L’INTERNATIONALE - Tome I
Première partie
Chapitre VI
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pas, et repoussant les attaques des politiciens sans principes qui voulaient nous faire passer pour les amis des conservateurs :


Satisfaits et mécontents[1].

« Ni satisfaits, ni mécontents ! s’écrie le National suisse[2]. Nous ne voulons ni des uns ni des autres. »

Bon ! Mais qui sont les mécontents ? Qui sont les satisfaits ?

« Les satisfaits, ce sont — dit le National — ceux qui s’endorment au pouvoir et encombrent la voie du progrès[3]. Nous saurons faire bonne justice de leur somnolence. »

Oui, nous le savons bien, Messieurs de la coterie, vous aspirez à nous gouverner. Tout en flagornant bassement les hommes qui ont fondé notre République, vous ne vous gênez pas pour les traiter de « momies » dans un pamphlet anonyme. Mais croyez-nous : lorsque le peuple voudra remplacer ceux auxquels il a confié l’administration de ses affaires, ce n’est pas vous qu’il choisira. M. Cornaz ne risque pas de devenir jamais un satisfait[4].

« Les mécontents systématiques — ajoute le National — appartiennent aux écoles les plus diverses : vous trouverez dans leurs rangs des utopistes sociaux, des partisans du droit divin, des ultramontains pur sang. Si l’on mettait leurs systèmes en présence, il en résulterait une cacophonie atroce. Cependant, ils s’entendent parfaitement entre eux ; ils se tendent une main fraternelle. »

Ainsi nous, que le National veut bien désigner sous le nom d’utopistes sociaux, nous tendons une main fraternelle aux ultra-montains pur sang !

Le digne rédacteur de ce journal, qui nous connaît, a écrit cela sans sourciller.

Et le National, lui, qui a fait chorus avec la Gazette de Lausanne et le Journal de Genève pour éreinter le Congrès ouvrier et le Congrès de la paix, qui a injurié Garibaldi, qui passe enfin, et à juste titre, pour un journal réactionnaire, se donne en revanche comme l’organe des bons citoyens !

Nous en voyons souvent de raides, mais pourtant pas de cette force-là.

Nous allons vous dire, messieurs de la coterie, qui sont les mécontents systématiques qui écrivent dans le Diogène.

Nous sommes la jeunesse radicale.

Nous sommes les fils des hommes de 1848.

Vous ne parviendrez pas à leur faire croire, à ces patriotes, à ces radicaux bon teint (car il y a des radicaux postiches), que nous sommes leurs ennemis, que nous cherchons à les dénigrer.

Ils savent que cela n'est pas vrai, et que nous ne formons qu'une seule famille.

Cependant il y a une nuance entre eux et nous. Des questions qui nous préoccupent vivement les laissent indifférents. Ils trouvent que nous allons un peu vite, nous trouvons qu'ils commencent à ralentir le pas. Nous sommes socialistes, ils ne sont que démocrates.

D'où vient cette nuance ?

Bon Dieu ! c'est qu'ils sont les vieux et que nous sommes les jeunes.

Mais, tout vieux qu'ils soient, nous sommes fiers d'être leurs fils. Si nous ne marchons plus du même pas, nos cœurs du moins battent toujours à l'unisson ; et envers ces dignes vétérans de la cause du progrès, notre langage sera toujours celui du respect, jamais celui de l'injure.

Et eux aussi, ils ne nous renient pas, et nous sommes sûrs qu'ils ne nous voudraient pas autrement. Comme nous sommes aujourd'hui, ardents, enthousiastes, téméraires quelquefois, ainsi étaient-ils en 1831 et en 1848. Et s'ils nous disent souvent : « Mais doucement ! doucement donc ! » ils ajoutent tout bas en souriant : « Je reconnais mon sang chez ces enfants-là ! »

Oui, nous sommes la jeunesse radicale.

Chose remarquable, et signe des temps : le National a beau battre la grosse caisse, il ne fait pas de disciples parmi les jeunes gens. Nous étions une trentaine ensemble sur les bancs du collège : les uns, parmi ces camarades d'études, sont devenus des cléricaux, des aristocrates, les autres des socialistes ; mais aucun ne s'est rangé sous le drapeau de la coterie.

On peut déjà augurer qu'il en sera de même de la génération qui a quinze ans aujourd'hui : une moitié sera socialiste, l'autre moitié sera cléricale.

Mais le National restera isolé, et ne réussira jamais à rallier dans la jeunesse des recrues de quelque valeur, parce qu'il ne représente rien que l'ambition personnelle de quelques hommes sans principes.


Le mouvement révisionniste zuricois[5].

Le National suisse a une singulière façon d'apprécier la politique en dehors de notre canton.

Il a parlé samedi du mouvement révisionniste zuricois comme d'un mouvement radical. Ne jouons pas sur les mots. Le parti révisionniste zuricois, qui ne s'attendait guère à recevoir les éloges du National, est une manifestation du même esprit de réforme, de rénovation, de rajeunissement, qui s'est introduit dans le canton de Genève par la création du journal la Liberté[6], et chez nous par les efforts de la démocratie sociale.

La grande assemblée populaire de Zurich, qui a inauguré le mouvement il y a quelques semaines, avait, comme le Bund[7] en convient, un caractère socialiste très prononcé.

Nous avons l'honneur de connaître personnellement plusieurs membres du Comité cantonal zuricois, et nous savons que nos opinions sont aussi les leurs. Il suffira, pour faire apprécier la signification de ce qui se passe en ce moment dans le canton de Zurich, de constater que l'initiateur principal du mouvement, après le docteur Locher, est le capitaine Karl Bürkly, délégué au Congrès de Lausanne, phalanstérien émérite et abonné au Diogène.


Mais, au moment même où j'affirmais énergiquement que les socialistes ne pactiseraient jamais avec les conservateurs, Coullery — ce Coullery qui avait été l'apôtre de l'Internationale dans la Suisse française, et en qui j'avais une si grande confiance — projetait, au contraire, de conclure une alliance électorale avec les anciens royalistes neuchâtelois[8] ; il espérait que la coalition ainsi formée, réunissant en une même armée les ouvriers organisés sous sa direction en parti de la démocratie sociale, et les anciens royalistes affublés du nom de parti libéral, serait assez forte pour renverser, aux élections cantonales de mai 1868, les gouvernants radicaux, et pour le porter au pouvoir avec ses alliés conservateurs[9]. À la fin de mars 1868, il supprima le Diogène, dont il était devenu propriétaire, et créa, pour les besoins de la lutte électorale, un journal nouveau, la Montagne, « organe de la démocratie sociale ». Dès le troisième numéro de la Montagne, il avouait, bien qu'avec certaines réticences, l'alliance projetée, en disant que l'opposition devait accepter dans ses rangs tous les adversaires du parti radical, quelle que fût leur couleur politique. Un peu plus tard, quand le moment décisif fut arrivé, parut la liste des candidats de la démocratie sociale de la Chaux-de-Fonds : la moitié de ces candidats étaient des conservateurs, des « verts ». Une violente protestation s'éleva aussitôt contre Coullery : les socialistes du Locle se séparèrent de lui avec éclat. À la Chaux-de-Fonds, la majorité des ouvriers le suivit ; mais une partie d'entre eux se révoltèrent, et se refusèrent à voter la liste de la coalition « aristo-socialiste ». L'élection (dimanche 3 mai) fut une défaite pour les « coullerystes », et le chef du parti, qui avait rêvé d'arriver au gouvernement au moyen de l'alliance de l'Internationale avec les bourgeois conservateurs, vit son plan déjoué et son ambition déçue. Il fut élu néanmoins membre du Grand Conseil neuchâtelois, ainsi qu'un autre pseudo-socialiste de la Chaux-de-Fonds, M. Elzingre : mais tous deux se gardèrent bien de jamais souiller un mot de l'Internationale dans cette assemblée.

Bien que nous nous fussions séparés de Coullery, au Locle, sur la question électorale, nous nous refusions à faire chorus avec la presse radicale qui qualifiait sa conduite de trahison : nous ne voulions voir en lui qu'un homme abusé, qui avait commis une erreur de tactique, qui s'était laissé prendre aux sophismes des « libéraux », mais qui n'avait point déserté la cause socialiste. Ce ne fut qu'un an plus tard, dans l'été de 1869, qu'il ne nous fut plus possible de nous faire des illusions : nous dûmes reconnaître que Coullery avait décidément passé à l'ennemi ; et en 1877, un document que reproduisit le Bulletin de la Fédération Jurassienne (n° 19, p. 4, 13 mai 1877), et qu'on trouvera en son lieu, nous donna la preuve écrite que dès 1868 il était l'agent et le complice du parti conservateur.

La Liberté, qui servait alors d'organe officieux à l'Internationale de Genève, apprécia de la façon suivante (numéro du 9 mai 1868) la conduite des coullerystes :

« Les élections au Grand-Conseil qui ont eu lieu dimanche dans le canton de Neuchâtel seront, nous l'espérons, une leçon suffisante pour le parti de la démocratie sociale de la Chaux-de-Fonds. Allié de fait aux conservateurs royalistes, ce parti n'a réussi qu'à faire arriver au pouvoir législatif les adversaires déclarés de toute idée de réforme et de progrès[10] ; aveuglé par sa haine de la coterie radicale, il a tout sacrifié au succès, — et le succès lui a manqué. »

Au Locle, les membres de l'Internationale avaient constitué pour les élections un comité dont les cartes de convocation portaient l'en-tête : République démocratique et sociale. Le vétéran du parti radical au Locle et son chef le plus autorisé, Henri Grandjean, vint aux séances de ce comité, et lui fit l'offre, au nom de son parti, de placer un socialiste sur la liste radicale. Nous acceptâmes la proposition avec la conscience parfaitement tranquille : n'avions-nous pas toujours dit que nous souhaitions de tout notre cœur de voir les radicaux consentir à venir au socialisme ? Nous désignâmes comme notre candidat le citoyen Augustin Monnier. Toute la liste radicale passa, saut le candidat socialiste, resté sur le carreau avec les voix des seuls internationaux, les électeurs radicaux ayant, sur leur bulletin de vote, biffé son nom, et beaucoup l'ayant remplacé par celui d'un conservateur, qui fut élu. Les socialistes loclois, ainsi joués, jurèrent qu'ils ne seraient pas dupes une seconde fois, et ils résolurent de s'abstenir désormais de toute participation aux élections politiques.



  1. Diogène du 6 décembre 1867.
  2. Organe du parti radical à la Chaux-de-Fonds.
  3. Le National visait les membres du gouvernement neuchâtelois, vieux radicaux de 1848, que ses rédacteurs étaient impatients de remplacer.
  4. L'avocat Auguste Cornaz, qui, en 1865, avait fait un moment partie de l'Internationale, était, avec Numa Droz, (alors rédacteur du National suisse), et quelques autres politiciens subalternes, à la tête d'une fraction du parti radical neuchâtelois que nous appelions la « coterie » ; ses amis et lui étaient de simples ambitieux, qui désiraient des places, et qui ont fini par en obtenir. Ce sont eux qui avaient rédigé le pamphlet anonyme dont il est parlé plus haut, et qui était intitulé l’Indiscret.
  5. Diogène du 20 décembre 1867.
  6. La Liberté avait été fondée au commencement de novembre 1867 par Adolphe Catalan, jeune politicien genevois qui, pendant deux ans, marcha dans les rangs des socialistes.
  7. Journal radical de Berne.
  8. On sait que jusqu'en 1848 le canton de Neuchâtel avait été une principauté, sous la souveraineté du roi de Prusse.
  9. En ce temps-là, j'eus avec un ami de Coullery une conversation caractéristique. Voulant exprimer que tout lui paraissait préférable au maintien du parti radical au pouvoir, il me dit, en désignant les radicaux par le nom du plus détesté des chefs de la coterie et les conservateurs par celui d'un royaliste intransigeant à qui ses opinions aristocratiques avaient fait donner le surnom de Lardy-Cravache : « Plutôt Lardy que Touchon ! » La personne de Touchon m'était aussi peu sympathique que possible : l'avocat Lardy, au contraire, avait chez ses adversaires politiques la réputation d'un galant homme, et son fils — aujourd'hui représentant de la Suisse à Paris — avait été l'un de mes camarades dans la société d'étudiants qu'on appelle Zofinger-Verein ; et pourtant je répondis : « Plutôt Touchon que Lardy ! »
  10. C'est-à-dire qu'à faire élire à la Chaux-de-Fonds quelques conservateurs. Mais le parti radical avait gardé la majorité au Grand-Conseil.