L’INTERNATIONALE - Tome IV
Sixième partie
Chapitre XI
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XI


La journée du 18 mars 1877 à Berne et ailleurs.


La manifestation du 18 mars à Berne eut un grand retentissement à l’époque. Vue à trente ans de distance, elle ne paraît plus qu’un incident assez insignifiant, qui ne méritait pas qu’on en fît tant de bruit. C’était déjà mon opinion en 1877, et je pensais que ce genre de propagande n’était pas celui qui convenait le mieux au milieu où militait la Fédération jurassienne.

Le comité d’organisation de Berne prévint le préfet du district, M. de Wattenwyl, de son intention d’organiser un cortège avec le drapeau rouge. Le préfet, à ce que m’écrivit Brousse, répondit au comité que la manifestation projetée était parfaitement légale, et que, si des fauteurs de désordre voulaient essayer d’attaquer le drapeau, la police interviendrait pour faire respecter le droit des manifestants[1]. Ceci était une troisième éventualité que je n’avais pas prévue : la police bernoise se faisant la protectrice du drapeau rouge ! M. de Wattenwyl me parut un habile homme, et je répondis à Brousse que cet intelligent magistrat avait trouvé le meilleur moyen de rendre la manifestation ridicule.

Le dimanche 18 mars, je partis pour Berne dès le matin, seul ; aucun camarade de Neuchâtel, même le révolutionnaire italien Getti, n’avait jugé à propos de m’accompagner. Je m’attendais à une journée absolument pacifique, et je n’avais pas même pris une canne. À Berne, je me rendis au local où nous nous étions donné rendez-vous, place de l’Ours, pour une réunion préparatoire. Parmi les camarades que je trouvai là, je citerai Brousse, Werner, Rinke, Kachelhofer, Simonin, Eggenschwyler, Paggi, Honegger, Pittet, Gleyre, résidant à Berne ; Adhémar Schwitzguébel, Adolphe Herter, Ulysse Eberhardt, Adhémar Chopard, Joseph Lampert, Jules Lœtscher, Alcide Dubois, Henri Eberhardt, venus du Val de Saint-Imier ; Auguste Spichiger, Fritz Huguenin (graveur), Pindy, Jeallot, Ferré, Baudrand, Kropotkine, Lenz, venus de la Chaux-de-Fonds ; Chautems, venu de Bienne ; Buache, venu de Lausanne ; Perron, venu de Vevey. Genève nous avait aussi envoyé quelques amis désireux de participer à la manifestation : parmi eux se trouvaient plusieurs Russes, entre autres le jeune Georges Plekhanof, récemment arrivé de Saint-Pétersbourg, et qui avait tenu à profiter de cette occasion pour se rencontrer avec les militants de la Fédération jurassienne. Il y avait également des camarades de Moutier, Porrentruy et Fribourg.

Après la réunion préparatoire, où l’on convint des dernières mesures d’organisation, nous déjeunâmes ensemble, — ceux d’entre nous qui étaient venus du dehors, — entre midi et une heure, à la mode bernoise d’alors, avec du café au lait, du pain et du fromage. Vers une heure et demie, les membres des deux Sections, française et allemande, de l’Internationale à Berne commencèrent à affluer au local où nous étions réunis, et d’où le cortège devait partir. Brousse, ayant remarqué que je n’avais pas de canne, me dit que j’avais eu tort de n’en pas apporter, car, malgré les intentions paternelles de la police, il pourrait se produire çà et là quelques bagarres : il m’offrit une badine, que j’acceptai en riant.

Au procès, cinq mois plus tard, on lut une lettre que Kachelhofer avait adressée au Comité de l’Arbeiterbund de Berne, pour inviter cette association à prendre part à la manifestation (elle refusa d’y participer) ; il y disait que le drapeau rouge pourrait être de nouveau attaqué, et que, « pour éviter le retour d’une scène aussi honteuse que celle de l’an dernier, il serait bon que les manifestants fussent armés, non de fusils et de sabres, mais de bonnes cannes, de Schlagringe (« coups de poings »), de casse-têtes, et autres choses semblables ».

En réponse à une demande de renseignements que je lui ai adressée en vue de la rédaction du présent chapitre, Pindy m’a écrit, le 12 avril 1908 : « De la Chaux-de-Fonds, nous avions emporté une collection de « coups de poings » américains et de casse-tête en plomb fabriqués chez moi, et que nous distribuâmes à ceux des compagnons du Vallon qui en désiraient. Brousse nous avait envoyé sa chanson du Drapeau rouge, mais nous ignorions l’air : ce n’est que depuis Sonvillier jusqu’à Berne que, en wagon, nous répétâmes le chant en question. »

Le Drapeau rouge était une chanson de circonstance que Brousse venait de composer, et dont voici le refrain :

Le voilà, le voilà, regardez !
……..Il flotte, et, fier, il bouge.
Ses longs plis au combat préparés.
……..Osez le défier.
Notre superbe drapeau rouge.
Rouge du sang de l’ouvrier !

Cela se chantait sur l’air d’une chanson patriotique suisse : Armons-nous, armons-nous, armons-nous, Enfants de l’Helvétie !

Je laisse maintenant la parole au Bulletin, qui publia, dans son numéro du 25 mars, le récit suivant de la journée :


Le 18 mars à Berne.

Le dimanche matin, vers dix heures, les membres des deux Sections internationales de Berne (langue allemande et langue française), ainsi qu’un certain nombre d’internationaux venus du dehors pour participer à la manifestation annoncée dans nos deux derniers numéros, se sont réunis au local de l’Internationale, restaurant du Soleil, [place de l’Ours,] pour une séance préparatoire. Cette réunion avait pour but de fixer définitivement le programme de la journée. Il y fut décidé qu’un meeting public serait tenu, à deux heures, dans la vaste salle du restaurant Jeangros, à la Länggasse (un peu hors de ville), qui avait été louée à cet effet ; que les internationaux s’y rendraient en cortège, précédés du drapeau rouge ; et qu’en passant devant la gare, le cortège s’arrêterait pour recevoir une délégation de Zürich et de Bâle, qui devait arriver par le train de 1 heure 55.

Conformément à cet arrangement, les internationaux se réunirent de nouveau, vers une heure et demie, au restaurant du Soleil, d’où devait partir le cortège. Celui-ci s’organisa et se mit en marche. Il était précédé d’une musique: puis venait le drapeau rouge[2], porté par le compagnon Adhémar Schwitzguébel. Le cortège était fort nombreux ; outre les membres des deux Sections de Berne, on y voyait des délégations des localités suivantes : Saint-Imier, Sonvillier, Bienne, Moutier, Porrentruy, la Chaux-de-Fonds, Neuchâtel, Fribourg, Lausanne, Vevey et Genève. Fait caractéristique, et sur lequel nous devons insister en présence des allégations de certains journaux qui prétendent (comme d’habitude) que la manifestation a été faite par des étrangers : le cortège était presque exclusivement composé de citoyens suisses, et parmi ceux-ci la majorité étaient des Bernois ou des Suisses domiciliés dans le canton de Berne.

Le cortège traversa tranquillement, aux sons de la musique, la place de l’Ours, la place des Orphelins, et la rue d’Aarberg ; puis il tourna à gauche dans la direction de la gare. Sur son passage, une foule nombreuse s’était amassée et le regardait paisiblement défiler. Il y avait certainement dans cette foule des éléments hostiles ; mais ces gens-là se souvenaient sans doute qu’un jugement de tribunal a condamné, l’an dernier, les agresseurs brutaux qui avaient déchiré le drapeau rouge dans une occasion semblable ; aussi trouvaient-ils prudent de se tenir tranquilles. En outre, en voyant le nombre des participants au cortège et leur air résolu, ils devaient se dire que les internationaux ne se laisseraient pas impunément attaquer.

Il n’y eut qu’une seule démonstration effective d’hostilité : au milieu de la rue d’Aarberg, un gros homme, debout sur le seuil d’une porte, se mit à vociférer en patois [allemand] bernois en voyant passer le drapeau rouge. Sa colère burlesque ne fit qu’exciter le rire des socialistes. On nous a dit que ce colérique personnage était un de ceux qui l’an dernier avaient attaqué la manifestation du Sozialdemokratischer Verein.

Un correspondant du Journal de Genève prétend qu’en voyant passer les internationaux, la foule criait : « Vous feriez mieux de travailler ! » Ce correspondant, en inventant ce détail, d’ailleurs assez heureusement imaginé, n’a oublié qu’une chose : c’est que c’était un dimanche.

Arrivé devant la gare, le cortège s’arrêta pour attendre le train de Zürich. Cette halte ne dura que trois ou quatre minutes : on vit bientôt paraître, à la porte de sortie, le groupe des délégués zuricois et bâlois, qui apportaient avec eux un second drapeau rouge. Un chaleureux hourrah les accueillit ; le drapeau de Zürich vint prendre place en tête du cortège, à côté de celui que portait Schwitzguébel ; le cri En avant ! retentit dans les rangs, et le cortège voulut se remettre en marche[3].

C’est à ce moment que le préfet de Berne, M. de Wattenwyl, accompagné de l’inspecteur de police, M. de Werdt, et d’un détachement de gendarmerie, parut tout à coup devant le front du cortège, et s’approcha de Schwitzguébel. Il lui dit que la présence des drapeaux rouges pourrait devenir une cause de désordre, et demanda qu’on les fît disparaître. Schwitzguébel répondit qu’il n’y avait pas eu le moindre désordre jusqu’à ce moment, que les manifestants étaient complètement dans leur droit, et qu’ils avaient l’intention de poursuivre leur route, drapeaux rouges en tête, jusqu’au local du meeting, situé à quelque distance. Selon le témoignage de tous ceux qui ont entendu cette conversation, M. de Wattenwyl paraissait renoncer à insister, lorsque tout à coup, tandis que le préfet s’entretenait tranquillement avec Schwitzguébel, trois gendarmes, qui s’étaient placés derrière celui-ci, lui arrachèrent par surprise le drapeau d’entre les mains[4]. Aussitôt les internationaux les plus rapprochés se jetèrent sur les agresseurs pour leur reprendre le drapeau, les autres gendarmes s’élancèrent au secours de leurs confrères, et en un clin-d’œil une lutte acharnée s’engagea.

Les gendarmes qui avaient enlevé l’un des drapeaux s’étaient sauvés avec leur proie dans une ruelle à droite : ce fut cette ruelle qui devint le théâtre de la bataille. D’un côté se trouvaient les gendarmes, qui avaient tiré leurs sabres ; un détachement d’artilleurs, qui venait d’arriver par le train, et qui, aussitôt requis de prêter main-forte à la police[5], dégaina également ; un certain nombre de portefaix, et trois ou quatre bourgeois plus belliqueux que les autres ; de l’autre côté, les internationaux, au nombre d’environ deux cents. La bagarre ne dura que deux ou trois minutes, mais elle fut sanglante ; ceux des assaillants qui avaient tiré le sabre furent désarmés par les socialistes, et la police essuya une défaite complète. Les journaux bourgeois de Berne donnent les noms de six gendarmes grièvement blessés[6].

Dans le tumulte et le désordre d’une agression tout à fait inattendue, il n’avait pas été possible aux internationaux de se rendre un compte exact de ce qui se passait[7]. Quand la police eut été mise en déroute, on s’aperçut que, si l’un des drapeaux rouges avait été sauvé[8] l’autre manquait : quelques gendarmes, paraît-il, avaient réussi à l’emporter en s’enfuyant[9].

Au milieu de la cohue, on ne pouvait pas songer à reformer un cortège régulier ; d’ailleurs, les socialistes avaient aussi des blessés, qu’il fallait soigner, et dont plusieurs avaient reçu des coups de sabre. Le gros de la manifestation reprit sa marche, et arriva au bout de quelques minutes au local du meeting. Une foule compacte envahit aussitôt la salle et les galeries, et le drapeau rouge (celui de Zürich) fut reçu par d’enthousiastes acclamations.

Le bruit s’était répandu que la police avait réussi à faire quelques arrestations parmi les traînards ; aussi le premier soin du meeting fut-il de nommer une commission de quatre membres, chargée de s’enquérir s’il y avait oui ou non des socialistes arrêtés, et, en cas d’affirmative, de réclamer leur mise en liberté.

Cette commission se rendit en ville, et apprit bientôt que deux socialistes avaient été arrêtés et se trouvaient détenus au poste de gendarmerie : c’étaient les compagnons Ulysse Eberhardt, guillocheur, de Saint-Imier, et Rinke, serrurier, de Berne. Ces deux compagnons, ayant remarqué un groupe de gendarmes qui se sauvaient avec le drapeau rouge [de Schwitzguébel] dont ils avaient réussi à se saisir, les avaient poursuivis, et bientôt, se trouvant éloignés de leurs camarades et seuls aux prises avec ce groupe, ils s’étaient vus prisonniers. La commission chercha inutilement à voir le préfet, et, après une course infructueuse, elle revint au local du meeting.

Là, comme on prétendait que le préfet se trouvait dans le public, le président de l’assemblée pria M. de Wattenwyl, s’il était présent, de bien vouloir passer dans une salle voisine, pour que les membres de la commission pussent conférer avec lui. Cette invitation n’eut aucun résultat. Mais, une heure plus tard, quelques-uns des nôtres ayant découvert le préfet dans le voisinage du local du meeting, il fut enfin possible à la commission de l’aborder.

Dans cet entretien, M. de Wattenwyl reconnut formellement que les gendarmes qui avaient assailli Schwitzguébel pour lui arracher le drapeau rouge avaient agi sans ordres[10], et que rien ne motivait leur agression, puisqu’à ce moment même Schwitzguébel et lui causaient tranquillement. Quant aux deux prisonniers, il déclara qu’il ne pourrait les relâcher que le lendemain, après qu’ils auraient subi un interrogatoire ; mais il donna à la commission l’autorisation écrite de communiquer avec les deux captifs, qui avaient l’un et l’autre reçu un coup de sabre.

Un membre de la commission rappela au préfet que, ainsi que l’a fait constater un récent procès, les gendarmes de Berne ont l’ignoble habitude de battre leurs prisonniers dans l’intérieur du poste, et il exprima des inquiétudes sur la sécurité des deux ouvriers arrêtés. Le préfet protesta que pas un cheveu de leur tête n’avait dû être touché, et que c’était faire injure aux gendarmes que de les croire capables d’une pareille lâcheté.

Là-dessus, deux membres de la commission se rendirent au poste de gendarmerie, munis d’une autorisation écrite du préfet ; ils virent les prisonniers, dont l’un, Eberhardt, leur raconta qu’à son arrivée au poste il avait été roué de coups de poing et de coups de pied par les gendarmes, — en dépit des affirmations optimistes de M. de Wattenwyl.

À ce moment survint le préfet, qui avait changé d’avis nous ne savons pour quel motif : renonçant à retenir les prisonniers jusqu’au lendemain, il ordonna leur mise en liberté immédiate.

Pendant ce temps, le meeting continuait à la Länggasse. De nombreux orateurs se succédaient, racontant les détails de la bagarre, protestant contre l’agression de la police, et constatant que, malgré cette agression, les socialistes avaient maintenu jusqu’au bout leur droit. La foule qui se pressait dans l’enceinte était énorme ; les discours des orateurs étaient accueillis par des applaudissements enthousiastes, auxquels se mêlaient quelques sifflets partant d’un groupe hostile installé sous une galerie. Vers six heures l’assemblée fut close, et une réunion familière des socialistes fut annoncée pour huit heures dans le même local.

Parmi les discours prononcés au meeting, nous devons mentionner celui du citoyen Karl Moor, qui parla au nom de l’Arbeiterbund de Berne. Il dit que l’Arbeiterbund, bien que se séparant de l’Internationale sur beaucoup de points théoriques et pratiques, croyait cependant, en présence de ce qui s’était passé, devoir protester aussi contre la conduite de la police de Berne.

Faisons remarquer que l’Arbeiterbund avait été invité, par les Sections internationales de Berne, à participer à la manifestation, et à fêter en commun avec nous le 18 mars, et qu’il s’y était refusé. Bien mieux, il avait organisé une contre-manifestation, c’est-à-dire une réunion publique, le soir, sans cortège, dans un autre local, — contre-manifestation qui du reste a passé inaperçue, toute l’attention s’étant concentrée sur l’Internationale. Dans un appel publié à cet effet la veille, le Comité bernois de l’Arbeiterbund s’exprimait ainsi, en faisant allusion à la manifestation projetée par l’Internationale :

« Nous voulons, répudiant toute manifestation inutile, tout charlatanisme et toute recherche de l’effet, nous réunir ce jour-là comme les membres d’une même famille, pour nous entretenir de nouveau des tendances élevées de la démocratie socialiste. (Wir wollen, ferne von allen unnöthigen Demonstrationen, ferne von aller Marktschreierei und Effekthascherei, uns, etc). »

Et cependant, — qu’on note ce détail, — les hommes qui ont les premiers promené le drapeau rouge dans les rues de Berne, au 18 mars de l’an dernier, étaient des membres de l’Arbeiterbund ; les internationaux, sauf deux ou trois, n’étaient pas là, ils avaient leur réunion à Lausanne. Ces hommes de l’Arbeiterbund avaient promis solennellement de relever à Berne le drapeau rouge l’année suivante ; l’un d’eux, le citoyen Lustenberger, avait dit : « Nous montrerons le rouge au taureau jusqu’à ce qu’il s’y soit habitué ». Mais au dernier moment, quand il fallut agir, on ne se souvint plus de ses déclarations ; on préféra qualifier dédaigneusement de Marktschreierei (charlatanisme) et d’Effekthascherei (recherche de l’effet) une manifestation dont on avait soi-même donné l’exemple ; et on laissa aux seuls internationaux le périlleux honneur d’arborer le drapeau rouge et de tenir tête à la brutale agression de la police.

Après cela, il est permis de trouver un peu tardive la déclaration de solidarité faite par le citoyen Moor après la bataille[11].

Ajoutons que les journaux bourgeois de Berne, le Bund, l’Intelligenz-Blatt, ont comblé l’Arbeiterbund d’éloges bien mérités. Ils ont vanté sa sagesse, sa modération, et n’ont pas manqué de reproduire, pour s’en faire une arme contre nous, les termes de l’appel que nous avons cité plus haut. Puisse cette sympathie, outrageante pour eux, de la presse bourgeoise, de la presse ennemie du socialisme, faire comprendre aux membres de l’Arbeiterbund qu’ils font fausse route.

La soirée familière, qui dura de huit heures à minuit, ne présenta pas d’incidents nouveaux. Des discours, des chants, des déclamations, de la musique alternèrent avec la lecture de nombreux télégrammes et d’adresses de sympathie, dont plusieurs venaient de France, et une d’Espagne.

Le lendemain, les socialistes venus du dehors reprirent le chemin de leurs différentes localités, et retournèrent à leur travail. La ville de Berne ne présentait plus de traces de l’agitation de la veille ; mais la presse bourgeoise commençait sa malpropre besogne, et annonçait aux quatre vents des cieux le nouvel « attentat » commis par l’Internationale.

La manifestation du 18 mars n’aura pas été inutile ; elle contribuera à la diffusion de nos idées. Calomniez-nous, messieurs les bourgeois, il en restera toujours quelque chose : une propagande involontaire que vous aurez faite pour notre compte.


Dans la presse suisse, les journaux ultramontains et libéraux et une partie des journaux radicaux nous couvrirent d’injures. Le Journal de Genève dit : « Le drapeau rouge représente tous les excès sanglants de la première révolution. Le peuple suisse n’en veut pas. » L’Intelligenz-Blatt de Berne annonça que le Conseil communal avait invité le gouvernement à prendre des mesures pour « réprimer énergiquement ces honteux attentats contre l’ordre et la sécurité publique », c’est-à-dire les manifestations socialistes. Le Handels-Courier de Bienne (radical) nous appela « excroissances de la société humaine » ; le Progrès de Delémont (radical) qualifia le drapeau rouge de « loque » ; le Petit Genevois (radical) nous infligea une « flétrissure », en ajoutant qu’il approuvait « la répression qui nous avait été infligée ». Par contre, le Confédéré de Fribourg (radical) prit notre défense, et déclara que les socialistes étaient pleinement dans leur droit en arborant le drapeau rouge ; le Journal du Locle (radical), après avoir blâmé la conduite de la police bernoise, ajouta : « Il faut espérer que l’incident de dimanche aura pour résultat une réclamation à l’autorité supérieure, qui voudra bien nous apprendre de quelle couleur doivent être les drapeaux et les opinions politiques pour trouver grâce et faveur devant elle et ses agents ».

Un journal religieux protestant, l’Union jurassienne, constata les progrès de l’Internationale et sa force morale. Parlant des « procédés sommaires » de la police à notre égard, il dit : « Il faudra mieux que cela pour vaincre l’audacieux parti qui menace de bouleverser la société et commence par mettre en question les bases mêmes sur lesquelles elle repose. Ne le cachons pas, ce parti est une puissance : tantôt nombreux et compact, tantôt épuisé et presque mourant, il reparaît et ressuscite, organisant ses sections, y établissant une discipline sévère, développant ses théories dans des conférences publiques, et, comme ces mystérieux fléaux qui s’avancent dans l’ombre, marchant, avec une confiance et une conviction qui manquent à bien d’autres, à la conquête de l’avenir. »

La Tagwacht nous traita en ennemis. Le Bulletin parle en ces termes de l’attitude de ce journal :

Le premier numéro de la Tagwacht qui a paru après l’affaire du 18 mars contenait, en tête du journal, un court résumé des événements, suivi de l’observation suivante, sur laquelle une main indicatrice appelait l’attention spéciale du lecteur :

« ——> Les sections bernoises du Schweizerischer Arbeiterbund n’ont pas pris part à ce scandale, et elles ont célébré le 18 mars le soir, dans un autre local. »

Ne craignez rien, digne rédacteur de la Tagwacht, il n’y a pas de risque que l’on confonde vous et les vôtres avec les véritables socialistes.


Dans son numéro du 31 mars, revenant sur ce sujet, la Tagwacht se moqua de ce qu’elle appelait « les démonstrations insensées de la rue, dont l’issue peut être prévue par toute personne raisonnable (unsinnige Strassendemonstrationen, deren Ausgang von jedem Vernünftigen vorausgesehen werden kann) ».

Le Vorwärts, lui, parla au contraire de nous avec sympathie[12]. Le Bulletin cita et commenta en ces termes son appréciation des faits :


Le Vorwärts de Leipzig s’exprime comme suit, dans son numéro du 30 mars, à propos de la manifestation de Berne :

« À l’occasion de la fête du 18 mars, il y a eu de nouveau à Berne de honteux excès de la part de la police et de la clique des défenseurs de l’ordre [Ordnungspöbel). Nous avons différé jusqu’à présent d’en parler, parce que les nouvelles étaient très contradictoires. Mais maintenant il est bien constaté que nos camarades de la tendance bakouniste (unsere Parteigenossen bakunisticher Richtung) étaient complètement dans leur droit, et qu’on ne peut pas leur faire le moindre reproche [und dass sie auch nicht der entfernteste Vorwurf treffen kann). Nous tenons à faire cette déclaration, parce que certains adversaires essaient de séparer de la nôtre la cause des socialistes qui ont été à Berne les victimes d’un brutal attentat ( Wir erklären dies ausdrücklich, weil man gegnerischerseits den Versuch macht, die Sache der Sozialisten, welche in Bern das Opfer eines pöbelhaften Attentats geworden sind, von der unsrigen zu trennen). »

Voilà le langage que nous aurions voulu voir tenir à l’organe de l’Arbeiterbund ; mais, bien loin de faire une semblable déclaration de solidarité, la Tagwacht a tenu à séparer publiquement et nettement notre cause de la sienne.

Le Vorwärts nous appelle « unsere Parteigenossen bakunistischer Richtung » ; la Tagwacht nous traite en ennemis.

Nous constatons une fois de plus qu’il y a, entre les socialistes de l’Allemagne et ceux de l’Arbeiterbund, une différence bien tranchée.


Voici encore quelques entrefilets du Bulletin, du 1er avril au 20 mai, relatifs à la manifestation :


L’Arbeiter-Zeitung du 25 mars insiste, et avec raison, sur deux détails caractéristiques qui prouvent jusqu’à l’évidence que la population de Berne n’était point, dans sa masse, hostile au drapeau rouge, et qu’en tout cas elle ne songeait nullement à une agression :

1° Lorsque le train de Zürich arriva, le délégué qui portait le drapeau venu de cette ville put traverser seul la foule curieuse amassée devant la gare, sans recevoir la moindre insulte ;

2° Après la bagarre, les trois compagnons qui avaient repris le drapeau de Zürich[13] firent seuls le trajet de la gare jusqu’au restaurant Jeangros (dix minutes environ), au milieu d’une foule considérable, tout le long de la Länggasse ; et la bannière déployée qu’ils portaient ne leur attira pas la moindre attaque, pas la moindre injure de la part du public.

Une enquête judiciaire s’instruit sur les événements du 18 mars à Berne. Plusieurs de nos compagnons ont été appelés devant un juge d’instruction, chacun dans son canton respectif. Comme on le verra plus loin, ceux des membres de la Fédération ouvrière du district de Courtelary qui se trouvaient à Berne le 18 mars, et qui ont participé à la défense du drapeau rouge contre l’agression de la police, ont décidé de demander tous à être compris dans le procès qui se prépare.

Voici ce que dit la constitution du canton de Berne, du 13 juillet 1846, à l’article 76 :

« La liberté de communiquer ses pensées par paroles, par écrit, par la presse, et par des emblèmes, est garantie.

« La loi détermine les peines qu’entraînent les abus de cette liberté.

« La censure ou toute autre mesure préventive est à jamais interdite. »

On nous écrit de Saint-Imier :

« La Fédération du district de Courtelary, réunie en assemblée générale le 2 avril, a résolu de donner son approbation à la manifestation du 18 mars à Berne, et de se déclarer solidaire des conséquences qui peuvent résulter de cette manifestation.

« Deux de nos compagnons ont été appelés devant le juge d’instruction du district de Courtelary, pour être entendus à propos des faits qui ont eu lieu le 18 mars à Berne.

« Après cet interrogatoire, les membres de notre Fédération qui ont pris part à la manifestation ont résolu d’adresser à M. le juge d’instruction une lettre par laquelle ils l’informent de leur participation à cette manifestation et demandent à être compris dans l’enquête et éventuellement dans le procès ouvert à propos de cette affaire. »

Des Suisses de différents cantons, membres des Sections de Berne, viennent, par une lettre adressée au juge d’instruction de Berne, de se déclarer solidaires de leurs camarades accusés, et demandent à être poursuivis.

Le compagnon Deiber[14], apprenant qu’un de ses amis était accusé, pour les affaires du 18 mars, d’avoir frappé l’inspecteur de police M. de Werdt, vient d’écrire au juge pour être appelé devant lui. Appelé, il s’est aussi dit solidaire de ses camarades, et a déclaré que c’est lui qui a frappé l’inspecteur.

Les tribunaux bourgeois ont rarement vu de semblables coupables et de pareils accusés.

Le procès intenté aux internationaux jurassiens à propos de la manifestation du 18 mars à Berne est encore dans les limbes de l’enquête. La Tagespost, journal libéral de Berne, publiait à ce sujet, le 13 mai, les lignes suivantes :

« On annonce que le juge d’instruction de Berne n’a pas encore pu achever l’enquête sur l’affaire du drapeau rouge, parce que tous les jours des membres de la Fédération jurassienne continuent à se dénoncer volontairement comme coupables. Cela montre combien ces gens sont exaltés, et comme ils aspirent à la couronne du martyre. »

La couronne du martyre n’a rien à voir là-dedans ; les internationaux du Jura font acte de solidarité, voilà tout[15].

Pendant que les autorités républicaines du canton de Berne prétendent dénier aux socialistes le droit d’arborer le drapeau de leur parti, on fait librement dans la Belgique monarchique et cléricale ce qui est interdit à Berne.

À l’occasion du Congrès ouvrier belge de Gand, qui a eu lieu le dimanche de Pâques, un cortège de dix mille ouvriers a parcouru les rues de la vieille cité gantoise, drapeau rouge en tête, et personne n’a songé à contester aux manifestants le droit d’arborer la couleur qui leur est chère.

Oh, nos sublimes libertés républicaines !


Voici mon sentiment personnel sur le résultat produit par la manifestation de Berne, tel que je le retrouve dans une lettre écrite par moi de Neuchâtel à Kropotkine le 27 mars :


Ici, l’impression produite par l’affaire de Berne me semble plutôt mauvaise que bonne ; cela paraît avoir intimidé plusieurs de nos membres. Quant aux Allemands de l’Arbeiterbund, ils jettent feu et flamme contre nous ; ils ne regrettent qu’une chose, c’est qu’on ne nous ait pas tous sabrés à Berne comme nous le méritions.

Théoriquement, je doute qu’avec une population comme la nôtre, des manifestations de ce genre aident à la propagande. À Neuchâtel, du moins, elles nous font plutôt reperdre le peu de terrain que nous avions gagné. Il est vrai que ce terrain était si peu sûr, que ce n’est pas grand dommage.


Robin, de son côté, le 20 mars, écrivait de Woolwich ce qui suit à Kropotkine, avec lequel il s’était lié pendant le séjour de celui-ci à Londres :


Nous attendons avec impatience de vos nouvelles[16]. J’espère bien en recevoir autrement que par le Bulletin, qui nous arrivera mardi ou mercredi prochain. J’ai lu la dépêche du Times[17], que j’ai envoyée à Guillaume avec un bout de copie et tout ce qui n’est pas annonce dans l’Industrial Review, me figurant que vous seriez encore à Neuchâtel. J’ai peur surtout pour Guillaume, qui est bien connu, qui doit être la bête noire des bourgeois et sans doute spécialement signalé aux gendarmes et aux vauriens auxquels vous aurez eu affaire. Dites-lui, quand vous le verrez, toute ma sympathie, et soyez notre intermédiaire puisqu’il est malade et écrasé par la besogne. J’espère cependant que ses névralgies ne durent pas...


Le 2 avril, Robin écrivait de nouveau :


Malgré votre enthousiasme, de votre récit, de celui du Bulletin, et de celui du Radical (que je vous envoie), il résulte pour moi une impression pénible. Bien des détails de la mise en scène me choquent... c’est difficile à écrire et peut-être très présomptueux de la part d’un animal aussi loin de la lutte que je le suis. Vous savez que je ne suis pas à priori pour la théorie des émeutes de détail ; leur succès pourrait seul me convaincre, et je ne vois pas le succès dans le cas actuel... Tenez, je n’aime pas ces réclamations paisibles à un préfet à qui, dans une révolution sérieuse, on aurait, le pistolet sur la tempe, fait rendre ses prisonniers, et à qui on aurait restitué avec gros intérêts les coups de bottes que les autres avaient reçus, et ces coups de sabre auxquels il est heureux, dites-vous, qu’on n’ait pas répondu par des coups de revolver ! Enfin tant mieux si je me trompe, si cela fait un effet utile pour la propagande ; mais je crains que beaucoup ne voient dans cette affaire qu’une rixe, une poussée, une bagarre, là où il fallait une vraie bataille révolutionnaire ou rien.


Une lettre de Brousse à Kropotkine, du 6 avril, donne un autre son de cloche :


J’ai mis, mon cher ami, un certain retard à répondre à votre lettre du 29 mars. Vous ne m’en voudrez pas si vous réfléchissez à l’avalanche d’affaires qui depuis le 18 mars me croule sur la nuque. La propagande commence à se dessiner à Berne, et en somme nous devons être assez satisfaits. D’abord l’impression générale est bonne. Dès le mardi 20 nous sommes allés dans un café que les ouvriers du pays fréquentent chanter le Drapeau rouge, et des applaudissements assez fournis nous ont accueillis ; nous sommes allés ensuite au café fréquenté par les bourgeois : ils chuchotaient à voix basse et semblaient terrifiés. Nous avons donc inspiré aux gros bonnets de la bourgeoisie une terreur salutaire et conquis les sympathies de la masse[18]. Passons à la réalisation pratique de la propagande du 18 mars à Berne. Tandis que la Section de langue française a littéralement doublé le nombre de ses membres (plus de quinze Vaudois ou Fribourgeois se sont inscrits), le Sozialdemokratischer Verein a conquis à peine quelques élément nouveaux, deux ou trois[19]. Pour les ouvriers allemands, le fruit de notre affaire se borne à une assez vague sympathie ; pour les Velches, c’est un véritable enthousiasme. L’effet produit en France est bon, très bon.


Si les rodomontades de Brousse font sourire, il faudrait se garder, toutefois, de tomber dans un autre extrême, et de ne voir, comme la Tagwacht, dans la manifestation de Berne qu’une démonstration vaine et stérile, qu’un enfantillage. On constatera, par le contenu de l’article suivant du Bulletin (22 avril), que le résultat produit dans les sphères gouvernementales pouvait être envisagé comme un réel succès pour l’Internationale, et que j’avais eu tort, dans la réunion privée de la Chaux-de-Fonds, de me montrer trop sceptique :


La manifestation de Berne, toute « puérile » qu’elle ait pu paraître à certaines personnes, a eu pour résultat de faire comprendre à nos adversaires bourgeois que le socialisme est une puissance avec laquelle il faut compter. Dans nos sphères officielles, on affectait d’ignorer l’Internationale ; il était de bon ton, parmi nos hommes politiques, de feindre de ne pas la prendre au sérieux. Et maintenant, quel changement ! Le Grand-Conseil du canton de Berne se réunit le 9 avril, et le président de ce corps[20] ouvre la session législative par un discours dans lequel il consacre aux socialistes un paragraphe spécial, que voici :

« Il est un point sur lequel nous désirons qu’on tienne ferme avant tout dans ce temps-ci : le gouvernement doit, ainsi qu’il l’a fait jusqu’ici à la presque unanimité[21], s’appuyer sur les sympathies et le bon sens de cette partie de la population qui travaille honnêtement, et non pas sur les idées déplorables et malsaines d’une classe qui heureusement n’est pas fortement représentée dans notre canton, et qui veut fonder son existence sur les ruines des institutions actuelles et vivre heureuse sans travailler. »

Voilà donc, chose inouïe chez nous précédemment, l’Internationale jugée digne de figurer dans le « discours du trône » du président du Grand-Conseil bernois ! Et notez que ce représentant d’un peuple républicain parle du socialisme absolument dans le même style que l’empereur Guillaume ou les ministres du tsar.

Mais voici qui est bien plus significatif encore.

Un membre du Conseil d’État bernois, M. Frossard, s’était prononcé contre les mesures prises par la police le 18 mars. Ce libéralisme relatif a si fort irrité contre lui la majorité du Grand-Conseil, que M. Frossard s’est vu forcé d’offrir sa démission, laquelle a été immédiatement acceptée. La formule officielle par laquelle le Grand-Conseil accepte la démission d’un membre du gouvernement contient ces mots : « avec remerciements pour les services rendus ». Un membre de la majorité, un certain Gerber, a proposé de retrancher ces mots, et d’accepter la démission de M. Frossard sans remerciement aucun ; sur quoi le Grand-Conseil, par 50 voix contre 36, s’est déclaré de l’avis de M. Gerber.

Voilà donc un membre du gouvernement mis brutalement à la porte, pour le simple fait d’avoir blâmé la violation, commise par la police à l’égard des socialistes, des droits garantis par la constitution bernoise.

À quand la suppression de l’Internationale ?


À la suite de la manifestation du 18 mars à Berne, plusieurs ouvriers de cette ville furent congédiés par leurs patrons, pour le crime d’avoir accompagné le drapeau rouge. Une souscription fut ouverte, pour venir à leur aide, dans les colonnes du Bulletin et de l’Arbeiter-Zeitung ; en quelques semaines, elle produisit 221 fr. 05 ; après quoi elle fut close pour faire place, à la fin d’avril, à une souscription en faveur des internationalistes qui venaient d’être arrêtés en Italie (voir p. 190).


Dans toutes les sections de la Fédération jurassienne, des réunions particulières avaient eu lieu le 18 mars. Dans celle de Lausanne, Adolphe Clémence fit lecture de la préface d’un livre que Charles Beslay allait publier sur la Commune. Cette lecture provoqua, de la part des auditeurs et de Clémence lui-même, des commentaires que résuma une correspondance adressée au Bulletin : Beslay parlait, dans sa préface, d’une réconciliation entre le peuple et la bourgeoisie, comme de la condition nécessaire pour une réorganisation sociale ; l’Internationale ne croit pas à la possibilité de cette réconciliation : « Il n’y a aucune alliance possible — déclara Clémence — entre ceux qui ne produisent rien et détiennent ce qui ne leur appartient pas, et ceux qui travaillent sans pouvoir jamais s’appartenir eux-mêmes ». Charles Beslay répondit par une lettre qu’inséra le Bulletin (15 avril) ; il y disait : « S’il est un point d’honneur auquel nous tenons par dessus tout, nous autres socialistes, c’est celui qui nous porte à exposer librement, en pleine indépendance, au grand jour, les solutions que nous considérons comme vraies... À ce point de vue, j’ai le droit de dire que je me tiens dans la ligne droite de l’Internationale, qui discute sans imposer aucun joug, qui cherche sans enchaîner les esprits... Trouver une loi nouvelle, trouver un nouveau contrat entre le travail et le capital, voilà manifestement et de toute évidence la solution du problème et la voie à suivre. Pour vous, cette solution n’existe que dans l’appropriation collective du capital et la négation de l’élément qui détient injustement le produit du travail... Mais le communisme est fondamentalement irréalisable, comme organisation sociale : il n’a jamais existé dans le passé, et rien ne le montre possible dans le présent. » La Section de Lausanne répliqua (Bulletin des 29 avril et 6 mai) par l’exposé des idées économiques et sociales de ses membres ; repoussant toute conception communiste autoritaire et étatiste, ils préconisaient le principe de l’équivalence des fonctions, la constitution de groupes communaux, régionaux, nationaux et internationaux, subdivisés eux-mêmes en groupes de producteurs et de consommateurs, et l’organisation d’un vaste système d’assurances fédéralisées.


En France, il y eut commémoration, en de nombreuses réunions privées, de l’anniversaire de la révolution communaliste. On lit dans le Bulletin (25 mars) :


L’anniversaire du 18 mars a été célébré à Paris par plusieurs banquets clandestins, la police ayant interdit ceux qui avaient été publiquement annoncés. Le Radical (successeur des Droits de l’homme), répondant à la Liberté qui prétendait qu’aucun banquet n’avait eu lieu, dit :

« Nous nous contentons de répondre que, outre les deux banquets interdits, trois autres, à l’un desquels cent cinquante personnes étaient présentes, ont eu lieu sans encombre ; quant à dire où, la Liberté ne nous croit vraisemblablement pas assez naïfs pour cela. »

En outre, un correspondant du Radical lui écrit de Montpellier en date du 19 mars :

« Hier ont eu lieu dans notre ville un certain nombre de banquets, qui se sont tous terminés aux cris de : Vive l’amnistie !

« La plupart des convives portaient l’immortelle rouge à la boutonnière.

« Mêmes manifestations à Cette et à Béziers. Les baraquettes où se sont réunis les républicains socialistes de la première de ces communes étaient pavoisées. »

Nous savons, par nos renseignements particuliers, que dans un très grand nombre d’autres localités ont eu lieu des réunions privées pour commémorer le 18 mars.


La manifestation de Berne trouva un écho dans plusieurs parties de la France, comme l’avait écrit Brousse à Kropotkine. Dans le Bulletin du 20 mai, on lit ceci : « Deux Sections françaises de l’Internationale (E, 1, et J, 1) viennent d’adresser à la Fédération jurassienne des lettres de félicitation au sujet de son attitude dans l’affaire du drapeau rouge à Berne ».




  1. M. de Wattenwyl nia plus tard avoir fait cette déclaration. Au procès, qui eut lieu en août suivant, l’organe du ministère public dit ceci : « Le prévenu Kachelhofer a raconté devant le juge d’instruction que, dans un entretien qu’il avait eu avec M. le préfet, celui-ci lui aurait dit qu’au besoin la police protégerait le cortège contre une agression possible de la part du public, pareille à celle de l’an dernier. M. le préfet a-t-il dit cela à Kachelhofer ? » M. de Wattenwyl répondit : « Je ne m’en souviens pas ; mais je dois faire observer que lorsque Kachelhofer m’a parlé du cortège, on ne savait pas encore s’il y aurait un drapeau rouge. Évidemment, mon intention n’a jamais pu être de protéger le drapeau rouge. »
  2. Ce drapeau rouge avait été apporté le matin même de la Chaux-de-Fonds. « Le tapissier Baudrand, un socialiste lyonnais, nous avait confectionné un superbe drapeau rouge frangé d’or : c’est celui qui fut arraché à Schwitzguébel. » (Lettre de Pindy, du 12 avril 1908.)
  3. Le préfet de Berne, M. de Wattenwyl, raconta plus tard au procès que, le 17 mars, il avait eu une conférence avec le directeur de justice (membre du gouvernement bernois), et que celui-ci « lui avait donné pour instruction d’empêcher qu’on n’arborât le drapeau rouge ». Il y eut donc, de la part de la police, dit plus tard le Bulletin (26 août), « un véritable guet-apens : au lieu de donner connaissance, à l’avance, à la commission d’organisation de la fête, de la décision gouvernementale interdisant le port du drapeau rouge, le préfet laissa le cortège se former, et s’avancer sur la place de la gare, où il avait aposté un nombreux détachement de gendarmes et de gardes municipaux, les uns en uniforme, les autres en civil ; on a le droit d’en conclure qu’il avait prémédité une agression contre le drapeau rouge, et qu’il avait choisi à l’avance la place de la gare comme le lieu le plus propice à l’exécution de son projet, à cause de la présence des portefaix, portiers d’hôtels, décrotteurs, etc., qu’il savait devoir au besoin prêter main-forte à ses agents ». Un témoin, M. Lehmann, déposa au procès qu’un instant avant la bagarre il se trouvait à côté de M. de Wattenwyl, qui stationnait près de l’hôpital (à deux pas de la gare), et qu’il entendit le préfet dire à quelqu’un : « À présent, nous allons les arrêter ».
  4. Placés derrière le dos de Schwitzguébel, ils tirèrent brusquement le drapeau à eux par dessus l’épaule du porte-drapeau, sans que celui-ci, dans cette posture, put le retenir.
  5. C’est le Journal de Genève qui nous apprend ce détail. (Note du Bulletin.)
  6. Au procès, quatre gendarmes seulement se portèrent partie civile et réclamèrent des dommages-intérêts pour blessures reçues.
  7. J’étais dans les derniers rangs du cortège, et je ne vis pas ce qui s’était passé à la tête, à l’endroit où se trouvaient les drapeaux. Sans savoir comment, je me trouvai entraîné néanmoins au beau milieu de la bagarre ; puis, quand elle fut terminée, je me dirigeai, avec les camarades les plus rapprochés de moi, vers le restaurant Jeangros, où le drapeau de Zürich avait été porté.
  8. L’inspecteur de police, M. de Werdt, avait voulu s’emparer du drapeau de Zürich, mais il reçut à la tête un coup d’assommoir donné par Deiber, et dut lâcher prise ; Brousse, qui, avec cinq autres camarades, faisait partie d’une avant-garde séparée du reste du cortège par la musique, mais qui, dès le début de la rixe, s’était rapproché, reprit aussitôt le drapeau, et, accompagné par Werner et Deiber, le porta jusqu’au restaurant Jeangros. Le professeur Adolphe Vogt, qui les vit passer, déposa en ces termes au procès : « M. le Dr  Adolphe Vogt, professeur à l’université de Berne, dépose qu’il a rencontré Brousse qui, en compagnie de deux camarades, emportait vers la Länggasse le drapeau rouge de Zürich repris aux gendarmes. Il constata que ce drapeau, qu’escortaient trois hommes seulement, passait librement au milieu d’un nombreux public, sans qu’il y eût de manifestations hostiles. »
  9. Ils furent poursuivis par plusieurs de nos camarades, entre autres Ulysse Eberhardt, Rinke, Gevin (venu de Bâle) et Pindy. Eberhardt et Rinke, aussitôt entourés par les gendarmes, et blessés l’un et l’autre d’un coup de sabre, furent arrêtés et conduits au poste, où les policiers les maltraitèrent. Pindy essaya de reprendre à deux gendarmes le drapeau, dont la hampe, brisée dans le corps à corps, lui resta seule entre les mains.
    Voici le récit que m’a envoyé Pindy de la part prise par lui à la lutte qui s’était engagée autour du drapeau ; on y trouvera quelques détails complémentaires : J’étais à la queue de la colonne, avec ceux de la Chaux-de-Fonds, lorsque nous nous aperçûmes de la bagarre qui se produisait, mais nous ne fûmes pas les derniers à nous y mêler. Jeallot et Ferré, blessés tous deux à la tête, et Baudrand, qui venait d’assommer une sorte de paysan avec son propre parapluie, avaient suivi le gros du cortège se dirigeant vers le restaurant Jeangros, et je restais seul sur le champ de bataille en face de deux gendarmes à qui je disputais notre drapeau. J’avais dans ma poche gauche intérieure un casse-tête, mais je ne pouvais le saisir, ma main droite étant pour ainsi dire emprisonnée dans les plis mêmes du drapeau ; le gendarme qui me faisait face passa son genou entre mes mains et brisa la hampe, dont un bout me resta dans la main gauche, et dont je me servais pour lui taper dessus, lorsque je fus empoigné par derrière par un cocher d’hôtel qui me fit tourner sur moi-même, mais sans me faire tomber.
    « Je me mis à courir après le gendarme voleur, lorsqu’à quelques pas je vis un camarade de Bâle dont je ne me rappelle pas le nom : c’était, je crois, un artiste peintre. Français aussi ; il était pris au collet par un autre gendarme qui voulait l’emmener ; en me jetant entre eux, je fis lâcher prise au policier, qui se mit à courir après celui qui tenait notre drapeau, et le camarade et moi nous les suivions, toujours courant, le long de la rue de la Justice.
    « À quelque distance du poste nous croisâmes Charles Perron, lequel avait suivi, en protestant, une escouade de policiers qui entraînaient deux camarades, Eberhardt, de Saint-Imier, et le serrurier Rinke, Allemand, qui avait travaillé précédemment à la Chaux-de-Fonds en même temps que Reinsdorf. Perron nous conseilla de ne pas nous risquer trop près du poste, notre qualité d’étrangers pouvant nous attirer des ennuis ; quant à lui, il entra au poste, et ne revint que plus tard, nous rejoindre à la réunion. »
    Le membre de la Section de Bâle dont parle Pindy était le peintre A. Gevin.
  10. Néanmoins, au procès, le sous-officier de gendarmerie (Wachtmeister) qui, au témoignage d’Ulysse Eberhardt, avait le premier porté la main sur le drapeau, dit : « Les gendarmes ont reçu l’ordre d’enlever les drapeaux, ils ont obéi ». Il est probable que l’ordre fut donné par l’inspecteur, M. de Werdt, qui lui-même essaya, comme on l’a vu, de saisir le drapeau de Zürich.
  11. Moor, après avoir lu le Bulletin, se plaignit que nous eussions interprété son langage comme une « déclaration de solidarité », et écrivit à ce sujet à la Tagwacht. Le Bulletin répondit, le 8 avril :
    « Dans le Bulletin du 25 mars, en parlant de la protestation faite par le citoyen Moor, au nom de l’Arbeiterbund, au meeting de la Länggasse, nous l’avions appelée une déclaration de solidarité. L’expression était inexacte, et le citoyen Moor, dans une lettre à la Tagwacht, a eu soin de constater au contraire que, tout en protestant contre la police, il a décliné, pour son compte et celui de ses amis, toute solidarité avec la manifestation des « anarchistes ». Dont acte. »
  12. Il y avait évidemment deux courants opposés dans la rédaction du Vorwärts. Quand l’influence de Hasenclever se faisait sentir, le journal parlait des Jurassiens avec bienveillance ; mais le plus souvent c’étaient les marxistes qui tenaient la plume, et leur tendance finit par l’emporter tout à fait.
  13. Brousse, Werner et Deiber.
  14. C’était un jeune ouvrier tailleur, Alsacien.
  15. Naturellement, j’écrivis, moi aussi, au juge d’instruction de Berne pour lui dire que j’avais participé à la manifestation ; et je fus cité à comparaître devant le juge d’instruction de Neuchâtel. — Par contre, un silence absolu fut gardé sur la présence à la manifestation de ceux de nos camarades qui étaient étrangers à la Suisse, et qui auraient pu, par conséquent, être arrêtés et expulsés (à l’exception, bien entendu, de ceux dont l’intervention active était déjà connue comme c’était le cas pour Brousse, Werner et Rinke) : aussi ni Pindy, ni Ferré, ni Jeallot, ni Baudrand, ni Gevin, ni Albarracin, ni Kropotkine, ni Lenz, ni Plekhanof, ne furent inquiétés.
  16. C’est-à-dire des nouvelles de la journée du 18 mars.
  17. Le Times avait publié un télégramme annonçant la manifestation de Berne et le conflit avec la police.
  18. Tous les Tartarins ne sont pas de Tarascon.
  19. En octobre 1876, la Section de langue française de Berne et le Sozialdemokratischer Verein avaient payé leurs cotisations au Comité fédéral jurassien, la première, pour 14 membres, et le second pour 29 membres.
  20. M. Sahli, avocat.
  21. Les mots « presque unanimité » font allusion à l’attitude de M. Frossard, qui, ainsi qu’on va le voir, faisait minorité dans le Conseil d’État.