L’INTERNATIONALE - Tome II
Quatrième partie
Chapitre IV
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IV


Dans le Jura : polémiques ; Congrès du Locle (19 mai). — En Italie : nouveaux progrès de l’Internationale ; Cafiero à Locarno (20 mai-18 juin). — En Espagne : la crise devient aiguë ; lettres de Bakounine à F. Mora, à Lorenzo, à Morago (avril-mai).


Je reviens à la Fédération jurassienne.

Le procès de Leipzig, dont j’ai parlé, fournit à Outine un nouveau prétexte de nous attaquer. Voici ce que publia l’Égalité du 7 avril 1872 :

« Nous passons outre sur les accusations du président du tribunal : c’étaient toujours les mêmes clichés stéréotypés que nous avons vus se reproduire dans les trois procès de l’empire bonapartiste contre l’Internationale, et que le journal la Révolution sociale, de triste mémoire, s’est donné pour tâche de confirmer et de renforcer dans chacun de ses numéros : c’est toujours l’autoritarisme dictatorial du Conseil général, les ordres reçus de Londres, le chef suprême Karl Marx, etc. Qu’en pensent messieurs les séparatistes, les grands prêtres de Sonvillier, de ce touchant accord de leurs accusations avec celles du président du tribunal qui a condamné nos courageux frères allemands ?... Cela suffira-t-il enfin pour dessiller les yeux à ce groupe de nos frères italiens, devant lequel le comité du Jura bernois a la prétention de poser en qualité d’un second Conseil général de l’Association internationale ? »

En même temps, par un jésuitisme dont elle était coutumière, l’Égalité (numéros du 2 mars et du 15 avril) adressait des éloges aux sociétés des ouvriers graveurs et guillocheurs de nos Montagnes, d’abord au sujet de leur solide organisation, de l’énergie et du dévouement de leurs comités, puis à propos d’une grève qui venait d’éclater à la Chaux-de-Fonds dans ce corps de métier ; elle louait la belle et énergique attitude des ouvriers du Val de Saint-Imier, qui avaient fait preuve d’un admirable esprit de solidarité, — et elle s’arrangeait de façon que ses lecteurs ignorassent que ces graveurs et ces guillocheurs dont elle vantait la conduite étaient précisément les mêmes hommes que M. Outine insultait d’autre part en leur qualité de membres de la Fédération jurassienne ; elle croyait pouvoir donner le change, et faire croire que les militants de la Fédération des graveurs et guillocheurs étaient des adhérents du Temple-Unique.

Notre Bulletin releva, comme il convenait, les vilenies d’Outine et signala la duplicité d’Henri Perret. Dans son n° 5 (1er mai), — qui fut le premier numéro imprimé typographiquement, l’accroissement du nombre des abonnés nous ayant permis de renoncer à l’autographie, — on lit ce qui suit :


Le journal l’Égalité, rédigé par M. Outine, bourgeois russe qui vit de ses rentes à Genève et occupe ses loisirs à insulter tous les révolutionnaires qui vivent de leur travail, le journal l’Égalité, disons-nous, a trouvé plaisant, à propos du procès Bebel-Liebknecht, d’insulter la Fédération jurassienne et son Comité fédéral, — qu’il appelle agréablement les grands prêtres de Sonvillier, — en représentant cette Fédération comme pactisant avec les agents de Bismarck ! !

Il y a des choses auxquelles la dignité défend absolument de répondre, et les injures de l’Égalité sont de ce nombre... Mais ce que nous ne comprenons pas, ce sont les éloges que cette même Égalité ose nous adresser avec le plus effronté cynisme, dans d’autres numéros où elle trouve politique de faire vibrer une autre corde... Cependant l’Égalité le sait bien : les Sections des graveurs au Locle et au Vallon de Saint-Imier appartiennent à la Fédération jurassienne ; le président du Comité central des graveurs, à la Chaux-de-Fonds, est un des membres les plus connus de la Fédération jurassienne ; et les grands prêtres de Sonvillier, les compères de Bismarck, savez-vous qui c’est ? Ce sont deux ouvriers graveurs, deux ouvriers guillocheurs et un ouvrier monteur de boîtes (ces cinq membres forment le Comité fédéral jurassien) ; et ce sont ces deux graveurs et ces deux guillocheurs qui ont organisé l’agitation au Vallon de Saint-Imier pour combattre l’action des patrons pendant la grève.

Oui, tout le monde sait cela chez nous ; aussi, en lisant l’Égalité, on hausse les épaules ou on se détourne avec dégoût. Mais on ne le sait pas en Belgique, en France, en Allemagne ; et les intrigants de Genève spéculent là-dessus pour le succès de leurs calomnies.

Ah ! que le Congrès général vienne seulement ! Et quand nous nous verrons là face à face, le jour se fera pour tout le monde, et les menteurs passeront un mauvais quart d’heure.


Un autre article prenait directement à partie Henri Perret :


On demande comment Henri Perret, secrétaire du Comité fédéral romand à Genève, et qui par conséquent est solidaire de tout ce qui s’imprime dans l’Égalité, — comment Henri Perret, disons-nous, a pu siéger au Congrès des graveurs[1], comme délégué, côte à côte avec Auguste Spichiger, délégué des graveurs et guillocheurs du Locle, membre de la Fédération jurassienne ; côte à côte avec Adhémar Schwitzguébel, délégué des graveurs du Vallon de Saint-Imier, secrétaire du Comité fédéral jurassien et, par conséquent, l’un des grands prêtres de Sonvillier[2] ? On demande comment il a pu serrer la main à ces deux compagnons, leur témoigner son estime et son amitié, quoiqu’il les eût laissé insulter chaque semaine depuis un an dans l’Égalité, et qu’il dût les laisser insulter de nouveau une fois le Congrès fini ? Comment le secrétaire du Comité fédéral romand expliquera-t-il tant de lâcheté et d’hypocrisie ?

Mais, au fait, que nous importe ? et pourquoi rendre un instrument responsable de ce qu’on lui fait faire ; — car les Outine, Perret, Grosselin et Cie ne sont que des instruments. C’est à la tête qu’il faut s’attaquer, — et la tête est à Londres.


À notre profond étonnement, en ouvrant le journal l’Internationale, de Bruxelles, du 14 avril, nous y avions vu reproduit l’article d’Outine du 7 avril. Ce fait extraordinaire confirma, pour nous, ce que nous soupçonnions déjà : c’est que Marx avait à Bruxelles des agents qui savaient profiter, à l’occasion, du laisser-aller ou du manque de clairvoyance de quelques membres du Conseil régional belge. Claris, l’ancien rédacteur en chef de la Révolution sociale, adressa aussitôt (17 avril) à l’Internationale une protestation indignée, disant : « Dans ce factum misérable (l’article d’Outine), la rédaction de la Révolution sociale est assimilée aux plus viles créatures de l’ex-empire, et quasi-traitée de policière... Quant à nos collaborateurs, je livre leurs noms au public, qui ne les tient évidemment pas pour des bonapartistes. Voici ces noms : Arthur Arnould, E. Razoua, André Léo, G. Lefrançais, L. Marchand. » Le Comité fédéral jurassien, de son côté, manifesta par une lettre au Conseil fédéral belge (20 avril) « la douleur et l’indignation » qu’il avait éprouvées en voyant l’Internationale reproduire « les perfidies contenues dans l’Égalité de Genève », et mit le journal belge en demeure « de se prononcer catégoriquement sur le bien ou le mal fondé des accusations qu’il avait reproduites d’après l’Égalité ». L’Internationale publia dans son numéro du 21 avril la protestation de Claris, et dans celui du 5 mai elle fit la déclaration que lui demandait la lettre du Comité fédéral jurassien ; voici comment elle expliqua, non sans embarras, la reproduction dans ses colonnes de l’article de l’Égalité, et comment elle en fit amende honorable : « Dans le numéro du 14 avril, nous avons publié par inadvertance un article intitulé Crime de haute-trahison, tiré du journal l’Égalité de Genève, et que nous n’avions guère lu en entier. En lisant l’article après le tirage, nous nous sommes aperçus de cette bévue bien involontaire, mais regrettable de tous points... Le Comité fédéral jurassien nous adressa, en date du 20 avril, une lettre bien vive au sujet de l’hospitalité donnée dans nos colonnes aux diatribes formulées contre lui par l’Égalité... Nous sommes fondés à espérer que l’aveu des regrets que nous venons d’exprimer justifiera à ses yeux notre bonne foi qui a été surprise dans un moment de précipitation, et que le Comité fédéral jurassien sera satisfait. » En reproduisant cette déclaration, notre Bulletin (n° 8, 1er juin) la fit suivre de ces lignes :


Le Comité fédéral jurassien n’a pas douté un instant de la bonne foi et de l’impartialité de nos amis de Belgique, et la déclaration si franche de l’Internationale ne peut que cimenter la bonne harmonie qui existe entre la Fédération belge et la Fédération jurassienne.


Mon vieil ami Constant Meuron était mort dans les premiers jours de mai. Je l’avais vu pour la dernière fois le 29 mars ; une lettre du 9 avril m’avait annoncé qu’il avait été malade, et qu’il allait mieux ; prévenu trop tard, par Mme Meuron, d’une aggravation subite de son état, je ne pus l’assister à ses derniers moments. Lorsque je me rendis à ses obsèques à Saint-Sulpice, je m’y trouvai à peu près seul, avec quelques-uns de ses anciens collègues à la Constituante neuchâteloise de 1857, entre autres le juge de paix Alfred Dubois, venu du Locle. Dans le n° 7 du Bulletin (10 mai), je lui adressai un dernier adieu au nom de ceux qui l’avaient aimé ; je le reproduis ici :


Le père Meuron.

Le père Meuron, qui vient de s’éteindre à l’âge de soixante-huit ans dans le petit village de Saint-Sulpice, où il s’était retiré depuis deux ans, a été l’un des premiers fondateurs de l’Internationale en Suisse.

Ses convictions révolutionnaires dataient de loin. En 1831, âgé de vingt-sept ans, il avait été l’un des chefs de l’insurrection républicaine de Neuchâtel. Livré par le canton de Berne au roi de Prusse, il fut condamné à mort par le tribunal de guerre ; pendant un an, il resta sous le coup de cette sentence ; au bout de ce temps, le roi daigna commuer sa peine en celle de la détention perpétuelle. En 1834, Constant Meuron réussit à s’évader de prison, avec l’aide de sa courageuse femme. Il resta en exil jusqu’en 1848.

Rentré au pays après la proclamation de la République, il se fixa au Locle, où il vécut de son travail, d’abord comme ouvrier guillocheur, puis comme comptable dans un atelier de monteurs de boîtes.

Lorsque se fit le réveil socialiste dont l’Internationale a été la puissante expression, le père Meuron, embrassant avec ardeur l’idée nouvelle, fonda la Section internationale du Locle en 1866. Dès ce moment, il se sépara complètement de ses anciens amis les radicaux, et se trouva, seul de sa génération, marchant au premier rang des socialistes. Nous admirions la jeunesse d’esprit de ce vieillard, dont le cerveau, loin de s’être ossifié comme celui de tant d’autres, accueillait et comprenait les plus larges et les plus hardies conceptions modernes. Il fallait l’entendre raisonner, dans son langage simple et pittoresque, sur la propriété, sur le travail, sur l’idée de Dieu ; il était un peu notre élève à nous jeunes gens ; mais quand il parlait, donnant à nos principes le tour qui lui était propre, son accent personnel, nous l’écoutions comme notre maître.

Mais ce qui distinguait surtout le père Meuron, ce qui l’entourait comme d’une auréole, ce qui faisait dire de lui à Bakounine : « C’est un saint », c’était son incroyable pureté de cœur, une pureté d’enfant. Que de bonté, de générosité ! quelle horreur du mensonge ! quel désintéressement antique !

S’il était bon et généreux, il était sévère aussi pour les intrigants politiques, pour les faux amis, pour les corrompus, et il ne leur épargnait pas l’expression de son mépris. L’impitoyable franchise de son langage, sous ce rapport, lui a fait de nombreux ennemis : il s’en est toujours honoré.

Dans les deux dernières années de sa vie, depuis sa retraite à Saint-Sulpice, il avait cessé toute action socialiste. Le milieu où il était forcé de vivre lui était profondément antipathique ; mais, nous disait-il, il laissait maintenant parler les gens sans les écouter, et ne voulait plus se donner la peine de les contredire. La catastrophe où sombra la Commune de Paris lui porta un coup terrible ; il se regarda dès lors comme un homme mort. Mais il n’avait pas abandonné sa foi ; et, jusqu’au dernier moment, il resta fidèle, dans son cœur, à cette cause de la révolution à laquelle il avait consacré sa vie.

La dernière fois que nous le vîmes, le 29 mars 1872, il nous dit : « Ma vie est finie ; j’ai assisté à la dernière défaite, et je m’en vais ; mais ne désespérez pas, vous jeunes gens, vous verrez peut-être le triomphe, car le triomphe est certain ».

Cette pensée a consolé le père Meuron sur son lit de mort. Elle nous console aussi et nous fortifie ; et si, lorsque luira le jour de la justice, il ne devait éclairer que nos tombeaux, nous n’en savons pas moins qu’il luira certainement.

J. G.


Le dimanche 12 mai, le peuple suisse était appelé à se prononcer, par oui ou par non, sur l’acceptation ou le rejet d’un projet élaboré par les Chambres fédérales et revisant la constitution fédérale de 1848. Ce fut une occasion de plus, pour nous, d’exposer notre manière de voir sur la tactique réformiste et sur l’exercice du droit de vote. Voici le passage essentiel de l’article que j’écrivis à ce sujet (n° 6 du Bulletin, 10 mai 1872) :


Les socialistes de la Suisse allemande, dont l’idéal est ce qu’ils appellent l’État populaire, applaudissent à la concentration des pouvoirs entre les mains de la Confédération et à cette chimère de la législation directe par le peuple, ou referendum, que promet la nouvelle constitution fédérale.... Ils ne sont pas révolutionnaires, ils ne veulent exercer d’action que sur le terrain strictement légal, constitutionnel ; ils acceptent d’être la minorité aujourd’hui, espérant que le vote leur donnera la majorité demain, et qu’alors ils légiféreront avec la même légitimité qu’ils reconnaissent aux gouvernants d’aujourd’hui. Ô aveugles ! vous ne voyez donc pas qu’aujourd’hui même vous êtes déjà la majorité ! Non pas celle du scrutin, c’est vrai ; car, au scrutin, sachez-le bien, vous ne serez jamais la majorité ; mais vous êtes, vous qui souffrez de l’organisation sociale actuelle, vous qui avez intérêt à la révolution, vous êtes la majorité ; et voilà pourquoi l’action révolutionnaire qui incombe au parti socialiste se trouve légitimée d’avance, sans qu’il soit besoin d’en appeler au scrutin.


Le Congrès annuel de la Fédération jurassienne fut convoqué pour le dimanche 19 mai, au Locle, par une circulaire du Comité fédéral en date du 10 avril. Onze Sections — dont trois, celles de Porrentruy, de Fleurier et de Lausanne, étaient des Sections nouvelles — y furent représentées ; en outre, dit le Bulletin (n° 8), « différentes Sections constituées dans des villes de France dont nous ne pouvons publier les noms, parce que ce serait désigner nos amis aux persécutions de la police, avaient envoyé des lettres d’adhésion à la Fédération jurassienne ». Voici la liste des Sections représentées et les noms des délégués :

Section de la Chaux-de-Fonds, Fritz Heng et Albert Bernard ; — Section de Saint-Imier, Ali Eberhardt et Georges Rossel ; — Section de Sonvillier, Alfred Andrié et Adhémar Schwitzguébel ; — Section des graveurs et guillocheurs du Val de Saint-Imier, Jean-Louis Perdrisat et Jules Matile ; — Section de Porrentruy, Émile Prenez ; — Section du Locle, Désiré Blin et Auguste Spichiger ; — Section des graveurs et guillocheurs du Locle, Alexandre Châtelain et Paul Humbert ; — Section de Fleurier, Jean Stegmeyer ; — Section de Neuchâtel, B. Malon et James Guillaume ; — Section de Lausanne, Louis Pindy ; — Section de Genève, Dumay (du Creusot).

Un certain nombre de camarades non délégués s’étaient rendus au Locle pour assister aux séances du Congrès ; et nous vîmes aussi arriver de Zurich quelques étudiants russes, qui venaient d’entrer en relations avec Bakounine[3] et qui étaient désireux de faire connaissance avec la Fédération jurassienne. La cordialité avec laquelle nos amis du Locle accueillirent les arrivants, l’esprit de fraternité manifesté dans la soirée familière qui, le samedi, précéda l’ouverture du Congrès, firent une vive impression sur ceux qui venaient pour la première fois dans nos Montagnes ; et je me rappelle que Malon, Pindy et Dumay m’exprimèrent tout le plaisir qu’ils ressentaient à se trouver dans un milieu si sympathique.

Le Congrès se réunit dans cette salle du Cercle international, au café Frey, à laquelle se rattachaient déjà pour nous tant de souvenirs ; cette salle où avaient eu lieu, en janvier et février 1869, les conférences de Charles Kopp et de Michel Bakounine, où pour la première fois les ouvriers des Montagnes avaient entendu parler d’un socialisme qui n’était plus celui de Coullery. Blin fut désigné comme président, Heng comme vice-président ; les secrétaires furent choisis parmi les internationaux non délégués, « afin que tous les délégués pussent participer d’une manière active aux discussions » : ce furent le relieur Goss et le graveur Chautemps, du Locle, et mon ami le peintre Gustave Jeanneret, de Neuchâtel, récemment revenu de Paris. Le rapport du Comité fédéral contenait un passage sur l’agitation politique qui, en Suisse, à propos de la constitution fédérale revisée (rejetée le dimanche précédent par la majorité des électeurs), avait divisé les citoyens en partisans du fédéralisme cantonaliste et en partisans de l’État centralisé. Le rapport disait :


Qu’importe à l’ouvrier l’État cantonal ou l’État central ? Tant que la bourgeoisie dominera économiquement le peuple, elle sera son maître aussi politiquement, et l’un et l’autre État seront la sauvegarde légale de ses privilèges. Le seul problème politique duquel puissent sérieusement s’occuper les ouvriers, c’est la décentralisation absolue, non pas en faveur des cantons, mais en faveur des communes libres, reconstituant de bas en haut la Fédération, non pas des États cantonaux, mais des communes.


Sur la question de nos relations avec le Conseil général, le rapport disait :


Depuis le Congrès de Sonvillier, où nous eûmes l’audace de mettre en doute l’infaillibilité du Conseil général, notre Fédération et ses plus dignes représentants ne cessent d’être outrageusement, et d’une manière misérable, calomniés par le Conseil général et ses agents de tous les pays. Cette guerre sourde, intestine, a pris un tel caractère d’animosité que toute conciliation semble devenue impossible, et que, dans l’intérêt même de la cause ouvrière, nous ne devons plus chercher qu’à obtenir du Congrès général justice contre nos calomniateurs.


La plupart des questions discutées au Congrès n’offrant pas un caractère d’intérêt général, je crois inutile d’en parler ici : le Bulletin du 1er juin 1872 (n° 8) a publié les résolutions qui furent adoptées. Je reproduis seulement la résolution relative à l’envoi des délégués de la Fédération jurassienne au futur Congrès général :


Un Congrès fédéral jurassien sera tenu quelques jours avant l’ouverture du Congrès général, pour choisir ses délégués et leur donner les instructions nécessaires sur la ligne de conduite qu’ils auront à suivre pour représenter dignement la Fédération jurassienne dans cette grave circonstance et dans le sens du retour à la concorde entre les membres de l’Association internationale des travailleurs.


Le Congrès décida que Sonvillier resterait le siège du Comité fédéral pour l’année 1872-1873, jusqu’au Congrès annuel ordinaire à tenir au printemps de 1873. La Section de Sonvillier composa ce Comité des cinq membres suivants : Charles Chopard, graveur ; Justin Guerber, graveur ; Alfred Andrié, monteur de boîtes, trésorier ; Paul Junet, graveur, secrétaire des séances ; Adhémar Schwitzguébel, graveur, secrétaire correspondant.


En France, un certain nombre de Sections de l’Internationale s’étaient reconstituées sous la forme de groupes secrets, et, d’autre part, les chambres syndicales se réorganisaient. Au moment de quitter Paris, Gustave Jeanneret nous avait envoyé une correspondance[4] qui parut dans le Bulletin du 15 mai (n° 7) ; il y disait : « Il s’effectue en ce moment à Paris un mouvement excellent en principe, sur lequel il ne faudrait cependant pas s’illusionner... Ce mouvement a pour objet la constitution des corporations par l’organisation des chambres syndicales. C’est là le point de départ de toute organisation ouvrière, et le fondement solide sur lequel on peut baser toute action ultérieure... J’ai constaté que ce mouvement n’était pas encore très conscient, et surtout qu’il n’obtenait pas encore l’unanimité désirable... Le sentiment de la solidarité qui devrait réunir, d’abord les membres d’une corporation, ensuite les diverses corporations, n’est pas beaucoup développé depuis les derniers événements... Quant à l’Internationale, il y a, m’a-t-on dit, des Sections complètement réorganisées depuis plusieurs mois. J’ignore quelle impression aura produite sur elles la promulgation de la loi versaillaise[5]. En ce qui concerne la masse, j’ai remarqué une prudence extrême, un soin excessif d’éviter toute relation avec l’Association conspuée. La loi contre l’Internationale éloignera certainement un grand nombre d’adhérents, mais la propagande des idées internationalistes ne sera pas amoindrie. Sans s’en douter, les réunions ouvrières auxquelles j’ai assisté depuis quelques mois manifestent des sentiments excellents, qui sont d’accord avec les aspirations générales de l’internationale. »


En Italie, un événement qui eut une grande importance sur le développement de l’Internationale dans ce pays se produisit au cours des mois d’avril et de mai : Cafiero fit la connaissance personnelle de Bakounine et devint son ami. J’ai dit comment Cafiero était en correspondance suivie avec Engels, et comment les lettres de celui-ci finirent par produire sur le destinataire un effet tout opposé à celui qu’en attendait le secrétaire du Conseil général pour l’Italie et l’Espagne : certaines théories politiques émises par Engels révoltèrent en Cafiero à la fois son bon sens et ses instincts révolutionnaires[6] ; et le dénigrement systématique à l’égard de Bakounine lui donna à penser qu’il y avait là un parti pris de noircir un adversaire, et lui fit désirer d’apprendre à connaître personnellement l’homme ainsi maltraité, afin de pouvoir le juger par lui-même. Cafiero se mit donc en relations épistolaires avec Bakounine, et lui envoya quelques-unes des lettres écrites par Engels, afin de le mettre à même de s’expliquer sur les accusations dont il y était l’objet. Avec l’autorisation de Cafiero, Bakounine me communiqua ces lettres ; je les trouvai véritablement édifiantes, et j’en fis mention dans le n° 6 du Bulletin (10 mai), comme on le verra plus loin (p. 290).

Toutefois, s’il se rapprochait d’un homme qu’avaient signalé à son attention les écrits publiés par lui contre Mazzini, Cafiero, persistant encore dans cette neutralité qu’il avait observée jusque-là, ne songeait point à rompre avec Londres. Le 16 mai, il écrivait de Naples, à propos de Stefanoni, rédacteur du Libero Pensiero, et de ses attaques contre l’Internationale, une lettre signée Un Internazionalista, qui parut dans le Gazzettino rosa du 27 mai ; et les termes de cette lettre montrent qu’à ce moment il avait encore bonne opinion du Conseil général[7].

Mais il avait résolu d’aller voir Bakounine et de recueillir de sa propre bouche les explications qui l’intéressaient. Le 20 mai, il arrivait à Locarno, accompagné de Fanelli. Bakounine avait quitté, à la fin d’avril, la maison de la veuve Pedrazzini, qu’il avait habitée pendant deux ans et demi ; le 1er mai, il s’était installé dans un hôtel garni, l’Albergo al Gallo, tenu par Giacomo Fanciola. Mme Bakounine et ses enfants étaient en ce moment en séjour à Menton, auprès de la princesse Obolensky, devenue Mme Ostroga. Cafiero resta à Locarno jusqu’au 18 juin, et le calendrier-journal nous indique l’emploi de son temps pendant ces vingt-neuf jours. Dès le second jour, le 21, l’entente était établie : « Toute la journée avec Fanelli et Cafiero ; alliance bien accomplie ». Fanelli repart le lendemain. Le 24, Bakounine écrit : « Conversé avec Armando [Cafiero]. Plan d’organisation ébauché. » Le 31 mai, Cafiero commence à écrire une lettre à Engels pour lui dire sa façon de penser, et, le 3 juin, il la lit tout entière à Bakounine. Cette lettre, qui fut envoyée, mais qu’Engels ne s’est jamais vanté d’avoir reçue, était écrasante pour celui auquel elle était adressée. J’en ai eu communication en ce temps-là (le 12 juin, Bakounine note : « Lettre à James avec lettre de Cafiero à Engels »), et je regrette bien de ne pas en avoir gardé copie. Fanelli revint à Locarno le 15 juin, et trois jours après emmena Cafiero : « 15. Arrive Beppe [Fanelli]. — 16. Conférence entre Beppe, Cafiero et moi. — 17. Petit orage avec Beppe, suivi d’une entente complète. — 18. Cafiero et Beppe partis ce matin 4 ½ h. pour Milan. »

Les associations mazziniennes, depuis la mort de leur chef, se sentaient désorientées, et l’Internationale continuait à gagner du terrain. Dans une lettre à Joukovsky, du 30 avril, dont j’ai déjà cité des passages, Guesde écrivait de Rome : « Ici on se remue beaucoup. Les ouvriers sont pleins de bonne volonté. Laissez-leur le temps d’oublier Mazzini, et ils seront tous à nous et à la révolution sociale. » Mais, dans certaines régions, les progrès du socialisme avaient produit parmi les républicains de l’école de Dio e popolo la plus vive irritation ; en Romagne en particulier, ce fut une guerre au couteau que les mazziniens déclarèrent à l’Internationale ; « au couteau » n’est pas une métaphore : le 2 mai, Francesco Piccinnini, employé à la Banque populaire, jeune mazzinien devenu socialiste, chef du Fascio operaio de Lugo, fut assassiné sur la place publique : après l’avoir abattu d’un coup de fusil, les mazziniens l’achevèrent à coups de poignard ; les meurtriers restèrent impunis, personne n’osa les dénoncer.


On voit, par le calendrier-journal, qu’en Espagne Bakounine n’était en correspondance qu’avec Alerini et Sentiñon ; il note, le 24 février, la réception d’une lettre de Sentiñon ; le 26, lettre d’Alerini, à laquelle il répond le 27 ; les 31 mars-1er avril, il écrit à Alerini, dont il reçoit le 2 avril une lettre qui s’est croisée avec la sienne ; le 5 avril, arrivée de la réponse d’Alerini. Sentiñon ne faisait plus partie de la Alianza depuis le milieu de 1871[8] ; mais cette circonstance n’avait modifié en rien ses rapports avec Bakounine : celui-ci ignorait en effet l’existence de la Alianza, organisation purement espagnole, et ses relations épistolaires avec Sentiñon étaient motivées par l’intimité qui s’était établie entre eux à l’époque du Congrès de Bâle. Quant à Alerini, connue on l’a vu, il avait fait la connaissance de Bakounine à Marseille en octobre 1870, et c’était à titre de membre de cette organisation secrète française qui avait participé aux mouvements de Lyon et de Marseille, qu’il était devenu pour l’auteur des Lettres à un Français un ami très cher et très dévoué[9].

On peut deviner ce qu’était le contenu des lettres écrites par Alerini : il mit Bakounine au courant de ce qui se passait à Madrid ; et comme, à Barcelone, on croyait encore à la possibilité d’une pacification, il dut le prier, dans sa dernière lettre, d’écrire à F. Mora, dont le nom n’était pas inconnu de Bakounine : Fanelli avait, en février 1869, raconté à son ami, par le menu, son voyage d’Espagne, dépeint les hommes dont il avait fait la connaissance et montré leur photographie (t. Ier, p. 129) ; F. Mora s’était ensuite fait inscrire, ainsi que Morago, comme membre de la Section de l’Alliance de la démocratie socialiste de Genève. Obéissant au désir exprimé par Alerini au nom de ses amis de Barcelone, Bakounine écrivit le jour même (5 avril) une lettre à F. Mora (le calendrier-journal la note, ainsi qu’une lettre à Soriano, de Séville, évidemment écrite aussi à la suggestion d’Alerini). La lettre à F. Mora est imprimée à la fin de la brochure marxiste, L’Alliance de la démocratie socialiste, etc. (p. 135), et c’est par cette brochure que je la connais ; elle figure là comme pièce de conviction destinée à établir que Bakounine était, selon le style de Lafargue, un « pape » envoyant de Locarno, centre « mystérieux » de son autorité, des « monita secreta », des ordres absolus à des agents dociles. Or, cette lettre (écrite en français), qui appelle F. Mora « cher allié et compagnon » parce que Mora figurait sur la liste des membres de la Section de l’Alliance de Genève, et qui débute par ces mots : « Nos amis de Barcelone m’ayant invité de vous écrire... », était tout simplement destinée à expliquer les principes qui avaient été exposés dans la circulaire du Congrès de Sonvillier. Bakounine dit : « Notre programme [celui de la Fédération jurassienne] est le vôtre, celui même que vous avez développé dans votre Congrès de l’an passé [à Barcelone[10]], et, si vous y restez fidèles, vous êtes avec nous, par la simple raison que nous sommes avec vous. Nous détestons les principes de dictature, de gouvernementalisme, d’autorité, comme vous les détestez ; ... la nature humaine est ainsi faite que toute domination se traduit en exploitation... Nous considérons la Conférence de Londres et les résolutions qu’elle a votées comme une intrigue ambitieuse et comme un coup d’État, et c’est pourquoi nous avons protesté et nous protesterons jusqu’à la fin. » Il parle ensuite de l’Italie en ces termes : « Vous savez sans doute qu’en Italie, dans ces derniers temps, l’Internationale et notre chère Alliance ont pris un très grand développement... Il y a en Italie ce qui manque aux autres pays : une jeunesse ardente, énergique, tout à fait déclassée[11], sans carrière, sans issue, et qui, malgré son origine bourgeoise, n’est point moralement et intellectuellement épuisée comme la jeunesse bourgeoise des autres pays. Aujourd’hui elle se jette à tête perdue dans le socialisme révolutionnaire, avec tout notre programme, le programme de l’Alliance. » Comme en Espagne, l’Internationale avait été fondée, en Italie, par des hommes qui avaient appartenu à l’Alliance de la démocratie socialiste, Fanelli, Friscia, Tucci, Gambuzzi, etc. ; et si l’organisation de l’Alliance s’était dissoute pour se fondre dans celle de l’Internationale, ses idées théoriques n’en constituaient pas moins un lien entre tous ceux qui les avaient adoptées. Il était donc tout naturel que Bakounine, à propos de l’Italie, parlât à F. Mora de l’Alliance et de son programme. En terminant, il indiquait à son correspondant le nom de Schwitzguébel et le mien comme celui de deux alliés : par là, il ne faisait aucunement allusion à l’organisation intime dont Schwitzguébel et moi faisions partie, et où nous nous étions trouvés en étroites relations de solidarité et de libre entente avec Varlin, avec Sentiñon, et quelques autres : cette organisation était et devait rester inconnue de F. Mora ; il entendait lui rappeler tout simplement que nous avions appartenu comme membres à la Section de l’Alliance de Genève, dont Mora avait fait partie également : en quoi Bakounine se trompait pour ce qui me concerne, comme je l’ai expliqué ailleurs (p. 12), Enfin, dans un post-scriptum, il disait : « Saluez, je vous prie, de ma part le frère Morago, et priez-le de m’envoyer son journal » ; et cette expression de frère ne se rapportait pas le moins du monde à la « Fraternité internationale », dissoute au commencement de 1869 et dont ni Morago ni Mora n’avaient jamais fait partie : c’était un terme dont Bakounine usait volontiers en parlant de ses amis ; ce post-scriptum montre, ou bien qu’on ne l’avait pas instruit de la brouille survenue entre Morago et F. Mora, ou bien qu’il voulait n’en pas tenir compte et traiter les deux adversaires comme s’ils n’eussent pas cessé d’être amis.

On le voit, le document sur lequel Marx et Lafargue ont échafaudé tout un roman n’a absolument pas la portée qu’ils ont voulu lui donner ; et d’ailleurs F. Mora savait lui-même mieux que personne qu’il n’avait jamais été dans l’intimité de celui qui lui écrivait avec tant de loyauté et de bonhomie.

Bakounine finissait par cette ligne : « Brûlez cette lettre, je vous prie, parce qu’elle contient des noms ». Que fit l’honnête Mora ? croyant avoir trouvé dans la lettre qu’il venait de recevoir — et qu’il dut être bien étonné d’avoir reçue — une arme contre ses ennemis de Madrid, au lieu de la brûler, il alla la porter à Lafargue, qui, de son côté, se figura qu’il tenait, dans ce morceau de papier, la preuve décisive de la dictature occulte exercée par Bakounine, et s’apprêta à partir en guerre contre l’Alliance et les alliancistes.


On put croire un instant que la résolution votée par le Congrès de Saragosse pour mettre un terme au différend madrilène aurait rétabli la paix. En effet, conformément à la décision du Congrès, la Fédération madrilène annula l’expulsion qu’elle avait prononcée contre six rédacteurs de la Emancipación. La Emancipación, elle, ne s’exécuta pas loyalement : au lieu de publier la rétractation convenue, elle se borna à une rectification qui n’était pas, à beaucoup près, ce que le Congrès avait demandé d’elle ; mais, pour éviter un nouveau conflit, on n’insista pas. Ce que voyant, la Emancipación — qui, poussée par Lafargue, voulait la lutte — commença une campagne sourde contre la Fédération madrilène ; prenant parti pour le Conseil général de Londres, elle renia les principes que ses rédacteurs avaient tant de fois exposés ; elle, qui avait si énergiquement revendiqué, lorsqu’elle représentait, à l’origine, les aspirations des internationaux de Madrid, l’autonomie et le libre fédéralisme, elle se fit l’apologiste de l’autorité et de la centralisation. De son côté, Lafargue, non sans avoir pris d’abord le mot d’ordre à Londres, avait résolu, n’ayant pu gagner les membres du nouveau Conseil fédéral, de les dénoncer publiquement, eux et leurs amis, devant l’Internationale tout entière, comme membres d’une société secrète qui avait pour but la désorganisation de l’Internationale ; il écrivit à cet effet deux correspondances qu’il adressa à la Liberté de Bruxelles[12], et qui parurent dans les numéros des 28 avril et 5 mai 1872 de ce journal. Il y disait qu’en Espagne « l’Alliance s’était constituée en une société secrète, qui se proposait de diriger l’Internationale », que « l’Alliance était une aristocratie dans le sein de l’Internationale » ; que les « hommes de l’Alliance de Madrid[13] avaient été jusqu’à faire expulser, au moyen de la Fédération madrilène, six membres du Conseil fédéral espagnol, » mais que le Congrès de Saragosse avait désapprouvé cette mesure, et « avait nommé deux des expulsés pour faire partie du nouveau Conseil fédéral[14] ». Il ajoutait : « La circulaire du Jura, qui menaçait l’Internationale d’une scission et de la création de deux centres, n’a eu quelque importance qu’en Italie, où le mouvement prolétaire est tout à fait jeune et entre les mains de doctrinaires idéalistes ».

Notre Bulletin du 10 mai (n° 6) répondit ce qui suit à l’auteur anonyme — mais dont nous devinâmes la personnalité — des lettres à la Liberté :


La Liberté de Bruxelles du 5 mai publie une correspondance fort extraordinaire sur le Congrès de Saragosse. Dans cette correspondance, un certain Pablo Farga joue le rôle de docteur ès sciences sociales et enseigne gravement aux ouvriers espagnols la meilleure organisation de l’Internationale... Cette correspondance, dont l’auteur tient de fort près à M. Marx, est pour nous une preuve de plus que les hommes qui intriguent contre nous en Suisse font le même travail dans les autres pays. Le procès Bebel-Liebknecht nous a révélé ce fait scandaleux, que, dès l’année 1870, le Conseil général envoyait en Allemagne, à titre de circulaires confidentielles, des lettres diffamatoires contre nous. Nous avons reçu communication de lettres écrites l’automne dernier à des amis italiens[15] par M. Engels, secrétaire correspondant du Conseil général pour l’Italie : dans ces lettres, M. Engels se livre aux calomnies les plus odieuses contre d’honorables citoyens appartenant à la Fédération jurassienne et contre l’esprit de notre Fédération en général. Nous avons entre les mains une lettre de M. Serraillier[16], secrétaire correspondant du Conseil général pour la France, lettre remplie d’injures ignobles et d’accusations ordurières contre plusieurs membres de notre Fédération : cette lettre sera présentée au Conseil général et il en sera demandé compte à son auteur. Enfin nous savons depuis longtemps[17] que M. Lafargue, gendre de M. Marx, intrigue en Espagne pour le compte de son beau-père.


Dans un passage de cette réponse, à l’encontre d’une assertion de Pablo Farga, j’expliquais que c’était nous qui voulions « l’organisation de bas en haut », tandis que le Conseil général voulait « l’organisation de haut en bas ». Je reproduisais, comme « exprimant le principe qui a toujours été le nôtre », cette phrase — d’un français d’ailleurs bizarre — du correspondant de la Liberté : « La grande force et originalité du mouvement initié par l’Internationale est de s’être placée en dehors de toute théorie et de toute métaphysique, et de ne vouloir être qu’une société militante », et j’ajoutais :


Il faut beaucoup d’ignorance ou de mauvaise foi pour venir nous opposer, d’un air triomphant, nos propres principes : nous les avons pourtant proclamés assez clairement et assez hautement ; mais il paraît qu’il ne faut plus s’étonner de rien de la part de certains adversaires. Nous ne sommes pas des idéalistes : nous sommes de très sincères et très positifs matérialistes. Il n’y a jamais eu dans l’Internationale, à notre connaissance, qu’un seul métaphysicien, un seul abstracteur de quinte-essence : c’est l’auteur du livre Das Kapital.


Lafargue allait, quelques jours après (17 mai), écrire une nouvelle lettre, adressée cette fois au Bulletin. J’en parlerai plus loin (p. 296).

On lit ce qui suit à la page 322 du livre d’Anselmo Lorenzo, El Proletariado militante : « Après mon retour de Londres.... dans une lettre particulière adressée aux amis de Barcelone, où je leur parlais de la Conférence, j’écrivis cette phrase : « Si ce que Marx a dit de Bakounine est vrai, ce dernier est un infâme ; et si ce n’est pas vrai, l’infâme est Marx : il n’y a pas de milieu, — tant sont graves les accusations que j’ai entendues ». Alerini et Farga transmirent ces paroles à Bakounine, et celui-ci répondit par une lettre très étendue où il se défendait, lettre qui me fut transmise par Alerini à une époque où je me trouvais déjà à Vitoria, après avoir donné ma démission de secrétaire général du Conseil fédéral résidant à Valencia ».

Ce fut l’une des lettres d’Alerini arrivées à Locarno le 2 et le 5 avril qui transmit à Bakounine le propos de Lorenzo qu’on vient de lire. Bakounine vit là une occasion d’obliger enfin le Conseil général à s’expliquer, et il résolut d’écrire à Lorenzo pour lui demander quelles avaient été, exactement, les accusations articulées contre lui devant la Conférence. Il existe, dans les papiers de Bakounine, un premier projet de lettre à Lorenzo (en français) assez court, portant la date du 24 avril ; il fut suivi de deux autres, qui restèrent inachevés ; enfin la lettre sous sa forme définitive (en français) fut terminée le 9 mai, et reçut la date du 10 mai. Les jours suivants, Bakounine en fit une copie que, d’après le calendrier-journal, il m’envoya le 16[18].

C’était à un ami de Fanelli, à un homme qui, en 1868, avait donné son adhésion au programme de l’Alliance, que Bakounine s’adressait. Il lui disait, en débutant :


Laissez-moi vous exprimer mon étonnement et mon regret, citoyen, qu’étant l’ami de mon ami Fanelli, qui a été le premier qui vous ait parlé de moi, vous n’ayez pas cru devoir lui demander des explications sur mon compte, immédiatement après votre retour de Londres. De cette manière j’aurais eu connaissance des calomnies infâmes dont je parais avoir été l’objet à Londres et dont jusqu’à présent je ne connais pas encore la teneur... Je sais par notre ami Fanelli que vous êtes un homme loyal, juste, consciencieux et sincère. J’ai donc lieu d’espérer que vous voudrez bien me répondre avec toute la franchise fraternelle que j’ai le droit d’attendre de vous.


Je regrette de ne pouvoir reproduire ici les principaux passages de cette longue lettre à Lorenzo ; mais je transcris au moins quelques lignes relatives à Marx, dans lesquelles Bakounine rend justice, comme toujours, à celui qui le poursuivait de sa haine :


Je connais Marx de longue date, et, bien que je déplore certains défauts, vraiment détestables, de son caractère, tels qu’une personnalité ombrageuse, jalouse, susceptible et trop portée à l’admiration de soi-même, et une haine implacable, se manifestant par les plus odieuses calomnies et par une persécution féroce, contre tous ceux qui, en partageant généralement les mêmes tendances que les siennes, ont le malheur de ne pouvoir accepter ni son système particulier, ni surtout sa direction personnelle et suprême, que l’adoration pour ainsi dire idolâtre et la soumission trop aveugle de ses amis et disciples l’ont habilué à considérer comme la seule rationnelle et comme la seule salutaire, — tout en constatant ces défauts qui gâtent souvent le bien qu’il est capable de faire et qu’il fait, j’ai toujours hautement apprécié, et — de nombreux amis pourront l’attester au besoin — j’ai toujours rendu une complète justice à la science et à l’intelligence vraiment supérieures de Marx, et à son dévouement inaltérable, actif, entreprenant, énergique à la grande cause de l’émancipation du prolétariat. J’ai reconnu et je reconnais les services immenses qu’il a rendus à l’Internationale, dont il a été l’un des principaux fondateurs, ce qui constitue à mes yeux son plus grand titre de gloire. Enfin je pense encore aujourd’hui que ce serait une perte sérieuse pour l’Internationale si Marx, frustré dans ses projets ambitieux et dans la réalisation d’idées pratiques de la bonté desquelles sans doute il est convaincu, mais qui nous paraissent à nous très mauvaises, voulait retirer au développement ultérieur de notre grande Association le concours si utile de son intelligence et de son activité. Mais tout cela ne constitue pas une raison pour se faire l’instrument aveugle de Marx, et je n’hésite pas à déclarer que, s’il fallait choisir entre sa doctrine et sa retraite, je préférerais sa retraite.


Bakounine termine ainsi :


J’attends de vous toute la vérité et avec tous les détails possibles. J’ai le droit de vous la demander comme ami de Fanelli et comme allié. Je vous prie seulement de ne pas dire un seul mot de l’Alliance dans votre réponse, parce que l’Alliance est un secret qu’aucun de nous ne saurait ébruiter sans commettre une trahison[19]. Je vous prie donc de ne point m’appeler allié et de me parler comme à un simple membre de l’Internationale, dans cette réponse que j’attends de vous, car je crois devoir vous avertir que je m’en servirai comme d’une base pour accuser mes calomniateurs à mon tour. Il est bien temps de mettre fin à toutes ces misérables et infâmes intrigues qui n’ont d’autre but que d’établir la dictature de la coterie marxienne sur les ruines de l’Internationale. J’attends votre réponse. Alliance et fraternité.

M. Bakounine[20].


J’anticipe pour dire, dès maintenant, la fin de ce petit épisode. Pour des raisons que je n’ai pas connues, ou que j’ai oubliées, la lettre à Lorenzo — qui ne lui fut pas envoyée directement — ne fut pas expédiée tout de suite en Espagne, ou bien les amis de Barcelone qui la reçurent la gardèrent un certain temps avant de la faire parvenir au destinataire : celui-ci avait quitté Valencia et on ignorait sa nouvelle adresse. Lorenzo s’était retiré en juillet chez son ami Manuel Cano, à Vitoria, et n’y reçut la lettre que le 15 août ; il y répondit le 24 août. Sa réponse, qui s’est conservée dans les papiers de Bakounine, est évasive ; il venait d’abandonner son poste au Conseil fédéral espagnol (voir plus loin), pour ne pas se trouver mêlé plus longtemps aux luttes intestines qui menaçaient de détruire l’Internationale en Espagne : il ne se soucia pas d’intervenir dans la querelle entre Marx et Bakounine en acceptant le rôle que ce dernier lui demandait d’assumer. Il répondit :

« Compagnon Bakounine, ... Je ne puis préciser aucune des accusations dirigées contre vous par Outine... Ce que j’ai entendu sur vous a été dit dans les séances officielles de la Conférence, et se trouve dans des documents qui pourront être réclamés au prochain Congrès de la Haye : on y verra ce que vous désirez connaître, sans que j’aie à accuser personne au sujet de ce qui — à tort ou à raison, je n’en sais rien — a pu être dit contre vous ou contre d’autres ; j’éviterai ainsi de jouer le rôle de délateur... Je m’abstiens de discuter sur la question de principes. Je vous remercie de l’exposé que vous me faites de ceux que vous professez, parce que vous contribuez de la sorte à m’éclairer ; et je vous déclare à mon tour que mes principes, ou, pour mieux dire, ma conviction et ma conduite comme international consiste à reconnaître la nécessité de grouper, et à travailler à grouper, tous les travailleurs en une organisation qui, tout en constituant une force sociale pour lutter contre la société actuelle, soit une force intellectuelle qui étudie, analyse et affirme par elle-même, sans nécessité de mentors d’aucun genre, et surtout de ceux qui possèdent une science acquise par les privilèges dont ils jouissent ou dont ils ont joui, quelle que soit leur prétention de se poser en avocats du prolétariat[21]. »

Il existe une lettre de Bakounine à Morago (en français) dont Nettlau a retrouvé et publié plusieurs fragments (p. 283) ; le premier porte la date du 21 mai 1872[22]. Cette lettre montre surtout combien Bakounine avait été imparfaitement renseigné par ses amis de Barcelone sur ce qui se passait en Espagne ; il ne s’était pas du tout rendu compte du véritable caractère de la Alianza, association autochtone et nullement rattachée à une organisation secrète internationale. En s’adressant à Morago, auquel, il faut le noter, il écrivait pour la première fois, il évoque, comme il l’avait fait avec Lorenzo, le souvenir de Fanelli ; il parle à son correspondant de cette Alliance de 1868, au nom de laquelle Fanelli était allé faire de la propagande en Espagne et avait fondé la Section de l’Internationale de Madrid ; et dans un passage très intéressant, qu’on peut lire dans Nettlau, mais que je dois renoncer à reproduire, il expose la conception d’une organisation telle qu’avait dû être la Fraternité internationale.


L’attitude de Lafargue et de la Emancipación eut pour conséquence qu’à Madrid la guerre se ralluma de plus belle. Au commencement de juin, dans une séance de la Section des métiers divers, un membre, Felipe Martin[23], proposa d’exclure Mesa, Pagès et Lafargue, pour avoir publié des écrits et propagé des idées contraires aux aspirations de cette Section. L’expulsion fut votée, et confirmée le 9 juin par la Fédération madrilène réunie en assemblée générale. Dans cette assemblée du 9, pour défendre les expulsés, « divers membres de l’ancien Conseil fédéral dénoncèrent l’existence de la Alianza en Espagne, dévoilèrent son organisation et l’accusèrent d’être la cause de toutes les dissensions qui avaient surgi entre le Conseil local de Madrid et l’ancien Conseil fédéral » (Lafargue) ; Lafargue accusa Morago d’appartenir à une société secrète dont le but était contraire à celui de l’Internationale, société « qui a son centre en Suisse, d’où viennent les titres d’affiliation, les consignes et les instructions secrètes » ; à l’appui de l’accusation, on affirma que des cartes de membres de l’Alliance avaient été envoyées de Genève à Morago, à Córdova y López et à Rubau Donadeu[24]. La Fédération madrilène chargea une commission d’enquête d’examiner l’accusation portée contre Morago, et de faire un rapport.



  1. Voir plus haut. p. 262.
  2. Trois des délégués au Congrès des graveurs à Genève — Adhémar Schwitzguébel de Sonvillier, Alfred Jeanrenaud de Saint-Imier et Auguste Spichiger du Locle — sont des signataires de la circulaire du Congrès jurassien de Sonvillier. (Note du Bulletin.)
  3. Le calendrier-journal nous apprend que, dans le courant de mars, trois étudiants russes habitant Zürich, Holstein, Œlsnitz et Ralli, répondant à un appel qu’ils avaient reçu de Bakounine, s’étaient rendus auprès de lui à Locarno, et qu’ils étaient convenus ensemble des bases d’une organisation destinée à remplacer celle de Netchaïef.
  4. Il est possible aussi qu’il n’ait rédigé cette correspondance qu’après son retour à Neuchâtel ; j’ai oublié ce point.
  5. Il s’agit de la loi Dufaure, punissant de cinq ans de prison toute personne qui serait convaincue de faire partie de l’Association internationale des travailleurs.
  6. Dans une de ses lettres, Engels développait cette idée, que Bismarck et le roi Victor-Emmanuel avaient rendu l’un et l’autre un service énorme à la révolution, en créant dans leurs pays respectifs la centralisation politique.
  7. Nettlau, p. 585.
  8. Cuestion de la Alianza, p. 1, déclaration des membres du groupe de la Alianza à Barcelone, 1er août 1872.
  9. On a vu p. 113 la relation, écrite par Alerini en 1876, de la façon dont Bakounine quitta Marseille en octobre 1870.
  10. Bakounine s’est trompé d’un an en disant « l’an passé » : le Congrès de Barcelone avait eu lieu en juin 1870.
  11. Par une erreur évidente de lecture, la brochure L’Alliance a imprimé « déplacée » au lieu de « déclassée ».
  12. « Je crus que j’avais le devoir de dénoncer l’existence de cette société secrète dans le sein de l’Internationale, et j’écrivis à cet effet la correspondance suivante...» (A los internacionales de la région española, p. 8).
  13. Lafargue appelle ici Morago et ses amis « les hommes de l’Alliance de Madrid », et cherche à donner ainsi le change. Comme je l’ai déjà fait remarquer, les hommes de la Alianza de Madrid, c’étaient, tout au contraire, les rédacteurs de la Emancipación.
  14. Il y a là une erreur de Lafargue. Les deux membres de l’ancien Conseil fédéral que le Congrès de Saragosse élut pour faire partie du nouveau Conseil sont Anselmo Lorenzo et F. Mora (voir p. 276) ; mais Lorenzo n’avait pas été un des six membres expulsés en mars par la Fédération madrilène (il me l’a confirmé lui-même par une lettre écrite le 1er juin 1907).
  15. À Cafiero : voir ci-dessus p. 286.
  16. Elle avait été envoyée de France à Malon par un socialiste indigné du langage que Serraillier s’y permettait.
  17. Depuis le mois de mars, par la lettre d’Alerini, que Bakounine avait reçue le 26 février.
  18. Nettlau a donné le texte du projet du 25 avril, et des fragments étendus de la lettre du 10 mai (pages 389-590, 586-588).
  19. Il s’agit, naturellement, non point de l’Alliance internationale de la démocratie socialiste, association publique fondée en septembre 1868 à la suite du Congrès de Berne, mais de l’organisation secrète dont l’origine remontait à 1864 (voir t. Ier, p. 76), qui avait porté des noms divers, et que Bakounine appelle ici l’Alliance. On voit que, par un malentendu provenant de l’emploi, par les Espagnols, du mot Alianza, Bakounine se figurait écrire à un membre de l’organisation secrète internationale.
  20. J’ai communiqué à Anselmo Lorenzo, sur sa demande, au commencement de 1906, la copie des principaux passages du projet de lettre de Bakounine du 24 avril et de la lettre du 10 mai 1872 (Lorenzo avait oublié presque entièrement le contenu de celle-ci, dont l’original envoyé en Espagne a été, ultérieurement, égaré ou détruit). Il m’a écrit, le 30 janvier 1906, après avoir lu ces copies : « Je reconnais que Bakounine avait raison de dire que mon devoir eût été de m’adressera Fanelli : mon excuse pour ne pas l’avoir fait, c’est, en premier lieu, que, vu ma répugnance à me mêler aux luttes personnelles, je ne donnai pas de publicité aux doutes qu’avaient fait naître en moi les paroles d’Outine, et, ensuite, que l’adresse de Fanelli m’était inconnue. Je fus heureux de voir, par les paroles de Bakounine, que Fanelli m’avait honoré de son affection. »
  21. Nettlau, p. 590. — Au sujet de cette réponse, dont j’ai egalement envoyé copie à Anselmo Lorenzo sur sa demande (il en avait oublié le contenu), celui-ci m’a écrit, le 30 janvier 1906 : « Je retrouve bien dans cette réponse mes phrases habituelles, ce qu’on pourrait appeler mon style. Cette lecture m’a fait de la peine, parce que, sous l’impression des circonstances spéciales dans lesquelles je me trouvais, j’avais écrit avec une certaine dureté, bien éloignée de l’admiration et du respect que m’a toujours inspirés Bakounine. Démissionnaire du Conseil fédéral de Valencia, victime des inimitiés et des haines qu’avaient produites les dissidences, moi qui ai toujours fui les luttes personnelles, et me trouvant alors, par ces causes, isolé et triste, j’écrivis sur ce ton, qu’aujourd’hui je reconnais injuste. »
  22. Ce sont, naturellement des fragments de la minute restée dans les papiers de Bakounine. La lettre n’a peut-être pas été expédiée au destinataire. Le calendrier-journal nous fait voir Bakounine travaillant à une « grande » lettre à Morago les 18 et 19 mai, les 2, 3, 4, 5 et 7 juin.
  23. Les auteurs du libelle L’Alliance ont prétendu (p. 34) que Felipe Martin « servait le parti républicain comme agent électoral ». Ils portent la même accusation contre Miguel Pino, de Malaga, cet « apôtre » auquel, après trente ans, Anselmo Lorenzo a adressé l’hommage de son admiration (voir ci-dessus p. 274). L’imputation faite à Pino étant calomnieuse, il est probable qu’il en est de même de celle qui concerne Martin. Ce dernier, du reste, n’a pas appartenu à la Alianza.
  24. Il était parfaitement exact que ces cartes, constatant que ces trois citoyens avaient été admis comme membres de la Section de l’Alliance de Genève (reconnue comme Section de l’Internationale par le Conseil général de Londres), leur avaient été envoyées. Il eût fallu ajouter que F. Mora se trouvait en possession d’une carte identique.