L’INTERNATIONALE - Tome II
Quatrième partie
Chapitre VI




VI


Le Congrès de la Haye (2-7 septembre 1872).


Après être entrés en Alsace par Bâle, nous nous arrêtâmes, Schwitzguébel, Cafiero et moi, à Mulhouse, où nous voulions faire visite aux internationaux de cette ville. Nous nous rendîmes au cabaret de Mme Weiss, dont le mari, Eugène Weiss[1], ouvrier imprimeur sur rouleaux pour étoffes, était le secrétaire-correspondant de la Section (naturellement secrète, à cause du régime dictatorial établi en Alsace-Lorraine), qui faisait partie de la Fédération jurassienne. Weiss, prévenu, arriva bientôt, amenant avec lui plusieurs camarades ; nous causâmes quelques moments, puis il fallut reprendre le train, qui nous emmena dans la direction de Strasbourg. Au delà de Strasbourg, au moment où le soleil se couchait, nous passâmes devant le village de Bischwiller (le train, qui était un rapide, ne s’y arrêtait pas) : c’était là qu’habitaient nos deux jeunes correspondantes alsaciennes, Mathilde Rœderer et Élise Grimm[2], que nous n’avions jamais vues et auxquelles nous adressâmes par la pensée un salut amical. Nous continuâmes à rouler toute la nuit, traversant Metz, Luxembourg, Namur, et au jour nous arrivions à Bruxelles. La journée du samedi 31 se passa à courir la ville. Nous allâmes d’abord au local de l’Internationale, café du Cygne, Grand’Place ; l’heure était matinale, c’était jour de marché, et la belle place sur un des côtés de laquelle se dresse l’admirable Hôtel de Ville était en partie occupée par des campagnards et par leurs grands chiens attelés à des charrettes ; nous nous rendîmes ensuite chez l’imprimeur Brismée, rue des Alexiens, 13, et chez Laurent Verrycken, qui tenait une petite boutique de librairie je ne sais plus où. Dans l’après-midi, nous vîmes quelques-uns des rédacteurs de la Liberté, de tous les journaux qui se publiaient alors celui où nous retrouvions le mieux nos propres aspirations : Victor Arnould, Hector Denis, Guillaume De Greef. Dans la journée étaient arrivés trois des délégués espagnols : Farga-Pellicer, qui était pour nous une vieille connaissance, et Alerini, venant tous deux de Barcelone ; Marselau, un jeune prêtre défroqué, venant de Séville. Le soir, nous assistâmes tous à une réunion de la Section de Bruxelles, passablement bruyante, et où nous pûmes constater que chez nos amis belges les avis étaient encore partagés : si tous revendiquaient énergiquement le droit à l’autonomie, quelques-uns n’approuvaient pas l’intransigeance des Espagnols et surtout des Italiens, et espéraient qu’il serait possible d’éviter une rupture avec Londres, craignant qu’elle ne déterminât une scission dans l’Internationale.

Le dimanche matin, nous montâmes en wagon en compagnie des trois délégués espagnols et de plusieurs délégués belges, Brismée, Eberhardt, Roch Splingard, Herman ; à Anvers, nous trouvâmes Coenen et Van den Abeele, et c’est là également que nous rencontrâmes le quatrième délégué de la Fédération espagnole, Morago, qui avait voyagé par mer. D’Anvers, le train nous emmena dans la direction du Nord jusqu’à Moerdijk, où tous les voyageurs durent descendre. En 1872, le grand viaduc qui, à Moerdijk, franchit le Hollandsch Diep (bras de mer qui sépare le Brabant néerlandais de la province de Hollande méridionale), n’était pas encore construit ; il fallut nous embarquer à bord d’un vapeur qui, suivant la rivière Noord et passant devant la jolie ville de Dordrecht, dont la vue nous charma, nous amena, par un bras de la Meuse, à Rotterdam. Là, nous prîmes le train qui devait nous conduire dans la capitale des Pays-Bas.

Arrivés à la Haye dans l’après-midi, nous y reçûmes, dans la rue même, dès nos premiers pas, un accueil d’une cordialité inattendue : des ouvriers, devinant que nous étions des délégués de l’Internationale, nous arrêtèrent pour nous donner de chaleureuses poignées de main et nous adresser des souhaits de bienvenue que nous traduisaient nos camarades flamands ; et les mêmes démonstrations se renouvelèrent à plusieurs reprises. Nous nous dispersâmes pour aller nous loger à diverses adresses qui nous avaient été indiquées : Schwitzguébel, Cafiero et moi nous nous rendîmes à une modeste auberge, dans un quartier peu distant du palais royal ; et nous eûmes l’agréable surprise de trouver là, installés autour de la table de la petite salle à manger et prenant le thé, mon vieux camarade du Congrès de Lausanne, Eccarius, et quatre autres membres de la délégation anglaise, John Hales, Roach, Sexton, et le joyeux Irlandais Mottershead, plus un délégué australien à l’herculéenne charpente et aux manières simples, le mineur d’or Harcourt. Surprise non moins grande, nous apprîmes, en quelques instants de conversation, qu’Eccarius et ses camarades s’étaient logés dans cette auberge pour être le plus loin possible de l’hôtel où Marx et sa camarilla avaient élu domicile[3] ; que le torchon brûlait au Conseil général, et que, bien que Roach, Sexton, Mottershead, John Hales et Eccarius fussent membres dudit Conseil, ils étaient en guerre ouverte avec ceux qui en formaient la majorité. « Mais, leur dîmes-nous, comment se fait-il donc que vous ayez signé la fameuse Circulaire privée imprimée il y a quatre mois, et au bas de laquelle vos noms fraternisent avec ceux d’Engels, de Serraillier, de Marx et de Longuet ? » Ils nous répondirent que leurs signatures avaient été placées là sans qu’il leur eût été donné connaissance du contenu de ce document. Eccarius nous apprit en riant qu’il avait été relevé de ses fonctions de secrétaire correspondant pour l’Amérique, sous l’inculpation d’être affilié à l’Alliance ; et que les membres du Conseil fédéral anglais étaient tous accusés par Marx d’être vendus à Gladstone.

Il devait y avoir une réunion préparatoire, le soir même, au local qui avait été loué pour le Congrès, la salle Concordia, dans la Lange Lombard-Straat. Nous nous y rendîmes ; et là, en faisant connaissance avec les délégués néerlandais, le tailleur Gerhard, représentant le Conseil fédéral hollandais, le lithographe Gilkens, représentant la société des lithographes d’Amsterdam, Van der Hout, représentant la Section d’Amsterdam, et Victor Dave, représentant la Section de la Haye, nous eûmes un autre étonnement : celui d’apprendre que la Hollande n’était nullement, comme nous nous l’étions figuré, inféodée au parti autoritaire, et qu’au contraire ses délégués avaient reçu le mandat de voter dans le sens de l’autonomie et du maintien des principes inscrits dans les Statuts généraux de l’Internationale. Mais en même temps nous dûmes constater une chose beaucoup moins agréable : la présence presque au grand complet du Conseil général, dont les membres, avec l’appoint d’un certain nombre de délégués à mandats d’authenticité problématique, constituaient une majorité faite d’avance, qui devait rendre illusoire toute délibération.


Les trois premières journées du Congrès, lundi, mardi et mercredi, furent entièrement employées à la vérification des mandats.

Voici, d’après la liste officielle, les noms des soixante-sept délégués dont la Commission de vérification eut à examiner les pouvoirs :


Délégués venus d’Angleterre[4] :

(*) Arnaud (Antoine), chimiste, délégué de la Section de Carouge (Suisse).

(*) Cournet (Frédéric), professeur, délégué du Conseil général de Londres et du Comité central de Copenhague (Danemark).

(*) Dupont (Eugène), luthier, délégué du Conseil général.

(*) Eccarius (Jean-Georges), tailleur, délégué de la Section des formiers de Londres.

(*) Engels (Friedrich), publiciste, délégué de la Section de Breslau (Prusse) et de la Section 6 (États-Unis).

(*) Fränkel (Léo), orfèvre, délégué d’une Section de France.

(*) Hales (John), délégué de la Section de Hackney Road, Londres.

Harcourt (W. E.), mineur d’or, délégué de la Section de Melbourne (Australie).

(*) Johannard (Jules), délégué d’une Section de France.

(*) Le Moussu, dessinateur, délégué de la Section française de Londres.

(*) Lessner (Friedrich), tailleur, délégué de la Section allemande de Londres.

(*) Longuet (Charles), professeur, délégué d’une Section de France.

(*) Mac Donnell (J. P.), délégué de la Section irlandaise de Londres et de la Section de Dublin.

(*) Maltman Barry, cordonnier, délégué d’une Section de Chicago (États-Unis).

(*) Marx (Karl), publiciste, délégué du Conseil général, de la Section 1 des États-Unis, de la Section de Leipzig et de la Section de Mayence.

(*) Mottershead (Thomas), délégué de la Section de Bethnal Green, Londres.

(*) Ranvier (G.), peintre en poicelaine, délégué de la Section Ferré, à Paris.

(*) Roach (John), délégué du Conseil fédéral anglais.

(*) Serraillier (Auguste), formier, délégué du Conseil général et d’une Section de France.

(*) Sexton (George), médecin, délégué du Conseil général.

(*) Vaillant (Édouard), ingénieur civil, délégué de la Section de la Chaux-de-Fonds (Suisse), d’une Section de France, et de la Section de San Francisco (États-Unis).

Vichard, délégué d’une Section de France.

Wilmot [pseudonyme[5]], délégué d’une Section de France [Bordeaux].

(*) Wroblewski (Walery), professeur, délégué du Conseil général et de la Section polonaise de Londres.


Délégués venus d’ Allemagne :

Becker (Bernhard), publiciste, délégué de la Section de Brunswick.

Cuno, délégué de la Section de Düsseldorf et de la Section de Stuttgart.

Dietzgen (Joseph), tanneur, délégué de la Section de Dresde.

Friedländer (Hugo), délégué de la Section de Zürich (Suisse).

Hepner (Adolf), journaliste, délégué de la Section 8, de New York.

Kugelmann, docteur en médecine, délégué de la Section de Zell (Hanovre).

Milke, typographe, délégué de la Section de Berlin.

Rittinghausen, publiciste, délégué de la Section de Munich.

Scheu (Heinrich), délégué de la Section d’Esslingen (Wurtemberg).

Schumacher (Gustav), tanneur, délégué de la Section de Solingen (Prusse).


Délégués venus de France :

Lucain [pseudonyme[6]], délégué d’une Section de France.

Swarm [pseudonyme de d’Entraygues], délégué d’une Section de France [Toulouse].

Walter [pseudonyme de Van Heddeghem], délégué d’une Section de France [Paris].


Délégués venus de Belgique :

Brismée (Désiré), imprimeur, délégué de la Section de Bruxelles.

Coenen, cordonnier, délégué de la Section d’Anvers.

Cyrille (Victor), employé de commerce, délégué de la Section française de Bruxelles.

Dumont [pseudonyme de Faillet], délégué d’une Section de France [Rouen].

Eberhardt, tailleur, délégué des Sections des tanneurs, des cordonniers, des tailleurs, des charpentiers, des peintres, des teinturiers en peaux, et des marbriers de Bruxelles.

Fluse, tisseur, délégué de la Fédération de la vallée de la Vesdre.

(*) Herman (A.)[7], délégué de la Fédération de Liège : mécaniciens. Union des métiers, charpentiers réunis, marbriers et sculpteurs

Splingard (Roch), délégué du groupe de Charleroi.

Van den Abeele, négociant, délégué de la Section de Gand.


Délégués venus de Hollande :

Dave (Victor), délégué de la Section de la Haye.

Gerhard, tailleur, délégué du Conseil fédéral hollandais, à Amsterdam,

Gilkens, lithographe, délégué de la Section des lithographes d’Amsterdam.

Van der Hout, délégué de la Section d’Amsterdam.


Délégués venus de Suisse :

Becker (Jean-Philippe), délégué du Comité fédéral romand, de deux Sections de Bâle, de la Section de Zoug,de la Section de Lucerne, et de la Section allemande de Genève.

Duval (Th.), menuisier, délégué du Comité fédéral romand. Genève.

Guillaume (James), typographe, délégué de la Fédération jurassienne[8].

Schwitzguébel (Adhémar), graveur, délégué de la Fédération jurassienne.

Joukovsky (Nicolas), délégué de la Section de propagande et d’action révolutionnaire socialiste de Genève[9].


Délégués venus d’Espagne :

Alerini (Charles), professeur, délégué de la Fédération espagnole.

Farga-Pellicer (Rafael), typographe, délégué de la Fédération espagnole

González Morago (Tomás), graveur, délégué de la Fédération espagnole.

Marselau (Nicolá Alonso), délégué de la Fédération espagnole.

Lafargue (Paul), docteur en médecine, délégué de la Nueva Federacion madrileña et de la Fédération de Lisbonne (Portugal).


Délégués venus d’Amérique :

Dereure (Simon), cordonnier, délégué du Congrès de New York.

Sorge (F. A.), professeur, délégué du Congrès de New York.

Sauva (Arsène), tailleur, délégué des Sections 2 (New York), 29 (Hoboken) et 42 (Paterson).

West (W.), délégué du Congrès de Philadelphie.


Délégués venus d’autres pays :

Farkas (Karl), mécanicien, délégué de deux Sections de Budapest (Hongrie).

Heim, délégué de la Section (sic) de Bohême.

Pihl (S. F.), délégué de la Section de Copenhague (Danemark).


Sur ces soixante-sept délégués, deux ne furent pas admis (Joukovsky et West). Des soixante-cinq autres, quarante formèrent la majorité, vingt-cinq la minorité.

La Commission de vérification des mandats fut composée de sept membres : Marx, Ranvier, Fränkel, Mac Donnell, Dereure, membres de la majorité ; et deux représentants de la minorité, Gerhard et Roach. La majorité du Congrès avait décidé que, vu la situation exceptionnelle faite à l’Internationale par la loi française, les mandats émanés de Sections de France, mandats dont cinq membres du Conseil général étaient porteurs, ainsi que six autres délégués, ne pourraient être connus que des seuls membres de la Commission de vérification, et que le Congrès ignorerait jusqu’au nom des villes où se trouvaient ces Sections[10]. Il fallait donc accepter les yeux fermés tous les délégués qui se diraient envoyés par une Section de France ; toute investigation à leur égard nous était interdite, et nous devions nous en rapporter aveuglément aux agissements d’une commission composée en majorité de nos adversaires déclarés.


Voici quelques détails, empruntés pour la plupart au Mémoire de la Fédération Jurassienne, sur la manière dont avaient été recrutés les délégués destinés à composer la majorité dont Engels et Marx avaient besoin.

Les représentants des Sections américaines appartenant à la fraction dite du Tenth Ward Hôtel (opposée au Conseil fédéral de Spring Street) s’étaient réunis en Congrès à New York le 6 juillet 1872, et avaient élu comme délégués au Congrès de la Haye Sorge et Dereure. Une fois nommé, Sorge demanda qu’on lui remît, outre son mandat, une provision de mandats en blanc qu’il voulait emporter en Europe. Quelqu’un ayant fait une objection, Sorge, pour fermer la bouche à son contradicteur, montra une lettre de Marx ; à un pareil ordre, il n’y avait rien à répliquer. Sorge se fit donc donner une douzaine de mandats en blanc, qu’en arrivant à Londres il remit à Marx ; celui-ci les distribua à ceux des fidèles qui en eurent besoin. L’un de ces mandats de Sorge, venant d’une Section de Chicago, fut donné à un certain Maltman Barry, membre du Conseil général et, en même temps, correspondant du journal tory le Standard ; Marx, qui maintenant protégeait cet homme, avait dit de lui, quelque temps auparavant, qu’il le soupçonnait d’être un espion[11] ; mais quand il faut se faire une majorité on n’y regarde pas de si près. Un autre des mandats de Sorge, celui de la Section 8, fut donné à Hepner, rédacteur du Volksstaat[12] ; un autre, d’une Section de San Francisco, au blanquiste Vaillant, membre du Conseil général ; un autre, de la Section 6, à Engels ; un autre enfin, celui de la Section 1, fut gardé par Marx lui-même. Hermann Jung, ayant appris qu’on affirmait que Sorge avait montré une lettre de Marx réclamant des mandats en blanc, parla de la chose à Marx pour savoir si le fait était vrai ; celui-ci ne nia pas l’existence de la lettre : il se borna à dire que Sorge était un âne (ein dummer Esel) de l’avoir montrée[13].


L’Allemagne ne possédant aucune Section de l’Internationale, mais seulement des adhérents individuels, ne pouvait envoyer au Congrès des délégués réguliers. Le Congrès de Bâle, en 1869, avait prévu le cas de délégués venant de pays qui se trouvaient dans la situation où était l’Allemagne ; et il avait décidé que, « pour les pays où l’Internationale rencontre des difficultés à s’établir à cause des lois, les délégués des sociétés ouvrières corporatives seront admis à discuter les questions de principes, mais ne pourront discuter et voter les questions administratives » (Résolutions administratives, n° VIII ; voir tome Ier, p. 209). En vertu de cette résolution, les représentants des sociétés ouvrières allemandes se trouvaient exclus d’avance des votes administratifs au Congrès de la Haye ; mais cela ne faisait pas le compte de Marx et d’Engels, à qui les voix des délégués allemands étaient indispensables pour constituer leur majorité. À tout prix, il fallait que les Allemands pussent voter. Pour éviter de se trouver sous le coup de la décision de Bâle, Bernhard Becker, Cuno, Dietzgen, Hepner, Kugelmann[14], Milke, Rittinghausen, Scheu, Schumacher, se présentèrent tous à la Haye comme délégués, non de simples sociétés ouvrières, mais de Sections de l’Internationale. Or, six mois auparavant, Liebknecht avait établi clairement, devant le tribunal de Leipzig, qu’il n’existait et ne pouvait exister en Allemagne que des adhérents individuels à l’Internationale, mais pas de Sections ; Bracke, membre du Comité du Parti de la démocratie socialiste, cité comme témoin, avait dit à l’audience du 23 mars : « Nous avons regretté que la loi ne nous permît pas de constituer une branche officielle de l’Internationale. Les membres de notre parti ne devenaient membres de l’Internationale qu’à titre individuel. » (Volksstaat du 27 mars 1872, page 3, 2e colonne.) Il était impossible de constater plus clairement qu’il n’existait pas de Sections de l’Internationale en Allemagne ; et pourtant, après ces déclarations solennelles, les amis de Marx osèrent se dire à la Haye représentants de Sections allemandes. Que doit-on penser d’un semblable procédé ? De plus, une condition sine qua non pour que le délégué d’une Section put siéger et voter au Congrès, c’était que la Section eût payé ses cotisations au Conseil général : or, Bebel avait déclaré, à l’audience du 11 mars (Volksstaat du 16 mars 1872, page 1, 2e colonne), que les internationaux allemands n’avaient jamais payé de cotisations à Londres[15].

Voici une nouvelle preuve que les délégués des soi-disant Sections allemandes ne représentaient pas des Sections. Un certain Milke figura à la Haye comme délégué de la Section de Berlin ; or, quelque temps après, le secrétaire de la Fédération anglaise, John Hales, écrivit à un membre de l’Internationale résidant à Berlin, Friedländer (qui avait siégé à la Haye comme délégué de Zürich), à propos d’une grève de relieurs ; Friedländer répondit à Hales qu’il n’existait pas de Section de l’Internationale à Berlin[16].

En France comme en Allemagne, la loi ne permettait pas de former des Sections de l’Internationale ; mais en France, pays où l’on se soucie moins de la légalité qu’en Allemagne, il existait réellement des Sections, malgré la loi et malgré certain décret de la Conférence de Londres[17]. Il pouvait donc y avoir au Congrès de la Haye des délégués réguliers de Sections françaises ; mais, comme ces Sections étaient des sociétés secrètes, la vérification des mandats délivrés par elles était chose très délicate, et la fraude était facile. Les amis de Marx surent profiter de cette situation ; Serraillier, secrétaire du Conseil général pour la France, vint à la Haye « les poches pleines de mandats français » qu’il était impossible de contrôler. Les Sections dont Serraillier prétendait tenir tous ces mandats existaient-elles réellement ? et, en admettant leur existence, étaient-elles en règle pour leurs cotisations ? Nul ne le savait que Serraillier et ses amis. Cinq membres du Conseil général n’avaient d’autre titre à la délégation que ces mandats français si suspects : c’étaient Fränkel, Johannard, Longuet, Ranvier et Serraillier ; les autres délégués porteurs de semblables mandats étaient Dumont (pseudonyme), venu de Bruxelles ; Vichard et Wilmot (pseudonyme), venus de Londres ; Lucain (pseudonyme), Swarm (pseudonyme) et Walter (pseudonyme), venus de France. De ces six derniers délégués, un seul, Dumont, avait indiqué la ville d’où lui venait sa délégation, Rouen : or, après le Congrès de la Haye, la Fédération des Sections internationales de Rouen infligea un désaveu à son mandataire pour l’abus qu’il avait fait de son mandat en votant avec les autoritaires, tandis que ses instructions lui prescrivaient formellement de voter avec les fédéralistes ; cette protestation de la Fédération rouennaise fut insérée dans l’Internationale, de Bruxelles. Après le Congrès, le Conseil fédéral anglais eut l’occasion de constater qu’un autre de ces délégués, Vichard (inscrit sous son véritable nom), n’était pas même membre de l’Internationale[18]. Une lettre envoyée à la Liberté, de Bruxelles (numéro du 27 avril 1873), par P. Dubiau, ex-membre du Comité fédéral de Bordeaux, nous apprend que le délégué qui avait pris le pseudonyme de Wilmot (ou Wilmart) avait reçu de la Fédération bordelaise un mandat qui lui imposait « l’obligation, non seulement de combattre les tendances autoritaires du Conseil général, mais encore de demander l’abrogation des pouvoirs conférés à ce Conseil par la Conférence secrète de Londres[19] » ; le délégué en question vota dans le sens diamétralement opposé à la volonté de ses commettants. Enfin, des procès qui eurent lieu à Toulouse et à Paris au printemps de 1873 (il en sera parlé au tome III) nous apportèrent d’édifiantes révélations sur les deux personnages venus à la Haye sous les pseudonymes de Swarm et de Walter : ils nous apprirent que l’un d’eux, d’Entraygues (Swarm), agent du Conseil général à Toulouse, était un mouchard ; et que l’autre, Van Heddeghem (Walter), agent du Conseil général à Paris, était un fort peu intéressant personnage, qui, devant le tribunal, pour obtenir l’indulgence des juges, se déclara repentant et annonça qu’il serait désormais l’adversaire acharné de l’Internationale.

Les mandats français dont Serraillier avait rempli ses poches devaient lui servir à forcer la main à Marx dans la question du transfert du Conseil général ; et voici comment :

Un parti s’était formé, au sein même du Conseil général, qui voulait que le siège du Conseil cessât d’être à Londres, et fût placé sur le continent, en Belgique ou en Suisse. C’était l’opinion de plusieurs anciens membres de ce Conseil, Jung, Eccarius, Johannard, Serraillier lui-même, depuis que l’élément blanquiste y était entré et y avait pris de l’influence ; c’était celle aussi de presque tous les membres anglais, Hales, Mottershead, Bradnick, Mayo Roach, etc. Marx et Engels, par contre, tenaient mordicus à garder le Conseil à Londres, pour l’avoir entre leurs mains ; et les blanquistes admis récemment au Conseil, Arnaud, Vaillant, Cournet, Ranvier, Constant Martin, les appuyaient, comptant bien se faire de ce corps un instrument de domination[20]. Lorsque la question dut être portée devant le Congrès, Serraillier, voyant que Marx s’opiniâtrait dans son opinion, s’avisa, pour l’effrayer, de lui dire qu’il allait distribuer à un certain nombre de proscrits français venus à la Haye en spectateurs — Lissagaray et autres — les mandats dont il disposait : il aurait constitué ainsi, de sa propre autorité, un groupe capable de tenir les blanquistes en échec et d’enlever le vote, malgré Marx, sur la question du siège du Conseil. Devant cette menace, Marx capitula : il lui importait de conserver, aux yeux du public, au moins les apparences de l’autorité, et il ne fallait pas qu’il risquât de se trouver en minorité, fût-ce une seule fois. Il consentit donc à renoncer au maintien du Conseil à Londres ; mais, de concert avec Engels, il imagina aussitôt un moyen de s’assurer quand même la haute main sur le futur Conseil général : il proposa qu’il fût placé non en Europe, où il eût probablement échappé à son influence, mais de l’autre côté de l’Atlantique, à New York[21] : proposition qui fut votée, comme on le verra, grâce à l’appoint de neuf voix de la minorité.

Les blanquistes, à qui Marx avait fait, avant le Congrès, des promesses formelles, et qui venaient de voter l’accroissement des pouvoirs du Conseil général parce qu’ils avaient compté que ce Conseil serait entre leurs mains, se virent joués ; dans leur dépit, ils quittèrent le Congrès (p. 343), et sortirent ensuite de l’Internationale. Mais ces hommes, qui avaient trempé dans les intrigues ourdies contre la minorité, et qui se trouvèrent, en fin de compte, les dupes de compères plus malins qu’eux, étaient mal venus à se plaindre.

Comment les blanquistes — Cournet, Vaillant, Arnaud et Ranvier — avaient-ils obtenu des mandats de délégués ? Cournet était censé délégué par le Comité central de Copenhague ! Put-il sérieusement se figurer qu’il avait qualité pour parler au nom du prolétariat du Danemark ? et le programme révolutionnaire qu’il présenta au Congrès de la Haye avec ses amis répondait-il le moins du monde aux aspirations des ouvriers danois ?

Vaillant, lui, avait un mandat d’une Section de la Chaux-de-Fonds ! Cela nous surprit fort, Schwitzguébel et moi ; nous exprimâmes quelques doutes sur l’authenticité du mandat, et Vaillant voulut bien nous le faire voir : c’était un chiffon de papier par lequel MM. Elzingre, ex-député au Grand-Conseil neuchâtelois, et Ulysse Dubois, le héros du Congrès romand d’avril 1870, annonçaient qu’ils envoyaient au Congrès de la Haye un délégué muni de pleins-pouvoirs en la personne de... (le nom en blanc). Vaillant, gratifié soit par Outine, soit par Marx, de ce chiffon, y avait intercalé son nom et se trouvait de la sorte le mandataire de MM. Elzingre et Ulysse Dubois, et naturellement aussi de leur ami Coullery. La plaisanterie était assez réussie : c’était donc en vertu d’un mandat des hommes de la Montagne que Vaillant allait pouvoir exposer à la Haye son programme terroriste et jacobin ; c’était la rédaction de la Montagne, c’étaient les démocrates socialistes « verts », Coullery, Elzingre et Cie, qui, par la bouche de Vaillant, seraient censés émettre cette théorie « qu’il faut courber les classes possédantes sous la dictature du prolétariat[22] », et qui énonceraient cette maxime devenue célèbre : « Si la grève est un moyen d’action révolutionnaire, la barricade en est un autre, et le plus puissant de tous[23] ». C’était vraiment d’un haut comique, et si on rapproche les aphorismes révolutionnaires du sentencieux Vaillant de la polémique jadis soutenue par la Montagne et les coullerystes contre le Progrès et l’Égalité (en 1869), ainsi que de la protestation de la Section coulleryste de la Chaux-de-Fonds et de Coullery lui-même contre le manifeste de la Solidarité (septembre 1870), on conviendra que les délégués jurassiens avaient de quoi rire. Vaillant, du reste, eut le bon sens de comprendre le ridicule d’une semblable position ; il nous déclara qu’il renonçait à se prévaloir du mandat Dubois-Elzingre, attendu qu’il en avait encore deux : l’un, dont j’ai déjà parlé, venant d’une Section de San Francisco, l’autre appartenant à cette catégorie des mystérieux mandats français qu’on ne montrait à personne.

Arnaud, lui aussi, avait un mandat suisse, donné — très probablement en blanc — par la Section de Carouge ; cette Section connaissait aussi peu Arnaud que les coullerystes de la Chaux-de-Fonds connaissaient Vaillant, et les mêmes remarques s’appliquaient à l’un et à l’autre. Mais Arnaud n’avait pas, comme Vaillant, la ressource de mandats supplémentaires, et il fut bien obligé de s’en tenir à son mandat de Carouge. Les internationaux de cette petite ville genevoise eurent donc, sans s’en douter, l’honneur de donner, par leur « délégué », leur appui à la tentative des blanquistes pour dénaturer, au profit des théories jacobines, le programme de l’Internationale.

Ranvier, je l’ai dit, représentait la Section Ferré, de Paris ; Section, se disait-on à l’oreille, d’une existence assez problématique ; les trois mille membres que la renommée lui attribuait se réduisaient à trois tout court, d’après certaines informations. Mais on aurait eu mauvaise grâce à chicaner Ranvier sur cette bagatelle, d’autant plus que Marx l’avait destiné d’avance à présider le Congrès, ainsi que Jung l’a raconté plus tard.

Une chose qui avait dû contrarier fort les marxistes, c’était l’attitude prise par les Sections de Genève, sur lesquelles on avait probablement compté pour envoyer au Congrès des délégués nombreux et disciplinés. Ces Sections commençaient à se fatiguer du rôle qu’on leur faisait jouer ; Outine y avait perdu beaucoup de son influence, et avait même quitté Genève depuis quelque temps ; il avait élu momentanément domicile à Zürich[24] en attendant d’émigrer à Londres — puis de rentrer en Russie, gracié par la clémence impériale. Lorsqu’était arrivée la circulaire du Conseil général annonçant que le siège du Congrès serait la Haye, les Sections genevoises avaient réclamé contre ce choix ; on les vit, chose inouïe, vouloir faire acte d’indépendance à l’instar des Jurassiens ! Le Conseil général répondit aux Genevois, comme à nous, qu’il ne pouvait revenir sur sa décision. Alors les Sections de Genève, mécontentes, résolurent de ne point envoyer de délégués au Congrès. C’était grave, et je suis tenté de croire que c’est au moment où la nouvelle de cette attitude des Sections genevoises parvint à Londres, qu’il faut placer cette circonstance racontée quelques mois plus tard par Jung au Congrès de la Fédération anglaise (26 janvier 1873) :


À tous les Congrès précédents, Eccarius et moi avions été les exposants de la doctrine de Marx ; mais je ne pouvais pas voter pour sa nouvelle politique, et, plutôt que de voter contre Marx, je résolus de ne pas aller au Congrès. Il y eut un moment où il arriva des nouvelles qui firent douter si le Conseil général aurait une majorité assurée. Marx et Engels me pressèrent alors de venir aussi. Je refusai, en donnant pour raison que j’avais déjà fait trop de sacrifices. Le jour suivant, ils revinrent et me dirent qu’il fallait absolument que je vinsse, que la majorité pouvait dépendre d’une seule voix ; je répondis qu’ils pourraient facilement la trouver. Ils m’offrirent de payer les frais nécessaires, quels qu’ils pussent être, si je consentais à aller. Engels me dit même : « Vous êtes le seul homme qui puisse sauver l’Association ». Je répondis alors que je ne pourrais aller à la Haye qu’à une seule condition, c’était que lui et Marx n’y allassent pas[25].


Que faire pour parer à cette défection inattendue des Sections genevoises ? Le Comité fédéral romand, dirigé par des hommes à la dévotion de Marx, trouva un moyen bien simple de tourner la difficulté et d’envoyer au moins un soldat pour renforcer le bataillon marxiste : il nomma de sa propre autorité un délégué en la personne d’un de ses membres, Duval — celui dont Bakounine avait écrit que c’était un sot et un blagueur. Mais il fallait de l’argent : un anonyme fournit les fonds nécessaires. Et voilà comment les Sections de Genève furent représentées à la Haye[26] !

J’ai énuméré, dans ce qui précède, le plus grand nombre des comparses recrutés des quatre points cardinaux par Marx et Engels pour former leur majorité. Il n’en reste à nommer qu’une douzaine, — exactement, onze.

En tête, plaçons J.-Ph. Becker. « Cet homme, qui avait fait partie de l’Alliance de la démocratie socialiste à son origine, qui en connaissait l’histoire à fond, qui savait parfaitement à quoi s’en tenir sur toutes les affaires intérieures de la Fédération romande, avait renié ses anciens amis, et, suivi du mépris de tous ceux qui l’estimaient autrefois, il avait passé dans le camp marxiste. Il consacre aujourd’hui ses loisirs à jeter de la boue à la Fédération jurassienne dans les colonnes de la Tagwacht de Zurich. » (Mémoire, p. 269.) Passons.

Un autre, Friedländer, de Berlin, se présentait avec un mandat de Zürich : les Zuricois n’avaient trouvé personne chez eux qui voulût aller faire la besogne que J.-Ph. Becker avait accepté d’accomplir.

La Hongrie, la Bavière et le Danemark avaient fourni leur contingent : Farkas représentait deux Sections de Budapest, Heim une Section de Bohème, et Pihl la Section de Copenhague. Jusqu’à quel point ces délégués étaient-ils authentiques ? Nous ne pouvions le savoir.

Venaient ensuite trois délégués ayant des mandats d’une authenticité irrécusable ; malheureusement, les Sections qu’ils représentaient ne pouvaient pas peser d’un bien grand poids dans la balance, attendu que, constituées sur la terre étrangère, elles n’avaient pas d’influence directe sur le prolétariat de leur pays. Ces trois délégués étaient : Lessner, membre du Conseil général, représentant la Section allemande de Londres ; Le Moussu, membre du Conseil général, représentant une Section française de Londres ; et Wroblewski, membre du Conseil général, représentant la Section polonaise de Londres.

Un Irlandais, Mac Donnell, représentait des sociétés irlandaises de Londres et de Dublin ; mais, bien qu’il fût membre du Conseil général, il ne se montra pas discipliné, et dans plus d’une question il vota avec la minorité.

Eugène Dupont, membre aussi du Conseil général, ne représentait aucune Section : il vint à simple titre de délégué du Conseil.

« Reste, pour le bouquet, le grand agitateur de la péninsule ibérique, le patron de la Emancipacion, le gendre de Marx, M. Paul Lafargue, délégué par cette grotesque réunion de neuf pauvres hères stipendiés par la maison Marx qui s’intitule la Nouvelle Fédération madrilène. M. Lafargue disait représenter aussi une Section de Lisbonne. » (Mémoire, p. 271.)

La majorité de la Commission de vérification ne fit pas la moindre difficulté d’accepter les mandats de tous les délégués dont le vote était acquis à la coterie marxiste ; et la majorité du Congrès sanctionna cette manière d’agir. Un délégué anglais, Mottershead, voulut présenter au Congrès quelques observations sur le mandat de complaisance donné à Maltman Barry, en disant que celui-ci n’appartenait pas aux hommes connus en Angleterre dans le mouvement ouvrier ; Marx, furieux de voir attaquer son protégé, s’écria : « Il est très honorable pour le citoyen Barry de n’être pas un homme connu dans le mouvement ouvrier anglais, car tous ceux qu’on appelle les leaders du mouvement ouvrier en Angleterre sont des hommes vendus à Gladstone ou à d’autres politiciens bourgeois ». Dans l’affaire de la Nouvelle Fédération madrilène, le Conseil général avait violé la résolution administrative n° V du Congrès de Bâle : cette résolution lui donnait bien le droit « d’admettre ou de refuser l’affiliation de toute nouvelle société ou groupe », mais elle ajoutait : « Là où il existe des groupes fédéraux, le Conseil général, avant d’accepter ou de refuser l’affiliation d’une nouvelle section ou société, devra consulter le groupe » : or, le Conseil avait omis, à dessein, de consulter la Fédération régionale espagnole ; cela n’empêcha pas la majorité du Congrès d’approuver la conduite du Conseil général[27].

Mais à l’égard des délégués qui représentaient des Sections ou des Fédérations d’opinion autonomiste, l’attitude de la Commission de vérification fut bien différente. On chercha querelle à plusieurs d’entre eux, entre autres aux quatre délégués de la Fédération espagnole, à deux délégués américains, et au délégué de la Section de propagande et d’action révolutionnaire socialiste de Genève.

L’objection faite aux Espagnols était que leur Fédération n’avait pas payé ses cotisations à Londres[28]. Le Conseil général croyait avoir trouvé là un argument sans réplique ; malheureusement pour lui, les Espagnols avaient apporté les cotisations avec eux, dans l’intention de les payer au Congrès même, ce qu’ils firent. Une fois ces cotisations acquittées, il semblait qu’il ne dût plus y avoir d’obstacle à leur admission, puisque la Commission n’en avait pas mentionné d’autre. « Mais M. Marx est un homme à ressources ; il trouva immédiatement un nouveau prétexte. Les délégués espagnols, dit-il au Congrès, sont impliqués dans l’affaire de l’Alliance, et il convient de suspendre leur admission jusqu’après la discussion de cette question-là. Cette tactique jésuitique fut déjouée par l’attitude énergique des Espagnols : Marselau, de Séville, dans un discours écrasant de mépris pour les machinations malpropres de la majorité, mit à nu toutes les petites intrigues contre l’Espagne, et somma le Congrès de déclarer franchement s’il voulait, oui ou non, expulser de l’Internationale la Fédération espagnole. La majorité n’osa pas répondre, et les Espagnols furent admis[29]. »

Le délégué américain Sauva avait des mandats des Sections 2, 29 et 42. Ces Sections étaient adhérentes, non pas au Conseil de Spring Street (fédéraliste), mais à celui du Tenth Ward Hôtel : néanmoins, le mandat de la Section 2 fut annulé, parce que cette Section, ayant protesté contre l’élection de Sorge et de Dereure comme délégués, avait été exclue par le Conseil fédéral du Tenth Ward Hôtel ; mais il fallut bien reconnaître la validité des mandats des Sections 29 et 42, et Sauva fut admis à siéger.

L’autre Américain auquel s’en prit la Commission s’appelait W. West ; il était délégué par un Congrès tenu à Philadelphie le 9 juillet par les Sections groupées autour du Conseil fédéral de Spring Street ; mais il était membre de la Section 12, — cette Section dont le Conseil général avait prononcé la suspension malgré le préavis contraire d’Eccarius. Les raisons alléguées par le Conseil général étaient qu’il y avait dans la Section 12 des spirites et des partisans de l’amour libre, c’est-à-dire des représentants de doctrines auxquelles il n’était pas possible de reconnaître droit de cité dans l’Internationale. La majorité du Congrès adopta ce point de vue, et la Section 12 ayant été repoussée, le délégué du Congrès de Philadelphie se vit fermer les portes du Congrès de la Haye.

La Section de propagande et d’action révolutionnaire socialiste de Genève faisait partie de la Fédération jurassienne ; mais, ne se trouvant pas suffisamment représentée par les deux délégués élus au Congrès de la Chaux-de-Fonds, elle avait tenu à envoyer au Congrès son délégué spécial, en la personne de Nicolas Joukovsky[30]. Celui-ci avait mission d’exposer les griefs particuliers de sa Section contre le Conseil général, et de mettre en relief les services qu’elle avait rendus à l’Internationale. Mais il arriva que ce délégué spécial ne put pas ouvrir la bouche pendant toute la durée du Congrès, Marx ayant malignement proposé à la majorité, qui approuva, d’ajourner l’examen du mandat de Joukovsky jusqu’au moment où le verdict sur l’affaire de l’Alliance aurait été prononcé, sous prétexte que la Section de propagande de Genève n’était que la Section de l’Alliance ressuscitée sous un autre nom ; et comme cette affaire ne vint qu’à la fin de la dernière séance du Congrès, notre ami Joukovsky dut s’en retourner à Genève sans avoir parlé. Il voulut du moins utiliser sa présence aux séances du Congrès en prenant des notes. Ces notes, retrouvées plus tard dans ses papiers, m’ont été obligeamment communiquées par Mme Joukovsky, et je leur ai fait quelques emprunts. Nettlau les a publiées presque en entier au chapitre 62 de sa biographie de Bakounine.

On n’essaya pas de contester les mandats des deux délégués de la Fédération jurassienne : Schwitzguébel et moi étant déjà désignés pour être offerts en holocauste, avec Bakounine, à la politique de la coterie gouvernante, il fallait bien, afin de pouvoir nous frapper avec toute la solennité voulue, commencer par nous admettre au Congrès. Il se passa d’ailleurs à notre égard un incident assez singulier. Dans la première séance publique du Congrès, le jeudi, lorsque lecture fut donnée de la liste des délégués, formée par le bureau du Congrès, nous remarquâmes, Schwitzguébel et moi, que nous étions désignés par l’appellation étrange de délégués du Congrès de Neuchâtel. Je réclamai immédiatement, en disant que cette désignation n’avait pas de sens, qu’il n’y avait pas eu de Congrès de Neuchâtel, que les termes de notre mandat rendaient inexplicable une si extraordinaire bévue, et que nous tenions à constater que nous étions les délégués de la Fédération Jurassienne, nommés par le Congrès de la Chaux-de-Fonds le 18 août. On me répondit qu’il serait fait droit à notre réclamation, et que l’erreur, tout involontaire, serait corrigée. Dans la même séance, on annonça que le bureau allait faire imprimer la liste des délégués : je m’approchai d’Engels et lui rappelai la rectification relative au Congrès de Neuchâtel, le priant de ne pas oublier d’en tenir compte dans l’impression de la liste ; Engels le promit. Le lendemain, j’appris par hasard que le bureau avait reçu une épreuve typographique de la liste des délégués ; désireux de m’assurer si la correction avait été faite, je demandai à voir cette épreuve. Elle était entre les mains de Marx ; celui-ci voulut bien me la laisser parcourir, et, à mon grand étonnement, je m’aperçus que Schwitzguébel et moi y étions encore désignés sous le titre de délégués du Congrès de Neuchâtel. Je demandai à Marx ce que cela signifiait ; il répondit qu’on avait oublié de faire la correction. J’insistai pour qu’elle fût faite, et j’obtins de Marx et d’Engels la promesse qu’on y veillerait. On peut juger de ma stupéfaction, lorsque, le dernier jour du Congrès, en examinant la liste des délégués imprimée d’après l’épreuve corrigée par Engels et Marx, je constatai qu’on y lisait toujours : « Guillaume et Schwitzguébel, délégués du Congrès de Neuchâtel ». Il y avait là évidemment un fait exprès. Quelle avait pu être l’intention de Marx et d’Engels ? plusieurs explications s’offrent à l’esprit, mais aucune ne me paraît entièrement satisfaisante : aussi je renonce à chercher à comprendre.

Cette circonstance fut la seule où j’aie eu l’occasion de causer avec Marx ; mais, pendant les six journées du Congrès, j’eus tout le temps de l’observer, d’étudier ses manèges, et de constater combien, au milieu de ceux qui l’entouraient comme une cour, son attitude était celle d’un souverain. J’ai gardé un vivant souvenir de cette tête remarquable, aux yeux pleins d’intelligence malicieuse dans un visage d’où l’expression de la bienveillance était absente. C’était bien l’homme qui, écrivant à Kugelmann[31], citait avec complaisance ces vers du poète-ouvrier Weerth :

Es gibt nichts schöneren auf der Welt
Als seine Feinde zu beissen.
(Il n’y a rien au monde de plus beau
Que de mordre ses ennemis.)


Si maintenant nous récapitulons les délégués qui formèrent la majorité marxiste, nous la trouvons composée comme suit :

Seize membres du Conseil général : l’un d’eux, Dupont, n’avait pas de mandat autre que sa qualité de membre de ce Conseil ; quatre, Le Moussu, Lessner, Mac Donnell et Wroblewski, représentaient des Sections française, allemande, irlandaise et polonaise constituées à Londres (Mac Donnell avait en outre un mandat de Dublin) ; deux, Arnaud et Cournet, avaient des mandats fantaisistes de Carouge et de Copenhague ; trois, Engels, Maltman Barry et Marx, avaient pour titres trois mandats américains apportés par Sorge, et Marx et Engels avaient en outre des mandats allemands émanant de Sections qui n’existaient pas ; enfin six, Fränkel, Johannard, Longuet, Ranvier, Serraillier et Vaillant, étaient munis de mandats français invisibles (Vaillant avait en outre un mandat américain, et ce mandat de la Chaux-de-Fonds dont il avait renoncé à se prévaloir) ;

Six délégués, — dont cinq s’abritant sous des pseudonymes, — qui, ainsi que les six membres du Conseil général nommés en dernier lieu, étaient porteurs de mandats qu’on disait émaner de Sections de France, sans qu’aucun contrôle fût possible : Dumont (Faillet), Lucain (?), Swarm (d’Entraygues), Vichard, Walter (Van Heddeghem), Wilmot (?) ;

Neuf délégués venus d’Allemagne et qui, aux termes de la décision du Congrès de Bâle, n’avaient pas le droit de voter : Bernhard Becker, Cuno, Dietzgen, Hepner, Kugelmann, Milke, Rittinghausen, Scheu et Schumacher ;

Trois délégués ayant des mandats suisses : J.-Ph. Becker, Duval, et Friedländer (ce dernier habitant Berlin) ;

Deux délégués venus des États-Unis : Dereure et Sorge ;

Un Bohème, Heim ; un Danois, Pihl ; un Hongrois, Farkas ; et M. Paul Lafargue ;

Total, quarante hommes.

Ce résultat était maigre, et n’était vraiment pas en proportion des efforts inouïs faits par Marx et Engels pour enrôler des votants. Quarante hommes, et sur ce nombre seize membres du Conseil général ! Retranchez ces seize-là, qui étaient à la fois juges et parties ; retranchez encore les six Français, à mandats contestables, et les neuf Allemands, qui n’auraient pas dû être admis à voter ; que restait-il ? les trois Suisses (dont deux étaient Allemands et le troisième, Duval, Français), les deux Américains (dont l’un était Allemand et l’autre Parisien), le Bohème, le Danois, le Hongrois, et M. Lafargue, Pablo Farga, l’ « Espagnol postiche » (qui était censé représenter Madrid et Lisbonne) : en tout neuf !


Voyons, en regard, ce qu’était la « minorité » :

Quatre délégués nommés au scrutin par toutes les Sections de la Fédération espagnole et porteurs d’un mandat impératif : Alerini, Farga-Pellicer, Marselau et Morago ;

Deux Jurassiens nommés par le Congrès de la Fédération jurassienne et porteurs aussi d’un mandat impératif : James Guillaume et Adhémar Schwitzguébel ;

Sept Belges, représentant diverses Sections et fédérations : Brismée, Coenen (Flamand), Eberhardt, Fluse, Herman, Splingard, Van den Abeele (Flamand) ;

Quatre Hollandais, représentant le Conseil fédéral hollandais et diverses Sections : Dave, Gerhard, Gilkens, Van der Hout ;

Cinq délégués de Sections anglaises : Eccarius, John Hales, Harcourt (de Melbourne, Australie), Mottershead, Roach ;

Un Français, représentant la Section française de Bruxelles : Cyrille ;

Un Américain, Sauva, représentant les Sections 29 et 42 des États-Unis.

À ces vingt-quatre délégués, il faut ajouter Sexton, membre du Conseil général, qui vota avec la minorité, mais qui n’avait, comme Dupont, d’autre mandat que sa qualité de membre de ce Conseil[32].

Je ne compte pas West et Joukovsky, puisque l’un fut rejeté, et l’autre perpétuellement ajourné.

Si nous avions tenu absolument à être les plus forts numériquement, il eût été bien facile de faire envoyer par la Belgique et la Hollande quelques délégués de plus ; et nous aurions pu, nous aussi, avoir des mandats de Sections de France[33], que nous aurions distribués à quelques-uns des Français, sympathiques à nos idées, que le Congrès avait attirés à la Haye[34]. La Fédération italienne avait nommé sept délégués, qui se rendirent en Suisse pour prendre part, le 15 septembre, au Congrès international de Saint-Imier : si l’Italie avait renoncé à une abstention qui nous paraissait une faute, et qu’elle eût envoyé ses délégués à la Haye, la minorité, déjà renforcée des délégués belges, hollandais et français que nous eussions pu nous adjoindre, se serait transformée en majorité. Mais nous dédaignâmes l’emploi de ces moyens : ce n’était pas en grossissant de quelques unités le nombre de ses votes que la minorité devait chercher à prouver la légitimité de ses revendications[35]. Que la « minorité » comptât plus ou moins de voix, il était certain qu’elle seule représentait les Fédérations régulièrement constituées, les Fédérations vivantes, la véritable Internationale ; et le Congrès de la Haye, préparé pour étouffer la manifestation de l’opinion de ces Fédérations, ne pouvait être et ne fut en effet qu’un attentat contre l’Internationale.


Une fois terminée la vérification des mandats, qui avait consumé trois jours entiers, le Congrès, le mercredi soir, s’occupa de la constitution de son bureau. Pendant les trois premiers jours, la présidence provisoire avait été confiée au délégué belge Van den Abeele : il fut remplacé dans ses fonctions par Ranvier. Pour la vice-présidence, Dupont et Gerhard obtinrent chacun 27 voix, Sorge 20 ; Dupont refusa, en sorte que les deux vice-présidents furent Gerhard et Sorge. Les secrétaires furent Le Moussu, Hepner, Mac Donnell, Fränkel, Wilmot, Eccarius, Marselau, Dave et Van den Abeele. On n’avait désigné des secrétaires que pour la forme ; car pendant toute la durée du Congrès il ne fut lu aucun procès-verbal, malgré les réclamations de la minorité, à laquelle on répondait toujours que le temps avait manqué ; enfin, dans la dernière séance, la majorité décida que la rédaction des procès-verbaux serait confiée à une commission composée de Dupont, Engels, Fränkel, Le Moussu, Marx et Serraillier, et que le nouveau Conseil général serait chargé de leur publication[36].

Dès l’ouverture du Congrès, les Espagnols avaient déposé une motion d’ordre tendant à faire changer le mode de votation. L’usage adopté dans les Congrès précédents était d’attribuer une voix à chaque délégué. Les Espagnols, conformément à leur mandat, demandèrent que le vote de chaque délégué fût compté proportionnellement au nombre d’internationaux qu’il représentait ; les Belges et les Jurassiens, de leur côté, proposèrent que le vote se fît, non par tête, mais par fédération. Ces propositions furent repoussées par la majorité, qui se voyait perdue si elles étaient admises. En présence de cette décision, les Espagnols et les Jurassiens déclarèrent qu’ils ne prendraient part à aucun vote, et qu’ils ne considéraient le Congrès que comme une simple comédie ; mais ils annoncèrent en même temps qu’ils étaient décidés à y assister jusqu’à la fin, pour protester contre les agissements de la majorité.

L’ordre du jour du Congrès fut ainsi fixé : 1° Discussion sur les pouvoirs du Conseil général ; 2° discussion sur la proposition d’intercaler dans les Statuts généraux la résolution IX de la Conférence de Londres relative à l’action politique du prolétariat ; 3° diverses mesures administratives, comme l’élection du Conseil général, le choix du lieu du prochain Congrès, la vérification des comptes du Conseil général, les rapports de diverses commissions, etc.

Sur la proposition du Conseil général, une Commission de cinq membres fut nommée, le mercredi soir, pour s’occuper d’une enquête sur la société l’Alliance, et présenter un rapport au Congrès. Ces cinq membres furent : Cuno, Allemand ; Lucain (pseudonyme), Vichard, et Walter [Van beddeghem], Français ; et Koch Splingard, Belge : ce dernier représentait seul la minorité dans la Commission. Cette même commission reçut le mandat de faire une enquête sur les manœuvres du Conseil général et ses violations des statuts, qui avaient été dénoncées par les Fédérations espagnole et jurassienne. Ce fut Cuno qui fut président de la Commission. Ce Cuno était un personnage à la cervelle un peu détraquée, qui avait passé quelque tenps à Milan, où il avait fait partie de la Section de l’Internationale, sous le pseudonyme de Capestro ; il avait été expulsé de cette ville par la police italienne en février 1872 ; « il donna la mesure de son discernement en provoquant le jeudi, en séance publique, un fonctionnaire allemand auquel il dut faire des excuses publiques le vendredi[37] » (Bulletin).

Ces préliminaires terminés, le Congrès put enfin tenir une séance publique, le jeudi après-midi 5 septembre. Jusqu’alors tout s’était passé dans des séances privées, auxquelles les délégués étaient seuls admis ; aussi notre ami Cafiero, qui ne pouvait pénétrer dans ces réunions closes, rongeait-il son frein et trouvait-il le temps bien long : il regretta plus d’une fois, j’en suis sûr, la décision de Rimini qui l’obligeait à rester à la porte de la salle pendant les séances administratives.


Dans cette première séance publique, à laquelle assistèrent beaucoup de bourgeois curieux, indifférents ou hostiles, et quelques ouvriers de la Haye, le Conseil général présenta en anglais (Sexton), en français (Longuet), et en allemand (Marx), avec une traduction en hollandais (Dave), un rapport sur les événements politiques survenus en Europe pendant les trois années qui s’étaient écoulées depuis le Congrès de Bâle. La lecture du rapport achevée, les délégués de la Fédération jurassienne proposèrent l’adoption de la résolution suivante, que j’avais rédigée :


Le Congrès de l’Association internationale des travailleurs, réuni à la Haye, exprime, au nom du prolétariat universel, son admiration pour les héroïques champions de la cause de l’émancipation du travail, tombés victime de leur dévouement, et envoie un salut fraternel et sympathique à tous ceux que persécute en ce moment la réaction bourgeoise, en France, en Allemagne, en Danemark, et dans le monde entier.


Il n’y eut pas de vote sur cette résolution, elle fut adoptée par acclamation.


Le jeudi soir eut lieu une seconde séance publique, dans laquelle le débat s’ouvrit sur la première question de l’ordre du jour : les pouvoirs du Conseil général. Je reproduis à peu près textuellement le compte-rendu de notre Bulletin (n°s 17-18) :


Herman, délégué des Sections de Liège, et membre lui-même du Conseil général, où il remplit l’emploi de secrétaire pour la Belgique, ouvre la discussion. Herman appartient à l’opposition. Les Sections qu’il représente sont d’avis, comme toutes les Sections belges en général, que le Conseil général ne doit pas être un centre politique imposant une doctrine quelconque et prétendant diriger l’Association. Il doit être formé autrement qu’il ne l’a été jusqu’à ce jour, chaque pays pouvant y nommer des représentants, sans qu’il puisse s’adjoindre aucun membre étranger. Le but poursuivi par l’Internationale, c’est l’organisation des forces ouvrières dans la lutte contre le capital, avec cet objectif suprême, l’abolition du salariat et du prolétariat. Chaque pays doit être libre de rechercher les moyens d’action qui lui conviennent le mieux dans cette lutte. Quant à lui, son mandat est formel : il demande que le Congrès établisse des conditions telles que le Conseil général ne puisse plus imposer aucune direction à l’Association.

Lafargue répond à Herman. Il parle de ses mandats de Lisbonne et de Madrid, et des instructions qu’ils renferment (instructions écrites sous la dictée de M. Lafargue lui-même). Les attributions du Conseil général doivent être maintenues : c’est par lui que l’Internationale existe ; si on le supprimait l’Internationale périrait. Il dira du Conseil général ce que Voltaire disait de Dieu : que s’il n’existait pas, il faudrait l’inventer.

James Guillaume, délégué jurassien, expose l’opinion de sa Fédération. Il y a actuellement dans l’Association internationale, dit-il, deux grands courants d’idées. Les uns la considèrent comme la création permanente d’un groupe d’hommes possédant une certaine doctrine sociale dont l’application doit émanciper le travail ; ces hommes propagent partout leur doctrine, et cherchent à empêcher toute propagande contraire. On pense que c’est grâce à ce groupe, qui maintient une sorte d’orthodoxie, et à cause d’elle, que l’Internationale existe. D’autres, au contraire, croient que l’Internationale ne résulte pas de l’action d’un groupe quelconque d’hommes, mais bien des conditions économiques de chaque contrée. La situation analogue des travailleurs, dans les divers pays, produit une identité de sentiments, d’aspirations et d’intérêts qui, spontanément, donne naissance à l’Internationale. Ce n’est pas une conception sortie d’un cerveau quelconque, mais la résultante nécessaire des faits économiques.

Les membres de notre Fédération ont contribué, à Bâle, à faire remettre aux mains du Conseil général les pouvoirs dont nous réclamons aujourd’hui l’abolition. C’est instruits par l’expérience, c’est parce que nous avons eu à souffrir des abus d’autorité du Conseil général, que nous avons été peu à peu amenés à examiner si les attributions lui avaient été confiées ne constituaient pas un danger. Le désir émis, il y a un an bientôt, par notre Fédération, d’enlever au Conseil général tout pouvoir, a rencontré l’adhésion de plusieurs Fédérations. En Belgique, on a même fait la proposition de supprimer ce Conseil. Nous n’étions pas allés jusque là. Mais lorsque cette proposition nous a été communiquée, nous nous sommes demandé si, dans l’état actuel de l’Internationale, l’existence du Conseil général était nécessaire. Nous avons discuté, nous avons consulté les autres Fédérations : qu’est-il advenu de notre enquête ? La majorité des Fédérations a été d’avis de maintenir, non pas une autorité centrale, mais un centre de correspondance et de statistique. Il nous a semblé que les Fédérations pourraient, sans cet intermédiaire, entrer en relations directes les unes avec les autres ; néanmoins nous nous sommes ralliés à l’opinion de la majorité. Ceux qui désirent maintenir au Conseil général l’autorité qu’il possède actuellement ont objecté qu’il fallait un pouvoir fort à la tête de notre Association. L’Internationale soutient deux sortes de luttes : la lutte économique, qui se traduit par les grèves ; la lutte politique, qui, suivant les pays, se traduit par des candidatures ouvrières ou par la révolution. Ces deux luttes sont inséparables ; elles doivent être menées ensemble ; mais le Conseil général a-t-il qualité pour nous guider dans l’une ou l’autre de ces luttes ? A-t-il jamais organisé une grève ? Non ; il n’a aucune action sur ces conflits : lorsqu’ils surgissent, c’est la solidarité seule qui nous détermine à agir. Souvenez-vous, pour ne parler que de la Suisse, quelles protestations la Fédération genevoise adressa aux journaux qui prétendaient, lors des grèves de 1868 et 1869, que cette Fédération avait reçu un mot d’ordre de Londres et de Paris. Nous ne voulons pas, quant à nous, que l’Internationale reçoive des ordres de Londres ni d’ailleurs. Pour la lutte politique, le Conseil général n’est pas davantage nécessaire ; ce n’est pas lui qui a jamais conduit les travailleurs à la révolution : les mouvements révolutionnaires se produisent spontanément, et non sous l’impulsion d’un pouvoir directeur. En conséquence, nous contestons l’utilité du Conseil général. Cependant, nous sommes disposés à ne pas réclamer sa suppression, pourvu que son rôle soit réduit à celui d’un simple bureau de correspondance et de statistique.

Sorge, de New York, répond que l’Amérique a fait, elle aussi, des expériences qui l’ont conduite à des conclusions diamétralement opposées à celles de la Fédération jurassienne. « La Fédération jurassienne, dit-il, se déclare ennemie du pouvoir : j’aurais voulu, pour moi, qu’elle n’eût pas eu celui d’imprimer les choses infâmes qu’elle a publiées… »

Ici, interruptions, tumulte. La minorité somme le président de rappeler Sorge à l’ordre. Sorge retire ses dernières paroles, et continue :

« On a dit que le Conseil général de Londres n’avait jamais organisé de grèves : ce n’est pas vrai. Son intervention a été des plus efficaces dans la grève des bronziers de Paris, dans celle des ouvriers en machines à coudre de New York, dans celle des mécaniciens de Newcastle…»

Mottershead, délégué anglais, interrompt en disant : « C’est inexact, les mécaniciens de Newcastle n’ont rien eu à faire avec le Conseil général ».

Sorge reprend : « Le Conseil général doit être l’état-inajor de l’Association. Les partisans de rautonomie disent que notre Association n’a pas besoin de tête ; nous pensons au contraire qu’il lui en faut une, et avec beaucoup de cervelle dedans. (On regarde Marx, et on rit.) Nous devons absolument avoir une forte centralisation, et, pour terminer, en opposition à ceux qui demandent qu’on enlève au Conseil général ses pouvoirs, je demande qu’on lui en donne davantage. »

Morago, délégué espagnol, dit que ce serait perdre son temps que d’accorder au Conseil général des pouvoirs, attendu qu’il ne dispose pas de la force nécessaire pour contraindre les Sections à l’obéissance. L’Internationale étant une association libre, née de l’organisation spontanée du prolétariat et formant par son existence même la plus catégorique protestation contre l’autorité, il serait absurde d’espérer que les partisans de l’autonomie des collectivités ouvrières abdiqueraient leurs sentiments et leurs idées pour accepter la tyrannie du Conseil général. La Fédération espagnole est pour la liberté, et elle ne consentira jamais à voir dans le Conseil général autre chose qu’un centre de correspondance et de statistique[38].

Après ces discours, la séance publique fut levée. Puis, en séance administrative, le vendredi matin, le Conseil général proposa de remplacer les articles 2 et 6 du titre II des Règlements généraux, revisés par la Conférence de Londres, par des dispositions nouvelles. La majorité déclara la discussion close[39] et vota le texte proposé par le Conseil, en ces termes :

Art. 2. — Le Conseil général est tenu d’exécuter les résolutions des Congrès et de veiller dans chaque pays à la stricte exécution des principes et des Statuts et Règlements généraux de l’Internationale.

Art. 6. — Le Conseil général a également le droit de suspendre des branches, sections, conseils ou comités fédéraux, et fédérations de l’Internationale[40], jusqu’au prochain Congrès.

Cependant, vis-à-vis de sections appartenant à une fédération, il n’exercera ce droit qu’après avoir consulté préalablement le conseil fédéral respectif.

Dans le cas de la dissolution d’un conseil fédéral, le Conseil général devra demander en même temps aux sections de la fédération d’élire un nouveau conseil fédéral dans trente jours au plus.

Dans le cas de la suspension de toute une fédération, le Conseil général devra immédiatement en aviser toutes les fédérations. Si la majorité des fédérations le demande, le Conseil général devra convoquer une Conférence extraordinaire, composée d’un délégué par nationalité, qui se réunira un mois après, et qui statuera définitivement sur le différend.

Néanmoins il est bien entendu que les pays où l’Internationale est prohibée exerceront les mêmes droits que les fédérations régulières.


Ce fut en séance privée, le vendredi après-midi, que l’on désigna le siège du nouveau Conseil général. Par 26 voix contre 23, avec 9 abstentions[41], il fut d’abord décidé que le siège du Conseil général serait changé. Marx, qui avait promis aux blanquistes de voter pour le maintien du Conseil à Londres, les trahit, et donna sa voix pour le changement, ainsi qu’Engels et que ses principaux affidés, Lafargue, Longuet, Lessner, Kugelmann, Dupont, Le Moussu, Maltman Barry[42]. Quatre membres de la minorité, Belges et Hollandais, Herman, Splingard, Gerhard, Van der Hout, votèrent, avec les cinq blanquistes, Arnaud, Cournet, Dereure, Ranvier et Vaillant, pour le maintien du Conseil à Londres, ainsi que quatorze membres de la majorité[43]. Eccarius et une partie des Anglais, obligés de rentrer à Londres, avaient déjà quitté le Congrès.

Ensuite Engels, en son nom et en celui de Marx et de sept autres délégués, proposa New York comme siège du Conseil général. Si Marx avait précédemment insisté pour conserver le Conseil à Londres, c’est qu’il redoutait de le voir transférer en Suisse ou en Belgique ; mais l’idée — de qui était-elle venue ? je l’ignore — de le placer en Amérique dut lui paraître un trait de génie, et, s’il n’en fut pas lui-même l’inventeur, il l’adopta avec enthousiasme : à New York, pensait-il, le Conseil général, qui sera sous la férule de mon ami Sorge, obéira toujours à mon influence, et j’aurai en même temps l’air de ne me plus mêler de rien et d’avoir donné un grand exemple d’abnégation personnelle. Mais Marx, malgré sa finesse, n’avait pas senti une chose : c’est que, tout en roulant les blanquistes et en croyant faire un coup de maître destiné à éterniser sa domination sur le Conseil général, il faisait — surtout ! — les affaires de la minorité, qui raisonna ainsi : « Une fois le Conseil général placé de l’autre côté de l’Atlantique, ce sera pour nous, en fait, comme s’il n’existait plus, et l’on va nous fournir la plus belle occasion de prouver, d’une façon pratique, qu’on peut se passer de Conseil général ».

Et, en réalité, ce furent neuf membres de la minorité, Anglais, Belges et Hollandais, qui, en joignant leurs voix à celles de Marx et de ses amis, donnèrent la majorité pour le choix de New York : il y eut 30 voix pour New York[44], 14 voix contre[45], et 12 abstentions[46]. Si les neuf membres de la minorité qui votèrent pour New York eussent voté contre, New York n’obtenait que 21 voix contre 23. Tandis que Marx s’applaudissait du succès de sa ruse et de la victoire qu’il venait de remporter sur les blanquistes, la minorité, de son côté, se félicitait de la faute énorme commise par Marx et les siens, et que ceux-ci n’avaient pu perpétrer que grâce à l’appoint malicieusement fourni par neuf voix autonomistes.


Le vendredi soir eut lieu une troisième séance publique. On y discuta une proposition signée d’un certain nombre de membres de la majorité, et qui consistait à introduire dans les Statuts généraux la résolution IX de la Conférence de Londres, avec une rédaction nouvelle ainsi conçue :


Dans sa lutte contre le pouvoir collectif des classes possédantes, le prolétariat ne peut agir comme classe qu’en se constituant lui-même en parti politique distinct, opposé à tous les anciens partis formés par les classes possédantes.

Cette constitution du prolétariat en parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale et de son but suprême, l’abolition des classes.

La coalition des forces ouvrières, déjà obtenue par les luttes économiques, doit aussi servir de levier aux mains de cette classe dans la lutte contre le pouvoir politique de ses exploiteurs.

Les seigneurs de la terre et du capital se servant toujours de leurs privilèges politiques pour défendre et perpétuer leurs monopoles économiques et asservir le travail, la conquête du pouvoir politique devient donc le grand devoir du prolétariat[47].


Les blanquistes avaient déposé une proposition signée par Arnaud, Cournet, Ranvier, Vaillant et Dereure, contenant une déclaration de principes qui se résumait dans cette formule : « Si la grève est un moyen d’action révolutionnaire, la barricade en est un autre et le plus puissant de tous », et qui demandait au Congrès de déclarer que « l’organisation militante des forces révolutionnaires du prolétariat et de sa lutte était mise à l’ordre du jour du prochain Congrès ».

J’emprunte de nouveau au Bulletin le compte-rendu de la discussion :


Le débat n’eut pas un caractère sérieux. Les deux orateurs qui soutinrent la proposition du Conseil général, Vaillant et Hepner, n’apportèrent pas le moindre argument.

Vaillant se borna à faire l’éloge de la force et de la dictature, en déclarant que ceux qui ne pensaient comme lui étaient des bourgeois ou des intrigants, et qu’une fois la proposition votée et insérée comme article de foi dans la Bible de l’Internationale (textuel), tout international serait tenu de se conformer au programme politique qui y est tracé, sous peine d’expulsion. Nous serions curieux de savoir ce que pense la Section romande de la Chaux-de-Fonds des opinions de son mandataire Vaillant.

Hepner, du Volksstaat, déclare que les internationaux qui, en Suisse, ne vont pas voter aux élections politiques, sont les alliés du « mouchard » Schweitzer en Prusse, et que l’abstention du vote conduit directement au bureau de police. Lors de la guerre franco-allemande, les « abstentionnistes » devinrent en Allemagne les plus ardents patriotes prussiens, et il en est de même partout. On prétend que le Conseil général impose une doctrine ; cela est faux : il n’a jamais rien imposé aux Allemands, et la doctrine politique contenue dans les publications du Conseil général s’est trouvée en parfaite harmonie avec les sentiments des ouvriers allemands, sans qu’il y ait eu besoin d’aucune violence. Hepner dit bien d’autres choses encore, ne traitant jamais la question de principe, mais racontant une série d’historiettes, les unes fausses, les autres servant de prétexte à de venimeuses et calomnieuses interprétations.

James Guillaume fut le seul délégué de la minorité à qui il fut permis de parler. C’était un passe-droit, car il y avait une quinzaine d’orateurs inscrits avant lui, entre autres les quatre délégués espagnols et plusieurs délégués belges et anglais ; il en fit l’observation, mais le président et la majorité insistèrent pour qu’il parlât. Comme nous le comprîmes plus tard, le plan du Conseil général était de faire exposer, en séance publique, les théories de l’opposition par la bouche de Guillaume, puis, à la fin du Congrès, de frapper d’expulsion celui qui avait été le porte-parole de la minorité, afin de faire croire au grand public que les principes de celle-ci n’avaient eu d’autre défenseur qu’un homme indigne de faire partie de l’Internationale.

La réponse de Guillaume fut très incomplète, parce que, faute d’une entente préalable avec ses collègues de la minorité, il ne put réunir tous les matériaux épars dans les mains des divers délégués qui se proposaient de parler contre la proposition. En outre, il répugnait à la minorité de produire en séance publique certaines lettres de membres du Conseil général, qui donnaient à la proposition sa véritable signification[48]. Guillaume se borna donc à un exposé général de la théorie fédéraliste et révolutionnaire, qu’il opposa à la doctrine exposée dans le célèbre Manifeste du parti communiste publié en 1848 par Marx et Engels ; la résolution IV de la Conférence de Londres, dont on propose l’insertion dans les Statuts généraux, n’est qu’un premier pas fait dans le sens de ce programme[49]. Relevant le terme d’abstentionnistes appliqué aux internationaux belges, hollandais, jurassiens, espagnols et italiens, Guillaume déclara que ce terme, introduit par Proudhon dans le vocabulaire socialiste, prêtait à l’équivoque, et que ce que la minorité du Congrès voulait c’était, non l’indifférence politique, mais une politique spéciale, négatrice de la politique bourgeoise, et que nous appellerons la politique du travail. La distinction entre la politique positive de la majorité et la politique négative de la minorité est, du reste, marquée clairement par la définition du but que chacune d’elles se propose : la majorité veut la conquête du pouvoir politique, la minorité veut la destruction du pouvoir politique.

Longuet, jadis proudhonien, mais devenu marxiste pour des raisons de famille[50], fit à ce discours une réponse absolument vide. C’est en vain que nous en avons cherché les points principaux pour les résumer ; il n’y a rien dans cette harangue diffuse : des mots, beaucoup de mots, et pas une idée dessous. La seule chose qu’on puisse prendre pour un argument au milieu de ces phrases, c’est une plaisanterie qui consistait à dire que l’orateur de la minorité n’avait lu ni Proudhon ni Marx, — plaisanterie qui rappelle la lettre de M. Lafargue parlant de l’ignorance bénie de la Fédération jurassienne[51], et qui a eu le même succès.


La séance fut ensuite close au milieu d’un tumulte excité par quelques braillards qui se trouvaient dans le public.


Après le vote qui avait transféré le Conseil général à New York et jeté la division dans le camp de la majorité, la minorité, trouvant le terrain déblayé par les soins mêmes de Marx, put arriver à l’entente qu’elle avait cherché à établir entre ses membres dès le premier jour du Congrès. Des réunions privées de la minorité avaient eu lieu à diverses reprises au local de la Section de la Haye ; tous les membres de l’opposition, y compris les Anglais et l’Américain Sauva, y avaient assisté ; on y avait échangé des idées et constaté qu’on était d’accord sur le principe d’autonomie ; restait à exprimer cet accord dans une déclaration à lire au Congrès. Cette déclaration avait semblé, au premier abord, devoir être très difficile à élaborer, vu certaines divergences de détails entre les délégués de telle ou telle Fédération ; mais, après le vote transportant le Conseil général à New York, la chose alla toute seule. Le samedi matin, on était arrivé à une rédaction définitive, qui fut présentée à la signature de tous les délégués de l’opposition. Tous la signèrent, sauf les Anglais, qui avaient déjà dû quitter la Haye[52], mais qui en avaient, dans les réunions précédentes de la minorité, approuvé les principes. Les signatures de deux délégués hollandais, Gilkens et Van der Hout, manquent également au bas de ce document : ils étaient déjà repartis pour Amsterdam. Il y manque aussi, je ne sais pourquoi, les signatures des délégués belges Herman et Splingard.

Le samedi matin, on apprit que les blanquistes (Arnaud, Cournet, Ranvier et Vaillant), furieux d’avoir été joués, avaient quitté le Congrès (Dereure était resté). Ranvier, en abandonnant la présidence, — où il fut remplacé par Sorge, — avait déclaré que l’Internationale était perdue. La minorité, de plus en plus compacte et résolue, ayant de plus en plus conscience qu’en elle était la véritable représentation de l’Internationale, disait au contraire : L’Internationale est sauvée, elle va reprendre possession d’elle-même ; l’autorité du Conseil général, votée en principe par la majorité, a été abolie en fait par le choix de New York.

La majorité avait maintenant à nommer les membres du nouveau Conseil général ; il lui fallait voter les yeux fermés, nul parmi les Européens ne connaissant les candidats auxquels il devait donner sa voix. Un fait bien caractéristique, c’est que, sur un mot d’ordre donné par Marx à ses amis, la candidature de Sorge ne fut pas mise en avant ; on savait qu’elle eût échoué, la personnalité de ce délégué étant antipathique même à une partie de la majorité : impossible d’imaginer un mufle plus déplaisant, un lourdaud plus mal embouché ; on l’avait tout de suite surnommé « le caporal Sorge ». Les marxistes firent décider que le Congrès nommerait seulement douze membres du Conseil général, et que le nouveau Conseil aurait, non pas la faculté, mais le devoir de s’adjoindre ultérieurement trois membres (disposition qui n’avait d’autre but que de permettre l’entrée ultérieure de Sorge au Conseil)[53]. Les douze membres, élus par la majorité seule, obtinrent de 29 à 22 suffrages[54] ; la minorité s’abstint, impassible.

Il fut décidé ensuite que le prochain Congrès général aurait lieu en Suisse.

Le Conseil général présenta son compte-rendu financier ; puis on procéda au vote sur l’insertion dans les Statuts généraux de l’article sur la « conquête du pouvoir politique », qui avait été discuté la veille : il fut adopté par 29 voix contre 5, avec 8 abstentions.


Une quatrième et dernière séance publique eut lieu le samedi après-midi : elle fut consacrée, non à un débat entre les délégués, mais à un exposé des principes de l’Internationale, adressé à un nombreux auditoire par plusieurs orateurs, entre autres par Victor Dave, qui s’exprimait couramment en langue hollandaise, par Van der Hout et Brismée. En constatant les chaleureux applaudissements donnés à ces délégués, qui développaient les idées de la minorité, par le public néerlandais, Lafargue, toujours ingénieux (ingenioso hidalgo), déclara que ce fait prouvait bien que le Conseil général, en désignant la Haye comme siège du Congrès. n’avait pas été guidé par la pensée de choisir un milieu qui lui fût favorable !


Il reste à parler de la question qui, aux yeux de Marx et d’Engels, était la plus importante de toutes, celle en vue de laquelle le Congrès avait été convoqué et une majorité complaisante fabriquée : la question de l’Alliance.

La Commission d’enquête sur l’Alliance, nommée le mercredi soir, tint ses réunions, à huis-clos, dans le local de la Section de la Haye, et fit comparaître devant elle des témoins et ceux qu’elle appelait des accusés. Elle prétendait faire porter son enquête sur l’existence d’une société secrète, qui se serait appelée l’Alliance de la démocratie socialiste, et qui aurait existé à côté de l’association publique fondée en septembre 1868 sous ce même nom ; les deux sociétés auraient eu le même programme, et la seconde, l’Alliance publique, aurait été seulement une sorte de paravent, de trompe-l’œil destiné à dissimuler l’existence et l’action de la première. Cette société secrète aurait eu des statuts et un programme opposés à ceux de l’Internationale, dont elle aurait été la rivale et l’ennemie.

Je refusai, pour moi, de comparaître devant la Commission. Je n’avais jamais été membre de l’Alliance de la démocratie socialiste, l’Association fondée lors du Congrès de Berne par Bakounine, Reclus et leurs amis ; j’avais refusé de constituer au Locle un groupe de cette Alliance ; j’avais refusé ensuite de m’inscrire comme membre de la Section de l’Alliance de Genève ; et tout cela, je l’avais toujours déclaré hautement. Quant à me demander si j’avais fait partie ou si je faisais encore partie de quelque société secrète, c’était une question que je ne reconnaissais à personne le droit de me poser ; question qu’il est ridicule, d’ailleurs, d’avoir seulement l’idée de poser à quelqu’un, puisque le devoir du membre d’une organisation secrète serait de ne rien répondre. J’avais dit au Congrès de la Chaux-de-Fonds, le 4 avril 1870 : « Chaque membre de l’Internationale garde la liberté pleine et entière de s’affilier à n’importe quelle société secrète, fût-ce même la franc-maçonnerie ; une enquête sur une société secrète, ce serait simplement une dénonciation à la police ; » et je persistais dans cette façon de penser. Néanmoins, les délégués espagnols, ainsi que Joukovsky et Schwitzguébel, qui avaient bien voulu, eux, se prêter à l’enquête, ayant insisté auprès de moi et m’ayant représenté qu’il ne fallait pas avoir l’air de me dérober, je consentis, le samedi après-midi, à causer avec les membres de la Commission, mais à la condition expresse qu’il fût bien entendu que notre conversation n’aurait d’autre caractère que celui d’un entretien privé, et nullement celui d’un interrogatoire.

J’emprunte au Bulletin, en reproduisant à peu près textuellement son compte-rendu, le récit de ce qui est relatif à l’enquête sur l’Alliance, et aux votes émis par la majorité à la suite du rapport présenté par la Commission dans la séance privée du samedi soir :


La Commission d’enquête sur l’Alliance employa plusieurs séances (secrètes) à examiner des documents qui lui furent remis par Engels, et à entendre divers témoins. Cette Commission manifesta d’abord l’étrange prétention de se poser en juge d’instruction : l’interrogatoire des témoins devait être secret, et on devait ensuite procéder à des confrontations et chercher à prendre les témoins en défaut. Une partie de ceux qui furent appelés de la sorte refusèrent de répondre ; d’autres, les accusateurs, entretinrent au contraire pendant de longues heures la Commission de leurs griefs. Nous ne pouvons pas dire ce qui se passa dans ces séances ; nous ne connaissons pas les dépositions qui y furent faites, nous n’avons pas vu les pièces qui y furent produites ; mais il suffira, pour édifier nos lecteurs, de leur faire connaître les opinions de deux des membres de la Commission.

Roch Splingard, après avoir assisté à tous ces débats mystérieux, après avoir entendu les révélations de MM. Marx et Engels, déclara à qui voulut l’entendre que l’enquête ne pouvait aboutir à rien, que les accusateurs n’avaient apporté aucun document sérieux, que toute cette affaire était une mystification, et qu’on lui avait fait perdre son temps en le plaçant dans une Commission pareille. Du reste, on trouvera plus loin le rapport écrit qu’il a présenté, comme formant la minorité de la Commission.

Un autre membre de la Commission, le Français Walter, appartenant à la majorité du Congrès, fut si dégoûté de tout ce qu’il vit et entendit dans la Commission, qu’il écrivit à celle-ci, le vendredi, une lettre pour lui annoncer qu’il cesserait de participer à ses travaux et qu’il déclinait toute responsabilité à l’égard des conclusions qu’elle pourrait prendre. Il est vrai que le samedi soir, le citoyen Walter, ayant changé d’opinion, — on verra sous quelles influences, — essaya de rétracter sa lettre ; mais ce changement ne fit que montrer plus clairement la pression exercée, d’un certain côté, sur la pauvre Commission d’enquête.

Autre fait significatif. Le samedi, vers les quatre heures du soir, au local de la Section de la Haye, les citoyens Cuno, Lucain et Vichard, qui formaient la majorité de la Commission (Walter s’étant retiré et Splingard faisant minorité contre eux), déclarèrent à Guillaume que, malgré toute la peine qu’ils s’étaient donnée, ils n’avaient pu aboutir à aucun résultat sérieux, et que les travaux de la Commission d’enquête, lorsqu’elle aurait à présenter son rapport le soir même au Congrès, rappelleraient la montagne accouchant d’une souris. Une conversation amicale s’engagea ensuite entre Lucain et Guillaume au sujet de la réorganisation des Sections en France, de l’utilité qu’il y aurait à constituer un Comité fédéral français, etc. ; Lucain témoigna à Guillaume la plus grande confiance, lui demanda d’entrer en correspondance avec lui, lui donna son adresse et son véritable nom[55]. Puis ils se séparèrent, et la Commission rentra en séance pour entendre Marx ! Marx n’apporta pas de nouveaux documents ; il avait tout fait présenter par Engels : que put-il dire à la Commission ? Nous l’ignorons ; toujours est-il que les dispositions des trois citoyens qui venaient de causer avec Guillaume se modifièrent subitement, et que Walter lui-même, abjurant son indépendance, se prépara à désavouer sa lettre de la veille.

C’est après cette entrevue avec Marx que la Commission, soudain convertie à d’autres sentiments, rédigea ses mémorables conclusions ; et ici se place un autre fait caractéristique : les trois juges de la majorité, incapables de rédiger ces quelques phrases en français grammatical, furent obligés de se faire aider par Splingard, qui, tout en protestant contre leurs conclusions, en amenda le style autant que la chose était faisable.

Et c’est à la suite de tout cela que le samedi soir, en séance administrative, quelques instants avant la clôture du Congrès, Lucain, rapporteur de la Commission, vint lire le rapport que voici :


Rapport de la Commission d’enquête sur la Société l’Alliance.

Le temps ayant manqué à la Commission pour vous présenter un rapport complet, elle ne peut que vous fournir une appréciation, motivée sur des documents qui lui sont communiqués et les dépositions qu’elle a reçues.

Après avoir entendu les citoyens Engels, Karl Marx, Wroblewski, Dupont, Serraillier et Swann pour l’Association ; Et les citoyens Guillaume[56], Schwitzguébel, Joukovsky, Alerini, Morago, Marselau, Farga-Pellicer, accusés de faire partie de la société secrète l’Alliance,

Les soussignés déclarent :

1° Que l’Alliance secrète, fondée avec des statuts complètement opposés à ceux de l’Association internationale des travailleurs, a existé, mais qu’il ne lui est pas suffisamment prouvé qu’elle existe encore ;

2° Qu’il est prouvé par un projet de statuts et des lettres signées « Bakounine » que ce citoyen a tenté et peut-être réussi de fonder, en Europe, une société appelée l’Alliance, ayant des statuts complètement différents au point de vue social et au point de vue politique de ceux de l’Association internationale des travailleurs ;

3° Que le citoyen Bakounine s’est servi de manœuvres frauduleuses tendant à s’approprier tout ou partie de la fortune d’autrui, ce qui constitue le fait d’escroquerie[57] ;

Qu’en outre, pour ne pas devoir remplir ses engagements, lui ou ses agents ont eu recours à l’intimidation ; Pour ces motifs, les citoyens membres de la Commission demandent au Congrès :

1° D’exclure le citoyen Bakounine de l’Association internationale des travailleurs ;

2° D’exclure également les citoyens Guillaume et Schwitzguébel, convaincus qu’ils font encore partie de la société dite l’Alliance ;

3° Que dans l’enquête il nous a été prouvé que les citoyens Malon, Bousquet, — ce dernier secrétaire de commissaire de police à Béziers (France)[58] — et Louis Marchand, ayant demeuré à Bordeaux, tous convaincus d’agissements ayant pour but la désorganisation de la Société internationale des travailleurs ; la Commission demande également leur expulsion de la Société ;

4° Qu’en ce qui concerne les citoyens Morago, Farga-Pellicer, Marselau, Alerini et Joukovsky, la Commission, s’en rapportant à leurs déclarations formelles de ne plus faire partie de ladite société l’Alliance, demande que le Congrès les déclare hors de cause[59].

Pour mettre à couvert leur responsabilité, les membres de la Commission demandent que les documents qui leur ont été communiqués, ainsi que les dépositions faites, seraient publiés par eux dans un organe officiel de l’Association.

La Haye, le 7 septembre 1872.

Le Président : Ph.-P. Cuno, délégué de Stuttgart et de Düsseldorf.

Le Secrétaire : Lucain, délégué de France.


Quelques courtes observations feront voir à la fois la stupidité et l’infamie de ce document.

On y parle de la société l’Alliance, tantôt comme d’une société secrète, tantôt comme d’une société publique, de sorte que d’un bout à l’autre du rapport règne une confusion complète sur ce point.

On y dit, d’une part, que l’Alliance secrète a existé, mais qu’il n’est pas suffisamment prouvé qu’elle existe encore, et, plus loin, que Bakounine a tenté, et peut-être réussi, de fonder une société appelée l’Alliance, — et d’autre part la Commission se dit convaincue que Guillaume et Schwitzguébel font encore partie de la société dite l’Alliance. Est-il possible de tomber dans une contradiction plus enfantine ? Car, ou bien la Commission affirme, comme elle le fait plus haut, qu’il ne lui est pas suffisamment prouvé que l’Alliance existe encore, ni même — ceci est un comble — que Bakounine ait réussi à la fonder, et alors il est absurde de dire que Guillaume et Schwitzguébel en font partie ; ou bien, en effet, il existe des preuves, qui ont paru convaincantes à la Commission, que Guillaume et Schwitzguébel font encore partie d’une société dite l’Alliance, et alors la Commission ne sait ce qu’elle dit en prétendant que l’existence même de cette société ne lui est pas suffisamment prouvée.

Enfin le rapport prétend que cette Alliance — dont la Commission ignore si elle existe, oui ou non — avait des statuts complètement opposés à ceux de l’Internationale.

Or la vérité, que la Commission connaît parfaitement bien, est que l’Alliance a réellement existé ; que Bakounine a non seulement tenté de la fonder, mais y a réussi ; qu’elle a fonctionné au grand jour, en public, au su de tout le monde ; que le Conseil général, dans sa lettre du 20 mars 1869, a reconnu que le programme de cette Alliance ne contient rien de contraire à la tendance générale de l’Internationale (t. Ier, p. 141) ; et que le programme et le règlement de la Section qui a porté ce nom à Genève ont été approuvés par le Conseil général de Londres (lettre d’Eccarius du 28 juillet 1869[60]).

Plus loin, la Commission formule contre Bakounine une accusation d’escroquerie. Or, à l’appui d’une inculpation si grave, il n’a pas été fourni au Congrès le plus petit brin de preuve, et l’accusé n’a été ni prévenu ni entendu ! Il y a donc là une diffamation pure et simple. Mais il est inutile d’insister : l’honneur de Bakounine ne peut pas être atteint par de semblables indignités.

Le président de la Commission, Cuno, expliqua au Congrès que la Commission n’avait, à la vérité, reçu aucune preuve matérielle des faits imputés aux citoyens mis en cause, mais qu’elle avait acquis à leur égard une certitude morale ; et que, n’ayant pas d’arguments à présenter au Congrès à l’appui de son opinion, la Commission se bornait à lui demander un vote de confiance !

Il fut donné ensuite lecture de la déclaration de Roch Splingard, dont voici les termes :


Je proteste contre le rapport de la Commission d’enquête sur l’Alliance et me réserve de faire valoir mes raisons devant le Congrès. Une seule chose me paraît acquise au débat, c’est la tentative de M. Bakounine d’organiser une société secrète au sein de l’Association.

Quant aux expulsions proposées par la majorité de la Commission d’enquête, je déclare ne pouvoir me prononcer comme membre de ladite Commission, n’ayant pas reçu de mandat à ce sujet[61], et me déclarant prêt à combattre cette décision devant le Congrès.

Roch Splingard.


Splingard développa ses conclusions en quelques paroles énergiques, qui firent justice du rapport de la Commission et de l’étrange discours de Cuno.

Guillaume, invité à se défendre, refusa de le faire, en disant que ce serait avoir l’air de prendre au sérieux la comédie organisée par la majorité. Il se borna à faire remarquer que c’était le parti fédéraliste tout entier que la majorité cherchait à atteindre par les mesures dirigées contre quelques-uns de ses membres : « Mais, ajouta-t-il, votre vengeance vient trop tard, nous avons pris les devants, notre pacte de solidarité est fait et signé, et nous allons vous le lire ».

Schwitzguébel se contenta de dire : « Nous sommes condamnés d’avance ; mais les travailleurs condamneront la décision de votre majorité[62] ».

Et là-dessus Dave, délégué de la Section de la Haye, donna lecture de la déclaration suivante :


Déclaration de la minorité.

Nous soussignés, membres de la minorité du Congrès de la Haye, partisans de l’autonomie et de la fédération des groupes de travailleurs, devant le vote de décisions qui nous semblent aller à l’encontre des principes admis par les pays que nous représentons, mais désirant éviter toute espèce de scission dans le sein de l’Association internationale des travailleurs, faisons les déclarations suivantes, que nous soumettons à l’approbation des Sections qui nous ont délégués :

1° Nous continuerons avec le Conseil général nos rapports administratifs concernant le paiement des cotisations, la correspondance et la statistique du travail[63] ;

2° Les Fédérations représentées par nous établiront entre elles et toutes les branches de l’Internationale régulièrement constituées des rapports directs et continus[64] ;

3° Dans le cas où le Conseil général voudrait s’ingérer dans les affaires intérieures d’une Fédération, les Fédérations représentées par les soussignés s’engagent solidairement à maintenir leur autonomie tant que ces Fédérations n’entreront pas dans une voie directement contraire aux Statuts généraux de l’Internationale, approuvés au Congrès de Genève[65] ;

4° Nous engageons toutes les Fédérations et Sections à se préparer, d’ici au prochain Congrès général, au triomphe, dans le sein de l’Internationale, comme base de l’organisation du travail, des principes de l’autonomie fédérative ;

5° Nous répudions hautement tout rapport avec le soi-disant Conseil fédéraliste universel de Londres[66] ou toute autre organisation semblable étrangère à l’Internationale.

Alerini, Farga-Pellicer, Morago, Marselau, délégués de la Fédération d’Espagne ;

Brismée, Coenen, Fluse, Van den Abeele, Eberhardt, délégués belges ;

Schwitzguébel, Guillaume, délégués jurassiens ;

Dave, Gerhard, délégués de Hollande ;

Sauva, délégué d’Amérique.


Les membres de la majorité écoutèrent silencieusement cette lecture inattendue. Aucune observation ne fut faite. Et chacun ayant hâte d’en finir, le président fit procéder au vote par appel nominal sur les expulsions proposées par la Commission[67].

Sur les soixante-cinq délégués qui avaient été admis à siéger (West ayant été repoussé et Joukovsky ajourné), il n’en restait plus que quarante-trois présents au Congrès. Les vingt-deux délégués qui avaient déjà quitté la Haye étaient : Eccarius, Hales, Mottershead, Roach, Sexton, Harcourt, Eberhardt, Gerhard, Gilkens, Van den Hout, de la minorité ; Lessner, Maltman Barry, Arnaud, Cournet, Ranvier, Vaillant, Bernhard Becker, Dietzgen, Milke, Rittinghausen, Scheu, Schumacher, de la majorité[68].


Scrutin sur l’expulsion de Michel Bakounine (42 votants[69]) :

Oui : J.-Ph. Becker, Cuno, Dereure, Dumont [Faillet], Dupont, Duval, Engels, Farkas, Fränkel, Heim, Hepner, Johannard, Kugelmann, Lafargue, Le Moussu, Longuet, Lucain (pseudonyme), Mac Donnell, Marx, Pihl, Serraillier, Sorge, Swarm [d’Entraygues], Vichard, Walter [Van Heddeghem], Wilmot (pseudonyme), Wroblewski.

Non : Brismée, Coenen, Cyrille[70], Dave, Fluse, Herman, Van den Abeele.

Abstentions : Alerini, Farga-Pellicer[71], Guillaume, Marselau, Morago, Sauva, Splingard, Schwitzguébel.

27 oui, 7 non, 8 abstentions : l’expulsion de Bakounine est votée.


Scrutin sur l’expulsion de James Guillaume (43 votants[72]) :

’'Oui : J.-Ph. Becker, Cuno, Dumont [Faillet], Dupont, Duval, Engels, Farkas, Fränkel, Heim, Hepner, Johannard, Kugelmann, Lafargue, Le Moussu, Longuet, Lucain (pseudonyme), Marx, Pihl, Serraillier, Sorge, Swarm [d’Entraygues], Vichard, Walter [Van Heddeghem], Wilmot, (pseudonyme), Wroblewski[73].

Non : Brismée, Coenen, Cyrille, Dave, Fluse, Herman, Sauva, Splingard, Van den Abeele[74].

Abstentions : Alerini, Dereure, Farga-Pellicer, Friedländer, Guillaume, Mac Donnell, Marselau, Morago, Schwitzguébel[75].

25 oui, 9 non, 9 abstentions : l’expulsion de Guillaume est votée.


Scrutin sur l’expulsion d’Adhémar Schwitzguébel (41 votants[76]) :

Oui : J.-Ph. Becker, Cuno, Dumont [Faillet], Engels, Farkas, Heim, Hepner, Kugelmann, Le Moussu, Marx, Pihl, Sorge[77], Vichard, Walter [Van Heddeghem], Wroblewski[78].

Non : Brismée, Coenen, Cyrille, Dave, Dereure, Dupont, Fluse, Fränkel, Herman, Johannard, Longuet, Sauva, Serraillier, Splingard[79], Swarm (d’Entraygues], Wilmot (pseudonyme), Van den Abeele.

Abstentions : Alerini, Duval, Farga-Pellicer, Lafargue, Lucain (pseudonyme), Mac Donnell, Marselau, Morago, Schwitzguébel[80].

15 oui, 17 non, 9 abstentions : l’expulsion de Schwitzguébel n’est pas votée.


Schwitzguébel protesta immédiatement : il fit remarquer que son expulsion avait été proposée par la Commission exactement pour les mêmes motifs que celle de Guillaume, et qu’il était absurde d’expulser l’un et pas l’autre. La majorité ne répondit rien[81]. Guillaume déclara, de son côté, qu’il continuait à se considérer comme membre de l’Internationale.

Un membre de la majorité[82], comprenant qu’il serait difficile, sinon impossible, de réunir un nombre de voix suffisant pour les trois expulsions que la Commission demandait encore, proposa politiquement de laisser tomber la demande d’expulsion formulée contre les citoyens Malon, Bousquet et Marchand : « L’exemple que nous venons de faire, ajouta-t-il, suffira ». La majorité acquiesça, et l’on passa outre.

Ainsi le citoyen Bousquet, accusé — faussement d’ailleurs — par le rapport de la Commission d’être un mouchard, est resté membre de l’Internationale, par la volonté de la majorité, qui n’a pas trouvé qu’il fût nécessaire de l’expulser[83].

La même Commission qui avait eu à s’occuper de l’enquête sur l’Alliance, avait reçu mandat d’entendre les accusations que les délégués de diverses Fédérations apportaient à leur tour contre le Conseil général, pour abus de pouvoir, violation des statuts, calomnie, etc. Mais la Commission déclara que le temps lui avait manqué pour s’occuper de cette seconde partie de sa tâche, en sorte que l’examen des actes du Conseil général, bien autrement important que l’enquête dérisoire sur l’Alliance, n’eut pas lieu.

Après ces belles décisions, le président Sorge prononça la clôture du Congrès.


Dans la séance publique du jeudi après-midi. Gerhard avait annoncé que la Section d’Amsterdam invitait les congressistes à se rendre dans cette ville le dimanche 8 septembre, pour y assister à un meeting qu’elle avait convoqué. En conséquence, le dimanche matin, un certain nombre de membres du Congrès — les délégués de la minorité presque au complet, et quelques délégués de la majorité — prirent le train pour Amsterdam.

J’avais grand besoin de me détendre un peu les nerfs, et l’agréable diversion que m’offrit ce voyage fut pour moi la bienvenue. Toute la semaine, sans un moment de répit, j’avais été sur la brèche, en une perpétuelle contention d’esprit. C’était surtout dans les réunions privées de la minorité et les entretiens particulices, dans ces explications laborieuses, ces négociations délicates à la recherche d’un terrain d’entente, qu’il avait fallu se prodiguer. Mon rôle n’avait pas toujours été facile : tandis que certains Belges, comme Coenen, Splingard, Herman, regardaient au début avec quelque défiance ces Jurassiens qu’on leur avait représentés comme les hommes liges de Bakounine, notre excellent ami Cafiero, dont l’intransigeance s’accommodait mal de notre modération, la taxait parfois de faiblesse, et semblait croire, lorsque je me refusais à rompre prématurément avec le Conseil général, que je pactisais avec l’adversaire. Morago, un jour qu’il me vit causer dans la salle du Congrès avec Lafargue, — qui m’avait abordé pour me parler des choses espagnoles, et que j’écoutais tranquillement, ne me sentant de haine pour personne, — me reprocha violemment, comme une trahison, d’avoir consenti à m’entretenir avec un homme qu’il détestait. Au milieu de ce conflit de passions exaltées, et des exagérations que je voyais se produire de part et d’autre, l’espoir que nous réussirions à sauver l’Internationale, mise en si grand péril par les marxistes et les blanquistes, avait soutenu jusqu’au bout mon courage. Après six jours de lutte, nos efforts se trouvaient couronnés de succès ; notre union avait déjoué les manœuvres de nos adversaires, tandis que les autoritaires s’étaient divisés et que leur coalition s’était rompue d’elle-même[84]. Quelques hommes, parmi lesquels j’avais le regret de trouver trois anciens collègues des Congrès d’autrefois, — Dupont, Longuet et Kugelmann, — venaient de voter mon expulsion de l’Internationale, en même temps que celle de Bakounine ; mais je savais que ce verdict ne serait pas ratifié par les Fédérations, et je quittais la Haye l’esprit tranquille, heureux de pouvoir ouvrir de nouveau les yeux sur la nature, et regardant avec ravissement, par la portière du wagon, se dérouler à perte de vue les grasses prairies et les canaux tranquilles. Ce qui m’avait le plus coûté, pendant la semaine passée dans la fournaise dont je venais de sortir, c’était de n’avoir rien vu : rien, que les rues inanimées par lesquelles nous nous rendions le matin à la salle du Congrès, et où on ne rencontrait guère, à cette heure, que les servantes occupées à laver à grande eau, à la mode hollandaise, au moyen d’une petite pompe, la façade des maisons ; que le cabaret où nous allions en courant, à midi, prendre un frugal repas, pain et poisson fumé, avec un verre de la bière plate et fade que boivent les ouvriers du pays ; que l’auberge où le soir nous devisions avec les délégués anglais en prenant une tasse de thé accompagnée de tartines. Plusieurs de mes camarades étaient allés au musée de peinture, pour admirer les chefs-d’œuvre de Rembrandt et de Paul Potter : je n’avais pu les y accompagner ; tous étaient allés voir la mer à Scheveningen ; moi seul je n’avais pu trouver le temps de m’échapper pour la saluer.

Maintenant je me dédommageais de mon mieux. Après avoir roulé une heure environ dans la direction du Nord, le train, tournant à droite, longea un moment les « polders » verdoyants qui ont remplacé la mer de Harlem, puis il nous débarqua dans la grande cité du Zuyderzee. Sous la conduite de quelques camarades venus au-devant de nous, nous nous engageâmes dans les rues étroites bordées de maisons pittoresques aux étages en surplomb, et longeâmes les canaux qui font d’Amsterdam la « Venise du Nord », admirant cette capitale d’un aspect si nouveau pour nous, et où nous nous trouvions pourtant à l’aise comme dans les villages de nos montagnes, au milieu des amis qui nous faisaient un accueil si fraternel.

Le meeting était annoncé pour midi ; nous ne nous y rendîmes pas, sachant que Marx se proposait d’y prendre la parole[85]. Je m’en fus, avec Alerini, Farga et Cafiero, faire un tour dans un quartier excentrique qui présentait une vaste place et des jardins ; nous désirions causer un peu à notre aise et entre nous. Farga était pour moi, depuis 1869, un ami admis dans notre entière intimité : esprit pratique, caractère calme, préoccupé avant tout des questions d’organisation ouvrière, il représentait dans l’Internationale espagnole le bon sens et la modération. Alerini ne m’était connu encore que par les récits de Bastelica et de Bakounine, mais il m’avait inspiré tout de suite sympathie et confiance ; plus je le vis, plus j’aimai son cœur chaud, sa droiture, sa vaillance simple et sans phrases. Cafiero, bon enfant et le cœur sur la main, c’était le loyal révolutionnaire, plein d’abnégation et d’enthousiasme. Nous nous demandions, en songeant au passé et à l’avenir, comment il faudrait réorganiser l’Internationale et établir entre les Fédérations des liens qui n’avaient existé jusqu’alors que de façon bien imparfaite. En France, Varlin n’était plus là ; Richard avait trahi ; Bastelica semblait vouloir abandonner la lutte. En Espagne, Sentiñon s’était découragé. Ne fallait-il pas essayer de reconstituer, avec les nouveaux éléments qui s’offraient, une entente internationale ? Alerini affirmait qu’il se trouverait des Français pour remplacer les morts et les traîtres. En Espagne, la création spontanée de la Alianza montrait combien les socialistes espagnols étaient disposés à comprendre et à pratiquer l’action concertée ; et il ne s’agissait plus que d’ajouter, à ce qui n’avait été qu’une entente dans les limites d’une fédération régionale, l’entente internationale entre les plus actifs et les plus dignes de confiance. En Italie, une étroite intimité existait déjà entre les hommes qui venaient d’organiser l’Internationale dans ce pays ; et, par l’intermédiaire de Bakounine, auquel la première impulsion était due, ils étaient entrés ou allaient pouvoir entrer en relations avec les militants du Jura, de France et d’Espagne. Nous tombâmes d’accord qu’il faudrait profiter de l’occasion qu’offrirait le Congrès convoqué à Saint-Imier pour le 15 septembre, et auquel devaient se rendre les délégués espagnols aussi bien que des délégués italiens ; ce rapprochement nous donnait l’espoir qu’il serait possible d’établir entre nous tous, qui luttions pour la réalisation des mêmes idées, un accord destiné à substituer l’action collective aux efforts restés jusque-là trop isolés.

Ayant rejoint ensuite nos camarades, nous allâmes avec eux à l’endroit où tout le monde s’était donné rendez-vous. Je transcris ce que dit le Bulletin de l’emploi du reste de ce beau dimanche :


L’après-midi, la minorité tint une réunion familière au local des forgerons, et la franche cordialité qui y régna fut un dédommagement de l’écœurant spectacle que la majorité avait offert sept jours durant aux yeux de l’opposition. Presque toutes les Fédérations de l’Internationale étaient représentées dans cette réunion tout intime : Américains. Anglais, Irlandais, Hollandais, Belges, Russes, Français, Italiens, Espagnols, Jurassiens. Le soir, la minorité se rendit à une réunion publique organisée par les typographes en grève ; plusieurs centaines de personnes, dont beaucoup de femmes, étaient présentes. Les délégués furent invités à prendre la parole ; et, à titre de protestation contre les ukases de la majorité, ce fut James Guillaume, expulsé la veille par ces messieurs, qu’ils chargèrent de parler au nom de l’Internationale. Son discours, traduit en hollandais par Dave, fut accueilli avec beaucoup d’enthousiasme par les typographes. Dave et Brismée parlèrent ensuite. M. Engels, qui s’était fourvoyé dans cette réunion, voyant les dispositions des ouvriers hollandais, se hâta de s’éclipser.

Enfin, la journée se termina par une réunion de la Section d’Amsterdam. Il y fut donné lecture de la déclaration de la minorité, qui fut approuvée à l’unanimité ; et une discussion approfondie des principes de l’Internationale put convaincre les délégués que la Section d’Amsterdam, de même que les autres Sections de la Hollande, entend marcher comme nous dans la voie de l’autonomie et du fédéralisme.


Après la réunion de la Section à laquelle ils venaient d’assister, les délégués ne voulaient pas encore se séparer. Quelques camarades hollandais nous conduisirent, sur notre demande, dans un cercle ou au local de quelque Gild, dont j’ai oublié le nom, au premier étage d’une assez belle maison. Là, dans une grande salle aux boiseries sévères, nous nous installâmes autour d’une vaste table, et, jusqu’à une heure avancée de la nuit, nous continuâmes à causer gaîment, l’esprit en fête, le cœur dilaté, heureux de nous sentir en si complète communion d’idées les uns avec les autres et avec nos amis d’Amsterdam, chez qui nous retrouvions vivace, et nettement réfractaire aux velléités centralisatrises, l’esprit d’indépendance et de solidarité qui jadis créa la Fédération des Sept libres Provinces. Nous pûmes constater ce soir-là que, malgré la prédiction de Marx, le centre de gravité n’était pas encore transféré de France en Allemagne.

Il y avait un piano dans la salle, et plusieurs d’entre nous chantèrent. Je crois voir encore l’imposant père Brismée, avec sa haute taille, ses larges épaules, et sa grande barbe grisonnante, entonner les couplets de la Carmagnole, que tout le monde répétait en chœur. Joukovsky, bon musicien, nous fit entendre, en s’accompagnant au piano, son air favori, une étrange mélopée russe, la « Chanson de Stenko Razine[86] », dont il avait traduit en français, en vers libres, les paroles farouches :

Il pendait les propriétaires
Et les employés du tsar.

D’autres camarades chantèrent encore. Mais c’étaient des refrains d’autrefois, inspirés par les révolutions passées. Depuis que l’Internationale existait, nulle chanson nouvelle n’avait été composée pour elle, qui exprimât les idées et les sentiments des foules ralliées autour du drapeau de la grande Association. Et nous nous disions, ce soir là : « Il nous faudrait un chant nouveau, fait pour nous et par nous : qui le fera ? » Cependant Charles Keller, dans un faubourg de Paris[87], avait dès 1870 rimé son refrain, destiné à devenir si populaire :

Ouvrier, prends la machine,
Prends la terre, paysan !

Mais il ne l’avait pas encore publié, nul ne le connaissait, et c’est en 1874 seulement que la Fédération jurassienne devait l’adopter comme la formule la plus expressive du programme de l’émancipation du travail.

Le lendemain lundi, nous partîmes pour Bruxelles. De ce voyage de retour, je n’ai conservé que le souvenir d’ennuyeuses heures d’attente à Rotterdam, où, étant entrés pour déjeuner dans un petit cabaret du port, nous fûmes mis en présence d’un menu si mal odorant que, tout aguerri qu’il fût, notre estomac se révolta ; tristement, nous allâmes à jeun contempler le courant grisâtre de la Meuse — seule distraction qu’offrît le voisinage — jusqu’à l’heure du départ. À Bruxelles, nous fûmes accueillis par nos camarades belges avec les marques de la plus vive sympathie. Le soir, nous assistâmes à une réunion de la Fédération bruxelloise, que présida Victor Arnould, l’un des rédacteurs de la Liberté. « L’esprit qui animait cette assemblée — dit notre Bulletin — a été, pour les délégués des autres fédérations qui se trouvaient présents, un gage certain que les Sections belges ne permettront jamais à personne de porter atteinte à leur pleine et entière autonomie. »

Nous nous étions logés, les Espagnols et nous, dans un petit hôtel situé derrière l’Hôtel de ville. Je me souviens que le mardi, pendant que nous déjeunions dans le restaurant de l’hôtel, où il y avait beaucoup de monde, et que nous parlions à haute voix de nos affaires, survint De Paepe, avec qui nous avions pris rendez-vous[88]. En nous entendant causer librement, il nous dit, d’un air gêné : « Prenez garde, il y a ici des mouchards ». Et comme nous lui répondions, en riant, que cela nous était bien égal, il répliqua : « On voit que vous ne connaissez pas les mœurs du pays. Ici, on ne parle jamais, dans un endroit public, de questions sur lesquelles la police a intérêt à se renseigner. » Nous fûmes quelque peu estomaqués d’entendre une semblable déclaration ; nous nous étions figuré, dit l’un de nous, qu’en Belgique, où l’on pouvait tout écrire, on pouvait aussi tout dire. « Oui, sans doute, reprit De Paepe, mais à ses risques et périls. » Pour ne pas contrarier notre ami, nous nous tûmes.

Nous devions, Schwitzguébel et moi, repartir le même soir pour la Suisse, avec Cafiero. Les délégués espagnols avaient reçu mandat d’assister, après la clôture du Congrès de la Haye, au Congrès international qui devait se réunir à Saint-Imier le 15 septembre, sur l’initiative de la Fédération italienne. Nous étions déjà au 10 septembre. Plutôt que de s’attarder à Bruxelles, où ils n’avaient plus rien à faire, les Espagnols décidèrent de partir avec nous : en arrivant en Suisse quelques jours avant l’ouverture du Congrès de Saint-Imier, ils pourraient s’entendre avec les délégués italiens, qui (nous le savions par Cafiero) venaient d’arriver à Zürich auprès de Bakounine, et faire en outre connaissance avec les Sections de la Fédération jurassienne.

Avant le départ, nous dînâmes, dans un local où l’on pouvait parler sans gêne, avec quelques amis belges. On s’entretint des affaires de l’Internationale, et, au dessert, on chanta, — car les Belges sont grands chanteurs. Brismée, De Paepe et d’autres nous firent entendre des chansons révolutionnaires ; puis on demanda aux Espagnols un air de leur pays ; Farga n’ayant pas de voix, ce fut Marselau qui se leva, en annonçant qu’il allait chanter une Jota andalouse, une Malagueña. Alors, d’une voix sépulcrale, il entonna une mélopée lamentable, à l’allure lourde et traînarde ; nous nous regardions étonnés, en nous demandant comment on pouvait appeler cela un air de danse. Morago, s’agitant sur sa chaise, donnait des signes d’impatience, protestait à demi-voix : « Ce n’est pas ça, ce n’est pas ça du tout ». Enfin n’y tenant plus, il interrompit Marselau, en criant : « Tu chantes comme un curé ; ce n’est pas une Malagueña, ça, c’est une musique à porter le diable en terre ». L’autre, interloqué, se tut et se rassit ; et alors Morago se mit à chanter à sa place : cette fois c’était bien une danse espagnole, au rythme vif et syncopé ; Morago, s’accompagnant de claquements des doigts à défaut de castagnettes, débitait sa séguedille avec un élan passionné, la dansant en même temps qu’il la chantait, et se trémoussant de la tête aux pieds. « À la bonne heure ! disaient Farga et Alerini, voilà la Malagueña ». Nous applaudîmes ; mais je regrettai pour Marselau la petite mortification que venait de lui infliger l’incompressible exubérance de Morago.

À la gare, après avoir serré les mains de nos amis belges, et pris congé de Joukovsky, que nous laissions en panne, nous réussîmes à nous installer tous les sept — les quatre Espagnols, Cafiero, Adhémar et moi — dans un même compartiment. Toute la nuit se passa en conversations animées. Lorsque le jour parut, le train traversait l’Alsace, et approchait de Bâle ; nos amis espagnols admiraient le pays, le spectacle de cette fraîche verdure était nouveau pour eux ; ils l’admirèrent plus encore, lorsqu’après Bâle, — où, mis en appétit par la nuit agitée, nous nous régalâmes chacun , quoiqu’il ne fût guère que six heures du matin, d’une côtelette de veau, exquise, au buffet de la gare, — le train s’engagea, par Pratteln et Liestal, dans les collines boisées de Bâle-Campagne. A Olten, je dus me séparer de mes compagnons : il fallait regagner en toute hâte Neuchâtel et l’imprimerie, laissée en souffrance depuis dix jours, et où, en mon absence, ainsi que me l’avaient annoncé des lettres de ma femme, les choses avaient marché passablement de travers. Quant à mes amis, y compris Schwitzguébel, ils se dirigeaient sur Zürich, où ils furent reçus par Bakounine et par les délégués venus d’Italie, Pezza (demeuré à Zürich depuis le 25 août), Fanelli, Malatesta, Nabruzzi ; Costa ne devait arriver que le lendemain.

Au Congrès de la Haye, on avait fait une enquête sur une Alliance secrète imaginaire. Il allait maintenant se constituer, par le concours spontané d’un certain nombre d’Italiens, d’Espagnols, de Russes, de Français, de Jurassiens, une organisation réelle, bien différentc de celle qui n’avait existé que dans les visions de Marx et d’Engels, une organisation qui, toute de libre entente et de fraternelle amitié, devait rattacher l’une à l’autre les fédérations de l’Internationale, en un certain nombre de régions, par le lien d’une étroite solidarité.




FIN DU TOME SECOND




  1. Eugène Weiss, mêlé au mouvement ouvrier depuis 1867, avait été en relations avec Varlin ; une lettre de lui à Varlin, du 6 mars 1870, figure au Troisième procès de L’Internationale à Paris, p. 50.
  2. Depuis quelque temps, ces deux jeunes filles faisaient partie de l’Internationale à titre d’adhérentes individuelles : Élise Grimm s’était affiliée pendant un séjour qu’elle avait fait à Londres (lettre de Malon à Mathilde Rœderer, 11 juin 1872) ; Mathilde Rœderer était devenue, en mai, membre de la Fédération jurassienne. Dans sa lettre du 13 juin, dont j’ai déjà cité un passage, Mme André Léo leur dit, en les félicitant de leur entrée dans l’Association : « Embrassez-vous toutes deux pour moi, chères internationales. Vous voilà donc aussi au ban de la société et des bons principes. »
  3. Marx s’était installé à l’hôtel de Rome, le principal hôtel de la Haye.
  4. Je place un astérisque devant les noms de ceux des délégués qui faisaient partie du Conseil général.
  5. J’ignore quel était le véritable nom du délégué qui avait pris le pseudonyme de Wilmot. Ce pseudonyme prend la forme de Vilmart dans les lettres écrites par Engels à Sorge, récemment publiées.
  6. Le délégué qui avait pris le pseudonyme de Lucain me confia, dans une conversation que j’eus avec lui, son véritable nom ; je l’ai oublié.
  7. Herman, bien que membre du Conseil général, dont il était le secrétaire correspondant pour la Belgique, habitait Liège depuis quelque temps.
  8. La liste officielle me désigne, ainsi que Schwitzguébel, comme « délégué du Congrès de Neuchâtel ». Je rétablis notre véritable qualité.
  9. Joukovsky, délégué spécialement par la Section de propagande et d’action révolutionnaire socialiste de Genève, et non par l’ensemble de la Fédération jurassienne comme Schwitzguébel et moi, n’arriva à la Haye que le lundi soir.
  10. Cependant Ranvier avait cru devoir s’annoncer comme délégué d’une Section qui avait son siège à Paris et s’appelait la Section Ferré ; il racontait même, disait-on, qu’elle comptait trois mille membres.
  11. Circulaire envoyée aux Sections anglaises par le Conseil fédéral anglais en janvier 1873.
  12. Depuis que Liebknecht et Bebel étaient en prison, le Volksstaat, rédigé par le seul Hepner, et tombé sous l’influence d’Engels, se montrait particulièrement haineux à notre égard.
  13. Raconté par Jung lui-même au Congrès de la Fédération anglaise à Londres, le 26 janvier 1873. Dans une récente publication. Sorge, avec une inconscience naïve, a imprimé lui-même la lettre, du 21 juin 1872, où Marx lui demandait des mandats d’Amérique, en spécifiant qu’il faudrait des mandats allemands (c’est-à-dire des Sections allemandes des États-Unis) pour lui, Engels, Lochner, Pfändner et Lessner ; des mandats français pour Ranvier, Serraillier, Le Moussu, Vaillant, Cournet et Arnaud ; un mandat irlandais pour Mac Donnell. Lochner et Pfändner ne vinrent pas à la Haye, j’ignore pourquoi.
  14. Marx avait écrit à Kugelmann, le 29 juillet 1872 : « Au Congrès international (à la Haye, s’ouvrira le 2 septembre), il s’agit de la vie ou de la mort de l’Internationale, et avant de me retirer je veux au moins la protéger contre les éléments dissolvants. L’Allemagne doit donc avoir le plus de représentants possible. Comme tu viendras sans aucun doute, écris à Hepner que je le prie de te procurer un mandat de délégué. »
  15. Ce qui n’empêcha pas la Commission de vérification des mandats d’avoir le front de déclarer aux délégués espagnols, comme on le verra plus loin (p. 331) que toutes les Sections dont les délégués avaient été admis par elle avaient payé leurs cotisations.
  16. Déclaration de Hales au Congrès de la Fédération anglaise à Londres, 20 janvier 1873.
  17. La résolution X de la Conférence disait : « Toute constitution de Section internationale sous forme de société secrète est et reste formellement interdite ». Le Conseil général et ses partisans jugèrent opportun, quand il s’agit des mandats français, d’oublier l’existence de ce texte ; quant à nous, il nous aurait répugné de l’invoquer pour en tirer avantage.
  18. Déclaration de Hales au Congrès de Londres, 26 janvier 1873.
  19. Nettlau, note 3276.
  20. On lit dans la circulaire adressée par le Conseil fédéral anglais aux Sections anglaises, en janvier 1873 : « Dans la dernière séance tenue par l’ex-Conseil général [août 1872], le citoyen Jung proposa que le Conseil général n’eût plus son siège à Londres. Cette proposition fut fortement appuyée par les membres du Conseil fédéral anglais, leur opinion étant que, dans l’intérêt de l’Association, le Conseil général devait être transféré sur le continent. Le citoyen Jung ne se borna pas à faire cette proposition ; il remit en outre au citoyen Johannard une lettre que celui-ci était chargé de lire à la Haye dans le cas où le Conseil général serait maintenu à Londres, lettre par laquelle Jung refusait d’avance toute nomination à ce Conseil. La proposition de Jung fut rejetée, grâce à l’opposition des citoyens Marx et Engels, qui parlèrent fortement contre tout changement de siège du Conseil général ; ces mêmes citoyens soutinrent plus tard à la Haye l’opinion contraire, et proposèrent le transfert du Conseil à New York, le motif de cette politique de girouette était, lorsque Marx et Engels soutinrent que le siège du Conseil ne devait pas être changé, de s’assurer les votes des blanquistes membres du Conseil, qui désiraient que le siège du Conseil général restât à Londres. Les blanquistes furent donc flattés d’abord, puis trahis ; lorsqu’on n’eut plus besoin d’eux, on les jeta par dessus bord. » Jung a confirmé ce récit : « À la dernière séance du Conseil général avant le Congrès de la Haye, je proposai par écrit que le siège du Conseil général ne fût plus à Londres ; Marx et Engels ne voulurent pas en entendre parler. J’aurais voulu voir le Conseil général en Suisse ou en Belgique. » (Déclaration de Jung au Congrès de la Fédération anglaise à Londres, 26 janvier 1873.)
  21. Ces détails ont été racontés par Jung au Congrès de Londres, le 26 janvier 1873.
  22. Discours de Vaillant au Congrès de la Haye.
  23. Proposition présentée au Congrès de la Haye, qui ne l’adopta pas, par Arnaud, Cournet, Ranvier, Vaillant et Dereure.
  24. La brochure L’Alliance de la démocratie socialiste, etc., raconte (p. 30) qu’à Zürich Outine « fut victime d’une tentative d’assassinat ». Il paraît que quelques-uns de ses compatriotes, l’ayant rencontré un jour, administrèrent une volée de coups de canne à ce « fils de chien », pour me servir de l’expression employée par le révolutionnaire russe de qui je tiens la chose.
  25. Jung était un partisan de la libre discussion ; il croyait à la puissance de la persuasion (voir p. 48 le passage de sa lettre de juin 1870, où il se flatte d’avoir converti, par sa correspondance, plusieurs Genevois au collectivisme) : il n’aurait pas voulu s’associer à un coup de force comme celui que Marx était décidé à accomplir. À ce sujet, Jung a dit, dans ce même discours au Congrès anglais : « Selon moi, si la question politique avait été loyalement discutée à la Haye avec les « abstentionnistes », nous les aurions convaincus. C’est par la discussion que nous avons battu l’opposition dans la question de la propriété collective du sol ; par la discussion, nous serions arrivés au même résultat dans la question politique. Je connais Schwitzguébel depuis son enfance, c’est un honnête homme, accessible à la discussion : je suis persuadé que nous aurions convaincu les opposants. » Et il ajouta, avec tristesse : « Marx a trompé et trahi tous ses anciens amis. J’ai écrit à plusieurs d’entre eux à ce sujet [après le Congrès de la Haye], et leur ai dit ce que j’en pensais. Mme Marx est venue me voir une fois depuis lors. Mlle Marx deux fois, et Dupont et Lafargue sont venus m’engager à rendre visite à Marx : j’ai refusé. »
  26. C’était la troisième fois qu’on usait à Genève de ce procédé pour la nomination d’un délégué agréable à la coterie ; procède grâce auquel Grosselin put aller au Congrès de Bâle, Henri Perret à la Conférence de Londres, et Duval au Congrès de la Haye.
  27. Aux délégués espagnols qui signalaient au Congrès cette irrégularité, Engels répondit que « si le Conseil général avait violé les règlements, ç’avait été pour sauver l’Internationale » (Memoria a todos los internacionales españoles, p. 9) : et la majorité d’applaudir. Il ajouta : « C’est la question de l’Alliance qui est ici en jeu, car les délégués espagnols qu’on vient d’entendre font partie de cette société secrète. Cette clique doit être chassée du sein de l’Internationale.» (Notes manuscrites prises par Joukovsky.) Dans un rapport adressé, à la date du 31 octobre 1872, au nouveau Conseil général, à New York, Engels constate lui même le fait, en ces termes : « Ils [les neuf affidés de Lafargue] formèrent alors une nouvelle fédération, mais le Conseil fédéral espagnol refusa de la reconnaître ; le Conseil général, à qui elle s’adressa, la reconnut sans consulter le Conseil fédéral espagnol, et cet acte fut sanctionné par le Congrès de la Haye ». (Correspondance de Sorge, p. 69.)
  28. L’un des délégués espagnols ayant demandé à la Commission de vérification si la condition qu’on exigeait d’eux avait été remplie par tous les autres délégués, la Commission déclara que « toutes les Sections dont les délégués avaient été admis par elle, avaient payé leurs cotisations » (Memoria, etc., p. 6).
  29. Bulletin de la Fédération jurassienne (no 17-18, p. 3).
  30. Grande fut notre surprise quand nous vîmes, le lundi soir, Joukovsky, arrivant de Genève sans que nous eussions été prévenus de rien, débarquer dans notre hôtel. Sa Section n’avait pu lui donner que l’argent strictement nécessaire pour le trajet de Genève à la Haye, et il fallut nous cotiser pour l’entretenir pendant la durée du Congrès. Le Congrès fini, nous le ramenâmes avec nous jusqu’à Bruxelles, où, notre bourse étant à sec, nous dûmes l’abandonner ; il fut obligé d’attendre là qu’on lui eût envoyé de Genève l’argent du retour.
  31. Lettre du 11 janvier 1868.
  32. La minorité comptait cinq membres du Conseil général, Eccarius, Hales, Mottershead, Roach et Sexton. Comme ils ne votaient pas pour ce Conseil, mais contre lui, leur qualité de membres du Conseil général ne faisait que donner plus de signification à leur présence, dans les rangs de l’opposition.
  33. Dans une des séances du mercredi, le président, Ranvier, annonça qu’il était arrivé un mandat de la Section de Mulhouse confiant sa délégation à Schwitzguébel et à moi. Bien d’autres Sections, en France, nous auraient envoyé des mandats, si nous le leur avions demandé.
  34. Parmi ces Français, je cite Lanjalley, dont j’eus le plaisir de faire alors la connaissance.
  35. Ce sentiment explique pourquoi la minorité renonça à chicaner les porteurs de mandats allemands et français sur la validité de leurs titres.
  36. J’ignore si ces « procès-verbaux » (!) ont été rédigés et publiés ; je ne les ai jamais vus. Les seuls documents que je puisse indiquer comme source de renseignements pour le Congrès de la Haye sont cinq comptes-rendus publiés par des journaux : celui de la Liberté, de Bruxelles, celui du Bulletin jurassien, celui de la République française (rédigé par Lanjalley), celui que Maltman Barry rédigea, avec la collaboration visible de Marx et d’Engels, pour le journal tory le Standard, et celui qu’Eccarius rédigea pour le Times ; et la Memoria à todos los internacionales españoles, rédigée par les délégués de la Fédération espagnole.
  37. Ce fonctionnaire, appelé Rodolphe Schramm, avait été consul à Milan, et se trouvait par hasard dans le public qui assistait à la séance du 4 septembre ; Cuno le reconnut et l’apostropha grossièrement, en l’accusant de l’avoir dénoncé et d’être l’auteur de son expulsion d’Italie. Schramm donna, devant un jury d’honneur, des explications qui démontrèrent qu’il n’avait été pour rien dans l’expulsion de Cuno, et celui-ci dut se rétracter publiquement le lendemain.
  38. Ce résumé du discours du délégué espagnol est emprunté à la Memoria à todos Los iniernacionales espanoles.
  39. Avant la clôture, j’émis cette remarque que, puisque la majorité avait son parti pris d’avance, elle ferait bien mieux de voter les deux articles en bloc, sans nous faire perdre du temps en mettant aux voix séparément chaque alinéa. Serraillier répondit aigrement que la majorité ferait comme elle l’entendrait, et que, quant au « parti pris », c’était une insinuation calomnieuse, puisque les délégués de la majorité, eux, n’étaient pas liés par des mandats impératifs; et il ajouta : « Nous représentons trente départements de la France où l’Internationale est mieux organisée qu’elle ne l’était sous l’empire, quand elle était entre les mains des abstentionnistes ». Je l’interrompis en lui criant : « Respectez donc l’œuvre de Varlin ! « Sur quoi Longuet, intervenant, dit : < Oui, moi aussi j’étais abstentionniste avec Varlin, mais aujourd’hui c’est autre chose ». (D’après les notes manuscrites de Joukovsky.)
  40. En donnant au Conseil général la faculté de suspendre une fédération, on préparait déjà la suspension projetée de la Fédération jurassienne, qui fut prononcée quatre mois plus tard. Marx prit la parole sur ce point, et s’exprima ainsi : « Le Congrès de Bâle a donné au Conseil général le droit de suspendre une Section ; et par le simple usage de ce droit, le Conseil général aurait déjà pu, en suspendant l’une après l’autre toutes les Sections d’une fédération, arriver à réaliser en fait la suspension de cette fédération tout entière ». (La méchancelé chicanière de Marx, die rabulistische Bosheit von Marx, — observe Nettlau, — se marque bien dans l’invention de ce procédé pour donner une entorse à un texte et en violer l’esprit par une interprétation judaïque de la lettre.) « Ne vaut-il pas mieux, continua Marx, s’exprimer clairement, et dire que le Conseil général a le droit de suspendre une fédération ? Si son choix tombait sur une fédération comme la Fédération jurassienne, qui donne place aux mensonges et aux calomnies dans son organe ofTiciel, une semblable mesure serait tout profit pour l’Internationale. » (Notes manuscrites de Joukovsky.)
  41. Les neuf abstenants sont des membres de la minorité : Alerini, Cyrille, Eberhardt, Farga Pellicer, Fluse, Guillaume, Marselau, Morago, Schwitzguébel.
  42. Les dix-sept autres délégués qui votèrent pour le changement, avec les neuf que je viens de nommer, sont : J.-Ph. Becker, Cuno, Dumont (Faillet), Johannard, Mac Donnell, Serraillier, Sorge, Swarm [d’Entraygues|, Vichard, Wroblewski, de la majorité ; Brismée, Dave, Harcourt, Roach, Sauva, Sexton, Van den Abeele, de la minorité.
  43. Ces quatorze délégués sont Bernhard Becker, Duval, Farkas, Fränkel, Friedländer, Heim, Hepner, Lucain (pseudonyme), Ludwig, Milke, Pihl, Schumacher, Wilmot (pseudonyme), Walter [Van Heddeghem]. — Sur Ludwig, voir plus loin p. 350.
  44. Les trente délégués qui votèrent pour New York sont : J.-Ph. Becker, Reinhard Becker, Cuno, Dumont [Faillet], Dupont, Engels, Farkas, Friedländer, Kugelmann, Lafargue, Lessner, Le Moussu, Longuet, Lucain (pseudonyme), Mac Donnell, Marx, Pihl, Serraillier, Swarm [d’Entraygues], Vichard, Wroblewski, de la majorité ; Brismée, Coenen, Dave, Fluse, Herman, Hoach, Sexton, Splingard, Van den Abeele, de la minorité.
  45. Les quatorze délégués qui votèrent contre New York (les cinq blanquistes et neuf autres, tous de la majorité) sont : Arnaud, Cournet, Dereure, Duval, Fränkel, Heim, Hepner, Ludwig, Milke, Ranvier, Schumacher, Vaillant, Wilmot (pseudonyme), Walter[Van Heddeghem].
  46. Les douze abstenants sont Alerini, Cyrille, Eberhardt, Farga-Pellicer, Gerhard, Guillaume, Marselau, Morago, Schwitzguébel, Van der Hout, de la minorité ; Johannard et Sorge, de la majorité.
  47. Cet alinéa est emprunté à l’Adresse inaugurale rédigée par Marx en 1864, qui n’avait jamais été considérée comme constituant un programme officiel et obligatoire. La Conférence de Londres avait rappelé ce texte dans les considérants de sa résolution IX ; le Congrès de la Haye va le transformer en une disposition statutaire.
  48. Il s’agit entre autres des lettres d’Engels, que Cafiero avait apportées.
  49. Dix-huit ans plus tard, Engels a condamné lui-même, — sans s’en apercevoir, — comme contraire à l’esprit qui avait présidé à la création de l’Internationale, cette tentative d’inscrire dans les Statuts généraux les thèses spéciales au programme marxiste :
    « L’Internationale, a-t-il écrit, se proposait d’unir en une seule et prodigieuse armée la totalité des ouvriers militants d’Europe et d’Amérique. C’est pourquoi elle ne pouvait pas prendre pour point de départ les principes déposés dans le Manifeste communiste. Il lui fallait un programme qui n’exclût ni les Trades Unions anglaises, ni les proudhoniens français, belges, italiens, espagnols, ni les lassalliens allemands. Le programme présenté dans l’exposé des motifs qui précède les Statuts de l’Internationale fut rédigé par Marx avec une maîtrise reconnue même de Bakounine et des anarchistes. Le triomphe final des propositions émises dans le Manifeste, Marx ne l’a jamais attendu que du seul développement intellectuel de la classe ouvrière, que devait amener l’action commune et la discussion en commun. » (Préface à une nouvelle édition du Manifeste communiste, 1ermai 1890.)
    Marx n’a pas eu, en 1871 et en 1872, l’attitude expectante que lui prête son panégyriste : il a voulu, au contraire, faire violence au prolétariat des pays qui n’acceptaient pas sa doctrine. Il s’est mis ainsi en contradiction avec la tactique de ce Marx idéal que glorifie Engels aux dépens du Marx réel.
  50. Charles Longuet venait d’épouser la fille aînée de Karl Marx.
  51. Il s’agit de la lettre du 17 mai 1872, dont il a été question p. 247 et que j’ai le regret de n’avoir pu reproduire ; dans un passage de cette lettre, Lafargue, après nous avoir appelés « pontifes des Idées Pures », et affirmé que la circulaire du Congrès de Sonvillier était « bourrée de doctrines métaphysiques », ajoutait : « Les prêtres, à quelque religion qu’ils appartiennent, se complaisent dans une ignorance bénie. »
  52. Eccarius, Hales, Mottershead, Harcourt étaient partis dès le jeudi soir ; Roach et Sexton partirent le vendredi soir.
  53. « Quand New York fut proposé, Johannard dit que c’était seulement afin de mettre le conseil entre les mains de Sorge. Celui-ci s’était rendu si déplaisant, que personne n’aurait voté pour lui,, et Marx promit qu’il ne ferait pas partie du Conseil. Mais on eut soin de laisser dans le Conseil général quelques places vacantes, et le premier acte du nouveau conseil fut d’appeler Sorge dans son sein comme secrétaire général. » (Déclaration de Jung au Congrès de la Fédération anglaise, 26 janvier 1873.)
  54. Voici les noms de ces douze membres : Bertrand, Bolte, Laurel, Kavanagh, Saint-Clair, Leviole, Carl, David, Dereure, Fornacieri, Speyer, Ward ; ce dernier était le seul des douze qui fût Américain. David et Ward, quand ils eurent appris leur nomination, la refusèrent par des lettres fort désobligeantes pour ceux qui les avaient élus.
  55. J’ai oublié, après trente-quatre ans, quel était ce nom.
  56. Comme je l’ai dit plus haut, j’avais refusé de « comparaître » devant la Commission en tant que Commission ; je m’étais borné à m’entretenir avec les citoyens Cuno, Vichard et Lucain, individuellement, de diverses questions intéressant l’Internationale.
  57. Il s’agit de la traduction russe du Kapital, et de la lettre de Netchaïef à l’éditeur Poliakof (voir tome Ier, p. 261). On lira au tome III une protestation contre cette accusation « d’escroquerie et de chantage », protestation datée du 4 octobre 1872 et portant les signatures d’Ogaref, Zaytsef, Ozerof, Ross, Holstein, Ralli, Œlsnitz et Smirnof. — On pourrait croire qu’après trente-quatre ans, la lumière ayant été pleinement faite sur cette affaire, les marxistes auraient renoncé à répéter cette stupide injure. Eh bien, non : dans un livre paru en 1906, M. Sorge la réédite une fois de plus : « Il s’agit — dit-il dans une note ajoutée par lui à une lettre d’Engels du 14 juin 1873 — de l’escroquerie commise par Bakounine, et à laquelle, par égard pour des tiers, il fut fait simplement allusion à la Haye, sans qu’on en publiât le détail ».
  58. Une lettre de Jules Montels, secrétaire de la Section de propagande et d’action révolutionnaire socialiste de Genève, publiée dans le Bulletin du 10 novembre 1872, prit la défense du citoyen Bousquet, républicain énergique, qui n’avait accepté, un moment, de la municipalité républicaine et socialiste de Béziers, en 1871, le poste de commissaire municipal que « par dévouement à la République démocratique et sociale ».
  59. Cette rédaction semblait imputer à crime aux délégués espagnols le fait d’avoir appartenu à la Alianza, — confondue ici, pour les besoins de la cause, avec la Section de l’Alliance de Genève, à laquelle avait appartenu Joukovsky, — la Commission proposant au Congrès de ne les mettre hors de cause que parce qu’ils avaient formellement déclaré ne plus faire partie de cette société. Lorsqu’ils eurent connaissance, par sa publication dans la Liberté, de Bruxelles, du texte exact du rapport, dont ils n’avaient qu’imparfaitement saisi les termes lors de sa lecture à la Haye, les délégués de la Fédération espagnole protestèrent par une lettre en date du 18 septembre, dans laquelle ils déclaraient « s’être toujours tenus pour honorés d’avoir contribué à la propagande de l’Alliance » (Bulletin du 15 octobre 1872).
  60. Si quelqu’un voulait répondre qu’il ne s’agit pas du programme et des statuts de l’Alliance de la démocratie socialiste, société publique, mais de ceux d’une société secrète ayant porté le même nom, je ferais observer que le titre de « Statuts secrets de l’Alliance », donné aux documents publiés en 1873 dans les Pièces justificatives de la brochure L’Alliance de la démocratie socialiste, etc. (pages 118-132) a été fabriqué par les auteurs de cette brochure. Ces documents ne forment pas, comme ces auteurs le prétendent (p. 2), » une seule pièce » ; il y a là, au contraire, une juxtaposition de pièces de diverse nature, qui, à les supposer toutes authentiques, sont de valeur fort inégale. L’homme qui a le mieux étudié l’histoire, excessivement difficile et compliquée et sur laquelle la lumière ne pourra jamais être complètement faite, des sociétés secrètes, successivement ébauchées ou réalisées, dont Bakounine a été soit le fondateur, soit un membre très important, — Max Nettlau, — a écrit à ce sujet : « En fait, nous avons ici plusieurs documents distincts, des projets dont il n’est pas possible de dire s’ils ont été réalisés ; comme je l’ai fait voir ailleurs, tous ces projets étaient devenus caducs et sans objet à la suite de délibérations ultérieures. Quiconque se fût trouvé légitimement en leur possession ne pouvait pas ignorer cela. Ces papiers furent envoyés de Genève à Marx et à Engels, évidemment par Outine. Celui-ci dissimula-t-il à ses correspondants leur nullité (Wertlosigkeit) ? ou bien est-ce Marx qui, bien qu’on l’en eût instruit, la dissimula à la Commission ? » (Nettlau, p. 724.)
  61. Il veut dire que la Commission n’a pas reçu du Congrès le mandat de proposer des expulsions, mais seulement de faire une enquête.
  62. M. Sorge, dans une des annotations qu’il a ajoutées aux lettres de Marx, Engels, Becker, etc., récemment publiées par lui, a écrit, à propos de l’attitude de Schwitzguébel : « Schwitzguébel réussit à se sauver par un appel larmoyant (Schwitzguébel rettete sich durch einen weinerlichen Appell) ». Je n’ai pas besoin de dire que c’est là un mensonge.
  63. Par ce paragraphe, la minorité déclarait ne vouloir considérer le Conseil général que comme un simple bureau de correspondance el de statistique, et vouloir ignorer les pouvoirs qui lui avaient été conférés par le Congrès de Bâle et ceux qu’il s’était fait attribuer par la Conférence de Londres et par le Congrès de la Haye.
  64. En déclarant que les Fédérations représentées par eux établissaient entre elles « des rapports directs et continus », les délégués de la minorité montraient qu’à leurs yeux l’institution du Conseil général était superflue.
  65. Cet alinéa, en affirmant que les Statuts généraux de l’Internationale étaient ceux qui avaient été « approuvés au Congrès de Genève », déclarait par là-même nulles et non avenues, aux yeux de la minorité, les modifications aux Statuts faites par la Conférence de Londres et par le Congrès de la Haye. Et en même temps il constituait un véritable pacte de solidarité entre les Fédérations pour le maintien de leur autonomie.
  66. Ce « Conseil fédéraliste universel » était un groupement qui s’était constitué à Londres sur l’initiative de Vésinier, et qui s’était posé en antagoniste du Conseil général de l’Internationale.
  67. Le Bulletin n’a donné que les chiffres des oui, des non et des abstentions, d’après la Liberté (ces chiffres sont en partie erronés), sans indiquer les noms des votants. Je donne les appels nominaux au complet.
  68. Ainsi que le montrent les tableaux des appels nominaux des 4, 5 et 6 septembre. Rittinghausen paraît être parti dès le mercredi ; Dietzgen partit le jeudi ; Scheu le vendredi ; B. Becker, Milke et Schumacher le vendredi soir. Dans la brochure officielle Résolutions du Congrès général tenu à la Haye, on voit apparaître, dans deux scrutins de la journée du vendredi 6, le nom de Ludwig, qui ne figure pas dans la liste des délégués. Ce Ludwig, qui vote avec la majorité, était probablement un Allemand venu à la Haye comme spectateur, auquel Dietzgen ou quelque autre, peut-être, avait remis son mandat en partant. — Chose curieuse, que nous apprend la correspondance d’Engels avec Sorge : les deux frères Scheu, Andréas et Heinrich, étaient suspectés de « bakounisme » ; Engels écrivit à Sorge le 3 mai 1873 : « On retrouve quelque chose des grandes phrases de Bakounine dans les articles et les discours de Scheu [le rédacteur de la Gleichheit de Vienne] ; et tu te rappelles comme son frère s’est esquivé à la Haye quand est venu le moment de régler l’affaire Bakounine ».
  69. Friedländer était momentanément absent.
  70. Le compte-rendu du Standard omet à tort le nom de Cyrille.
  71. Le Standard omet à tort Farga-Pellicer.
  72. Friedländer, cette fois, prend part au vote.
  73. Deux membres se sont détachés de la majorité, Dereure et Mac Donnell, et se sont joints aux abstenants, ainsi que Friedländer, absent au premier scrutin.
  74. Deux délégués de la minorité, Sauva et Splingard, qui s’étaient simplement abstenus au scrutin sur l’expulsion de Bakounine, ont cette fois voté non.
  75. Le Standard omet à tort, parmi les abstenants, Guillaume et Morago.
  76. Il n’y avait plus que quarante et un votants, Friedländer s’étnnt de nouveau absenté, et Guillaume n’étant plus compté au nombre des votants.
  77. Par une singulière erreur, le Standard, au lieu de Sorge, a imprimé Splingard.
  78. Cette fois, dix nouveaux membres se sont détachés de la majorité : Dupont, Duval, Fränkel, Johannard, Lafargue, Longuet, Lucain, Serraillier, Swarm, Wilmot : sept d’entre eux, avec Dereure, se sont joints aux non ; les trois autres, avec Mac Donnell, se sont joints aux abstentions.
  79. Le Standard omet ici le nom de Splingard, l’ayant porté par erreur dans la liste des oui au lieu de Sorge.
  80. Le Standard omet à tort, parmi les abstenants, Alerini et Schwitzguébel.
  81. On remarquera que Lucain, membre et secrétaire de la Commission qui proposait l’expulsion de Schwitzguébel, s’est abstenu de voter.
  82. J’ai oublié qui ce fut.
  83. On a déjà vu plus haut que Bousquet était un bon républicain ; mais à ce moment-là nous ignorions tout à fait qui il pouvait être : son nom nous était inconnu avant la lecture du rapport de la Commission.
  84. Dans une note (n° 4573 B) du Supplément (encore inédit) à sa biographie de Bakounine, Max Nettlau, après avoir retracé les négociations qui aboutirent à l’union de la minorité du Congrès sur le terrain de l’autonomie, malgré les divergences doctrinales qui pouvaient séparer les Anglais ou les Hollandais des Espagnols ou des Italiens, s’exprime en ces termes (je les reproduis dans la langue originale) : « Diese Mitteilungen sind zum Verständniss des gesammten Schicksals der Internationale seit dem Haager Congress unentbehrlich. Man hätte nicht gedacht, dass die Entscheidung so sehr sozusagen an einem Haare bing, an der Entschlossenheit eines Mannes, gegen den Wunsch seiner eigenen Freunde eine ihm richtig scheinende Taktik durchzuführen. Wenn G. richtig urteilt, muss man annehmen, es wäre durchaus möglich gewesen, dass — wenn die Spanier, Italiener, .lurassier einen intransigenten Standpunkt offen eingenommen hätten — die Belgier, Holländer, Engländer u. s. w. auf Seite des Generalrats geblieben wären und dass dann Marx die Internationale nicht so völlig unter den Händen entschwunden wäre, wie es geschab. Man versteht die mir bis jetzt als Mattheit erchienene relativ geringe Teilname der Jurassier am Congress selbst als eine Zurückhaltung, mit der G. seinem Plan entsprechend vorsing. Für Marx, dem dièse Handlungsweise nicht unbekannt geblieben sein wird. bot sich wàhrend der ganzen Woche eine Môglichkeit, sich mit seinen loyalen Gegnern auf (îrund der Autonomie aller zu verstàmligen, vvodurch er die ganze Bewegung auf ein hôheres Niveau gestellt und auch sich von seinen eigentûmlichen Alliirten. den Blanquisten, und der Misère so vieler persônlicher Streitigkeiten halte befreien kônnen. Er bat diesen letzlen Reltungsweg nicht belreten, vielmehr mit KleinlichUeit und Rancune bis zulezt seinen autoritâren Standpunkt vortreten lassen, der ihm die ganze Internationale entzog. » — À la phrase de Nettlau : (« Fur Mhtx, dem dièse Handlungsweise nicht unbekannt geblieben sein wird... », je dois pourtant opposer cette remarque, que la lecture de la déclaration de la minorité, le samedi soir, fut pour Marx et les siens un coup de foudre inattendu.
  85. « Un meeting auquel assistèrent environ cent cinquante personnes fut donné à midi dans un local en dehors de la ville ; les orateurs de la majorité y parlèrent seuls ; Marx, Becker, Sorge et quelques autres y prononcèrent des discours qui furent écoutés avec beaucoup de froideur ; la minorité s’abstint. » (Bulletin.)
  86. Stenko Razine est le chef de bandits qui se mit à la tête de la formidable insurrection paysanne de 1669-1671, sous le règne du tsar Alexis. Quand Pougatchof, un siècle après, en 1773-1775, souleva les Cosaques et les serfs contre Catherine II, le peuple russe vit en lui un nouveau Stenko Razine ; et on avait attendu, en Russie, pour 1869 et les années suivantes, une troisième apparition séculaire du légendaire brigand en qui l’imagination des opprimés incarnait la révolte.
  87. Il habitait alors 17, rue Tournefort, dans le quartier Mouffetard.
  88. L’attitude de De Paepe avait été, pendant l’année qui s’écoula de la Conférence de Londres au Congrès de la Haye, expectante et non militante. Son esprit conciliant lui faisait désirer l’union et la tolérance mutuelle ; comme Jung, dont le caractère avait plus d’un rapport avec le sien, il n’avait pas voulu accepter un mandat de délégué à la Haye. Mais, après le Congrès, il reconnut qu’il n’était plus possible de conserver une neutralité qui eût été une désertion des principes, et il se déclara nettement contre les autoritaires. Il lui en coûta de rompre avec Marx, car, ainsi que je l’ai dit (p. 195), il avait pour celui-ci une déférence sincère et profonde. Cette déférence ne lui avait pas, d’ailleurs, concilié les bonnes grâces du pontife. Dans une lettre à Sorge (27 septembre 1877), Marx l’appelle « le filandreux bavard De Paepe (der schwatzschweifige De Paepe) ». Dix ans plus tard, Engels le traite de menteur (lettre à Sorge du 4 mai 1887) : « Les hâbleries de De Paepe… Le petit gaillard est un hâbleur incorrigible (Die Flunkereien des De Paepe… Das kertchen kann das Flunkern nicht lassen) ».