L’INTERNATIONALE - Tome I
Première partie
Chapitre IX
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IX


Le second Congrès de la Ligue de la paix et de la liberté à Berne, 21-25 septembre 1868. L'Alliance internationale de la démocratie socialiste.


L'attitude prise par le Congrès de l'Internationale indisposa fort les chefs de la Ligue de la paix et de la liberté : non seulement ceux qui représentaient simplement la bourgeoisie radicale ou libérale, mais même ceux qui représentaient simplement la bourgeoisie radicale ou libérale, mais même ceux qui étaient des révolutionnaires socialistes, comme Michel Bakounine.

Bakounine, après le Congrès de la paix de 1867, avait quitté l'Italie, où il séjournait depuis la fin de 1863, pour s'établir à Clarens (Vaud). Il était devenu membre du Comité central de la Ligue de la paix et de la liberté, dans lequel il s'efforça de faire prévaloir les idées socialistes. Au commencement de juin, ce Comité, après avoir décidé que le second Congrès de la Ligue se tiendrait à Berne, vota une déclaration de principes qui fut imprimée et qui est ainsi conçue :


La Ligue reconnaît la nécessité absolue de ne pas séparer les trois termes du problème social : question religieuse, question politique, question économique. En conséquence, elle affirme :

1° Que la religion, affaire de conscience individuelle, doit être éliminée des institutions politiques ainsi que de l'enseignement public, afin que les Églises ne puissent plus entraver le libre développement de la société ;

2° Que les États-Unis de l'Europe ne peuvent avoir d'autre organisation que celle qui se fonde sur des institutions populaires ayant pour lien la fédération, pour élément l'égalité des droits de l'individu, ainsi que l'autonomie des communes et des provinces dans le règlement de leurs intérêts respectifs ;

3° Que le système économique actuel doit être radicalement changé, si nous voulons arriver à une répartition équitable des richesses, du travail, du loisir, de l'instruction, condition essentielle de l'affranchissement des classes ouvrières et de l'abolition du prolétariat.

La Ligue proteste contre toute tentative de réforme sociale faite par un pouvoir despotique quelconque.


C'est sur la proposition de Bakounine que le troisième paragraphe de ce programme avait été adopté : il s'en félicitait comme d'un triomphe (lettre à Ogaref du 14 juin 1868).

Bakounine ne s'en était pas tenu à une simple déclaration de principes ; il avait cherché à décider la Ligue à se rapprocher de l'Internationale ; et, prêchant d'exemple, il s'était fait admettre, en juillet 1868, comme membre de la Section centrale de Genève, où il se lia aussitôt avec Charles Perron. Ce fut sur l’insistance de Bakounine que l’invitation à se faire représenter au Congrès de Berne fut adressée à l’Internationale[1] ; et Perron, qui se rendait au Congrès de Bruxelles comme délégué, promit d’appuyer de toutes ses forces une entente entre les deux associations[2]. Aussi, lorsque fut connue la résolution votée par le Congrès de Bruxelles et lue en séance publique le samedi 12 septembre, fut-ce à Bakounine qu’on s’en prit, chez les ligueurs, en lui reprochant d’avoir fait faire à la Ligue une démarche qui n’avait abouti qu’à un refus mortifiant. Le président de la Ligue, Gustave Vogt, lui écrivit, à ce sujet, une lettre dont on ne possède pas le texte ; mais on a celui de la réponse de Bakounine[3], qui permet de deviner ce que devait être le contenu de la lettre du président. Voici les principaux passages de cette réponse :


Cher ami,

Je m’empresse de te répondre. Non, je n’ai jamais eu l’intention de noyer notre Ligue dans la Ligue internationale des ouvriers. Reconnaître et annoncer que nous prenons pour point de départ et pour base de nos principes politiques les grands principes économiques et sociaux qui sont acceptés par la Ligue internationale des ouvriers, ne signifie pas se mettre à la remorque et devenir l’esclave de cette Ligue. Les principes sociaux ne constituent la propriété de personne. Ils sont plus naturellement représentés par les ouvriers que par l’intelligence qui s’est développée au milieu de la classe bourgeoise, parce que les ouvriers y sont poussés par les besoins de la vie, tandis que nous y arrivons au contraire poussés par la conséquence logique de notre pensée. Mais du moment que nous avons accepté ces principes autant par notre intelligence que par sentiment de justice, au point qu'ils sont devenus une condition vitale pour nous, — personne ni d'en haut ni d’en bas n'a le droit de nous défendre de parler, de nous associer et d'agir au nom de ces principes, qui sont à nous aussi bien qu'aux ouvriers si même ils le sont d'une autre manière.

Les quelques individualités de l'Internationale avec qui j'ai causé à Genève, aussi bien que toute la masse qui compose l'Internationale de Genève, ont pensé au sujet de notre alliance d'une toute autre manière que ce qui vient d'être exprimé à Bruxelles. Entre autres, Perron m'a dit que du moment que nos deux Ligues s'unissaient, sans se confondre, l'une pour traiter sinon exclusivement, du moins principalement, les questions économiques, l'autre pour traiter les questions politiques, religieuses et philosophiques, en prenant pour base l'une et l'autre le même principe de liberté, de justice et d'égalité économiques et sociales, nous aurions la puissance, toute la révolution à venir en nos mains. Philippe Becker m'a parlé dans le même sens. J'ignore ce que ces deux citoyens ont fait au Congrès de Bruxelles. Il est possible qu'ils n'aient pas tenu parole, il est possible aussi qu'une influence plus puissante que la leur les ait intimidés et réduits au silence. Quoi qu'il en soit, la décision prise au Congrès de Bruxelles ne doit point être considérée par nous comme une expression des sentiments de la masse des ouvriers qui y ont été représentés, mais comme celle de la défiance, ou même, si tu veux, de la malveillance d'une certaine coterie dont tu as sans doute aussi bien deviné le centre que moi[4].

La décision prise ou plutôt qu'on a fait prendre au Congrès de Bruxelles par rapport à nous est une impertinence. Tout en maintenant dignement notre droit d'exister, notre raison d'être, nous ne devons pas permettre à cette impertinence, à cette flagrante injustice, d'influer d'une manière fâcheuse, en le rétrécissant, sur le caractère même de notre Ligue... Quelque désagréable et mesquine que se soit montrée la Ligue des ouvriers par rapport à nous, nous ne pouvons ni ne devons tout de même méconnaître l'immense et utile portée du Congrès de Bruxelles. C'est un grand, le plus grand événement de nos jours ; et, si nous sommes nous-mêmes de sincères démocrates, nous devons non seulement désirer que la Ligue internationale des ouvriers finisse par embrasser toutes les associations ouvrières de l'Europe et de l'Amérique, mais nous devons y coopérer de tous nos efforts, parce qu'elle seule constitue aujourd'hui la vraie puissance révolutionnaire qui doit changer la face du monde... Nous pouvons et nous devons rendre un grand service à la cause de la démocratie socialiste et à la Ligue internationale des ouvriers elle-même, en posant, en préparant les questions, et en éclairant par là même la voie politique qu'il faut suivre pour arriver à la complète solution de la question sociale elle-même. Mais, pour que nous puissions réellement atteindre ce but, il faut absolument que nous acceptions en toute franchise et avec toutes ses conséquences ce principe fondamental qui est aussi celui de la Ligue internationale des ouvriers : l'égalisation économique de toutes les classes et de tous les individus humains sur la terre ; par conséquent, l'abolition de la propriété héréditaire, l'appropriation de la terre et de tous les instruments de travail par la fédération universelle des associations ouvrières, fédération dans laquelle devront réellement se noyer tous les États actuels et toutes les institutions politiques, fondées sur la propriété individuelle et héréditaire des capitaux et de la terre.

Si nous prenons ce principe pour base de tous nos travaux, de nos actes, nous serons réellement très utiles, et nous forcerons les ouvriers de l'Internationale à reconnaître l'utilité réelle de notre Ligue.

Si au contraire nous rejetons ce principe, si même, sans le rejeter franchement, nous continuons seulement à l'ignorer, nous ne serons pas seulement une Ligue inutile, mais nuisible et réactionnaire. Et alors les ouvriers auront mille fois raison, non seulement de nous repousser, mais de nous combattre et de nous anéantir. Car n'oublions pas, cher ami, que la puissance est à eux, non à nous. Prouvons-leur donc notre raison d'exister, encore plus pour leur bien que pour le nôtre.


Le Congrès de Berne siégea du 21 au 25 septembre. Dans la séance du 23 fut discutée la question des « rapports de la question économique et sociale avec celle de la paix et de la liberté » ; en son nom et en celui de quelques amis, Bakounine déposa un projet de résolution ainsi conçu :


« Attendu que la question qui se présente le plus impérieusement à nous est celle de l'égalisation économique et sociale des classes et des individus[5], le Congrès affirme que, en dehors de cette égalisation, c'est-à-dire en dehors de la justice, la liberté et la paix ne sont pas réalisables. En conséquence, le Congrès met à l'ordre du jour l'étude des moyens pratiques de résoudre cette question. »


Dans le débat, Bakounine se déclara collectiviste, et donna en ces termes la définition de ce mot :


Parce que je demande l'égalisation économique et sociale des classes et des individus, parce qu'avec le Congrès des travailleurs de Bruxelles je me suis déclaré partisan de la propriété collective, on m'a reproché d'être communiste. Quelle différence, m'a-t-on dit, faites-vous entre le communisme et la collectivité[6] ? Je suis étonné, vraiment, que M. Chaudey ne la comprenne pas, cette différence, lui, l'exécuteur testamentaire de Proudhon. Je déteste le communisme parce qu'il est la négation de la liberté et que je ne puis concevoir rien d'humain sans liberté. Je ne suis point communiste parce que le communisme concentre et fait absorber toutes les puissances de la société dans l'État, parce qu'il aboutit nécessairement à la centralisation de la propriété entre les mains de l'État, tandis que moi je veux l'abolition de l'État, — l'extirpation radicale de ce principe de l'autorité et de la tutelle de l'État, qui, sous le prétexte de moraliser et de civiliser les hommes, les a jusqu'à ce jour asservis, opprimés, exploités et dépravés. Je veux l'organisation de la société et de la propriété collective ou sociale de bas en haut, par la voie de la libre association, et non du haut en bas par le moyen de quelque autorité que ce soit. Voulant l'abolition de l'État, je veux l'abolition de la propriété individuellement héréditaire, qui n'est qu'une institution de l'État, une conséquence même du principe de l'État. Voilà dans quel sens je suis collectiviste et pas du tout communiste.


La majorité, après un débat très vif, où Bakounine avait été combattu entre autres par Chaudey, Fribourg, et Ladendorf, rejeta le projet de résolution présenté par les socialistes[7].

Dans la séance du lendemain fut discutée la question de la séparation de l'Église et de l'État, et ce fut l'occasion pour Bakounine d'affirmer nettement sa philosophie : « Qui veut Dieu, dit il, veut l'esclavage des hommes. Dieu et l'indignité de l'homme, ou bien la liberté de l'homme et l'annulation du fantôme divin. Voilà le dilemme, il n'est point de milieu ; choisissons. »

Le 25, la minorité du Congrès annonça qu'elle se séparait de la Ligue, et donna lecture de la déclaration suivante :


« Considérant que la majorité des membres du Congrès de la Ligue de la paix et de la liberté s'est passionnément et explicitement prononcée contre l’égalisation économique et sociale des classes et des individus, et que tout programme et toute action politique qui n'ont point pour but la réalisation de ce principe ne sauraient être acceptés par des démocrates socialistes, c'est-à-dire par des amis consciencieux et logiques de la paix et de la liberté, les soussignés croient de leur devoir de se séparer de la Ligue. »


Parmi les signataires de cette déclaration, au nombre de dix-huit, se trouvaient Élisée Reclus, Aristide Rey, Charles Keller, Victor Jaclard, Albert Richard, Michel Bakounine, Nicolas Joukovsky, Valérien Mroczkowski, Zagorski, Giuseppe Fanelli, Saverio Friscia, Alberto Tucci.

La minorité dissidente créa aussitôt une nouvelle organisation, sous le nom d’Alliance internationale de la démocratie socialiste, avec un programme que je reproduirai plus loin (au chapitre IV de la Deuxième Partie). Cette Alliance se donna un règlement par lequel elle « se constituait en une branche de l'Association internationale des travailleurs, dont elle acceptait tous les statuts généraux » ; les membres fondateurs devaient désigner provisoirement un Bureau central, résidant à Genève ; dans chaque pays, il devait y avoir un Bureau national, reliant entre eux les groupes locaux de ce pays, et correspondant avec le Bureau central ; au Congrès annuel de l'Association internationale des travailleurs, la délégation de l'Alliance de la démocratie socialiste, comme branche de l'Association internationale des travailleurs, devait tenir ses séances dans un local séparé. Le Bureau central provisoire de l'Alliance fut composé de Bakounine, J.-Ph. Becker, Brosset, Duval, Guétat, Perron et Zagorski, tous membres de l'internationale. J.-Ph. Becker fut chargé d'écrire au Conseil général, à Londres, pour demander l'admission en bloc de l'Alliance internationale de la démocratie socialiste dans l'Association internationale des travailleurs.

Je compléterai ce chapitre en donnant quelques détails qui feront comprendre les raisons de l'action tentée, pendant toute une année, par Bakounine et ses amis, au sein de la Ligue de la paix et de la liberté. Je laisserai parler Bakounine lui-même ; il a raconté ces choses, en 1873, dans un petit livre écrit en langue russe[8], qui s'appelle : Développement historique de l'Internationale (Istoritcheskoé razvitié Internalsionald), au chapitre intitulé L'Alliance internationale des révolutionnaires socialistes (Internatsionalnyi Soïouz sotsialnykh revolutsionérof), p. 301 :


En 1864, pendant son séjour en Italie, Bakounine, avec quelques-uns de ses amis italiens, forma une alliance (soïouz[9]) intime, principalement comme moyen de combattre l'Alliance républicaine qu'avait fondée peu auparavant Mazzini[10] avec une tendance théologique et un but purement politique. Cette association, la première organisation socialiste en Italie, reçut le nom d’Alliance de la démocratie sociale (Soïouz Sotsialnoï Demokratii), nom qui, en dernier lieu, lorsque les communistes autoritaires allemands eurent attaché au terme de « démocratie sociale » (Social-Demokratie) une signification doctrinalo-autoritaire compromettante, fut changé en celui d’Alliance des révolutionnaires socialistes. Créée comme affirmation du socialisme à l'encontre du dogmatisme religioso-politique de Mazzini, l'Alliance plaça dans son programme l'athéisme ; la complète négation de toute autorité et de tout pouvoir quelconque ; l'abolition du droit juridique ; la négation de la conception de l'individu comme citoyen, conception qui, dans l'État, remplace celle de l'individu comme homme libre ; la propriété collective ; elle déclarait que le travail devait être la base de l'organisation sociale, que ce programme présentait sous la forme d'une libre fédération de bas en haut.

Dans l'Alliance, au commencement purement italienne, entrèrent aussi bientôt des Français et des Polonais, et beaucoup plus tard des personnes d'autres pays[11]. Les premières années de son développement et de son activité ne se rapportent pas à notre sujet. Disons seulement qu'au premier Congrès de la Ligue de la paix et de la liberté (Genève, 1867) Bakounine parut en qualité de membre de l'Alliance[12], afin d'essayer de faire adopter à cette Ligue le programme de l'Alliance : à cette époque, en effet, la Ligue ne faisait que s'organiser et n'avait aucun caractère défini, et ce premier Congrès avait justement pour but l'élaboration d'un programme.

Dans son discours au Congrès Bakounine exposa les idées de l'Alliance.


Vient ensuite la reproduction d'un extrait assez étendu du discours de Bakounine, qui traite surtout de la question slave, de la nécessité de détruire le despotisme de l'empire russe, avec diverses considérations de politique internationale. Seul le passage suivant peut être considéré comme un « exposé des idées de l'Alliance » :


« Tout État centralisé, quelque libéral qu'il s'affirme, même s'il avait la forme républicaine, est nécessairement l'oppresseur, l'exploiteur des masses populaires ouvrières au profit de la classe privilégiée. L'armée lui est nécessaire pour conserver ces masses, et l'existence de cette force armée le pousse à la guerre. J'en déduirai que la paix internationale est impossible tant qu'on n'aura pas adopté, avec toutes ces conséquences, le principe suivant : toute nation, faible ou forte, peu nombreuse ou nombreuse, toute province ou commune, a le droit absolu d'être libre, autonome, de vivre et de se gouverner conformément à ses intérêts, à ses besoins particuliers ; et dans ce droit toutes les communes, toutes les nations sont si solidaires qu'il est impossible de le violer à l'égard de l'une d'elles sans lui faire courir le même danger dans toutes les autres. La paix générale sera impossible tant qu'existeront les États centralisés actuels ; nous devons par conséquent désirer leur dissolution pour que sur les ruines de ces unités forcées, organisées de haut en bas au moyen du despotisme et des conquêtes, puissent se développer des unités libres, organisées de bas en haut au moyen de la libre fédération des communes en province, des provinces en nation, des nations en États-Unis d'Europe. »


Après avoir parlé des incidents locaux qui troublèrent la dernière séance du Congrès de Genève, Bakounine continue, dans le chapitre dont je donne la traduction :


Le Congrès, n'ayant pas réussi à élaborer un programme, en remit la confection au comité, qui devait le présenter, au congrès annuel suivant, à la sanction de l'association. Pendant toute cette année (de septembre 1867 à septembre 1868), il y eut dans ce comité une lutte entre le libéralisme et le radicalisme bourgeois de la majorité et les idées socialistes révolutionnaires de la minorité, à laquelle appartenait Bakounine, qui avait été élu membre de ce comité ainsi que plusieurs de ses amis.

Enfin, au bout d'un an, au second Congrès de la Ligue, à Berne, la lutte de ces deux partis éclata au grand jour et aboutit à un dénouement. La différence profonde dans les principes fondamentaux des deux fractions de la Ligue d'alors trouva son expression complète dans l'attitude de la Ligue à l'égard de la question sociale...

L'outil avait été essayé ; à l'épreuve il s'était montré mauvais, il avait dû être rejeté : il ne restait qu'à en chercher un autre. L'Association internationale des travailleurs se présentait naturellement comme cet outil meilleur. Bakounine en était membre depuis le mois de juillet de cette année. Il proposa à la minorité socialiste-révolutionnaire sortie de la Ligue d'entrer en masse dans l'Internationale, tout en gardant en même temps leur lien intime, c'est-à-dire en conservant leur Alliance des révolutionnaires socialistes sous la forme d'une société secrète et en l'élargissant. La proposition d'entrer dans l'Internationale fut adoptée à l'unanimité. Mais, en ce qui concerne l'Alliance, les Français et les Italiens désiraient que, tout en gardant son caractère ésotérique et intime de société secrète, elle apparût en même temps au grand jour comme organisation publique, sous le nom d'Alliance internationale de la démocratie socialiste. Ils voulaient même que l'Alliance s'organisât tout à fait indépendamment de l'Association internationale, se contentant que ses membres fussent individuellement membres de cette Association. Bakounine s'y opposa, pour cette raison que cette nouvelle organisation internationale se trouverait en quelque sorte en une rivalité nullement désirable vis-à-vis de l'organisation des travailleurs. Ces discussions eurent pour résultat qu'il fut décidé de fonder une association publique sous le nom d'Alliance internationale de la démocratie socialiste, et de la déclarer partie intégrante de l'Internationale, dont le programme fut reconnu obligatoire pour tout membre de l'Alliance.

En dehors de ce programme général, l'Alliance élabora un programme spécial, que nous devons reproduire ici. (Suivent les sept articles du programme de l'Alliance, qu'on trouvera au chap. IV de la Deuxième Partie).



  1. Voici la lettre qui fut adressée par Gustave Vogt (l’un des frères de Karl Vogt), président du bureau de la Ligue de la paix et de la liberté, au président du Congrès de l’Internationale à Bruxelles (cette lettre se trouve dans le Compte-rendu officiel du Congrès, p. 41) :
    « Monsieur le président, La Ligue internationale de la paix et de la liberté, constituée au Congrès de 1867, à Genève, ne veut pas laisser passer le Congrès des Travailleurs, réuni en ce moment à Bruxelles, sans lui exprimer ses profondes sympathies et lui transmettre ses vœux ardents pour le succès de la réforme sociale, but élevé de l’Association des travailleurs.
    Courage, amis ! et tous ensemble brisons aussi bien les barrières que les préjugés et d’injustes institutions ont élevées entre les diverses parties du corps social, que les barrières de haine au nom desquelles on a jusqu’ici rué les uns sur les autres des peuples faits pour se respecter et s’aimer mutuellement.
    Nous vous prions, monsieur le président, d’être l’interprète de nos sentiments auprès des membres du Congrès des Travailleurs, et de les inviter à notre second Congrès, qui s’ouvrira à Berne le 21 septembre prochain.
    Nous saisissons cette occasion de vous présenter nos cordiales salutations.
    Au nom du bureau de la Ligue : Le président, G. Vogt. »
  2. Bakounine adressa lui-même une lettre au Congrès de l’Internationale, lettre dont il fut donné connaissance par De Paepe dans la seconde séance (6 septembre). On lit dans le Compte-rendu officiel, p. 4 : « De Paepe rend compte d’une lettre de Bakounine, le socialiste russe, qui envoie à l’Internationale son salut fraternel, et regrette que ses occupations l’empêchent d’assister au Congrès ». En outre, dans la quatorzième séance (12 septembre), où Fritz Robert rendit compte de la correspondance reçue par le Congrès les 9, 10, 11 et 12 septembre, le rapport présenté par Robert mentionne : « Le programme de la démocratie socialiste russe, publié par Bakounine, à Genève, dont voici les points principaux : Au nom de l’affranchissement intellectuel des masses populaires, au nom de l’affranchissement économique et social du peuple, nous voulons : 1o  L’abolition du droit de la propriété héréditaire ; 2o  l’égalisation complète des droits politiques et sociaux de la femme avec ceux de l’homme ; 3o  l’abolition du mariage en tant qu’institution religieuse, politique, juridique et civile. Toute organisation politique ne devra plus être à l’avenir qu’une libre fédération de libres associations tant agricoles qu’industrielles. »
  3. Max Nettlau l’a publiée dans sa biographie de Bakounine (Michael Bakunin, eine Biographie ; trois volumes in-folio, autographiés, tirés à 50 exemplaires seulement), p. 253. — Je ferai de nombreux emprunts à cette œuvre remarquable, où sont réunis un très grand nombre de documents précieux.
  4. Allusion à Karl Marx.
  5. Plus tard, on chercha querelle à Bakounine, non sans quelque raison, au sujet de cette expression incorrecte d' « égalisation des classes ». Il avait répondu d'avance à l'objection, dans son second discours au Congrès de Berne, où il s'exprima ainsi : « J'ai demandé l'égalisation économique et sociale des classes et des individus. Je veux maintenant dire ce que j'entends par ces mots. Je veux la suppression des classes aussi bien sous le rapport économique et social que politique... Voilà donc ce que nous entendons par ces mots : l'égalisation des classes. Il aurait mieux valu dire peut-être la suppression des classes, l'unification de la société par l'abolition de l'inégalité économique et sociale. Mais nous avons demandé encore l'égalisation des individus, et c'est là surtout ce qui nous attire toutes les foudres de l'éloquence indignée de nos adversaires. »
  6. Ce mot de « collectivité » est évidemment une faute d'impression ou un lapsus ; Bakounine a dû dire ou a voulu dire « collectivisme ».
  7. Le Congrès des Sociétés ouvrières allemandes (deutsche Arbeitervereine), réuni à Nuremberg le 5 septembre sous la présidence de Bebel, et le Congrès du Parti allemand du peuple (deutsche Volkspartei), réuni à Stuttgart le 19 septembre, venaient l'un et l'autre de donner leur adhésion au programme de l'Internationale. Eccarius avait assisté au Congrès de Nuremberg comme représentant du Conseil général de l'Internationale, et d'une lettre adressée par Karl Marx à Schweitzer le 13 octobre 1868 il résulte qu'aux yeux de Marx le mouvement de classe du prolétariat allemand était exclusivement représenté par les Sociétés ouvrières du Congrès de Nuremberg et par la Volkspartei saxonne. (Fr. Mehring, Geschichte der deutsche Sozialdemokratie, 2e éd., t. I, p. 337). Le Congrès de Nuremberg et le Congrès de Stuttgart avaient l'un et l'autre envoyé des délégués au Congrès de la paix de Berne : or ces délégués allemands votèrent avec la majorité contre la proposition de la minorité socialiste. — Dans le Mémoire de la Fédération jurassienne, p. 38, par un lapsus, j'avais écrit « le Congrès d'Eisenach » pour « le Congrès de Nuremberg » me trompant d'un an ; un pamphlétaire allemand, à ce propos, m'a récemment accusé de mauvaise foi : ce sont aménités auxquelles les écrivains d'une certaine coterie nous ont habitués.
  8. C'est le second d'une série de trois petits volumes imprimés, les deux premiers à Zurich, le troisième à Londres, par un groupe de révolutionnaires russes sous le titre général d' « Éditions du parti socialiste révolutionnaire » (Izdanié sotsiatno-revolutsionnoï partii). Les deux autres sont intitulés, le premier : Autoritarisme et Anarchie (Gosoudarstvennost i Anarchia) ; il a été écrit par Bakounine ; le troisième : L'Anarchie selon Proudhon (Anarchia po Proudonou) ; c'est moi qui l'avais écrit, en français naturellement, et il avait été traduit en russe par B. Zaïtsef. Quant au Développement historique de l'Internationale, c'est un recueil d'articles extraits de l’Égalité de Genève, du Progrès du Locle, de la Liberté de Bruxelles, avec trois courtes notices historiques : 1° sur la fondation et le développement de l'Internationale dans la Suisse française, de 1865 à 1869 (extraits traduits du Mémoire de la Fédération jurassienne) ; 2° sur la fondation et le développement de l'Internationale en Belgique (d'après des notes fournies par moi) : 3° sur la fondation de l'Alliance de la démocratie socialiste (notice écrite par Bakounine).
  9. Le mot soïouz peut se traduire indifféremment par alliance, par union, par ligue, par confédération. Il correspond au mot allemand Bund, et celui-ci se traduisait anciennement en français par ligue : on sait qu'autrefois la confédération des huit cantons suisses, en allemand Schweizer Bund, s'appelait en français les « cantons de la Ligue de la Haute-Allemagne » (traité de 1432 entre le roi de France et les cantons suisses).
  10. Ceci est inexact, comme l'a fait remarquer Nettlau : l’Alleanza republicana universale de Mazzini ne fut fondée qu'en 1864. L'organisation mazzinienne en 1864 s'appelait Falange sacra.
  11. Parmi les Italiens qui faisaient partie de cette organisation secrète, on peut nommer Giuseppe Fanelli et Saverio Friscia, tous deux membres de la Chambre des députés ; parmi les Français, Alfred Talandier (dès 1864), les deux frères Élie et Élisée Reclus (en 1865), Aristide Rey, B. Malon, Alfred Naquet ; parmi les Polonais, Mroczkowski, Nicolas Joukovsky et Charles Perron y furent admis, le premier en 1867, le second en 1868. Alexandre Herzen et Nicolas Ogaref furent mis au courant, par Bakounine lui-même (lettre du 19 juillet 1866, publiée par Dragomanof. Correspondance de Michel Bakounine, p. 214 de la traduction française), de l'existence et du programme de cette organisation. « Vous me reprochez mon inactivité, leur écrivait Bakounine, et cela juste au moment où, au contraire, je suis plus actif que jamais. J'entends par là ces trois dernières années (1864, 1865 et 1866), pendant lesquelles mon unique préoccupation a été d'organiser une Société secrète internationale socialiste et révolutionnaire. Bien que j'aie la certitude que vous ne pourriez en faire partie, vu la ligne de conduite que vous avez adoptée pour votre propagande, et votre tempérament même, néanmoins, ayant pleine confiance en votre fermeté et votre loyauté, je vous envoie notre programme, qui est le développement des principes et de l'organisation de la Société ; je le mets sous une enveloppe fermée que la princesse [Obolensky] vous remettra avec cette lettre... Après un travail pénible de trois années consécutives, je suis arrivé à obtenir des résultats pratiques. À présent nous avons des adhérents en Suède, en Norvège, en Danemark, en Angleterre, en Belgique, en France, en Espagne et en Italie. Nous avons aussi des amis polonais, et nous comptons même quelques Russes parmi nous. La plupart des organisations mazziniennes de l'Italie méridionale, de la Falange sacra, sont venues à nous. » Dix mois plus tard (lettre du 7 mai 1867 : p. 252 de la traduction française), Bakounine redemandait à Herzen et à Ogaref, en ces termes, les documents confidentiels qu'il leur avait communiqués : « Remettez à Mroczkowski mes papiers, que V. vous a transmis : l'Organisation de la Société, et le manuscrit dont vous fûtes si scandalisés ». Ces deux documents, intitulés, l'un : « Organisation », l'autre : « Catéchisme révolutionnaire », ont été publiés par Nettlau (pages 209-233).
  12. Ces mots ne signifient pas que Bakounine se rendit au Congrès pour y représenter officiellement l'Alliance, — chose qui ne pouvait se faire puisque cette Alliance était une organisation secrète, — mais qu'il avait reçu mandat de l'Alliance pour aller à Genève exposer et défendre un programme qui était celui de ce groupe de socialistes.