, poli, doux, humain et généreux ; il parle bien l’anglais, le français et le russe[21] ; il professe des opinions si audacieuses, qu’elles ne pourraient être appliquées sans bouleverser les fondements de la société moderne. D’un caractère très résolu, c’est un homme de profondes convictions. »

Le correspondant italien des États-Unis d’Europe, journal paraissant à Genève, parle en ces termes des insurgés et de celui qui paraît avoir été à leur tête :

« La bande se composait, non de brigands, comme certains journaux prétendaient le faire croire, mais d’ouvriers et d’étudiants, tous conscients de ce qu’ils faisaient, mais illusionnés sur le résultat pratique de cette levée de boucliers.

« Ce mouvement paraît avoir été guidé par le citoyen Charles Cafiero, bien connu par ses opinions ultra-révolutionnaires, mais d’une honorabilité sans tache. M. Cafiero a sacrifié toute sa vie et une grande fortune à la cause du socialisme intransigeant[22]. Ami intime de Bakounine, dont il avait embrassé les doctrines, Cafiero a cru de son devoir de prendre l’initiative de l’action, quoiqu’il ne pût se faire illusion sur l’issue d’une pareille tentative. On peut ne point partager ses opinions, mais on doit respecter ceux qui paient de leur personne pour les soutenir, surtout lorsqu’ils sont vaincus et dans l’impossibilité de repousser les attaques et les calomnies dont une certaine presse se plaît à les accabler. »

Apprenez, Messieurs du Povero, du Vorwärts et du Radical, apprenez, en lisant le langage que nos ennemis tiennent en parlant de leurs ennemis, à rougir de vos procédés de polémique, et constatez que votre loyauté et votre délicatesse n’atteignent pas à celles d’un correspondant de la presse bourgeoise.

Il y avait encore, dans ce numéro du Bulletin, une nouvelle lettre de Costa, du 21 avril, que voici :

« Les socialistes qui composaient la bande insurgée sont détenus dans les prisons de Santa Maria Capua Vetere[23]. On croit que leur procès aura lieu très prochainement, le ministère voulant profiter de la panique que l’apparition de cette bande avait répandue dans la bourgeoisie, pour obtenir une condamnation solennelle. On a déjà exploité cette panique pour faire condamner à Florence quelques socialistes qui, assistant à une réunion publique contre le blasphème, organisée par des cléricaux, avaient protesté aux cris de « Vive l’Internationale ! vive le socialisme ! »

« Comme échantillon des mesures prises par la bourgeoisie terrifiée, je vous dirai qu’à Imola, par exemple, les soldats ne dormaient plus dans leurs casernes, mais campaient sur les places publiques, comme si la ville eût été en état de siège ; des patrouilles de carabiniers, d’agents de police, de soldats, parcouraient sans cesse la ville et les environs, allant parfois jusqu’à Dozza, petit village à sept milles de là, près des montagnes.

« De Forli on avait envoyé des soldats à Rocca San Casciano, craignant que des bandes armées ne pénétrassent de la Romagne en Toscane, ou vice-versa.

« À Bologne, beaucoup ont été arrêtés : quelques-uns ont été relâchés après avoir reçu l’ammonizione, d’autres ont été retenus en prison ; plusieurs ont réussi à échapper aux recherches. Jeudi soir 19 courant, on a fait des perquisitions au domicile de beaucoup de socialistes ; et les lâches qui nous gouvernent, croyant qu’une visite policière pouvait effrayer nos compagnons, voulaient les obliger à signer un papier par lequel ils auraient déclaré qu’ils ne faisaient pas partie ou qu’ils renonçaient à faire partie de l’Internationale.

« Les journaux publient un décret du gouvernement, qui déclare dissous toutes les sections et fédérations, cercles et groupes de l’Internationale, ordonne la fermeture de leurs locaux et la saisie des objets leur appartenant. Les journaux ont soin de nous informer en outre que les ministres ont été unanimes pour rendre ce décret, chose dont nous n’avons pas douté du reste.

« Nous voilà donc de nouveau hors la loi ; mais les socialistes italiens ne s’arrêteront pas pour cela, soyez-en certains. Les persécutions font l’office d’éperon.

« Aujourd’hui même doit être jugé définitivement, devant le tribunal de Pérouse, le procès pour contravention à l’ammonizione intenté à Costa. Ni lui ni son avocat ne pourront être présents ; Costa, recherché avec acharnement par la police, a dû se cacher ; et naturellement il sera condamné. »

Une lettre de Brousse à Kropotkine, du 1er  mai, contient le passage suivant : « Nous aurons bientôt des nouvelles d’Italie, car je viens de recevoir une lettre de Costa qui m’annonce sa venue à Berne ; nous verrons à nous arranger pour que vous causiez aussi avec lui ». Dans une autre lettre, sans date, écrite vers le 10 mai, il dit : « Costa est ici. Comme renseignements il n’en sait pas plus que nous, sinon que l’organisation en Italie ne sera en rien entamée par les choses de Bénévent[24] »


Revenant à la Fédération jurassienne, je note, le 28 avril et le 9 mai, des assemblées de la fédération du district de Courtelary ; en tête du Bulletin du 29 avril, l’annonce de la mise en interdit d’un atelier de menuiserie à Zürich, publiée à la demande de la corporation des ouvriers travaillant le bois (Holzarbeiter) ; et dans le même numéro, l’ouverture, sur l’initiative de la Section de langue française de Lausanne et de la Section allemande de propagande de Genève, d’une souscription en faveur des internationaux italiens arrêtés et de leurs familles.

Les élections triennales pour le renouvellement du Grand-Conseil neuchâtelois eurent lieu le dimanche 6 mai. À cette occasion, un correspondant de Neuchâtel fit remarquer qu’une partie des membres de la Section du Grütli de cette ville avaient voté ouvertement pour les candidats conservateurs : « Et voilà des hommes qui prétendent organiser chez nous un parti ouvrier, en concurrence avec l’Internationale ! » À la Chaux-de-Fonds, on n’avait pas renouvelé la comédie de la « Jeune République », au moyen de laquelle, en 1874, les agents des conservateurs ou verts avaient essayé d’enlever des voix à la liste radicale ; les faux socialistes avaient jeté le masque, et se faisaient sans le moindre déguisement les alliés des réactionnaires. « Les anciens coullerystes, — ces hommes qui ont combattu avec acharnement la Fédération jurassienne et les « bakounistes », et qui au Congrès de la Haye avaient envoyé un mandat de délégué, remis par Marx au blanquiste Vaillant et que celui-ci eut la loyauté de refuser, — les anciens coullerystes, disons-nous, ont marché ouvertement dans les rangs des conservateurs ; et leur chef Coullery figurait sur la liste verte. »

Le Bulletin du 13 mai 1877 publia à ce sujet l’article suivant, qui contient un document dont j’ai promis la reproduction (voir t. Ier, p. 62) :

À propos de M. Coullery, la presse radicale neuchâteloise a publié récemment un document authentique qui prouve que dès 1868 ce digne personnage était un agent du parti conservateur : c’est une lettre confidentielle adressée par Coullery à M.  Favarger, notaire à Neuchâtel[25]. L’original de cette lettre est déposé dans les bureaux du journal le Réveil [de Cernier] : en voici le contenu :

« Chaux-de-Fonds, 8 septembre 1868.
« Monsieur et ami,

« J’ai reçu votre lettre. Je vous remercie. Avez-vous déjà envoyé l’autre ?

« Je vous recommande le porteur de ces ligues, le citoyen D.-H. C’est un jeune homme très capable sous tous les rapports ; il rédige l’article de journal admirablement. Si l’Union libérale[26] n’est pas pourvue, il peut faire son affaire ; veuillez donc le présenter à ces Messieurs du Comité de rédaction.

« Le 12 je vous verrai.

« Votre dévoué
Pierre Coullery. »

Voilà donc quel était l’homme qui s’était coalisé, il y a quelques années, avec les meneurs du Temple-Unique à Genève (MM. Grosselin, Henri Perret, Outine, J.-Ph. Becker, etc.), pour combattre chez nous le parti socialiste révolutionnaire ! Voilà quel était l’homme qui, en avril 1870, dix-huit mois après avoir écrit la lettre qu’on vient de lire, siégeait encore parmi les délégués de l’Internationale autoritaire et marxiste, à ce Congrès de la Chaux-de-Fonds où la scission éclata !

Qui sait quelles révélations l’avenir nous réserve encore, au sujet d’autres personnages qui aujourd’hui, couverts d’un masque socialiste, continuent dans d’autres cantons une œuvre analogue à celle de Coullery[27] ?

On se rappelle que la Fédération jurassienne avait dû continuer à remplir pendant une nouvelle année encore, à la demande du Congrès de Berne, les fonctions de Bureau fédéral de l’Internationale ; le siège de ce Bureau fut placé dans la Section de la Chaux-de-Fonds, par une décision de la majorité des Sections jurassiennes, prise à la fin d’avril. Au commencement de mai, le Bureau fédéral adressa aux Fédérations régionales une circulaire relative au Congrès général à tenir en 1877 ; la voici :

Circulaire aux Fédérations régionales.
Compagnons,

L’article 4 des statuts généraux prévoit que le Congrès annuel de l’Association internationale des travailleurs doit se réunir le premier lundi de septembre ; l’article 8 ajoute que les questions que l’on désire placer à l’ordre du jour doivent être transmises, trois mois à l’avance, au Bureau fédéral.

En exécution de ces deux articles, nous invitons les Fédérations régionales :

1o  À faire des propositions concernant le pays et la ville où doit se réunir le Congrès de cette année ;

2o  À nous transmettre, avant la fin du mois courant, les questions qu’elles désirent voir figurer à l’ordre du jour de ce Congrès, afin que nous puissions les porter à la connaissance de toutes les Fédérations.

Salut et solidarité.

Les membres du Bureau fédéral permanent pour 1877 :
G. Albagès, peintre en bâtiment ; Aug. Spichiger, guillocheur ; Louis Pindy, fondeur, secrétaire-correspondant.

Chaux-de-Fonds (Suisse), 8 mai 1877.

Adresse : Louis Pindy, rue Fritz Courvoisier, 36, Chaux-de-Fonds, canton de Neuchâtel (Suisse).

On a vu qu’une « Société démocratique » de Patras avait fait parvenir une adresse de sympathie au Congrès de Berne. Un membre de cette association, Denys Ambelikopoulo, nous envoya au printemps de 1877 une « Étude sur le socialisme en Grèce », que nous publiâmes dans le Bulletin du 8 avril. Le mois suivant, une lettre de Patras nous apporta le programme de l’ « Union démocratique du Peuple » (Δημοκρατιϰοϛ Σὑνδεσμος τοῦ Λαοῦ, Dimokratikos Syndesmos tou Laou), que le Bulletin publia également. Ce programme disait :

« Considérant que de la pauvreté et de l’ignorance dérivent toutes les misères sociales ; que, par conséquent, l’émancipation du peuple de la pauvreté et de l’ignorance doit être le grand but de tous ceux qui veulent travailler sincèrement pour la patrie ; que l’émancipation du peuple doit être l’œuvre du peuple lui-même ; considérant que cette émancipation dépend en grande partie de l’émancipation politique, basée sur notre histoire ;

« Nous avons fondé l’Union démocratique du peuple, afin de travailler unis pour la réalisation de la démocratie sur les bases suivantes : A. Pleine décentralisation et complète autonomie des communes ; B. Pleine liberté des individus ; C. Toute autorité doit disparaître devant la souveraineté du peuple.

« L’Union démocratique du Peuple regarde comme ses ennemis tous ceux qui veulent maintenir l’état actuel de la société ; elle reconnaît pour sa loi la Vérité, la Justice et la Morale ; elle accepte pour membres tous les groupes et les individus qui approuvent son programme. »

Cette tentative pour implanter l’Internationale sur le sol hellénique, avec des formes appropriées aux conditions spéciales du pays, devait bien vite, comme on le verra plus loin, attirer sur ses auteurs les rigueurs du gouvernement.


En tête du Bulletin du 22 avril se trouve un avis ainsi conçu :



Nous recevons le télégramme suivant de Lisbonne, 20 avril :

Les mouleurs de Lisbonne sont en grève. Veuillez aviser la Belgique et la France. — Gnecco.

Le Comité fédéral jurassien, qui remplit provisoirement les fonctions de Bureau fédéral de l’Internationale[28], a immédiatement fait parvenir cette nouvelle à ses correspondants de France et de Belgique, avec prière d’avertir les ouvriers mouleurs de ces deux pays de ne pas aller à Lisbonne.


L’envoi de ce télégramme par les socialistes portugais nous fut particulièrement sensible : nous y vîmes une preuve palpable que, malgré les divergences sur des questions d’organisation et de tactique, la solidarité dans la lutte économique pouvait être pratiquée, et nous sûmes gré au Comité de Lisbonne d’en avoir fourni la démonstration pratique.

Dans ce même numéro du Bulletin se lit cet autre article :


Danemark. — Les deux principaux meneurs du Parti socialiste danois, MM. Louis Pio et Paul Geleff, ont filé pour l’Amérique en emportant la caisse du parti et en laissant des dettes considérables. Voilà ce que disaient il y a quinze jours les journaux bourgeois. Bien que nous n’ayons jamais pris très au sérieux le mouvement socialiste danois, et que la personne de M. Louis Pio, en particulier, ne nous inspirât, d’après les renseignements que nous avaient donné des amis, qu’une très médiocre confiance, nous n’avons pas ajouté foi au premier abord à la nouvelle de la fuite de ces deux personnages. Mais la Tagwacht du 18 courant nous apporte la confirmation du fait, en ajoutant que le Vorwärts de Leipzig contient des détails relatifs à cette colossale escroquerie. Comme le Worwärts a cessé depuis le commencement de ce mois — nous ne savons pour quel motif — de nous envoyer le numéro d’échange[29], nous ne pouvons pas, pour le moment, communiquer à nos lecteurs les détails auxquels fait allusion la Tagwacht. Quoi qu’il en soit, les ouvriers danois sont punis par où ils ont péché : un parti qui se donne des chefs mérite d’être trahi et volé par eux.


Encore dans le même numéro, le Bulletin publiait pour la première fois une correspondance de Montevideo ; c’était une lettre écrite par le Comité de la « Société internationale des ouvriers ». On y lisait entr’autres : « Malgré la crise dont nous souffrons, les ouvriers de Montevideo continuent leur mouvement d’association. La société des ouvriers maçons et celle des charpentiers de rivière sont aujourd’hui des faits accomplis. Le 19 mars les ouvriers charpentiers se sont réunis ; à la suite de cette assemblée, ils ont décidé qu’une réunion de tous les ouvriers qui travaillent le bois aurait lieu prochainement pour créer une association qui, nous l’espérons, formera une section de notre Société. Nous recevons régulièrement le Bulletin, et nous avons bien reçu aussi le Compte-rendu du Congrès international de Berne. Nous vous prions de nous faire adresser quelque bon journal socialiste italien. Quant à des relations avec le Mexique, il ne nous est pas possible d’y songer pour le moment. Le seul but que notre Société puisse se proposer jusqu’à nouvel ordre, c’est de compléter l’organisation ouvrière dans la république de l’Uruguay. »

À la fin de mai, la Fédération espagnole fit parvenir aux autres Fédérations, par l’intermédiaire du Bureau fédéral, la proposition d’envoyer un délégué « pour propager les principes et l’organisation de l’Association internationale des travailleurs dans les républiques de l’Amérique du Sud » ; elle offrait de se charger des frais de cette délégation. Je ne me rappelle pas quelle suite fut donnée à cette idée.

Enfin, toujours dans le même numéro, il y avait une communication de la Communauté icarienne du comté de Corning, Iowa, États-Unis, qui proposait la fondation d’une association, l’Union sociale, destinée à mettre en rapport les uns avec les autres tous les groupes de toutes les écoles socialistes. Cette communication fut suivie d’une autre : une lettre, en date du 23 avril, du président de la Communauté icarienne, qui n’était autre que notre camarade Sauva, ancien délégué des sections américaines 2, 29 et 42 au Congrès de la Haye. La lettre accompagnait une brochure de propagande intitulée Icarie, — que le Bulletin analysa avec sympathie[30], — et s’achevait par ces mots qui nous firent grand plaisir :


Si ces quelques lignes tombent sous les yeux des compagnons Guillaume et Schwitzguébel, qu’ils reçoivent les félicitations de leur co-délégué au Congrès de la Haye pour la part qu’ils ont prise dans la célébration du 18 mars à Berne. Salut fraternel. A. Sauva, président de la Communauté icarienne.


Les députés socialistes allemands n’étaient pas encore assez nombreux au Reichstag pour pouvoir déposer des projets de loi : le règlement exigeait que les projets fussent signés par quinze membres, et les socialistes n’étaient que douze. Ils avaient dû en conséquence chercher des alliés pour signer avec eux, et ils en avaient trouvé : démocrates, ultramontains, et danois. Mais les projets qu’ils présentèrent n’avaient aucune chance d’être adoptés, de l’aveu du Vorwärts.

Le Congrès des socialistes allemands fut convoqué, cette année-là comme la précédente, par les députés du parti, sous le prétexte de rendre compte de leur activité parlementaire ; le lieu de réunion fut de nouveau Gotha, et la date choisie le dimanche 27 mai.


En Belgique, Paul Janson, ancien rédacteur de la Liberté, posa sa candidature à la députation. « Espérons, nous écrivit-on, qu’il sera élu, et que l’ouvrier belge verra ce que devient à la Chambre un ancien membre de l’Internationale. » Janson fut élu en effet, à Bruxelles, comme candidat de l’Association libérale ; et la Gazette de Bruxelles eut soin de souligner le fait que le brillant orateur qui entrait au Parlement avec les voix de 5600 boutiquiers, industriels et rentiers, y entrait non comme socialiste, mais comme libéral. « Voilà — fit observer le Bulletin — qui doit singulièrement encourager les ouvriers flamands à se lancer dans la voie de la politique parlementaire. »

Louis Bertrand, le jeune et remuant secrétaire de la Chambre du travail de Bruxelles, avait adressé une lettre au Bulletin pour préciser à sa façon le caractère de la proposition qu’il avait présentée au Congrès de Gand (voir pages 177-178). Bertrand nous écrivait : « Le Congrès n’a pas donné à la motion que j’ai présentée le caractère que vous lui attribuez. Toutes les associations ouvrières représentées reconnaissaient la nécessité de l’agitation politique. Les délégués de Verviers même l’ont reconnue, quoique voulant se cacher derrière une tactique que je n’ai pas comprise, quand ils disaient qu’ils voulaient faire de la politique, mais de la politique négative. La motion présentée par Van Beveren, tendant à l’obligation politique, a été repoussée non parce que les associations ne voulaient pas faire de politique, mais parce qu’elles ne veulent pas y être obligées. »

Le Bulletin répondit (13 mai) :


L’observation du citoyen Bertrand ne modifie en rien notre appréciation. L’obligation de faire de la politique, réclamée par les Flamands, a été rejetée ; le Congrès a reconnu aux abstentionnistes aussi bien qu’aux politiciens droit de cité dans l’Union ouvrière belge : c’est là ce que nous avions dit, et c’est là ce qui reste acquis après comme avant la prétendue rectification qu’on vient de lire.

Quant à la tactique des délégués de Verviers, disant qu’ils veulent bien faire de la politique, mais de la politique négative, le citoyen Bertrand prétend qu’il ne l’a pas comprise. Pour nous, il nous semble que nous la comprenons : la politique négative dont parlent nos amis de Verviers, c’est précisément la tactique que nous préconisons nous-mêmes : l’abstention des intrigues électorales, des bavardages parlementaires ; l’organisation et la fédération des corps de métier ; la propagande active des principes socialistes, la critique des actes de la bourgeoisie gouvernante, et, quand l’occasion se présentera, la réalisation, par la révolution et par la destruction des gouvernements, des revendications du prolétariat. Voilà la politique négative telle que nous la comprenons et telle qu’on la comprend aussi à Verviers, croyons-nous.

Le citoyen Bertrand termine ainsi sa lettre :

« Il serait à désirer que, pour les questions qui nous divisent, nous mettions moins de fiel dans nos discussions. Je veux bien que vous trouviez absurde que nous fassions de la politique, quoique[31] vous approuviez le mouvement des bandes insurgées des socialistes italiens, mouvement que je trouve insensé pour ma part. Mais je ne voudrais pas combattre le mouvement de nos frères italiens, comme je voudrais que vous n’attaquiez pas le nôtre : n’a-t-il pas été admis dans l’Internationale que chaque pays était libre de choisir lui-même la ligne de conduite qu’il veut suivre ?

« Je finis cette lettre en vous annonçant que Paul Janson a été nommé député de Bruxelles, avec 3000 voix de majorité sur le candidat réactionnaire. Il est probable, et même certain, que les intérêts ouvriers trouveront un défenseur dans la personne du citoyen Janson. »

Cette dernière partie de la lettre du citoyen Bertrand demande de notre part quelques mots de réponse.

Oui, certes, il a été voté au dernier Congrès international de Berne une résolution affirmant que chaque pays est libre de choisir lui-même la ligne de conduite qu’il veut suivre. Cette résolution non seulement a été votée par l’unanimité des délégués de l’Internationale, mais elle a reçu l’adhésion de Vahlteich, délégué du Parti socialiste d’Allemagne, et de Greulich, délégué du Schweizerischer Arbeiterbund.

Les organes officiels, tant du Parti socialiste d’Allemagne que de l’Arbeiterbund ont néanmoins, au mépris de cette déclaration acceptée par leurs représentants, déversé l’injure sur les révolutionnaires russes et italiens.

Pour nous, nous nous sommes au contraire strictement conformés à la ligne de conduite qui nous a été tracée par la résolution votée au Congrès de Berne.

Nous n’avons ni approuvé ni désapprouvé le mouvement insurrectionnel t’es socialistes italiens, nous l’avons raconté avec sympathie.

Nous n’avons ni approuvé ni désapprouvé les conspirations des socialistes russes, nous avons reproduit avec sympathie les détails qui nous ont été communiqués sur leur dévouement et leurs souffrances.

Nous n’avons ni approuvé ni désapprouvé les candidatures socialistes au Reichstag allemand : nous avons simplement raconté avec sympathie l’élection des douze députés socialistes.

Mais quant à la Belgique, nous avons blâmé et nous blâmons, dans le mouvement politique inauguré par quelques personnalités, des tendances qui nous paraissent anti-socialistes.

La résolution de Berne dit que l’Internationale sympathise avec les ouvriers de tous les pays et dans tous les cas, pour autant qu’ils n’ont pas d’attaches avec les partis bourgeois quels qu’ils soient.

Eh bien, la tendance qu’on nous paraît chercher à imprimer au mouvement ouvrier belge, et que nous blâmons, c’est précisément de lui créer une attache avec un parti bourgeois.

La preuve ? il n’est pas nécessaire d’aller la chercher bien loin. Le citoyen Bertrand parle, à la fin de sa lettre, de la nomination de M. Janson, candidat officiel du parti libéral bourgeois, élu par des voix bourgeoises, comme il parlerait d’un triomphe du parti socialiste !

Pour nous, si nous sympathisons avec tous les mouvements purement ouvriers et purement socialistes, quelle que soit du reste la tactique qu’ils adoptent, nous ne sympathiserons jamais avec ceux qui, sous prétexte de faire entrer des socialistes au Parlement ou au Grand-Conseil, acceptent non seulement l’alliance, mais plus encore, l’étiquette officielle d’un parti bourgeois.


Le Bulletin du 6 mai, qui parut au moment où déjà Costa avait annoncé à Brousse qu’il se réfugiait en Suisse et allait arriver à Berne, contient la correspondance suivante envoyée d’Italie :

« La plupart des socialistes arrêtés à Bologne ont dû être remis en liberté, la police n’ayant pu trouver aucun fait à leur charge. Le Martello n’a pu reparaître, son principal rédacteur, Costa, ayant du se cacher pour échapper au mandat d’arrêt lancé contre lui.

« Le Risveglio, de Sienne, a été saisi trois fois en un mois. La dernière saisie a été motivée par un article intitulé « Bulletin de l’insurrection », dans lequel ce journal exprimait ouvertement ses sympathies pour les socialistes de la bande de San Lupo.

« Le Povero de Palerme joue en ce moment, à l’égard des socialistes révolutionnaires italiens, le rôle que Terzaghi a joué en 1874, après l’affaire de Bologne. Terzaghi était un mouchard ; que sont les gens du Povero ? L’avenir se chargera de nous l’apprendre. »

Le Bulletin disait n’avoir pas reçu de nouveaux détails sur le mouvement insurrectionnel ni sur le sort des prisonniers détenus à Santa Maria Capua Vetere ; et il ajoutait :


Le Vorwärts de Leipzig est revenu, dans son numéro du 27 avril, sur les affaires d’Italie, pour déclarer de nouveau que l’insurrection n’avait rien de commun avec l’Internationale. Et pour faire bien voir sa profonde connaissance des affaires italiennes, il place cette fois l’insurrection en Romagne ! Il faudrait, avant de vouloir juger d’une chose, prendre au moins la peine de s’en informer avec exactitude.


Il n’y a plus rien sur l’Italie dans le Bulletin pendant tout le mois de mai. Nous étions sans nouvelles autres que celles de la presse bourgeoise, qui nous apprit l’arrestation, à Naples, de notre ami Emilio Covelli ; Costa, arrivé à Berne, et que j’étais allé voir, n’en savait pas plus que nous. C’est seulement dans le premier numéro de juin que le Bulletin publia de nouveau quelques lignes concernant nos amis italiens ; je copie :


Les internationaux arrêtés près de Letino, et actuellement détenus dans les prisons de Santa Maria Capua Vetere, ont tous déclaré, à l’exception d’un seul[32], avoir pris les armes pour provoquer la révolution sociale. La santé des prisonniers est bonne. On leur permet de lire et d’étudier. Quant à l’époque où se fera leur procès, nous n’avons aucun renseignement.

Faisons remarquer en passant que, dans son dernier numéro, la Tagwacht de Zürich, rédigée, comme on sait, par un certain Greulich,... insinue que Cafiero, Malatesta et leurs compagnons sont des agents provocateurs (Tagwacht du 30 mai, p. 8, 1re col., ligne 34) : quelques lignes plus bas, l’honnête Greulich se livre à un rapprochement entre les internationaux italiens et les blouses blanches de l’empire.

Nous recommandons au mouchard Terzaghi de s’assurer la collaboration de M. Greulich pour la première ordure qu’il imprimera ; la prose du rédacteur de la Tagwacht est digne de figurer dans les colonnes du Re Quan Quan[33].


Mais nous allions enfin pouvoir, dans le numéro suivant, donner des nouvelles authentiques, car je venais de recevoir, le 2 juin, une lettre que Malatesta m’avait fait parvenir de la prison (voir p. 211).


On a vu que le président du Grand-Conseil bernois, M. Sahli, avait, dans son discours d’ouverture, stigmatisé « les idées déplorables et malsaines d’une classe qui veut fonder son existence sur les ruines des institutions actuelles et vivre heureuse sans travailler ». Les membres de l’Arteiterbund de Berne, en cette occurrence, tinrent à bien séparer, devant le public, leur cause de celle des Jurassiens, et à constater que les paroles de l’homme d’État bernois s’appliquaient à l’Internationale et rien qu’à l’Internationale. Par une lettre que publia la Tagwacht (28 avril), les « Arbeiterbundiens » bernois affirmaient que seule une presse ignorante ou de mauvaise foi avait pu mettre dans le même sac les Jurassiens et l’Arbeiterbund ; que c’étaient les Jurassiens seuls qui avaient fait le cortège du 18 mars, à Berne ; que l’Arbeiterbund, qui a l’honneur de compter au nombre de ses membres M. le conseiller d’État Frossard et plusieurs députés, s’était bien gardé d’y prendre part. Les signataires de la lettre s’étonnaient d’ailleurs que M. Sahli eût pu s’occuper, dans son discours, de ces Jurassiens dont l’Arbeiterbund combat depuis un an « avec succès » les principes et l’influence, et qui sont aussi insignifiants sous le rapport du nombre que sous celui des principes et de la tactique ; et ils terminaient en priant le président du Grand-Conseil bernois de vouloir bien expliquer clairement le sens des paroles prononcées par lui, et de dire si elles s’appliquaient, à un degré quelconque, aux membres de l’Arbeiterbund.

M. Sahli s’empressa de répondre et de tranquilliser les dignes citoyens qui l’interpellaient ainsi. Ses paroles, dit-il, ne s’appliquaient à aucun degré à l’Arbeiterbund ; il n’avait voulu parler que des anarchistes, c’est-à-dire des membres de la Fédération jurassienne, qui avaient arboré le drapeau rouge le 18 mars. Et il ajoutait : « Vous trouvez incompréhensible que le président du Grand-Conseil ait pu faire mention de ces anarchistes, qui vous paraissent insignifiants par leur nombre, leurs principes et leur tactique. Mais je vous renvoie d’abord à votre propre déclaration d’après laquelle vous combattez depuis un an les principes et l’influence des anarchistes. Pourquoi cela était-il nécessaire, s’ils sont aussi insignifiants que vous le prétendez ? Il me semble que, sur ce point, vous et moi nous avons tendu au même but. Je suis bien persuadé, sans doute, que jamais les anarchistes n’obtiendront dans notre patrie une influence prépondérante ; mais cela n’empêche pas qu’ils pourraient, avec le temps, devenir assez forts pour amener sur nos belles vallées des malheurs incalculables. »

L’Arbeiterbund bernois avait obtenu ce qu’il désirait : le président du Grand-Conseil lui avait délivré un certificat de patriotisme, et avait constaté qu’il était l’allié de l’autorité dans sa lutte contre les anarchistes. Aussi le Bulletin (6 mai), après avoir rapporté ces choses édifiantes, put-il dire à M. Karl Moor et à ses amis :


Continuez, braves gens, votre propagande déloyale contre nous, pendant que la police bernoise nous assommera et que les tribunaux bernois nous condamneront : on peut espérer qu’en unissant leurs efforts, l’Arbeiterbund et le gouvernement, qui tendent tous les deux au même but, comme le dit si bien M. Sahli, finiront par extirper du sol suisse l’Internationale et ses principes, et alors M. Sahli s’écriera du haut de son fauteuil de président : « Gloire à l’Arbeiterbund ! grâce à lui, nous avons triomphé des hommes de désordre qui voulaient vivre sans travailler sur les ruines de nos institutions ! »


Dans le canton de Zürich, une réunion de propriétaires de filatures avait résolu d’organiser une demande de referendum contre la loi sur les fabriques votée par les Chambres fédérales : il ne s’agissait pour cela que de recueillir trente mille signatures. Si la loi était soumise au vote populaire, Messieurs les fabricants se tenaient pour assurés qu’elle serait rejetée. Les sociétés politiques ouvrières zuricoises, qui savaient bien, elles aussi, les résultats qu’on pouvait craindre de cette manœuvre, décidèrent de s’opposer énergiquement à la demande de referendum, et convoquèrent, à cet effet une grande assemblée de protestation pour le dimanche 13 mai. M. Salomon Vogelin, professeur et membre du Conseil national[34], consentit, à la demande des organisateurs, à prononcer un discours dans cette assemblée, — en y mettant pour condition qu’il n’y aurait dans le cortège aucun drapeau rouge. Le Comité d’organisation accepta, mais beaucoup d’ouvriers protestèrent. La Section de langue française de l’Internationale à Zürich (adhérente à la Fédération jurassienne) décida de se rendre à la manifestation avec le drapeau rouge, et de quitter le cortège si le Comité lui défendait formellement de porter ce drapeau. Un membre de la Section zuricoise envoya au Bulletin, au lendemain de la manifestation, un récit de ce qui s’était passé le 13 mai ; il disait :


Le dimanche donc, notre Section, plus la corporation des tailleurs, celle des typographes, et la gemischte Gewerkschaft (société des métiers divers), se réunirent à la Meierei pour se rendre ensemble sur la place de la Caserne, où devait se former le grand cortège. Nous étions environ trois cents, précédés du drapeau rouge, et beaucoup de membres du Deutscher Verein et de la corporation des menuisiers se joignirent à nous. Lorsque notre colonne arriva près de la caserne, M. Greulich s’avança vers nous. et dit à celui qui portait le drapeau (tout à fait comme le préfet à Berne) : « Au nom du comité d’organisation, et sur l’ordre du Comité central, je vous commande de faire disparaître ce drapeau rouge ». Immédiatement la colonne fit demi-tour à gauche et s’éloigna avec son drapeau. Nous avions parcouru la moitié de la ville, sans qu’aucun désordre se fût produit, preuve que les craintes puériles de voir la manifestation troublée, si le drapeau rouge y paraissait, n’avaient aucun fondement sérieux[35].


Le Bulletin ajouta :


Nous livrons ces détails, sans commentaires, aux réflexions de nos amis de l’extérieur. Ils leur feront connaître l’esprit qui anime, à cette heure, les meneurs du Schweizerischer Arbeiterbund.


Quant au motif pour lequel la manifestation avait été organisée, — une protestation contre une demande de referendum, — le Bulletin fit remarquer qu’en agissant ainsi, les politiciens zuricois se mettaient en contradiction avec leurs propres principes :


Qu’il nous soit permis de faire remarquer aux ouvriers de l’Arbeiterbund et du Grütli ce qu’il y a de peu logique dans l’attitude que les circonstances les ont engagés à prendre en cette affaire.

Ils n’avaient cessé, jusqu’ici, de prôner la législation directe, le vote des lois par le peuple (le referendum). C’était, selon eux, le meilleur ou plutôt l’unique moyen, dans une république, pour que le peuple parvînt à son émancipation. Car, disaient-ils, une fois que le peuple votera lui-même sur les lois, il est clair qu’il repoussera toujours celles qui sont contraires à ses intérêts, et qu’il adoptera au contraire celles qui assureront sa liberté et son bien-être.

Et que devient maintenant, dans la pratique, cette excellence théorique du referendum ? D’où vient que ceux qui l’ont tant vanté cessent d’avoir confiance en lui dès qu’il s’agit de l’appliquer ?

Voilà une loi faite dans l’intérêt des ouvriers, la loi sur les fabriques : elle a pour but, disent ses auteurs, de protéger les ouvriers, de diminuer leurs fatigues, de rendre leur existence plus humaine. S’il est une loi qui doive pouvoir compter sur les suffrages des travailleurs, certes c’est bien celle-là.

Et pourtant, que se passe-t-il ?

Les fabricants, voulant faire échouer la loi, n’imaginent pas de meilleur moyen que de demander qu’elle soit soumise au vote populaire.

Et les socialistes de l’Arbeiterbund, se rendant parfaitement compte du danger que courrait la loi sur les fabriques si le peuple était appelé à se prononcer à son sujet, se voient contraints de se mettre en contradiction avec leurs propres théories politiques, et de protester contre la demande de vote populaire faite par les fabricants !

Ainsi, fabricants et socialistes de l’Arbeiterbund comprennent très bien, les uns et les autres, que, dans les conditions économiques qui régissent la société actuelle, le vote populaire, loin d’être un levier d’émancipation, est un instrument de réaction entre les mains des capitalistes et des intrigants politiques et religieux.

Seulement, tout en se prononçant, dans le cas particulier, contre une demande de referendum, la plupart des ouvriers de Zürich persistent à voir dans ce même referendum, considéré en théorie, l’arme qui doit les affranchir et leur donner la victoire.

N’ouvriront-ils pas les yeux bientôt ? ne s’apercevront-ils pas, après quelques expériences du genre de celle-ci, que leurs chefs politiques leur font faire fausse route ?


Les fabricants zuricois n’eurent pas de peine à réunir les trente mille signatures nécessaires pour que la loi sur les fabriques fût soumise au referendum, et le gouvernement fédéral fixa au 21 octobre la date du vote populaire à intervenir.


Dans la Fédération jurassienne, la même vie intense continuait ; outre les réunions mentionnées par la Bulletin (Neuchâtel, 7, 14 et 21 mai ; Chaux-de-Fonds, 16 mai ; fédération du district de Courtelary, 16 mai, et séances d’études chaque mardi à Saint-Imier et chaque jeudi à Sonvillier), il y avait partout ailleurs, à Berne, à Moutier, à Porrentruy, à Bâle, à Zürich, à Fribourg, à Lausanne, à Vevey, etc, des réunions et des conférences. À Genève, outre la section des typographes et la Section allemande de propagande, adhérentes à la Fédération jurassienne, il s’était reconstitué une Section française de propagande, qui tint quatre réunions dans le courant de mai ; dans la quatrième (26 mai), Brousse, venu de Berne, fit une conférence sur l’État et l’anarchie. En outre, nous écrivait-on de Genève, « quelques membres de la Fédération jurassienne ont pris l’initiative de donner des conférences, tous les dimanches, aux paysans des villages du canton de Genève et surtout de la Savoie : la première conférence de ce genre a eu lieu le 20 mai dans un village distant de deux cents mètres de la frontière française ; environ quatre-vingts ouvriers des champs s’étaient entassés dans une petite salle d’auberge ; ils ont attentivement écouté la causerie qui leur a été faite sur ce sujet : Les paysans avant et après 1789 ; bonne journée pour la propagande, si nous en jugeons par les cris chaleureux de Vive la Commune ! Vive la Sociale ! par lesquels se termina la soirée. Nos nouveaux amis nous ont fait promettre de revenir dimanche prochain. »

Le Congrès de l’Arbeiterbund eut lieu, comme il avait été annoncé, à Neuchâtel, le dimanche de la Pentecôte (20 mai) et les deux jours suivants. Après délibération dans ses sections, l’Arbeiterbund avait décidé que la société du Grütli recevrait l’invitation d’assister à son Congrès, mais que par contre la Fédération jurassienne de l’Internationale ne serait pas invitée. Le Congrès eut lieu dans la salle du Grand-Conseil, mise à la disposition de l’Arbeiterbund par le gouvernement neuchâtelois. « Environ quatre-vingts délégués, tant de l’Arbeiterbund que du Grütli, y ont assisté, tous Allemands ou Suisses allemands, sauf une seule exception, M. Stœcklin, de Fribourg ; et celui-là n’était pas un ouvrier : M. Stœcklin a dit en plein Congrès que la société qu’il représentait s’était jointe à l’Arbeiterbund parce qu’elle ne veut pas de l’Internationale. Quant au public, il ne s’est guère montré : une cinquantaine de personnes garnissaient les tribunes le dimanche après-midi, et cet auditoire était presque exclusivement allemand ; nous n’y avons aperçu, en fait d’auditeurs de langue française, que quelques membres de l’Internationale et le président du Conseil d’État de Neuchâtel (Aug. Cornaz) ; le lundi, il n’y avait plus qu’une douzaine de curieux ; le mardi matin enfin, le public s’était réduit à un seul auditeur, et encore cet auditeur était-il un étranger venu exprès à Neuchâtel pour suivre les débats du Congrès[36]. »

L’acte essentiel du Congrès fut la constitution d’une organisation politique socialiste, qu’on baptisa Sozialdemokratische Partei ; le soin de rédiger un projet de programme pour cette organisation nouvelle fut remis aux sections de l’Arbeiterbund à Berne. Il fut en outre voté une décision portant que, désormais, un ouvrier qui appartiendrait à une organisation dont le programme ou la tactique sont en contradiction avec ceux de l’Arbeiterbund ne pourrait pas faire partie de cette dernière association : cette décision était dirigée spécialement contre l’Internationale, car jusqu’alors un certain nombre de membres de l’Arbeiterbund étaient en même temps membres de la Fédération jurassienne ; ces membres se trouvèrent ainsi mis en demeure d’avoir à opter entre l’une ou l’autre des deux organisations. Enfin le Congrès décida, malgré une vive opposition, d’envoyer, au nom de l’Arbeiterbund, un délégué au Congrès universel des socialistes qui devait se tenir en Belgique, et nomma ce délégué en la personne de Greulich.

Pendant la durée du Congrès, des réunions publiques eurent lieu chaque soir, au local du Grütli. Dans ces réunions, Kachelhofer et moi prîmes plusieurs fois la parole. Je racontai aux délégués de l’Arbeiterbund comme quoi une partie de leurs coreligionnaires, les Grutléens de Neuchâtel, avaient voté pour les conservateurs aux dernières élections : là-dessus Greulich, ne pouvant démentir le fait (une partie des Grutléens présents venaient de s’en glorifier eux-mêmes), déclara que l’alliance avec un parti bourgeois est légitime lorsqu’on n’a pas l’espoir de triompher tout seul, et que les Grutléens de Neuchâtel avaient été parfaitement libres de choisir celui des partis qui leur inspirait le plus de sympathie. Puis, pour faire diversion, Greulich s’avisa de reprocher aux Jurassiens d’être des adversaires de la loi sur les fabriques. Kachelhofer répondit que, bien que membre de la Fédération jurassienne, il était, pour son compte, partisan de cette loi, et qu’il connaissait bon nombre de Jurassiens pensant comme lui. Je dis que, pour moi, j’étais adversaire de la loi ; « mais, ajoutai-je, quoique je ne partage pas sur ce point l’opinion de Kachelhofer, cela ne nous empêche pas d’appartenir tous les deux à la même organisation, parce que nous sommes d’accord sur le but, et que, lorsqu’il y a dissidence sur le choix des moyens, nous pensons qu’il vaut mieux s’éclairer par une discussion amicale que de s’excommunier réciproquement ». Plusieurs délégués firent observer que le langage tenu par les Jurassiens les surprenait beaucoup, et qu’ils s’étaient fait d’eux une tout autre idée : à quoi je répondis que, les délégués de l’Arbeiterbund n’ayant connu jusqu’alors les Jurassiens que par les caricatures qu’en avait faites la Tagwacht, il était naturel qu’ils éprouvassent un certain étonnement en s’apercevant que les Jurassiens réels étaient bien différents de ce que prétendaient leurs adversaires.

Le résultat du Congrès de l’Arbeiterbund, au point de vue de la propagande que cette organisation avait espéré faire à son profil, fut tout à fait négatif, et le Bulletin le constata en ces termes :


Depuis des années, l’Arbeiterbund s’efforce d’attirer à lui les ouvriers de langue française ; il a créé à Genève, dans ce but, un petit journal que personne ne lit, le Précurseur (rédigé en français par un Allemand, J.-Ph. Becker) ; et, parmi les motifs qui avaient fait choisir Neuchâtel pour siège du Congrès de cette année, on avait fait valoir tout spécialement celui-ci, que les ouvriers de langue française feraient ainsi connaissance avec l’Arbeiterbund, et que ce serait un puissant moyen de les attirer dans les rangs de cette association.

Eh bien, qu’est-il arrivé ? Le Congrès de Neuchâtel a-t-il réalisé, sur ce point, les espérances qu’on avait manifestées ? Tout au contraire ; et nous avons entendu, de la bouche de nombreux délégués, l’aveu qu’il n’y avait décidément rien à faire pour eux avec l’élément ouvrier de langue française, et que celui-ci, lorsqu’il n’est pas réactionnaire, n’est pas accessible à une autre propagande que celle de l’Internationale.


Tout le monde sait ce que fut le Seize Mai : le coup d’État parlementaire de Mac-Mahon appelant la droite au pouvoir sous les espèces du duc de Broglie, de M. de Fourtou et de M. Numa Baragnon, chargés de « faire marcher la France » ; la Chambre des députés ajournée, puis dissoute, et les Trois cent soixante-trois adressant au pays leur fameux manifeste. « La situation est très tendue, disait notre Bulletin, et on s’attend à de graves événements. » Dans le numéro suivant, une lettre datée de Paris, 22 mai, mais écrite en réalité par Brousse, apprécia ainsi l’événement :

« Le maréchal a fait connaître... qu’il revenait à ses premières amours. Il n’en a pas fallu davantage pour faire crouler tout le joli château de cartes parlementaire que ces bons députés avaient si laborieusement édifié, et nous voilà à la veille d’un coup d’État probablement orléaniste. Qu’importe, à ceux qui n’ont plus rien à perdre, la chute d’un régime plus odieusement réactionnaire que l’empire auquel il a succédé ! L’expérience aura été faite une bonne fois, et elle aura prouvé, à ceux qui tiennent encore et par-dessus tout à la forme politique de l’État, que l’étiquette importe peu à la chose, et que, en dehors des transformations économiques, il n’y a rien à attendre d’un gouvernement, de quelque nom qu’il se décore. »

Depuis quelque temps, les hommes qui avaient réorganisé des sections de l’Internationale en France, et fédéré ces sections entre elles, songeaient à donner un organe à cette Fédération. Le moment était venu où cet organe — un journal qui s’imprimerait en Suisse, et qui pénétrerait en France par des voies clandestines — allait être créé. Pendant les quelques jours de sa convalescence à Neuchâtel, Brousse s’en était entretenu avec Kropotkine et moi. Le 30 avril il écrivait à Kropotkine : « Je vous annonce que la feuille dont je vous ai parlé pour la France commencera à paraître décidément le 13 mai. D’après vos conseils, j’ai proposé aux membres de la Commission fédérale [française] de modifier le titre, et deux d’entre eux se rallient déjà au titre plus simple : Bulletin de la Fédération française. Que Pindy, à qui vous pouvez en parler, soit de cet avis, et le changement de titre est chose faite. De plus, on est convenu de vous charger de la rédaction de l’article « bulletin international ». Ce bulletin, qui sera le premier article du journal, doit décrire chaque quinzaine, en deux colonnes au plus, le mouvement ouvrier universel. Votre connaissance de toutes les langues vous rend très propre à cette besogne. »

Au moment où Brousse écrivait ces lignes, le groupe qui fondait la revue mensuelle dont il a été parlé p. 180 venait de lancer le programme de cette publication ; la revue devait s’appeler le Travailleur, et s’imprimer chez les Russes du Rabotnik sous la direction d’un comité de rédaction composé d’Élisée Reclus, d’Œlsnitz, Ch. Perron et Joukovsky ; le premier numéro devait paraître le 20 mai. Brousse écrivait à ce propos à Kropotkine, dans cette même lettre du 30 avril : « Vous devez certainement avoir reçu le programme de la revue. Je tiens donc à vous faire remarquer surtout un passage qui mérite d’attirer notre attention. Combattre « l’État, sous toutes ses formes politiques, juridiques, religieuses, » c’est combattre de nos jours contre des moulins à vent. La forme étatiste qui est aujourd’hui en question, c’est la forme de l’État-services publics, de l’État administration centralisée, que De Paepe préconise. Cette forme de l’Etat a été défendue à Lausanne, le 19 mars 1870, par Lefrançais et Joukovsky, et combattue par Reclus et moi. Et de cette forme, pas un mot ! pas le plus petit « etc. » qui nous laisse de l’espoir ! Enfin ne cherchons pas les puces ; elles se montreront bien toutes seules, et assez tôt. Appliquons-nous à la feuille française qui va paraître, et tâchons de viser les deux catégories de nos lecteurs : l’étudiant parisien, qui veut de la théorie, et l’ouvrier du Midi, qui erre entre les syndicats, Gambetta, et l’Internationale. »

Dans les premiers jours de mai, Brousse écrit à Kropotkine : « Mon cher. Les hommes de la revue se montent le coup, ou, en français poli, se trompent : ma conférence à Genève était fixée au 12 mai bien avant qu’ils pensassent à leur tombola ; mais elle a été depuis longtemps renvoyée au 26[37]. Vous pouvez donc tranquilliser Lenz[38]. D’ailleurs Kahn m’a écrit une lettre échevelée a ce sujet[39], et je lui ai répondu d’être tranquille. Notre journal français paraîtra seulement le 20[40] ; nous n’avons pas encore toutes les adresses. »

Le Travailleur parut le 20 mai ; le Bulletin mentionna son apparition en ces termes : « Le premier numéro du Travailleur, revue socialiste mensuelle que nous avions annoncée il y a quelque temps, vient de paraître à Genève : c’est une brochure de 32 pages in-8o, qui contient le programme de la nouvelle revue, un bulletin de la situation, des articles sur la république bourgeoise en France, sur la guerre d’Orient, sur la Hongrie, des correspondances de Paris, de Lyon, de Verviers, de Berlin, de Leipzig, un bulletin bibliographique et une tribune libre. L’adresse de l’administration du Travailleur est 26, chemin de Montchoisy, à Genève[41]. »

Le 28 mai, deux jours après la conférence qu’il était allé faire à Genève, Brousse écrivait à Kropotkine :

« J’arrive de Genève, et je m’empresse de vous écrire pour vous prier de rédiger le plus vite possible votre bulletin international, et pour vous donner quelques renseignements qui vous feront plaisir. Samedi soir 26, très bonne soirée : au moins cent cinquante personnes, et public très mélangé ; au fond de la salle, une poignée de grands hommes de la Commune, Avrial, Gaillard et Cie ; à droite, une poignée de nos amis les ennemis, comme parlait Béranger, parmi lesquels les amateurs de l’administration centrale à la commune pour les services publics, de la participation au vote dans la commune, comme Lefrançais ; tous les autres, bons et braves ouvriers manuels, membres en partie de la Section de propagande. Personne n’a répondu à ma conférence, où cependant, après avoir renversé ce moulin à vent de l’État politique, j’ai attaqué de toutes mes forces le fameux État-services publics, quiproquo sur lequel se fonde le Travailleur, comme le prouve la lettre que publie Arthur Arnould.

« Dimanche après-midi, conférence à cinquante paysans français, aux frontières de la Savoie. De leur part, enthousiasme indescriptible.

« Enfin, ce matin lundi, j’ai causé avec deux délégués de la Section de Macon. L’un m’a fait l’effet d’être un peu poseur, mais l’autre m’a paru un excellent élément. Après une discussion qui a été assez longue, il a été convenu que l’Avant-garde (nom définitivement adopté) paraîtra dimanche prochain. Je me charge de tout le reste du journal, mais, je vous en prie, faites-moi le plus vite que vous pourrez le bulletin international[42].

« Avant de poser la plume, je dois vous dire deux mots de mon attitude en présence de nos amis les ennemis, afin qu’une nouvelle calomnie ne s’entasse pas sur les autres. Ralli n’était pas à Genève ; Kahn est venu à ma conférence, et nous nous sommes parlé amicalement ; il m’a demandé une explication pour le dimanche matin vers onze heures ; je la lui ai promise, et je suis allé à cet effet à l’imprimerie, où, devant Lefrançais et Steinberg, nous avons causé de choses et autres. Il me demandait un second rendez-vous pour le soir : mais, devant revenir à onze heures du soir de la frontière française, je n’ai pu le lui promettre.

« Maintenant que vous voilà renseigné, je vous serre cordialement les mains.

« P. Brousse. »


D’Angleterre, les correspondances de Robin ne nous apportaient plus guère de nouvelles intéressantes. Il nous parlait, faute de mieux, des tricheries des compagnies de chemin de fer ; des logements insalubres, à propos desquels « des docteurs philanthropes font de beaux rapports que personne ne lit, et qui n’ont d’autre destination que d’être reliés avec luxe et rangés pour l’éternité dans les bibliothèques officielles » ; des ouvriers agricoles dupés par leur meneur, le pasteur Arch, qui prêchait maintenant la conciliation avec les fermiers, parce que ceux-ci pourraient, par leurs votes, lui permettre d’entrer au Parlement.

En Bohème, à Asch, on signalait un conflit sanglant entre des ouvriers et la police (14 mai) : les ouvriers d’une fabrique, auxquels on avait refusé une légère augmentation de salaire, s’étant mis en grève, la gendarmerie apparut, et fit feu à plusieurs reprises sur les grévistes : il y eut un mort et sept blessés.

De Russie, on nous annonçait l’évasion dramatique, d’une prison d’Odessa, du socialiste révolutionnaire Kostiourine, qui traversa la ville, le revolver au poing, dans un cabriolet conduit par un camarade, au milieu d’une foule qui n’essaya pas de l’arrêter[43].

On se rappelle la protestation envoyée au Vorwärts par treize émigrés russes (voir p. 188) au sujet de la manifestation de Notre-Dame-de-Kazan. Le Vorwärts en avait accusé réception le 6 avril, en annonçant qu’il la publierait et la commenterait dans un de ses prochains numéros : mais il ne tint pas sa promesse.

Le Bulletin écrivit ce qui suit à ce sujet (27 mai) :


Sept semaines se sont écoulées, et le Vorwärts, malgré sa promesse, n’a rien publié. Par contre, il a profité du procès des socialistes de Moscou (voir ci-dessus pages 139-140) pour tâcher de raccommoder les choses sans vouloir convenir de ses torts, et en cherchant à opposer les socialistes récemment condamnés aux travaux forcés pour crime de société secrète et de propagande, à ceux qui ont fait la manifestation de Notre-Dame-de-Kazan. À cet effet, il a publié en feuilleton, sous le titre de : Une héroïne, la traduction d’un discours prononcé devant le Sénat, lors du procès des Cinquante, par Sophie Bardina (qui a été condamnée à neuf ans de travaux forcés) ; et, après avoir fait l’éloge du dévouement de cette jeune femme et de ses co-accusés, il ajoute :

« Nous avons là devant nous une femme qui prend part, avec conviction et avec parfaite conscience de ses actes, au mouvement révolutionnaire actuel. Nous n’avons pas besoin de dire à nos lecteurs qu’une pareille façon d’agir, en opposition aux émeutes de la rue (Strassenkrawallen) et aux échauffourées à coups de fourches (Heugabelputsche), est d’une haute importance. »

Si cette phrase amphigourique veut dire quelque chose, elle doit signifier que Sophie Bardina et ses amis étaient opposés à ce que le Vorwärts appelle si noblement les « émeutes de la rue » et les « échauffourées à coups de fourches ».

Or il n’en est rien, et l’opposition que le Vorwärts voudrait établir entre les socialistes de Moscou et ceux de Pétersbourg n’existe pas ; les uns et les autres ont le même programme, et les amis des cinquante condamnés de Moscou se sont joints aux amis des manifestants de Pétersbourg pour signer la protestation contre le Vorwärts. Bien plus, les statuts du Cercle de Moscou dont Sophie Bardina faisait partie disent expressément que « la propagande faite par ses membres a pour but de pousser le peuple au mouvement ; que, pendant que les uns feront la propagande dans les campagnes et les fabriques, d’autres tâcheront d’organiser des bandes armées, pour faire de la propagande armée ». Nous avons publié dans le Bulletin du 6 mai un extrait de ces statuts, où se trouve textuellement ce passage.

On voit que le Vorwärts a un nouveau mensonge sur la conscience ; mais ses rédacteurs sont devenus si coutumiers du fait, qu’on finira par ne plus y prendre garde.


Le 20 mai, deux Congrès eurent lieu simultanément en Belgique : à Jemappes se réunirent les délégués de la Fédération belge de l’Internationale, à Malines s’assemblèrent des délégués flamands, qui voulaient travailler à la constitution d’un « Parti ouvrier belge ».

Le Congrès de Jemappes s’occupa d’abord du choix de la ville où aurait lieu le Congrès universel des socialistes ; le délégué de la fédération de la vallée de la Vesdre proposa Verviers, mais la majorité, par esprit de conciliation, se prononça pour Gand. Une section de Bruxelles avait fait mettre à l’ordre du jour cette question : « De l’attitude de l’internationale en face du mouvement qui se fait dans le pays » : la résolution prise à ce sujet fut que « l’Internationale appuierait tout mouvement populaire, mais ne ferait pas de politique parlementaire » ; et que « la Fédération belge de l’Internationale continuerait d’exister vis-à-vis de l’Union ouvrière socialiste belge ».

Le Congrès flamand de Matines, composé de vingt-huit délégués, fut présidé par Ph. Coenen, d’Anvers. L’ordre du jour portait : « Formation d’un Parti ouvrier belge ». Une discussion s’engagea sur le point de savoir si l’organisation qu’il s’agissait de fonder devait s’appeler Union ouvrière socialiste belge, comme l’avait décidé le Congrès de Gand, ou Parti ouvrier socialiste belge, comme le demandaient les politiciens flamands. Cette discussion, en apparence insignifiante, avait en réalité une certaine importance ; le délégué des Tisserands réunis, De Wachter, dit qu’il avait mandat impératif de voter pour le nom d’Union, et il insista pour que ce nom fût conservé, parce qu’il craignait, sans cela, une scission entre Wallons et Flamands. Néanmoins, la majorité du Congrès (14 délégués) se prononça en faveur du nom de Parti. Il y avait évidemment un mot d’ordre auquel on obéissait[44]. Un télégramme fut reçu du Congrès de l’Arbeiterbund suisse, réuni au même moment à Neuchâtel ; il disait : « Frères, nous saluons la constitution du Parti socialiste dans la Belgique flamande ». Un projet de statuts pour le Parti socialiste belge fut discuté et adopté, et les Flamands s’engagèrent à le défendre au Congrès qui devait se réunir à Bruxelles en juin[45].


À la fin de mai, nous recevions la lettre suivante :


Prisons de Patras, 15/27 mai 1877.

À la rédaction du Bulletin.

Les suivants : Denys Ambelikopoulo, Constantin Bobotis, Alexandre Efmorphopoulo, Constantin A. Grimani. nous sommes en prison à cause de la publication du premier numéro de notre journal Helliniki Dimokratia (Ἐλληνικἢ Δημοϰϱατία), duquel vous recevrez un exemplaire.

Salut et solidarité.                   Constantin A. Grimani.


En publiant cette lettre, le Bulletin ajouta :

« Nous avons reçu effectivement le premier numéro de l’Helliniki Dimokrati (la Démocratie hellène). Ce numéro contient le programme de l’Union démocratique du peuple, que nous avons déjà reproduit (p. 192) ; une adresse de l’Union démocratique au peuple grec, au sujet de la question d’Orient ; quelques nouvelles locales ; un article sur la Commune de Paris ; et le compte-rendu, d’après les nouvelles données par le Bulletin, de la tentative insurrectionnelle de Cafiero et de ses amis.

« Le gouvernement grec a vu dans cette publication un péril pour l’ordre social, et a emprisonné les rédacteurs de la Démocratie hellène. À merveille : il les jette, qu’ils l’aient désiré ou non, dans la voie révolutionnaire. Nous envoyons, pour notre part, l’expression de notre plus chaleureuse sympathie aux hommes courageux qui les premiers, au sein du peuple hellène, ont levé le drapeau du socialisme moderne. »


Je reviens au Jura.

Le Bulletin du 20 mai publia l’avis suivant : « Fédération du district de Courtelary. Séance d’études et de discussion, mercredi 23 courant. Ordre du jour : La fusion des deux fédérations. » Cette fusion, déjà votée en principe à la fin de 1876 par l’assemblée générale, de l’ancienne fédération, qui s’était prononcée pour l’adhésion à l’Internationale (voir p. 80), allait devenir une réalité ; elle s’accomplit, comme on le verra, le 30 juin 1877.

Le 27 mai, la Section française de propagande de Genève adressait au Comité fédéral jurassien une lettre où on lisait : « En présence des attaques multiples dont la Fédération jurassienne est l’objet, persuadée en outre que l’isolement est toujours mauvais, la Section de propagande de Genève a décidé, dans sa séance du 14 mai, de vous demander son admission dans la Fédération jurassienne. Nous venons vous communiquer cette décision, en vous annonçant en même temps que la Section s’est reconstituée à nouveau. Vous connaissez du reste ses principes : elle est anarchiste révolutionnaire depuis sa fondation. — La Commission de correspondance : Jules Montels, A. Getti, Rouchy, Charles Van Woutherghem. »

Un correspondant de Genève (c’était Montels) nous écrivit que la conférence de Brousse, du 26 mai, sur l’État et l’anarchie, avait eu un grand succès : « La soirée a été magnifique ; la salle était comble. Il y a un réveil marqué parmi les ouvriers du bâtiment, qui, dans les belles années 1867-1869, formaient l’élément révolutionnaire dans l’Internationale genevoise. Cent numéros du Bulletin, qui avaient été envoyés pour être vendus dans l’auditoire, ont été enlevés, et on en aurait vendu bien davantage s’il y en avait eu. La tombola qui a suivi la conférence a été très fructueuse. Elle nous permettra de faire venir le samedi 9 juin le compagnon Costa, pour nous donner une conférence en français sur ce sujet : la Propagande par le Fait[46]. Nous profiterons de la circonstance pour réunir le lendemain tous les ouvriers italiens qui travaillent dans les ateliers et chantiers de notre ville, et nous espérons pouvoir vous annoncer sous peu que Genève possède sa Section de langue italienne. »

L’Arbeiter-Zeitung, à Berne, continuait sa propagande ; les lettres de Brousse à Kropotkine montrent que ce dernier en était devenu un collaborateur actif. Les articles rédigés en français étaient traduits en allemand par Émile Werner ; et, lorsque le journal manquait d’argent, c’était la dévouée Mlle  Landsberg qui en fournissait ; elle avait recours, pour ces opérations financières, à Charles Beslay, qui l’aidait à négocier des billets (c’est de lui que je le tiens), et qui, secouant la tête, lui répétait à chaque fois : « Mon enfant, vous avez tort ; vous mourrez sur la paille ». Les ouvriers allemands qui se groupaient autour de l’Arbeiter-Zeitung voulaient se constituer en un parti nouveau, nettement distinct de la Sozialdemokratische Arbeiter-Partei d’Allemagne ; dans le courant d’avril ils élaborèrent, de concert avec Kropotkine, les statuts de ce parti ; Kropotkine fut chargé de mettre les idées communes par écrit, et il rédigea un projet qu’il envoya à Berne à la fin d’avril. Brousse lui écrit à ce propos, le 1er mai : « En ce qui concerne le programme du parti nouveau allemand, je l’étudierai avec soin, mais la chose me sera impossible avant deux ou trois jours. Au moment où je trace ces lignes, nous recevons à ce sujet une lettre de Reinsdorf[47], que Landsberg trouve bonne et qu’elle va vous envoyer dès qu’elle m’en aura traduit le contenu. » Werner écrit à Kropotkine, le 4 mai (en allemand) : « J’ai reçu votre lettre du 28 avril ; Rinke et moi nous nous sommes entendus pour partir ensemble dimanche par le premier train. Rinke voudrait que l’assemblée pût avoir lieu le dimanche après-midi, pour qu’il pût rentrer le même soir, car la semaine prochaine le jeudi est encore un jour férié (l’Ascension), et il est un peu pressé par le travail… Quant au projet envoyé par vous, je ne l’ai pas encore vu ; j’espère pouvoir le lire et le discuter avec Rinke avant dimanche… En ce qui concerne le nom, il me semble que « Parti anarchiste communiste de langue allemande » (anarchische kommunistische Partei deutscher Sprache) vaudrait mieux que « Parti anarchiste communiste allemand » (deutsche anarchische kommunistische Partei), parce que cette dernière expression semble enfermer le parti dans les frontières d’une nationalité politique, ce que je trouve fâcheux. » Une fois que le projet eut été adopté par les initiateurs, on l’imprima en une feuille volante (dont je possède un exemplaire), sous le titre de Statuten der deutschredenden anarchisch-kommunistischen Partei : il comprend huit articles, dont le premier est ainsi conçu (je traduis) : « Pour réunir les éléments épars, de langue allemande, qui reconnaissent le principe anarchiste-communiste, il est fondé un Parti anarchiste-communiste de langue allemande, qui appartient à l’Association internationale des travailleurs ». Un bureau de correspondance, formé de trois membres élus chaque année par les membres du parti, devait faciliter les relations entre les adhérents.


Le Congrès du Parti socialiste allemand, je l’ai dit, devait s’ouvrir à Gotha le 26 mai. Brousse et ses camarades allemands avaient engagé Reinsdorf à s’y rendre ; dans une lettre à Kropotkine, écrite le 22 mai, Brousse dit : « J’ai écrit à Reinsdorf en lui envoyant cinquante francs et en lui faisant un devoir d’aller à Gotha. Après tout, il a assez voyagé par caprice pour qu’une fois par hasard il perde son travail et voyage pour la cause. » Le 23, Brousse récrit : « Reinsdorf écrit qu’il ne peut pas aller à Gotha. C’est déplorable ! la seule occasion où nous pouvions nous créer des aboutissants dans le parti opposé aux autoritaires allemands ! Ne connaitriez-vous aucun Russe en Allemagne qui pût relativement faire notre affaire ? » Nous eûmes un correspondant (j’ai oublié qui c’était) qui assista au Congrès et nous fit part de ses impressions. À propos d’une discussion sur les agitateurs (propagandistes) salariés par le Parti, ce correspondant écrivait : « Le délégué Hartmann a dit entre autres que beaucoup d’agitateurs, qui reçoivent un salaire de deux thalers et demi (9 fr. 35) par jour, ne veulent pas, pour ce prix, aller parler dans des réunions en dehors de leur circonscription électorale ; si on veut obtenir d’eux ce service, ils réclament alors trois thalers (11 fr. 25) par jour. Les questions de personnes et d’argent jouent dans cette affaire un rôle prépondérant. » Plus loin, il notait ce détail : « Lecture est faite d’une adresse de Bruxelles, signée de De Paepe et d’un autre ; elle déclare qu’il y a entente complète, tant sur la tactique que sur les principes, entre les signataires et le parti socialiste d’Allemagne ». — Il y eut un incident Engels-Dühring : Engels avait commencé dans le Vorwärts la publication d’une série d’articles contre Dühring et sa doctrine, « articles à la fois pédantesques et injurieux, inintelligibles pour l’immense majorité des lecteurs du journal ». Or, dit le Bulletin dans son compte-rendu du Congrès, « malgré le culte que l’un professe généralement parmi les socialistes allemands pour Engels et Marx, malgré l’esprit de discipline inculqué au parti, il se trouva que les articles en question déplurent à beaucoup, et qu’on se promit de profiter de l’occasion du Congrès pour manifester son mécontentement ». Most et Vahlteich demandèrent que le Vorwärts ne continuât pas à publier les articles d’Engels ; Vahlteich dit : « La façon en laquelle Engels endoctrine son monde est très indigeste pour la plus grande partie des lecteurs socialistes[48]. Marx et Engels ont rendu beaucoup de services au socialisme, et il faut espérer qu’ils lui en rendront encore ; mais on doit en dire autant de Dühring ; toutes les forces diverses doivent être également employées dans l’intérêt du parti. Mais quand les professeurs se querellent, le Vorwärts n’est pas l’arène où de pareils débats doivent être vidés. » Tout ce que Bebel et Liebknecht purent obtenir, c’est que la suite des articles d’Engels serait publiée en brochure. « Ce vote, dit le Bulletin, a été un échec pour la coterie marxiste. Tout en défendant les articles d’Engels en principe, Bebel et Liebknecht n’ont pu tenir tête au courant qui en exigeait la disparition des colonnes du Vorwärts, et ils ont dû céder sur ce point. » — Il y eut aussi un incident Hasselmann. Cet ancien lassallien avait été le rédacteur du Neuer Sozial-Demokrat, et maintenant il publiait à Barmen une brochure périodique intitulée le Drapeau rouge, qui servait de supplément à la Bergische Volksstimme (l’un des organes du parti, rédigé par Hasselmann), au succès de laquelle ce supplément contribuait beaucoup. Certaines personnes reprochaient au Drapeau rouge de « flatter les mains calleuses » et de les « exciter contre les intellectuels ». Hasselmann plaida sa cause avec beaucoup de fermeté ; mais il ne put empêcher le Congrès d’adopter une résolution présentée par Bebel, et ainsi conçue : « Dès que la Bergische Volksstimme sera en état de faire ses frais toute seule, M. Hasselmann sera tenu de renoncer à la publication du Drapeau rouge ».

Le Congrès décida d’envoyer un délégué au Congrès universel des socialistes qui devait se tenir en Belgique, en remettant le choix de ce délégué au Comité central électoral. Liebknecht, à ce sujet, prit la parole en ces termes :


« Je prie le Comité central d’agir avec beaucoup de circonspection dans le choix d’un délégué : car je crains que le parti bakouniste et anarchiste, qui en ce moment se manifeste de nouveau avec force, ne domine dans le Congrès en question. Dans ce cas, le Congrès ne pourrait que nuire au mouvement ouvrier général. »


En rapportant ces mots, le Bulletin les fit suivre de ce commentaire :


Personne n’a répondu à Liebknecht, en sorte que ces paroles doivent être regardées comme l’expression des sentiments du Congrès de Gotha.

Cela ne ressemble guère à ce que nous écrivait ce même Liebknecht, il n’y a pas encore un an, au nom du Congrès des socialistes allemands tenu également à Gotha cette année-là. Dans cette lettre, que le Bulletin a publiée, Liebknecht disait : « Chers compagnons, le Congrès des socialistes allemands m’a chargé de vous exprimer sa joie de ce que le Congrès de la Fédération jurassienne se soit prononcé en faveur de l’union de tous les socialistes ».

Autre temps, autre tactique, autre langage.


Des conférences furent faites, en allemand, à la Chaux-de-Fonds, le 29 mai, et à Saint-Imier le 30 mai, par Kachelhofer, sur le programme et la tactique de l’Internationale. Ses auditeurs de langue allemande l’écoutèrent avec beaucoup d’attention, et ne lui ménagèrent pas les applaudissements ; à la Chaux-de-Fonds, l’un d’eux prit la parole pour exprimer ses sympathies envers les Jurassiens, et pour protester contre la manière d’agir du comité d’organisation de la manifestation de Zürich et contre la résolution prise au Congrès de Neuchâtel d’exclure de l’Arbeiterbund les membres de l’Internationale.

Une Section de l’Internationale se fonda à la fin de mai à Fleurier (Val de Travers), et fit adhésion à la Fédération jurassienne.

Je dois signaler un article écrit par Kropotkine pour le Bulletin (10 juin), dans lequel il citait l’opinion d’un journal socialiste américain, le Labour Standard de New York, sur les lois de réforme ouvrière. Une loi votée par le Congrès des États-Unis avait réduit à huit heures la journée de travail dans tous les ateliers de l’État ; mais la Cour suprême ruina par un simple arrêt l’autorité de cet acte législatif, en décidant que la loi des huit heures n’était qu’un avis donné par le gouvernement à ses agents, et qu’elle ne devait nullement empêcher ceux-ci de contracter des engagements aux termes desquels la journée de travail serait de plus ou de moins (!) de huit heures :


« Ceci, dit le Labour Standard, apprendra aux ouvriers à ne pas se fier au Congrès, et à n’avoir confiance que dans leurs propres efforts. Aucune loi du Congrès ne saurait être d’aucune utilité pour l’ouvrier, s’il n’est pas organisé pour pouvoir l’imposer de force. Et, si les ouvriers sont assez forts pour faire cela, s’ils arrivent à constituer solidement la fédération de leurs organisations de métiers, alors ils pourront non-seulement forcer les faiseurs de lois à faire des lois efficaces sur les heures de travail, sur l’inspection, etc., mais ils pourront alors faire la loi eux-mêmes, en décidant que désormais aucun ouvrier du pays ne travaillera plus de huit heures par jour[49] »

C’est le bon sens pratique d’un Américain qui dit cela, et il a raison. Mais alors l’ouvrier — et c’est ce que le journal américain oublie de dire — imposerait encore autre chose que la journée de huit heures ; il imposerait l’article du programme du parti ouvrier américain qui dit : « Nous exigeons que tous les instruments de travail (terre, machines, chemins de fer, télégraphes, canaux, etc.) deviennent la propriété commune de tout le peuple », article que les chefs du parti américain, absorbés par leur propagande pour les buts soi-disant pratiques, commencent déjà à oublier, comme a oublié la partie révolutionnaire de son programme le parti ci-devant socialiste allemand.


Dans les premiers jours de juin, grâce à la propagande faite par Costa parmi les ouvriers italiens travaillant à Berne, il se reconstitua dans cette ville une Section de langue italienne[50].

De la conférence faite par Costa le 9 juin à Genève, le correspondant genevois du Bulletin n’a malheureusement pas rendu compte ; il s’est borné à cette mention : « Le compagnon Costa a admirablement développé son sujet, la Propagande par le fait. Cette conférence, spirituellement et humoristiquement faite, (en français), est une des meilleures que nous ayons jamais entendues. »


Le premier numéro de l’Avant-Garde venait de paraître[51]. Brousse rendit rendit en ces termes à Kropotkine, le 8 juin, des impressions qui lui avaient été communiquées : « De ce numéro, Guillaume très content ; Costa trouve pas assez vif ; Montels, Dumartheray très contents ; Lenz comme ci comme ça, il me semble. Des autres, pas de nouvelles encore. »

Le Mirabeau, qui subissait alternativement l’influence de nos amis et celle de nos adversaires, avait accueilli et publié, vers le milieu de mai, une correspondance de Malon, dictée par la haine, calomnieuse et injurieuse pour nos amis italiens emprisonnés. Costa, indigné, rédigea une réponse, et Brousse s’adressa à Kropotkine pour l’inviter à obtenir du Mirabeau qu’il l’insérât : « Costa vous supplie, lui écrivit-il (22 mai), de faire tous vos efforts pour que la correspondance ci-jointe paraisse au Mirabeau. Si elle n’y paraît pas, nous la ferons insérer dans le Bulletin. » Kropotkine écrivit à Fluse, et le Mirabeau s’exécuta. Là-dessus, grande colère de Malon, qui envoya une nouvelle correspondance au journal de Verviers. Costa répliqua de nouveau, et ce fut lui, comme on le verra (pages 214 et 251), qui eut le dernier mot.


Le Congrès de Bruxelles eut lieu le 3 juin. Il comptait quatre-vingt-huit délégués représentant douze villes, et fut présidé par Fluse, de Verviers. Les Flamands furent battus : le Congrès refusa d’adhérer au Parti démocrate-socialiste fondé à Malines, et décida de maintenir le vote du Congrès de Gand, laissant aux associations ouvrières affiliées à l’Union ouvrière socialiste belge la latitude de prendre ou de ne pas prendre part à l’agitation politique. La Chambre du travail de Bruxelles fut chargée de préparer, en opposition au projet de statuts élaboré à Malines, un contre-projet, qui serait présenté à un nouveau Congrès à convoquer avant la fin de l’année. — Mais, comme on le verra, le Congrès projeté ne devait pas avoir lieu, les Flamands ayant décidé de maintenir leur organisation particulière.


Le pauvre Albagès (Albarracin) Espagnol de descendance mauresque, habitué à l’ardent soleil de Valencia, avait beaucoup souffert des rigueurs de l’hiver à la Chaux-de-Fonds ; et maintenant que le printemps était revenu, les travaux pour lesquels il avait été embauché étant terminés, l’entrepreneur Dargère ne pouvait plus l’occuper. Il chercha inutilement de l’ouvrage comme plâtrier-peintre dans d’autres villes, en particulier à Berne (les lettres de Brousse parlent de ses démarches). Nous convînmes alors que le mieux pour lui serait qu’il retournât en Espagne, et nous engageâmes nos amis de Barcelone à le rappeler : ils lui écrivirent, et, pour le décider, lui parlèrent d’un mouvement qui se préparait. Albagès crut découvrir une contradiction entre deux lettres qu’il avait reçues ; il me les communiqua, ainsi qu’une lettre qu’il écrivait à Barcelone et qu’il me priait de faire parvenir à destination, en y joignant un mot. Je savais — et pour cause — que la contradiction dont parlait Albagès n’existait nullement, et que ses amis espagnols tenaient très sérieusement à ce qu’il revînt. Kropotkine, averti du projet de départ d’Albagès, s’enflamma aussitôt à l’idée qu’on allait peut-être se battre là-bas, et m’annonça qu’il voulait partir aussi pour l’Espagne ; je lui écrivis la lettre suivante pour le dissuader (3 juin) :

« Mon cher ami, j’ai déjà répondu à Albagès, en lui disant que je ne découvrais pas dans les deux lettres d’Espagne les contradictions qu’il y voyait ; que, s’il veut partir, il doit partir tout de suite ; et, par conséquent, je n’ai pas expédié sa lettre à Barcelone.

«Quant à vous, je pense que, ne parlant pas l’espagnol, vous ne pourriez rendre des services que comme combattant ; or, ils n’en sont pas à avoir besoin d’un fusil de plus ; sans cela, ce ne serait pas la peine de commencer. Mon avis est donc que vous n’y alliez pas. La France est le seul pays où des éléments révolutionnaires étrangers puissent rendre réellement des services.

« En restant ici, vous nous aidez à lutter contre un ennemi tout aussi dangereux que le gouvernement espagnol, — contre l’intrigue marxiste.

« Naturellement, la décision vous appartient ; mais mon idée est que, pendant que vous restez en Occident, vous devriez, vous occuper essentiellement de propagande el d’organisation ; si vous voulez vous battre, vous avez un champ de bataille plus convenable que l’Espagne, — alors rentrez en Russie et formez-y une bande.

« Malatesta vient de me faire parvenir hier, par une voie sûre, un récit de leur expédition et de leur arrestation. Ce récit paraîtra dans huit jours au Bulletin. En attendant, je vous en extrais la fin ; le mystère de cette arrestation sans combat se trouve enfin expliqué : « Finalement, comme je te le disais en commençant, l’eau et la neige nous ont perdus. Nous étions cernés de tous côtés. » [suit la traduction de tout le passage final de la lettre de Malatesta, se terminant ainsi :] … « nos armes n’auraient pas pris feu dans une fournaise. Maintenant nous sommes en prison, etc. » (voir à la page suivante).

« Salut cordial.           J. Guillaume, 3 juin 1877. »

Le Bulletin du 10 juin publia en effet, sous la rubrique Italie, ce qui suit :


Nous avions été jusqu’à présent sans aucune nouvelle directe de la tentative révolutionnaire faite par une trentaine d’internationaux (Cafiero, Malatesta, etc.) dans le Bénévent. Enfin nous venons de recevoir des renseignements authentiques et dignes de foi. La Commission de correspondance de la Fédération italienne nous adresse le récit suivant, recueilli de la bouche de l’un des insurgés[52]. Nous le reproduisons, en conservant les termes mêmes employés par le narrateur[53] :

« Mille causes ont concouru à notre insuccès ; mais plus que toutes les autres, deux y ont contribué tout particulièrement : 1° le fait de n’avoir pas eu le temps de compléter notre organisation ; 2° la mauvaise saison, la neige et la pluie qui nous ont paralysés.

« En effet, il n’était encore arrivé qu’un quart à peine des amis que nous attendions, lorsque la troupe, précédée d’une avant-garde de carabiniers, vint pour nous surprendre[54] : nous fûmes obligés de gagner les montagnes sans attendre les autres. C’était de nuit ; le lendemain matin, nous apprîmes par des paysans que, dans une rencontre survenue pendant la nuit, deux carabiniers avaient été blessés. Quelques amis, par un heureux hasard, réussirent encore à nous rejoindre ; mais ils étaient sans armes, et nous dûmes partager avec eux celles que nous avions. Nous sommes restés en campagne six jours, et nous avons fait le plus de propagande possible. Nous sommes entrés dans deux communes[55] : nous y avons brûlé les archives, les registres d’impôt, et tous les papiers officiels sur lesquels nous avons pu mettre la main ; nous avons distribué au peuple les fusils (hors d’usage, il est vrai) de l’ex-garde nationale, les haches séquestrées aux paysans pendant une longue série d’années en punition de délits forestiers, et le peu d’argent que nous avons trouvé dans la caisse du receveur d’une de ces communes. Nous avons brisé le compteur mécanique de l’impôt sur la mouture ; après quoi nous avons expliqué au peuple, qui s’était réuni enthousiasmé sur la place, nos principes, qui furent accueillis avec la plus grande sympathie. Nous n’avons pu faire davantage, faute de temps et faute des forces nécessaires : Nicotera avait lancé contre nous tout un corps d’armée, qui a fait tous ses efforts pour nous enfermer dans un cercle de fer. Nous avions foi dans les instincts populaires et dans le développement de la révolution ; et nos espérances n’eussent pas été déçues, si nous avions réussi à tenir la campagne pendant quelques mois.

« Le peuple des campagnes nous a témoigné une vive sympathie, malgré que nos paysans aient été rendus défiants par les mille tromperies dont ils ont été victimes de tout temps. Déjà la fermentation commençait à se manifester : une commune d’une certaine importance avait été envahie par les paysans aux cris de : « Nous voulons du pain et de l’argent », et on leur en a donné ; dans d’autres communes on criait : « Le temps des signori est fini, celui des pauvres commence ». De l’aveu des journaux du gouvernement eux-mêmes, dans les deux provinces qui ont été le champ d’action de notre bande, il est resté des traces profondes de commotion sociale. Le peuple de Letino et de Gallo (les deux communes que nous avons occupées), invité par nous à mettre en commun les propriétés, l’aurait fait de grand cœur : « Mais », nous a-t-on répondu, « la commune n’est pas en état de se défendre, la révolution ne s’est pas encore propagée sur une assez grande échelle ; demain la troupe viendrait nous massacrer, » etc. Et nous ne pouvions pas leur donner tort.

« Plusieurs fois nous nous sommes trouvés à la portée des soldats ; mais ils n’ont jamais osé nous attaquer sur les montagnes.

« Finalement, comme je le disais en commençant, l’eau et la neige nous ont perdus. Nous étions cernés de toutes parts ; une seule voie de retraite sûre nous restait : c’était par une montagne très élevée et couverte de neige ; après l’avoir franchie, nous nous serions trouvés dans une autre province[56], où le gouvernement ne s’attendait probablement pas du tout à nous voir paraître. Nous cheminions sous la pluie depuis le matin ; vers le soir, nous arrivâmes au pied de cette montagne et il pleuvait toujours ; nous montons pendant une heure, avec de la neige jusqu’aux genoux, et il pleuvait toujours ; notre guide ne connaissait pas bien la montagne ; les moins robustes d’entre nous commençaient à rester en arrière ; puis il y en eut qui déclarèrent qu’il leur était impossible de faire un pas de plus[57]. Là-dessus, la neige se met à tomber ; nous sommes forcés de revenir sur nos pas et d’entrer dans une bergerie (masseria) pour nous refaire un peu. Nous étions tout ruisselants d’eau ; et ce qu’il y a de pis, nos fusils et nos munitions ruisselaient d’eau également. Que nous ayons été trahis ou non, la troupe arrive, et nous fait prisonniers sans que nous ayons pu faire une seule décharge ; nos armes n’auraient pas pris feu même dans une fournaise ardente[58].

« À cette heure nous sommes en prison. Il paraît qu’on veut nous faire promptement notre procès ; et nous nous en promettons beaucoup de bien et une grande propagande. Nous avons déjà déclaré au juge d’instruction que nous avions pris les armes pour provoquer la révolution. »

Ainsi s’explique enfin le mystère de ce dénouement qui paraissait si singulier. On se demandait comment les insurgés avaient pu se rendre sans combat, puisqu’ils étaient armés ; et, d’autre part, on se disait que si leur attitude avait témoigné d’un manque de bravoure, les journaux bourgeois n’auraient pas manqué d’exploiter cette circonstance : or, la presse n’avait rien dit, et s’était bornée à rapporter l’arrestation, sans donner de détails, et sans faire de commentaires. Maintenant nous savons la vérité : si la bande internationaliste, qui était composée en majorité d’hommes familiers avec la guerre et ayant déjà fait leurs preuves sur plusieurs champs de bataille, ne s’est pas servie de ses armes contre la troupe, c’est que ses armes étaient hors de service ainsi que ses munitions. Nous n’avons jamais, quant à nous, douté de nos amis ; et nous savions d’avance que, lorsque la lumière se ferait sur les circonstances de leur arrestation, leur honneur en sortirait sain et sauf.

Le procès, qui ne se fera pas attendre longtemps, nous en apprendra encore davantage, et nous sommes certains que l’attitude des insurgés devant la justice bourgeoise ne démentira pas le caractère digne et résolu que nous leur connaissons.

Un certain nombre de républicains d’Italie, nous écrit-on, ont fait parvenir de l’argent à la prison de Santa Maria Capua Vetere, à titre de secours pour les plus pauvres parmi les détenus socialistes. Les prisonniers, d’un commun accord, ont refusé cet argent, en répondant aux donateurs, par une lettre très polie, qu’ils ne pourraient accepter de dons que comme témoignage de complète solidarité envers leurs principes et leurs actes, chose qui ne pouvait être le cas de la part de républicains bourgeois.

La circulaire de la Commission de correspondance de la Fédération italienne, qui accompagne le récit traduit ci-dessus, se termine par ces paroles que nous nous faisons un devoir de reproduire :

« Et maintenant, amis, que vous avez lu le récit véridique des faits, quel jugement porterez-vous sur ceux qui n’ont pas eu honte de crier haro sur des hommes qui ne pouvaient répondre ?

« Quel jugement porterez-vous sur ces journaux qui pourtant se disent socialistes, et qui n’ont eu que des injures pour nous, bien que leurs rédacteurs présents au Congrès de Berne l’an dernier, eussent promis d’appuyer et de seconder les efforts qui seraient faits dans chaque pays, soit pour propager nos idées, soit pour nous émanciper effectivement[59] ?

« Voilà donc les preuves de solidarité qu’ils nous donnent !

« Est-ce là la conduite qu’ils devaient tenir à notre égard ?

« Non.

« Chaque fois qu’eux, par l’emploi de moyens qui ne sont pas les nôtres, ont remporté quelque succès ou ont tenté quelque expérience, nous en avons parlé toujours avec respect et avec sympathie : jamais, nous pouvons le dire, nous ne les avons ridiculisés ou traités avec mépris.

« Et eux ? Ouvrez le Vorwärts, la Tagwacht, le Mirabeau[60], le Radical, et vous verrez. Des journaux italiens, nous n’en parlons pas.

« Mais jetons un voile sur toutes ces misères, et espérons que l’avenir nous apportera des choses meilleures.

« En attendant, compagnons, que ni les persécutions du gouvernement ne puissent vous lasser, ni les ruses des adversaires vous abuser. Peuple, restons avec le peuple ; révolutionnaires, soyons fidèles à la révolution. L’Internationale est mise au ban de l’Europe officielle et officieuse : Vive l’Internationale ! »


Le numéro suivant du Bulletin (17 juin) contient cet entrefilet :


Le Vorwärts a fini par s’exécuter, et par reconnaître publiquement que le dernier mouvement révolutionnaire italien n’était pas l’œuvre de la police, comme il l’avait fait croire à ses lecteurs. Il est vrai que c’est de bien mauvaise grâce qu’il fait amende honorable, et il a soin de prétendre à cette occasion, en s’appuyant sur le Povero de Palerme et sur une correspondance du Mirabeau, qu’il existe en Italie de nombreuses fédérations, telles que la vénitienne, la napolitaine, la sicilienne, la ligurienne, l’émilienne, qui sont hostiles à la « prétendue » Fédération italienne. Costa a déjà, dans sa réponse au correspondant du Mirabeau, réduit à sa juste valeur cette affirmation absurde, « qui ferait rire les pierres », pour employer son expression.

Nous ne nous amuserons pas à chercher à démontrer au Vorwärts que les renseignements qu’on lui fournit sur l’Italie sont fantastiques. Un journal dont les rédacteurs en sont encore à se figurer que le mouvement insurrectionnel tenté à Letino, à quelques lieues de Naples, par Cafiero et ses amis, a eu lieu en Romagne (!), nous paraît destiné à gober toutes les bourdes que des correspondants sans scrupules trouveront bon de lui faire avaler, — et qu’il trouvera lui-même utile à sa cause de paraître prendre au sérieux.


Autre entrefilet du Bulletin (24 juin) :


Un des rédacteurs du Radical de Paris (sans doute M. Jules Guesde) attaque de nouveau ceux de nos amis italiens qui sont actuellement détenus à la suite du mouvement révolutionnaire de la province de Bénévent. Sous prétexte de citer la récente circulaire de la Commission italienne de correspondance (reproduite par nous il y a quinze jours), il la tronque perfidement, et fait preuve, envers des hommes dont tout le tort est de ne pas appartenir à la coterie doctrinaire Guesde-Malon-Bignami, d’une malveillance qui n’a d’égale que son ignorance profonde des conditions réelles du socialisme populaire en Italie.

Nous n’engagerons pas avec l’écrivain du Radical une polémique qui serait dépourvue d’intérêt pour nos lecteurs : un socialiste italien se chargera de répondre, dans les colonnes même du journal parisien, aux déloyales attaques de ce jésuitique adversaire.


Enfin, dans le numéro du 1er juillet, dernier entrefilet relatif au Radical :


Nous avions dit, dans notre dernier numéro, qu’un socialiste italien allait se charger de répondre, dans les colonnes mêmes du Radical de Paris, aux déloyales attaques publiées par ce journal contre les insurgés du Bénévent.

La chose n’est plus possible, le Radical ayant cessé de paraître à la suite d’un procès de presse.

Nous savons du reste que les articles du Radical contre les socialistes italiens ont produit sur les ouvriers français la plus mauvaise impression. Voici, par exemple, ce qu’écrit à un proscrit de la Commune un ouvrier de Paris : « J’aurais voulu voir relever comme il le mérite un article du Radical avant sa disparition (n° 119), qui insultait les internationaux du Bénévent, en les traitant, presque en propres termes, de niais et d’imbéciles ».

M. Jules Guesde et son doctrinarisme n’auront pas plus de succès auprès des ouvriers parisiens qu’ils n’en ont eu auprès des socialistes d’Italie.


Il se constitua à Liège (Belgique), en juin, une Section de l’Internationale, qui nous fit part de sa fondation par une lettre insérée au Bulletin du 1er juillet.


Un nouveau procès de socialistes fut jugé à Saint-Pétersbourg dans le courant de juin : celui des membres de l’ « Union ouvrière de la Russie méridionale ». Les quinze accusés furent condamnés, les six premiers aux travaux forcés pour un temps allant de cinq à dix ans ; les neuf autres à la déportation, à l’envoi dans une compagnie de discipline, ou à la prison. Tous les condamnés étaient des paysans ou des ouvriers, sauf deux, Saslavsky et Ribitsky, qui étaient des nobles.

Kropotkine écrivit en juin pour le Bulletin un article sur la guerre d’Orient, qui parut dans les numéros des 17 et 24 juin : il y expliquait la façon dont, en Orient, la question de nationalité primait toutes les autres, et continuerait à les primer aussi longtemps que les populations slaves et grecques de la Turquie resteraient sous le joug d’un conquérant étranger. Voici sa conclusion :


Nous ne pouvons sympathiser ni avec les armées turques, ni avec les armées russes : toutes deux s’égorgent pour les intérêts de leurs despotes. Mais nous voulons l’émancipation complète des provinces slaves et grecques, et nous avons, par suite, toutes nos sympathies pour leurs insurrections, pourvu qu’elles restent populaires. Nous croyons aussi que la révolution sociale ne sera possible que lorsque les diverses nationalités de la péninsule seront libres de tout joug extérieur. C’est pourquoi nous voudrions voir toute la péninsule prendre feu, s’insurger sans attendre l’arrivée des armées russes, les populations se grouper librement, sans se laisser imposer les lois de leurs sauveurs, et en finir une fois pour toutes avec ce préambule nécessaire de la révolution sociale dans la péninsule, le démembrement de l’empire ottoman.


Chose incompréhensible pour nous, le Vorwärts, l’organe du Parti socialiste allemand, était, lui, nettement turcophile, et faisait des vœux pour le maintien de l’intégrité de l’empire ottoman. À Londres, Karl Marx s’agitait beaucoup pour gagner des partisans à la cause turque[61] ; il s’alliait aux tories anglais contre le slavophile Gladstone, et menait dans la presse — en se cachant, bien entendu — toute une campagne en faveur du sultan. Il a raconté lui-même ses manœuvres dans une lettre à son ami Sorge (27 septembre 1877), à qui il écrivait : « Maltman Barry est ici mon factotum : c’est par son canal que j’ai dirigé pendant des mois, incognito, un feu croisé contre le russomane Gladstone dans la presse fashionable de Londres (Vanity Fair et Whitehall Review), ainsi que dans la presse provinciale anglaise, écossaise et irlandaise ; que j’ai dévoilé son intrigue (Mogelei) avec l’agent russe Novikof, avec l’ambassade russe à Londres, etc. ; c’est aussi par lui que j’ai agi sur des parlementaire anglais de la Chambre des Communes et de la Chambre des Lords, qui lèveraient les bras au ciel s’ils savaient que c’est le docteur de la terreur rouge (Red-Terror Doctor), comme ils m’appellent, qui a été leur souffleur dans la crise d’Orient. Cette crise marque un nouveau tournant de l’histoire européenne. La Russie était déjà depuis longtemps à la veille d’un bouleversement, dont tous les éléments sont prêts. Les braves Turcs auront avancé l’explosion de plusieurs années, par les coups qu’ils ont portés non pas seulement à l’armée russe et aux finances russes, mais encore à la dynastie commandant l’armée, dans les augustes personnes du tsar, du prince héritier et de six autres Romanof. Le bouleversement commencera, secundum artem, par des amusettes constitutionnelles, et il y aura un beau tapage[62]. Si la mère nature ne nous traite pas trop défavorablement, nous assisterons encore à la fête. Les bêtises que font les étudiants russes (das damne Zeug, das die russischen Studenten machen) n’est qu’un symptôme, sans valeur en soi (ist nur Symptom, an sich selbst werthlo). Mais c’est un symptôme. »

En juin, Bebel fut condamné à neuf mois de prison pour la publication d’une brochure de propagande, et Liebknecht fut incarcéré à Leipzig pour y purger une condamnation à deux mois de prison. En même temps, on annonça que Dühring était menacé de se voir retirer le droit d’enseigner : un certain nombre d’étudiants de l’université de Berlin signèrent aussitôt une adresse disant leur sympathie et leur respect pour un homme qui avait « toujours courageusement exprimé et défendu son opinion au milieu des circonstances les plus difficiles ». La mesure de révocation n’en fut pas moins prise : le motif officiellement donné fut que la Faculté de philosophie de l’université avait relevé, dans deux ouvrages de Dühring, Kritische Geschichte der Prinzipien der Mechanik, et Der Weg zur höheren Berufsbildung der Frauen, des passages condamnables. Les étudiants de l’université de Berlin, unis à ceux des Écoles supérieures d’arts et métiers, d’architecture, des mines, firent une assemblée de protestation (29 juin) ; les étudiants de l’université de Leipzig envoyèrent une adresse de félicitation et de sympathie au « Privat-docent » révoqué. Le Bulletin écrivit à ce sujet : « Pauvre Dühring ! voilà tous les pédagogues révoltés contre lui ! Engels, le pédagogue d’un État, — l’État ouvrier, — a essayé de l’exécuter moralement ; et ses collaborateurs, les pédagogues de l’autre État, l’ont fait exécuter matériellement ».


De la Chaux-de-Fonds, on écrivit au Bulletin : « Samedi passé 16 juin, nous avons eu une réunion publique organisée par notre Cercle d’études sociales. Après avoir échoué deux fois à convoquer le public par des annonces, nous avons distribué dans les cafés des feuilles volantes, où nous invitions les ouvriers de la localité à songer à la triste position qui leur est faite par la crise toujours croissante, et à venir prendre part à nos discussions politiques. La salle cette fois a été pleine. Le public nous a été généralement sympathique, et plusieurs des assistants ont promis de revenir aux réunions, qui dorénavant auront lieu tous les quinze jours. »

À Berne, une Section de plâtriers-peintres se constitua le 17 juin ; une Section de menuisiers et de charpentiers se fonda le surlendemain 19.

La Section de Fribourg, qui s’était vue réduite pendant quelque temps au chiffre de trois membres, par suite de la fermeture de la fabrique de wagons, se réorganisa dans la dernière semaine de juin. Ainsi, en quatre semaines, sept nouvelles sections s’étaient constituées ou reconstituées : Cercle d’études sociales de Fleurier-Sainte-Croix, Section italienne de Berne, Section française de propagande de Genève, Section italienne de Genève, Section des plâtriers-peintres de Berne, Section des menuisiers et charpentiers de Berne, et Section de propagande de Fribourg.

Le 30 juin, enfin, dans une assemblée générale de toutes les sociétés ouvrières du Val de Saint-Imier, la fusion, préparée depuis plusieurs mois, des deux fédérations ouvrières du district de Courtelary devint un fait accompli ; les deux fédérations s’unirent en une seule organisation, qui adhéra à la Fédération jurassienne, et dont les statuts furent publiés dans le Bulletin. L’Internationale se trouva grouper désormais sous son drapeau toutes les associations ouvrières du Vallon.

Dans son numéro du 1er juillet, le Bulletin publia l’article suivant :


Il y a un an aujourd’hui que Michel Bakounine est mort à Berne. Ceux dont il avait combattu les doctrines autoritaires espéraient bien que le bakounisme — pour employer leur langage — allait disparaître du monde avec le vieux révolutionnaire descendu dans la tombe. Ils se sont trompés : le parti révolutionnaire anarchiste est plus fort et plus vivant que jamais ; et même en Suisse, dans le pays le moins favorable à son développement, il a grandement gagné du terrain depuis un an. C’est qu’il n’y a jamais eu, quoi qu’aient pu dire nos adversaires, de bakounisme ni de bakounistes : il y a eu et il y a encore des hommes unis par un programme commun et par la passion de la justice et de l’égalité, et dont l’existence est vouée à la propagande et à la réalisation de leurs idées. Le parti qui s’est formé autour d’un homme ne survit pas au chef auquel il devait l’existence. Il en est autrement du parti qui s’est formé autour d’une idée : un individu peut mourir, le parti reste, il continue à vivre, à grandir et à lutter jusqu’à la victoire.


Dans ce même numéro, le Bulletin annonçait le « Congrès universel des socialistes » et publiait la circulaire de convocation. Il écrivait :


Ce Congrès, dont l’initiative a été prise par l’Internationale à son Congrès de Berne de l’an dernier, mais dont l’organisation a été remise aux socialistes belges sans distinction de groupes, s’appellera Congrès général et universel des socialistes en 1877. Les socialistes belges ont désigné la ville de Gand, le centre ouvrier le plus important du pays flamand, pour siège du congrès, et ils ont choisi la date du dimanche 9 septembre, qui permettra aux délégués de l’Internationale de se rendre, après le congrès spécial de leur Association, qui aura eu lieu durant la semaine précédente, au Congrès universel des socialistes, où ils se rencontreront avec les délégués d’organisations n’appartenant pas à l’Internationale, telles que le Parti démocrate socialiste d’Allemagne, le Parti démocrate socialiste de Danemark, l’Arbeiterbund suisse, le Parti démocrate socialiste flamand, etc.


La circulaire de convocation, adressée « Aux socialistes de tous les pays », disait : « Plus que jamais il est temps que nous établissions l’union entre tous ceux qui veulent l’émancipation du prolétariat. Si notre ligne de conduite peut différer, si nos moyens peuvent être divers, notre but à tous n’est-il pas le même ? Ne voulons-nous pas tous que les fruits du travail appartiennent à ceux qui les produisent, et que le bien-être et la justice règnent sur le monde ? » Cette circulaire portait les trois signatures suivantes : « Pour le Parti socialiste belge[63], le secrétaire du Parti, E. Van Beveren, à Gand ; — Pour l’Union ouvrière belge, le secrétaire de la Chambre du travail de Bruxelles, L. Bertrand ; — Pour la Fédération belge de l’Association internationale des travailleurs, le secrétaire du Conseil régional, Ph. Coenen, à Anvers ».

Après avoir reproduit la circulaire, le Bulletin ajoutait :


Sans fonder de trop vives espérances sur les résultats de ce Congrès universel, et sans nous figurer, comme quelques-uns, qu’il doive en sortir une « nouvelle Internationale » (chose d’ailleurs parfaitement superflue, puisque l’Internationale existe, qu’elle se porte à merveille, et que son cadre est assez vaste pour que tous les hommes de bonne volonté et toutes les organisations ouvrières puissent y entrer), nous voulons espérer que la rencontre de délégués appartenant à des fractions diverses, dont plusieurs, dans ces derniers temps, se sont trouvées en état d’hostilité réciproque, pourra contribuer à éclaircir certains malentendus, à apaiser certaines irritations, et à mettre fin, de la part des journaux de langue allemande, au système d’injures et de calomnies qu’ils ont adopté à l’égard des socialistes révolutionnaires des autres pays... Si le Congrès de Gand pouvait opérer, d’une manière efficace, cet apaisement que nous avions attendu déjà l’an dernier, mais en vain, des explications échangées au Congrès de Berne, nous ne lui en demanderions pas davantage.


Quelques jours après, le Bureau fédéral de l’internationale, à son tour, adressait aux Fédérations régionales formant l’Association la circulaire suivante qui parut en tête du Bulletin du 8 juillet :


Association internationale des travailleurs.

Le Bureau fédéral de l’Internationale aux Fédérations régionales.

Compagnons,

La Fédération jurassienne propose aux autres Fédérations régionales que le Congrès général de notre Association se réunisse cette année dans la ville de Verviers, en Belgique. En outre, la Section de Vevey propose qu’au lieu de s’ouvrir le lundi 3 septembre, le Congrès ne s’ouvre deux ou trois jours plus tard, de manière à ce que sa clôture coïncide avec la date d’ouverture du Congrès universel des socialistes à Gand, qui s’ouvrira le dimanche 9 septembre. De cette façon, les délégués de l’Internationale pourraient se rendre d’un Congrès à l’autre sans perte de temps.

Veuillez nous communiquer, avant la fin du mois courant, votre opinion sur cette double proposition.

La Fédération espagnole nous transmet les deux questions suivantes, pour être portées à l’ordre du jour du Congrès :

1° « Des moyens propres à réaliser le plus vite possible l’action révolutionnaire socialiste, et étude de ces moyens » (proposition de la Fédération de Nouvelle-Castille) ;

2° « Dans quelque pays que triomphe le prolétariat, nécessité absolue d’étendre ce triomphe à tous les pays  » (proposition de la fédération d’Aragon).

Si quelque fédération désire nous transmettre d'autres questions pour l'ordre du jour, il serait nécessaire de ne pas tarder davantage, afin que nous puissions porter au plus vite l'ordre du jour complet à la connaissance de toutes les Fédérations.

Nous avons à vous faire part d'une bonne nouvelle. Un certain nombre de sections existant en France se sont constituées en Fédération française, et nous ont demandé, par lettre en date du 1er juin dernier, leur entrée à ce titre dans l'Internationale. À teneur de l'article 11 des statuts généraux, ce sera au Congrès à prononcer sur cette demande, et vous voudrez bien donner à cet effet à vos délégués les instructions nécessaires.

Recevez, compagnons, notre salut fraternel.

Pour le Bureau fédéral permanent :
Le secrétaire correspondant, L. Pindy,
rue Fritz Courvoisier, 31.

La Chaux-de-Fonds (Suisse), 6 juillet 1877.


Cette circulaire fut complétée, quatre semaines plus tard, par celle-ci (en date du 1er août) :


Nous venons réparer une omission de notre dernière circulaire, en vous annonçant l'adhésion à l'Internationale de la Fédération de Montevideo, république de l'Uruguay (Amérique du Sud). Cette adhésion remonte après d'un an déjà, et durant ces derniers mois nous avons été en correspondance régulière avec les ouvriers de Montevideo ; mais comme nos statuts exigent, pour l'admission définitive d'une Fédération nouvelle, le vote du Congrès général, nous vous prions de donner à vos délégués au prochain Congrès les instructions nécessaires pour qu'ils puissent se prononcer sur la demande d'admission de la Fédération de Montevideo.


Ayant renoncé à aller en Espagne, Pierre Kropotkine projetait de faire un voyage à Paris. Il y avait là des groupements secrets, qui faisaient partie de l'Internationale ; il était utile d'aller les voir, pour se mieux entendre au sujet de la rédaction et de la distribution de l’Avant-Garde ; on projetait aussi de réunir, en une conférence ou en un Congrès, des délégués de la Fédération française nouvellement fondée[64], et il y avait des idées à échanger à ce propos. Mais au moment où Kropotkine se préparait à se rendre à Porrentruy pour passer la frontière, il reçut de Ralli une lettre le prévenant que la police française avait connaissance du voyage projeté, et que s’il mettait le pied sur le territoire français il serait sûrement arrêté. Nous fûmes reconnaissants à Ralli de cet avis amical. Dans un billet que j’écrivais à Kropotkine le 7 juillet, je lui disais : « Je reçois à l’instant ta lettre[65]. Puisque tu ne peux pas aller en France, le plus simple serait de rester à la Chaux-de-Fonds, si tu y retrouves une chambre[66]… C’est bien heureux que l’avertissement de Ralli soit arrivé à temps. » Mais Brousse, lui, se méfia. Il écrivit à Kropotkine, le 12 juillet :

« … J’ai été d’avis que tu n’ailles pas à Paris, par précaution ; mais il m’est impossible de ne pas me figurer la lettre de Ralli comme un simple truc. Ils auront appris, par Lenz ou d’autres, ton voyage, et, comme il menace leurs intérêts, ils ont tout fait pour l’empêcher. Je désire me tromper, mais je crains de deviner juste. — Remets vite à Pindy les pièces ci-jointes ; qu’il en prenne connaissance et me les retourne au plus tôt. Il devrait, je crois, écrire avec soin à la citoyenne Hubertine[67], qui me paraît un excellent élément ; lui envoyer tous les numéros de l’Avant-Garde ; l’inviter à cacher dans le groupe qu’elle a formé une section de l’Internationale, et l’inviter, dussions-nous lui payer le voyage, à se faire déléguer par sa section, quand elle l’aura créée, à la conférence que nous projetons. D’autre part, qu’il se hâte de toucher, sur ce dernier sujet, Rallivet, George, Jeallot (de Paris), et Besançon. Si Landsberg reçoit l’argent qu’elle pense avoir, la conférence aurait lieu. Je proposerais, comme siège de la conférence, la Chaux-de-Fonds. Quant à la date, nous verrons. À la Chaux-de-Fonds, Spichiger pourrait servir de témoin, James, toi et Adhémar animer un peu la fête. »

Voici une autre lettre de Brousse, du 15 juillet :

« Mon cher ami, le bruit d’invasion de la Savoie est ridicule. Je ne pense pas que Montels se permît jamais de rien tenter sans demander conseil aux amis. Tu verras dans l’Avant-Garde que lui-même se moque beaucoup du projet qu’on lui prête. Dis à Pindy que je regarde toutes ces nouvelles venues de Delle[68] et de Genève comme des manœuvres ayant pour but de nous entraver à fond[69].

« Envoie-moi vite deux mois explicatifs de ta dépêche, que je puisse envoyer à Genève. Je leur ai promis de leur communiquer ta lettre, et celle que je viens de recevoir de toi ne se peut communiquer.

« Quant à ton voyage à Paris, il vaut mieux le renvoyer après le Congrès[70]. Alors il y aura les élections, le coup d’État peut-être, et un homme sûr à Paris nous sera indispensable. Qu’en penses-tu ? »


Je termine par quelques chiffres

Le procès-verbal des séances du Comité fédéral du 4 juin 1877 fournit le renseignement suivant sur la situation de notre Bulletin :


« Le caissier du Bulletin[71] communique les comptes suivants :

Le total des recettes du premier trimestre de 1877 s’élève à

fr. 692,65
Dépenses fr. 743. 25
-------
Déficit fr. 50,60 »


Les comptes de la souscription en faveur des internationaux arrêtés en Italie, publiés dans le Bulletin du 17 juin, font voir qu’à cette date les sommes souscrites s’élevaient à 230 fr. 15. Le Bulletin du 1er juillet annonce ceci : « Une somme de 200 fr., prise sur les 230 fr. 15 qui ont été recueillis jusqu’ici dans la Fédération jurassienne en faveur des internationaux italiens, a été envoyée par les soins du Comité fédéral jurassien à la Commission italienne de correspondance ».


J’avais grand besoin de repos : ma santé avait été sérieusement ébranlée au printemps de 1877. Il fut décidé que j’irais passer, en juillet, deux ou trois semaines à la montagne, dans les Alpes : c’était la première fois que je pouvais m’accorder des vacances de cette espèce. On venait de m’offrir un travail de traduction mieux payé que d’habitude, travail que je pourrais exécuter n’importe où, et qui devait me permettre de gagner quotidiennement, en trois heures de travail, les dix francs nécessaires au paiement de ma pension et de celle de ma femme et de ma fillette. Mais il fallait prendre des arrangements pour que la rédaction du Bulletin ne souffrît pas de mon absence. Je donne quelques extraits d’une lettre de moi et de lettres de Brousse à Kropotkine qui montreront comment se fit la chose. Le 7 juillet, j’écrivais à « Levachof » : « À présent, tout est arrangé pour le Bulletin à Neuchâtel[72]. Ci-joint une lettre arrivée de Berne pour toi. Je pars lundi (9 juillet), et ai encore énormément à écrire ; je ne puis donc allonger ma lettre. Ne manque pas de faire la « Variété » pour le Bulletin, et de l’expédier à Brousse de façon à ce qu’il la reçoive au plus tard dimanche 15 courant. » De Brousse à Kropotkine, le 10 : « Il résulte d’une lettre de James que je dois m’occuper du Bulletin. Il a tout préparé pour ça. Il fait lui-même l’article « Variétés » ; donc ne le fais pas. Mais comme cette semaine j’ai à rédiger l’Arbeiter-Zeitung, l’Avant-Garde, le Bulletin, il faut que tu m’aides. Envoie-moi, pour que je les reçoive dimanche matin au plus tard, une masse de choses ; ce que tu voudras : entre-filets, nouvelles de l’extérieur, etc. Je te quitte pour brasser la besogne. Commande à Pindy vingt casse-gueules pour Berne[73]. Poignées de main. » — Du même à Kropotkine, le 12: « Landsberg me traduit ta lettre. Entendons-nous pour ne pas faire ou des bêtises ou un travail inutile. Pour l’Avant-Garde, tout est fait. Ce numéro (le n° 2) sera emmerdant comme la pluie ; une seule lettre de Paris sera intéressante. Prépare ton bulletin international (toujours pour l’Avant-Garde) en vue du prochain numéro. Pour le Bulletin, comme je te l’ai dit, James fait les « Variétés ». Ne t’en occupe donc pas, mais envoie-moi le plus tôt possible un article de fond. J’ai fait les correspondances de France et d’Espagne, et un article sur la Belgique ; Costa fera une correspondance d’Italie, Werner ou moi des articles sur l’Allemagne et l’Autriche. Si tu as le temps, fais-en sur l’Amérique, l’Angleterre et la Russie. Mais surtout, avant tout, fais-moi un long article de fond. Tout ce qui concerne le Bulletin doit être rendu à Neuchâtel lundi (16) ; il faut donc que je le reçoive assez tôt pour pouvoir le corriger un peu : et samedi et dimanche il m’est impossible de beaucoup bûcher, car j’ai Adhémar qui vient à Berne pour faire une conférence. » — Du même à Kropotkine, 17 juillet : « J’ai expédié ta lettre à Genève, et je te réexpédie la fin de ton article afin que tu me le renvoies ; la première partie paraîtra dans le prochain numéro du Bulletin. Je te prierais seulement de m’envoyer cette fin d’article plus tôt que la semaine passée tu n’as envoyé le commencement : il faut en effet que je copie tout cela sur papier petit format pour me rendre compte de la place que ça tient, et le samedi je suis toujours horriblement occupé. À propos, le dernier numéro de l’Avant-Garde est mauvais, d’accord : mais que penses-tu sur le sens de l’article « Pacte de solidarité » ? Es-tu de mon avis ? et, si oui, ne pourriez-vous pas à la Chaux-de-Fonds prendre texte de cet article pour rédiger une circulaire aux intimes, et discuter, avant le Congrès jurassien, ce qui concerne l’attitude et le programme de la Fédération jurassienne au Congrès universel ? »

Pendant mon absence de Neuchâtel, je reçus la lettre suivante :

« Genève, le 14 juillet 1877. — Citoyen, Après l’arrestation de Ross, il a dû, croyons-nous, rester entre vos mains le matériel d’une imprimerie, puisque en vous seul il avait une entière confiance. L’imprimerie du Rabotnik ayant actuellement de nombreux travaux socialistes à exécuter, et n’ayant pas un matériel suffisant, voudrait bien pouvoir se servir de l’instrument de travail qui entre vos mains reste sans utilité pour la cause révolutionnaire. Nous nous adressons donc à vous pour cet objet, vous offrant, si vous pouvez nous remettre ce matériel, avec la garantie et sous la responsabilité de Lenz, Joukovsky, Ralli, Tcherkézof, et peut-être de Kropotkine, de vous remettre ce dit matériel dès que vous aurez à exécuter les conditions auxquelles on vous l’a remis en dépôt, soit pour le faire tenir à Ross, soit à ceux à qui il vous autorisera à cet effet, — ce matériel ne devant, dans les circonstances actuelles, rester en possession de l’imprimerie du Rabotnik que jusqu’au moment où vous aurez à en disposer. Étant très pressés, nous vous prions de nous répondre le plus tôt possible. Recevez, citoyen, mes salutations. — Z. Ralli. »

Je fis demander à Ross — alors enfermé à Pétersbourg dans la maison de détention préventive — l’autorisation nécessaire, et il me l’envoya : par quels moyens pûmes-nous correspondre ? j’en ai oublié le détail. Le groupe russe de Genève au nom duquel Ralli m’avait écrit fut donc, du consentement exprès de Ross, mis en possession du matériel de l’ancienne imprimerie russe du groupe socialiste révolutionnaire de Zürich, qui était déposé chez Alfred Andrié, à Saint-Aubin.




  1. Le 2 avril j’écrivais à Kropotkine : « Nous allons voir ce qui va sortir de ce Congrès de Gand, auquel Fluse est allé comme délégué. Il m’a écrit qu’il soutiendra énergiquement nos principes, et m’a demandé un nouvel envoi de 50 exemplaires de ma brochure (Idées sur l’organisation sociale). — Une chose très essentielle serait que Verviers fût choisi pour siège du Congrès général de l’Internationale, ainsi que du Congrès universel des organisations socialistes. J’ai déjà écrit à Fluse à ce sujet ; je vous prie, dans votre correspondance avec lui, d’insister sur ce point. »
  2. C’est la première fois, je crois, que le Bulletin reprend à son compte le terme d’anarchiste, que nous appliquait la presse adverse, pour désigner les membres de l’Internationale opposés à la politique électorale et parlementariste. L’épithète reviendra encore de temps à autre dans nos écrits de l’époque. Elle ne nous effrayait pas, mais nous la mettions d’habitude en italiques, pour montrer qu’elle n’était pas de notre langage usuel.
  3. Il est question de cet article dans une lettre de moi à Kropotkine, du 14 avril, où je lui disais : « J’avais bien envie de garder votre article pour le Bulletin, car vraiment je le trouve excellent. Mais comme il faut pourtant essayer une fois d’envoyer quelque chose au Mirabeau, je fais le sacrifice de vous le rendre dans ce but, j’en ai arrangé quelques phrases, et je crois qu’il sera nécessaire que vous le copiiez encore une fois, sans cela jamais on ne s’en tirera à Verviers. Si vous l’envoyez tout de suite, il pourrait déjà paraître dans le numéro du 25 courant. » (L’article ne parut que dans le numéro du 29.)
  4. À Malines.
  5. Ce jugement sur les Suisses allemands ne serait plus exact aujourd’hui : une grande partie des ouvriers de la Suisse allemande sont désormais acquis au syndicalisme révolutionnaire. Et, d’autre part, une partie de la classe ouvrière de la Suisse française se laisse encore aveuglément conduire par des politiciens parlementaires.
  6. Mlle  Landsberg devint plus tard la femme de Brousse.
  7. Brousse devait faire le lendemain une conférence à la Chaux-de-Fonds.
  8. On m’a raconté que, redoutant des vengeances, il s’était réfugié en Amérique en changeant de nom.
  9. Elle n’en comptait qu’une vingtaine au moment où elle quitta San Lupo, le 5 ; elle en comptait vingt-six quand elle fut faite prisonnière, le 11.
  10. Carlo Cafiero est né en septembre 1846.
  11. L’acte d’accusation, que le Bulletin publia en décembre 1877, montre que le desservant de l’église de Letino, Fortini, un bon vieillard de soixante ans, ne fut nullement obligé de prêcher : volontairement et publiquement il fit l’éloge de la bande armée et des maximes proclamées par elle, et il engagea le peuple à s’armer et à s’insurger contre les propriétaires et à s’emparer de leurs biens.
  12. À Gallo, le curé, nommé Tamburri, se déclara également partisan des insurgés, disant que c’étaient de braves jeunes gens, dont les intentions étaient bonnes, et il dissuada le peuple de toute idée de résistance.
  13. Ce dénouement, que Costa m’annonçait sans aucun éclaircissement sur les circonstances qui l’avaient amené, resta pour moi inexplicable, jusqu’au moment où une lettre de Malatesta, qu’on trouvera en son lieu (p. 211), vint enfin (2 juin) me révéler ce qui s’était passé.
  14. C’étaient Kraftchinsky et la jeune dame russe amie de Mme Volkhovskaïa.
  15. Comme le montre l’acte d’accusation, les armes contenues dans ces caisses furent déballées, le 3 au soir, par Ardinghi, tailleur, de Sesto Fiorentino, et par Innocenti, chapelier, de Florence. Tous deux retournèrent à San Lupo le 5, et ayant voulu se rendre, le soir du 5, à la gare de Solopaca pour y attendre Kraftchinsky et Grassi, furent arrêtés ainsi que ceux-ci.
  16. Ils étaient quatre, dit l’acte d’accusation.
  17. Ce sont Ardinghi, Innocenti, Kraftchinsky et Grassi. Ardinghi et Innocenti, venant de San Lupo, allaient, comme je l’ai dit à la page précédente, le 5 au soir, à la gare de Solopaca attendre Kraftchinsky et Grassi ; ces deux derniers furent, dit l’acte d’accusation, « trouvés, dans la nuit du 5 au 6 avril, près de la gare de Solopaca, porteurs de revolvers ».
  18. Ce sont Gagliardi, Matteucci, Dionisio Ceccarelli, et Fruggiori.
  19. L’explication donnée par notre correspondant est confirmée par la lettre de Malatesta qui me parvint le 2 juin (voir p. 211).
  20. Ce sont ces escrocs et leurs compères qui injurient maintenant, dans les journaux, Cafiero emprisonné comme insurgé. (Note du Bulletin.) — Cette note visait Nabruzzi, Zanardelli et leurs amis.
  21. Cafiero parlait et écrivait très bien le français, et passablement l’anglais ; quant à la langue russe, il en avait acquis quelques notions élémentaires.
  22. Le correspondant aurait dû dire révolutionnaire, le mot intransigeant n’ayant jamais été employé par les socialistes. (Note du Bulletin.)
  23. Outre les vingt-six insurgés arrêtés le 11 avril, on avait également emprisonné le desservant de Letino, l’abbé Fortini, le curé de Gallo, l’abbé Tamburri, et un paysan, Bertollo, de Letino, qui avait servi de guide à la bande. Les huit socialistes arrêtés précédemment à Solopaca et à Pontelandolfo étaient détenus dans la prison de Bénévent.
  24. Une note de mon agenda de 1877 porte : « Vendredi, 11 mai. Je vais voir Costa à Berne. > Je restai auprès de lui et de Brousse jusqu’au dimanche soir.
  25. M. Favarger est une des sommités du parti conservateur neuchâtelois. (Note du Bulletin.)
  26. L’Union libérale est l’organe officiel du parti conservateur à Neuchâtel. (Note du Bulletin.)
  27. Il sera parlé, au chapitre XIII (p. 254), de ce qu’étaient devenus, en 1877, quelques-uns des membres de l’ancienne coterie du Temple-Unique à Genève.
  28. On a vu, plus haut, que le Bureau fédéral ne fut nommé qu’à la fin d’avril.
  29. Voir ci-dessus p. 131 et 137.
  30. Cette analyse se terminait par cette conclusion : « Quelles que soient, selon nous, les lacunes et les erreurs de la doctrine icarienne, nous nous sentons le devoir de rendre hommage à l’abnégation et à la persévérance de ces champions du socialisme, dont l’existence n’a été qu’une longue lutte, et qui, malgré les traverses, les déceptions et les obstacles de toute sorte, sont restés jusqu’à ce jour fidèles à leur œuvre ».
  31. Voilà un quoique qui fait rêver : est-ce que par hasard, aux yeux du citoyen Bertrand, le mouvement des insurgés italiens serait de la politique ? (Note du Bulletin. )
  32. Il s’agit d’un certain Francesco Gastaldi, âgé de quarante ans, lieutenant d’artillerie en retraite, dont je ne m’explique pas bien la présence parmi les insurgés.
  33. Le journal que rédigeait alors Terzaghi.
  34. C’était un radical légèrement teinté de socialisme.
  35. L’assemblée, à laquelle assistèrent environ deux mille manifestants, eut lieu selon le programme fixé par les organisateurs : Salomon Vögelin et Greulich y prononcèrent chacun un discours, et les assistants votèrent une résolution engageant les ouvriers à refuser leur signature pour la demande de referendum.
  36. C’était, je crois, Pierre Kropotkine.
  37. De cette conférence, organisée par la Section française de propagande, il a déjà été question ci-dessus, p. 200.
  38. Lenz avait quitté la Chaux-de-Fonds pour Genève.
  39. Kahn craignait que si la conférence de Brousse avait lieu le 12 mai, elle ne portât préjudice à une tombola annoncée pour ce jour-là par le groupe de la revue.
  40. Il ne parut que le 3 juin.
  41. C’était l’adresse de l’imprimerie du Rabotnik.
  42. Kropotkine ne put achever son « bulletin » en temps utile pour le premier numéro de l’Avant-garde. Une carte postale de Brousse, du 3 juin, lui dit : « Très bien, le bulletin international ; mais il m’est parvenu trop tard. Le prochain doit être de même longueur à peu près, mais arriver plus tôt. Faites aussi déjà une bonne correspondance d’Allemagne. Je me charge du reste. »
  43. Kostiourine fut repris un peu plus tard, et figura au procès des Cent-quatre-vingt-treize.
  44. En 1876, comme on l’a vu p. 50, s’était constitué aux États-Unis, pour remplacer l’Internationale morte entre les mains de Sorge, un « Parti ouvrier des États-Unis » (Arbeiterpartei der Vereinigten Staaten) ; depuis 1875 il y avait en Allemagne un « Parti ouvrier socialiste allemand », et sur ce modèle « on » voulait organiser en Belgique — comme « on » l’avait fait en Portugal, en Suisse, en Hollande — un « Parti ouvrier belge » destiné à absorber ou à supplanter l’Internationale.
  45. Dans son livre Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique, Louis Bertrand, qui donne des détails parfois minutieux sur les années 1876, 1877 et 1878, ne mentionne pas le Congres flamand de Malines. Pourquoi ?
  46. C’est la première fois que cette expression, toute nouvelle, apparaît dans un journal.
  47. Reinsdorf avait quitté la Suisse et était rentré en Allemagne.
  48. Voilà une appréciation qui diffère un peu de celle qui a officiellement cours aujourd’hui dans la Sozial-Demokratie allemande, et dont voici un échantillon (F. Mehring) : « Cet écrit d’Engels a, dans une forme d’une incomparable maîtrise, ouvert au prolétariat allemand, puis au prolétariat international, la compréhension du communisme scientifique ; toute une littérature en est sortie et procède de lui ». Hélas.
  49. À rapprocher des articles du Bulletin du 1er novembre 1874 et 28 février 1875 t. III, pages 241 et 276.
  50. Je me rappelle que, me trouvant de passage à Berne, j’assistai à l’une de ces réunions où Costa adressait aux ouvriers italiens des harangues enflammées, et que je me sentis très remué par sa parole entraînante.
  51. Le journal s’imprimait, au début, à Berne, chez Lang, qui imprimait également l’Arbeiter-Zeitung. Plus tard, il s’imprima chez Courvoisier, à la Chaux-de-Fonds.
  52. La Commission de correspondance était composée (voir p. 68, note 1) de Cafiero. de Grossi, et de Pezzi. Cafiero et Grassi étaient en prison tous les deux, le premier à Santa Maria Capua Vetere, le second à Bénévent, où étaient détenus les huit internationaux arrêtés à Solopaca et à Pontelandolfo. C’était Pezzi qui m’avait envoyé la lettre de Malatesta.
  53. Des copies de cette lettre de Malatesta furent envoyées, par les soins de Pezzi, aux diverses Fédérations régionales de l’Internationale, ainsi qu’aux fédérations de l’Italie. Le texte italien de la lettre a été réimprimé par Alfredo Angiolini dans son ouvrage Cinquant’anni di socialismo in Italia, 2e édition, p. 94.
  54. À San Lupo, près Cerreto (province de Bénévent), le soir du 5 avril.
  55. Le 8, après avoir gagné la province de Caserte.
  56. La province de Campobasso, l’aucien Samnium.
  57. Le jeune comte Francesco Ginnasi, d’Imola, un étudiant de dix-huit ans, d’une santé délicate, à bout de forces, et qu’on fut obligé un moment de porter, suppliait ses camarades de le tuer pour se débarrasser d’un fardeau qui gênait leur marche.
  58. Voici quelques détails complémentaires, que m’a donnés Malatesta en 1907 : La bande employa les journées des vendredi et samedi 6 et 7 avril à se rendre de San Lupo (province de Bénévent) dans la région située au sud des montagnes du Matèse (province de Caserte) ; le dimanche 8, elle envahit les communes de Letino et de Gallo ; le lundi et le mardi 9 et 10, elle tenta vainement d’entrer dans d’autres communes : elle les trouva toutes occupées militairement ; le mardi soir, ses provisions étant épuisées, elle voulut acheter des vivres dans la ville de Venafro : mais les soldats donnèrent l’alerte, et poursuivirent la bande jusqu’à un bois où elle put s’enfoncer. Toute la journée du mercredi 11 fut employée à une longue marche sous la pluie et la neige ; et la surprise de la bande, harassée, dans la masseria où elle avait cherché un abri, eut lieu dans la nuit du mercredi 11 au jeudi 12 : deux des insurgés réussirent à s’échapper, mais furent arrêtés peu de temps après.
  59. Rapprocher ce passage de la circulaire, et ceux qui suivent, de l’article du Bulletin du 13 mai 1877 (voir pages 195-196).
  60. On a vu que le Mirabeau avait publié une correspondance injurieuse de Malon ; mais il venait d’insérer une réponse de Costa.
  61. On a vu (t. III. p. 141), par une lettre de Mme  Marx de janvier 1811, comment Wroblewski devait s’engager dans l’armée turque.
  62. En français dans le texte.
  63. « Ce Parti socialiste belge», constitué au Congrès de Malines, n’était encore, en réalité, on l’a vu (p. 210), qu’un « Parti socialiste flamand », le Congrès de Bruxelles du 3 juin ayant refusé d’y adhérer.
  64. Ce Congrès (secret) eut lieu à la Chaux-de-Fonds dans la seconde moitié d’août.
  65. On remarquera que le tu a remplacé le vous. Un rapprochement plus intime avait eu lieu entre Pierre Kropotkine et nous dans le courant de juin.
  66. Kropotkine avait habité jusque-là rue Robert, 12 a : il avait donné congé au propriétaire de sa chambre, à cause de son départ projeté. Il se logea ensuite rue du Progrès, 41.
  67. Il s’agit de Mlle Hubertine Auclert.
  68. Une lettre écrite par Gross avait également prévenu Pindy que la police de Delle se proposait d’arrêter Kropotkine s’il allait en France.
  69. Brousse se trompait ; les avis donnés signalaient un danger très réel. Quelque temps auparavant, Kropotkine s’était rendu en France, par Delle, pour organiser le transport de l’Avant-Garde par des contrebandiers ; un gendarme français qui lui demanda son passeport, au retour, avait conçu des soupçons ; et les propos de ce gendarme, rapportés à Gross, et ensuite à Ralli, furent le motif qui engagea ce dernier à écrire à Kropotkine.
  70. Le Congrès général de l’Internationale, en septembre.
  71. On a vu que l’administration du Bulletin, depuis le mois de mars 1876, se trouvait à Sonvillier.
  72. Kropotkine m’avait offert de s’installer à Neuchâtel pendant mon absence, mais la chose ne fut pas nécessaire.
  73. Au Congrès de la Fédération jurassienne, qui devait avoir lieu au commencement d’août à Saint-Imier, on s’attendait à ce que le drapeau rouge serait attaqué. Nos amis de Chaux-de-Fonds, de tempérament belliqueux, s’étaient mis à fabriquer des « coups de poing américains » et des casse-tête en plomb, pour en armer ceux des manifestants qui voudraient s’en munir ; et, comme on le voit, les internationaux de Berne, qui comptaient aller en nombre à Saint-Imier, prenaient leurs précautions pour équiper ceux d’entre eux qui ne l’étaient pas déjà.