L’INTERNATIONALE - Tome I
Première partie
Chapitre V
◄   Chapitre IV Chapitre VI   ►



V


Le premier Congrès de la Ligue de la paix et de la liberté, à Genève
(9-12 septembre 1867).


Je donne ci-dessous des extraits de la suite du feuilleton du Diogène, qui se continuait par une relation du Congrès de la Ligue de la paix et de la liberté, à Genève :


Souvenirs du Congrès de la Paix[1].

La plupart de nos amis avaient déserté le banquet dès sept heures pour prendre le train de Genève. Pour nous qui avions voulu attendre au lendemain, nous partîmes le lundi (9 septembre) à six heures du matin par un bateau qui devait suivre la côte de Savoie. Nous étions une douzaine, entre autre Stampa, le Milanais ; De Paepe, de qui la conformité d'âge me rapprochait le plus ; Murat, de Paris ; Coullery, et deux délégués anglais de la Ligue de la Réforme. Odger et Cremer, qui étaient arrivés la veille à Lausanne encore à temps pour assister à la clôture du Congrès ouvrier ; ils font partie du Conseil général de l'Association internationale des travailleurs, et à ce titre ils avaient tenu, avant de se rendre à Genève, à venir nous saluer.

À la première station[2], une douzaine de curés et de frères ignorantins montèrent sur le bateau. Aux stations suivantes, il en vint d'autres, si bien qu'enfin ils se trouvèrent au nombre de plus de cinquante. Ils allaient voir Garibaldi comme nous : Garibaldi, le Messie du dix-neuvième siècle, disait-on à notre banc ; Garibaldi, la bête de l'Apocalypse, disait-on au banc des ignorantins.

La navigation ne fut pas trop longue. Nous vîmes bientôt les belles maisons de Genève, toutes pavoisées, apparaître à l'extrémité du lac. On apercevait de très loin un grand drapeau italien, rouge, vert et blanc, se balancer à l'angle du palais Fazy[3], où était descendu Garibaldi.

Stampa, qui devait avoir ses entrées particulières auprès du général, nous proposa de nous présenter à lui aussitôt arrivés. Quand le bateau toucha le quai, nous nous dirigeâmes vers le Cercle international[4], pour y déposer nos bagages, et Stampa entra au palais Fazy, en promettant de nous rejoindre bientôt.

Il ne se fit pas attendre. Il y avait une demi-heure que nous étions au Cercle, nous faisant raconter la splendide réception que Genève avait faite la veille à Garibaldi, lorsque Stampa rentra. Il était suivi de deux personnages qu’il nous présenta. L’un, vêtu d’un long pardessus gris, avec un chapeau de feutre, était un homme de haute taille, à la barbe noire épaisse, à l’air résolu : c’était le fameux fra Pantaleo, le moine garibaldien qui avait accompagné les Mille à Marsala et qui avait fait avec eux la campagne de Sicile. L’autre était un jeune homme, ancien officier garibaldien, qui habite Paris, et dont j’ai oublié le nom.

Stampa nous dit que Garibaldi venait de prendre un bain, et qu’il dormait en ce moment, mais que nous lui serions présentés à une heure.

Il était onze heures, et l’air du lac nous avait donné de l’appétit. La plupart de nos compagnons étaient partis en quête de logements. Pour moi, je m’attablai devant un frugal dîner[5], en compagnie de Stampa, de fra Pantaleo, de l’officier garibaldien et de Coullery. De Paepe, resté avec nous, nous regarda faire.

C’est une étrange organisation que celle de De Paepe. On ne sait ni quand il dort, ni quand il mange. C’est le plus acharné travailleur que je connaisse. Je l’avais admiré déjà à Lausanne ; je l’admirai plus encore à Genève, où je fus son camarade de chambre. À Lausanne, je l’avais vu, sur la question de la propriété collective du sol, tenir tête à Tolain, à Chemalé, à Longuet et à Coullery, réunis contre lui ; sa parole calme, sévère, admirablement nette et claire, avait une véritable éloquence. Je l’avais vu ensuite, au banquet de clôture du Congrès, arracher des larmes aux femmes et faire tressaillir les hommes en chantant la célèbre chanson de Lachambeaudie :

Ne parlez pas de liberté :
La pauvreté, c’est l’esclavage.

J’essayai d’engager la conversation avec fra Pantaleo ; mais il ne savait pas trois mots de français. Heureusement que l’officier, qui parlait cette langue avec facilité, vint à mon secours. Il me raconta quelques souvenirs de l’expédition de Sicile.

« Si vous l’aviez vu comme je l’ai vu, me dit-il, dans sa robe de moine, avec un poignard et un revolver à la ceinture, dans des endroits où il faisait diablement chaud, vous ne pourriez plus l’oublier. Aussi est-il devenu populaire en Italie. Quand le général Garibaldi fit son entrée à Milan, fra Pantaleo était à côté de lui, dans sa voiture, et il avait une si belle tournure, un air si martial, que ce n’était pas Garibaldi que les femmes regardaient, c’était Pantaleo. »

Pendant que son camarade me parlait ainsi, fra Pantaleo, qui ne comprenait pas ce qu’il disait, découpait gravement une aile de poulet, sans mot dire.

Le dîner fini, je me dirigeai avec De Paepe vers un petit hôtel situé au delà de la gare, après avoir pris rendez-vous avec Stampa pour une heure au Café des touristes. Nous retrouvâmes à notre hôtel les délégués de la Reform League, Cremer et Odger ; ce sont de simples ouvriers anglais, qui sont désignés pour faire partie du nouveau Parlement. De Paepe et moi ne fîmes que prendre possession de notre chambre, et nous nous rendîmes immédiatement au Palais électoral[6], où nous devions nous entendre avec M. Menn, secrétaire du Congrès de la paix, relativement à la présentation de l’Adresse du Congrès de Lausanne. Nous n’avions pas de temps à perdre, si nous voulions être de retour au palais Fazy pour une heure. Je pressais De Paepe, je le priais de faire hâte, et je ne fus pas peu étonné de l’entendre me dire qu’il ne tenait pas à voir Garibaldi, et qu’il préférait se promener en attendant deux heures, moment fixé pour l’ouverture de la séance du Congrès.

« Parles-tu sérieusement ? lui dis-je.

— Très sérieusement. Je reste ici. Pour toi, si tu veux être à temps pour aller faire ta révérence au grand homme, je te conseille de te dépêcher, car il est une heure moins le quart. »

Je quittai De Paepe en trouvant qu’il poussait un peu loin le dédain des gloires de ce monde. Pour moi, je ne songeais qu’au bonheur de voir enfin de mes yeux le héros de la démocratie. Je rejoignis Stampa et quelques amis qui attendaient avec lui, et nous montâmes, en fendant la foule, les escaliers somptueux du palais Fazy.

Une émotion inexprimable m’enlevait presque la voix. Tout en montant, nous disions :

« Qui lui parlera ?

— Tout le monde, dit Stampa ; ce sera une conversation familière, et non une réception officielle.

— Oui, mais il faut pourtant que quelqu’un commence par exprimer nos sentiments. Voulez-vous porter la parole, Coullery ?

— Si l’on veut. »

Au haut de l’escalier, nous fûmes reçus par le major hongrois Frigyesi, le même qui, le lendemain, déposa à la tribune du Congrès ses décorations militaires, et dont l’énergique discours fut tant applaudi.

En même temps que nous, se présenta un ouvrier italien en blouse, qui voulait parler à Garibaldi. Le major lui serra cordialement la main et le pria de s’asseoir sur un fauteuil qu’il lui avança, en lui disant que le général le recevrait tout à l’heure. Puis il nous fit entrer dans le salon.

Là se trouvaient déjà une dizaine de belles dames en grande toilette, avec des messieurs en frac et en cravate blanche. On nous fit asseoir sur des sofas et des fauteuils, et nous causâmes pendant quelques minutes en attendant l’arrivée du héros. Les deux ou trois Français qui étaient avec nous se montraient passablement émus ; les Anglais au contraire restaient impassibles : Odger et Cremer étaient gravement assis sur un divan, et Walton, renversé dans un fauteuil, les jambes étendues et la tête en arrière, faisait preuve d’un sans-gêne tout britannique.

Stampa, après avoir parlé un moment le major Frigyesi, s’approcha de moi et me dit :

« Les choses ne vont pas comme je l’aurais voulu. L’heure de l’ouverture du Congrès étant si rapprochée, le général ne pourra pas nous recevoir en particulier et avoir avec nous la conversation que je désirais. Il ne fera que passer dans cette salle pour distribuer des poignées de main. Mais nous reviendrons le trouver dans un meilleur moment. Il y a d'ailleurs ici toute cette aristocratie — et il regardait les cravates blanches — qui donne à cette réception un air officiel, en sorte que Garibaldi ne se sentira pas trop à son aise dans ce salon. »

À ce moment le major Frigyesi s'approcha d'un petit garçon qui appartenait à l'une des belles dames. Il le prit par la main et le conduisit vers la porte de la chambre où se trouvait Garibaldi, en lui disant :

« Entre, mon ami, le général sera content de te voir. Tu lui donneras la main et tu lui diras : Bonjour, mon général. »

L'enfant, sans s'intimider, pénétra tout seul dans la pièce voisine. Nous le suivîmes des yeux avec émotion, et notre regard restait attaché à la porte qu'il venait de franchir, de l'autre côté de laquelle se trouvait Garibaldi.

Frigyesi revint ensuite à nous, et nous dit :

« Le général va entrer, et c'est vous qu'il recevra en premier lieu. Lorsqu'il vous tendra la main, il faudra prendre garde de la serrer trop fort, car il souffre à la main droite d'une arthrite et des suites d'une blessure qu'il a reçue l'été passé[7]. »

Nous nous étions levés, et nous formions un groupe d'une dizaine de personnes, près de la porte par où Garibaldi devait entrer. Le beau monde qui remplissait le milieu et le fond du salon regardait avec une curiosité un peu dédaigneuse ces gens qui osaient se présenter dans un palais en costume de travail.

Soudain Garibaldi entra, seul. Un frémissement courut dans les groupes. Il avait la tête nue, et était vêtu de la chemise rouge et du pantalon bleu. Il me sembla voir marcher ce portrait que chacun connaît, et qui représente le général debout sur les rochers de son île, une de ses mains sur la poitrine.

Garibaldi est de taille moyenne ; il a les jambes un peu arquées par l'usage du cheval. Sa barbe blonde grisonne à peine, mais il a déjà le haut du front chauve.

Stampa s'avança vers lui et lui dit en italien qui nous étions. Garibaldi vint à nous et nous dit en français, sans aucun accent étranger :

« J'ai beaucoup de plaisir à vous voir. »

Et il donna à chacun de nous une poignée de main.

Coullery lui adressa la parole à peu près en ces termes :

« Citoyen, nous venons vous exprimer nos sympathies. Nous sommes des délégués de sociétés ouvrières de différents pays. Nous vous aimons, parce que nous savons que vous avez toujours combattu pour la liberté, la justice et la démocratie, sans aucune préoccupation personnelle. Nous admirons votre vie de dévouement désintéressé. Aussi vous êtes pour nous un frère. »

Garibaldi répondit à Coullery, en lui tendant de nouveau la main :

« Je vous remercie pour ce témoignage de sympathie, et j'accepte votre fraternité. »

Plusieurs voix dirent alors : « Citoyen, ce sont nos sentiments à tous, — nous vous aimons, — nous vous admirons. »

À chacun de nous, Garibaldi adressa quelques paroles de remerciement, en les accompagnant d'un cordial serrement de main. Odger et Cremer lui présentèrent une Adresse au nom de la Reform League, dont Garibaldi est le président d'honneur.

Puis, regardant du côté du beau monde qui attendait, passablement étonné que les premiers mots du général eussent été pour nous, Garibaldi ajouta :

« Maintenant, voulez-vous permettre que j'aille saluer ces dames ? »

Nous nous retirâmes profondément émus de cette entrevue et de la simplicité pleine de grandeur du héros italien.


Lorsque j'arrivai au Palais électoral, la salle était déjà comble. Six mille personnes environ s'y pressaient, et une partie seulement avait pu trouver place sur les bancs. Au centre de la salle, un magnifique jet d'eau répandait la fraîcheur. En face du jet d'eau et adossée à la muraille du côté nord était une grande estrade destinée au bureau ; derrière le siège du président s'élevait la tribune, surmontée du mot PAX et d'une forêt de drapeaux.

Je parvins, non sans peine, jusqu'au pied de l'estrade, et je trouvai là presque tous mes compagnons du Congrès de Lausanne, assis à la table des journalistes, et taillant leurs crayons. Ils m'offrirent une place au milieu d'eux, mais je préférai aller m'asseoir sur les degrés de l'estrade, où Bürkly, puis Coullery me rejoignirent. C'était là qu'on était le mieux placé pour tout voir et tout entendre.

Quelques minutes après notre arrivée, on entendit à la porte des cris frénétiques. C'était Garibaldi qui entrait. Il traversa lentement la salle au milieu des acclamations enthousiastes de la foule. On se pressait sur son passage pour le voir de plus près, pour tâcher de toucher ses vêtements ou d'obtenir une poignée de main. Au moment où il arriva près de nous, un Italien fanatique se jeta sur une de ses mains et la prit violemment pour la porter à ses lèvres. Garibaldi fit un geste qui nous prouva que l'Italien lui avait fait mal.

Il arriva enfin sur l'estrade, où M. Jules Barni, président provisoire du Congrès, le fit asseoir à sa droite dans un fauteuil. Les acclamations se prolongèrent encore pendant un moment.

... Après le discours d'ouverture de M. Jules Barni, professeur à Genève, et celui de M. Émile Acollas, président du Comité d'initiative de Paris, commença la lecture des Adresses d'adhésion. La parole fut donnée tout d'abord aux représentants des sociétés ouvrières.

Ce fut l'un de nos camarades, Perron[8], de Genève, qui monta le premier à la tribune : il donna lecture d'une Adresse des ouvriers genevois, qui, ainsi que le constate le Bulletin du Congrès, « fut saluée par de longs applaudissements ».

Ensuite vint le tour de l'Association internationale des travailleurs. L'Adresse votée par le Congrès de Lausanne fut lue à la tribune par deux des secrétaires de ce Congrès, en français d'abord, par James Guillaume, du Locle, puis en allemand par le docteur Büchner.

Lorsque plus tard la conspiration des fazystes et des aristocrates eut réussi à aigrir les esprits et à troubler les séances du Congrès, une partie des assistants se montra carrément hostile aux principes socialistes ; mais à ce moment-là personne, si ce n'est MM. Dameth, de Molinari, Cherbuliez et consorts, ne songea à se formaliser de la déclaration du congrès de Lausanne : au contraire, comme on peut le voir dans le Bulletin, « des applaudissements prolongés succédèrent à cette lecture ».

... Nous formions, à la gauche du président, un petit groupe où dominaient surtout les délégués du Congrès de Lausanne. Sur l'estrade se trouvaient, assis parmi les vice-présidents, Eccarius, J.-Ph. Becker, Büchner, Odger, Cremer ; sur les degrés de l'estrade, je m'étais placé, comme je l'ai dit, avec Coullery et Bürkly ; tout près de nous était la table des secrétaires français, où écrivaient Ch.-L. Chassin, l'auteur du Génie de la Révolution, et Alfred Naquet. Enfin au pied de l'estrade, à la table des journalistes, étaient Albert Fermé pour le Temps, Blanc pour l’Opinion nationale, Corbon pour le Siècle, Tolain pour le Courrier Français, Fribourg pour la Liberté ; j'ignore à la rédaction de quelles feuilles étaient attachés le reste de mes camarades de cette table, Dupont, Murat, Chemalé, De Paepe, Longuet, Vasseur, Perron, etc.

Ce groupe, qui s'était instinctivement placé à gauche, joua véritablement, pendant la durée du Congrès, le rôle de la gauche dans une assemblée délibérante ; et le dernier jour, quand les acolytes de Fazy, joints aux « ficeliers[9] », essayèrent de dissoudre le Congrès, notre petit coin fut particulièrement l'objet de leurs injures et de leurs menaces.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand l'émotion causée par l'audacieuse sortie de Fermé[10] fut calmée, le président annonça que le général Garibaldi avait demandé la parole pour donner lecture de quelques articles qu'il désirait voir ajoutés au programme.

Garibaldi se lève, et il est salué par de longs et bruyants applaudissements. On attend avec impatience ce qu'il va dire ; son discours doit être l'événement de la séance.

Lorsque le silence est rétabli, Garibaldi s'adresse à l'assemblée en français, d'une voix grave et ferme, un peu solennelle ; j'ajouterais, si je ne craignais qu'on prît ce détail pour une remarque irrévérencieuse, qu'il appuyait tout particulièrement sur les grands mots, et faisait fortement rouler les r à l'italienne ; mais ce brin d'emphase lui allait à merveille, et ne servait qu'à donner à son débit plus d'énergie et de grandeur.

« Citoyens, dit-il au milieu d'un religieux silence, vous me permettrez d'abord de retourner à quelques idées qui ont été manifestées par d'honorables orateurs qui m'ont précédé ; vous me permettrez d'expliquer pourquoi je ne suis pas de leur opinion. »

Et il relève les objections que venaient de faire James Fazy et Schmidlin à certaines parties du programme du Congrès, qu'ils trouvaient compromettantes pour la neutralité suisse. Puis il soumet à l'assemblée les articles qu'il a écrits pour être ajoutés au programme.

« Voici, dit-il, les quelques propositions que j'ai rédigées. J'ai peut-être été un peu précipité dans leur rédaction ; il faut l'attribuer à ce que je vais quitter bientôt cette terre d'asile et de liberté[11]. »

Garibaldi prend sur la table une feuille de papier, et applique un monocle à son œil droit. Vif mouvement de curiosité. Il lit d'une voix retentissante :


« Propositions.

« Primo. — Toutes les nations sont sœurs.

« Secondo. — La guerre entre elles est impossible.

« Terzo. — Toutes les querelles qui peuvent survenir entre les nations seront jugées par le Congrès. »

On se regarde avec quelque étonnement. Garibaldi s'en aperçoit, et il ajoute :

« Vous me direz peut-être que je m'avance un peu trop. » (Sourires dans l'assemblée.)

Garibaldi continue :

« Quarto. — Les membres du Congrès seront nommés par les sociétés démocratiques de chaque peuple.

« Quinto. — Chaque nation aura droit de vote au Congrès, quel que soit le nombre de ses membres. »

Ces deux articles nous avaient laissés froids. Mais soudain l'œil de Garibaldi s'enflamme ; sa tête de lion, encadrée dans une barbe fauve et grise, se relève d'un air sublime, et d'une voix vibrante il s'écrie :

« Sesto. — La papauté, comme la plus pernicieuse des sectes, est déclarée déchue. »

Ceci était tout à fait inattendu. Des applaudissements frénétiques accueillirent cette déclaration ; la gauche surtout poussait des clameurs à faire crouler la salle. Cela se prolongea pendant un moment, et la démocratie européenne ratifia ainsi, à la face du monde, l'arrêt de déchéance de la papauté.

Le silence rétabli, Garibaldi reprit :

« Je ne sais si l'on dira que je m'aventure un peu trop en formulant un tel article. Mais à qui pourrais-je communiquer ma pensée, exprimer librement mes idées, si ce n'est à vous, peuple libre, — et vraiment libre », ajouta-t-il, après une pause, en reprenant son papier.

Mais un revirement inattendu allait succéder à cette explosion d'enthousiasme.

Garibaldi continue la lecture de ses articles :

« Settimo. — La religion de Dieu est adoptée par le Congrès... »

Ici, il est interrompu par un brusque mouvement d'étonnement. On entend même quelques exclamations.

« C'est une opinion que je soumets », dit Garibaldi. Puis il reprend : « La religion de Dieu est adoptée par le Congrès, et chacun de ses membres s'oblige à la propager sur la surface du monde. »

Impossible de dire la stupéfaction, la consternation soudaine produite par ces étranges paroles. Le respect empêcha les réclamations bruyantes ; mais un silence glacial remplaçant les applaudissements montra à Garibaldi qu'il venait de froisser les sentiments de la majorité de l'assemblée. Il voulut alors justifier son article :

« Je vous dois, dit-il, un mot d'explication sur la religion de Dieu dont je viens de parler ; j'entends par là la religion de la vérité, la religion de la raison. »

Cette explication souleva quelques bravos isolés ; mais elle n'effaça pas l'impression fâcheuse, qui redoubla lorsque Garibaldi lut l'article suivant :

« Ottavo. — Le Congrès consacre au sacerdoce les homme d'élite de la science et de l'intelligence ; il consacre au néant tout sacerdoce de l'ignorance. »

De Charybde en Scylla ! nous disions-nous. Qu'est-ce que c'est que ce sacerdoce nouveau pour remplacer l'ancien ? Garibaldi grand-pontife et prêchant la théophilanthropie ! Quelle chute !

Visiblement affecté par la désapprobation muette de l'assemblée, Garibaldi continua :

« Nono. — Propagande de la religion de Dieu par l'instruction, l'éducation et la vertu.

« Decimo. — La république est la seule forme de gouvernement digne d'un peuple libre. »

Ici, il y eut une explosion d'applaudissements, légitimement appelés par cette déclaration, et qui soulagèrent chacun. Garibaldi ajouta :

« Ce n'est point là une opinion d'aujourd'hui. La république est le gouvernement des honnêtes gens. Si on le contestait, il suffirait de faire remarquer qu'à mesure que les peuples se sont corrompus, ils ont cessé d'être républicains. »

Il reprit ensuite sa lecture :

« Undecimo. — La démocratie seule peut revendiquer contre les fléaux de la guerre.

« Duodecimo. — L'esclave seul a le droit de faire la guerre aux tyrans. » (Applaudissements enthousiastes à gauche.)

« Ici, fit observer Garibaldi, je m'écarte peu, apparemment, de ce que nous désirons. Je dis et je proclame que l'esclave a le droit de faire la guerre aux tyrans. C'est le seul cas où je crois que la guerre est permise. »

Ayant achevé la lecture de ses articles, le général continua en ces termes :

« Pour que le Congrès ait d'heureux résultats, il faut qu'on ne se borne pas à celui d'aujourd'hui ; il faut qu'après celui-ci on en réunisse un autre ; il faut qu'un Comité permanent continue la mission commencée par de généreux et braves citoyens. »

Garibaldi avait sur le cœur l'accueil fait à ses propositions religieuses, on le voyait. Il revint sur ce sujet pour terminer son discours :

« Si vous le permettez, j'ajouterai encore un mot ; je serai bref.

« En touchant à quelque argument de religion, je suis persuadé de n'avoir pas rencontré l'opinion de tout le monde. Il en est malheureusement ainsi pour cette question. Toutefois, je suis persuadé qu'il n'y a personne qui puisse détacher la question religieuse de la question politique... Je le dis, on ne pourra remédier aux malheurs du monde sans remédier aux abus de la prêtrise. »

Garibaldi se rassit. On applaudit encore, mais, de notre côté du moins, c'était l'homme plutôt que les paroles qu'on applaudissait.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


À la sortie du Palais électoral, notre petite troupe alla s'installer dans le jardin d'une brasserie située sur la route de Carouge, et on se communiqua les impressions de cette première séance en buvant une chope de bière. Le discours de Garibaldi fut l'objet des plus vives critiques de la part de quelques-uns des Parisiens. Pour mon compte, je trouvai ces critiques exagérées, et il me parut qu'on avait mal saisi les intentions de Garibaldi et le véritable sens de sa religion de Dieu. Je dis qu'à mon avis il fallait interpréter cette expression en la rapprochant du discours prononcé quelque temps auparavant par le général au Cercle démocratique de Vérone.

« Moi aussi, avait-il dit en parlant de la Révolution française, je suis un admirateur de ce grand événement qui a été une véritable révolution, qui a renversé des autels les idoles et les simulacres du prêtre de Rome pour y substituer la déesse de la Raison, la vraie religion qui n'abrutit pas l'homme, la religion qui doit émanciper l'humanité. »

Comme la soirée était superbe, nous poussâmes ensuite jusqu'à Carouge, où nous fûmes très cordialement reçus par quelques membres de la Section internationale de cette ville. On nous conduisit dans le local de l'Association : là Tolain et Longuet déclamèrent des vers, je laisse à deviner de quel genre[12], et De Paepe chanta la chanson si touchante de la fille de l'ouvrier que la misère a condamnée à mourir :

Reprends ton vol, ange des cieux,
Et pour toujours ferme les yeux.

La nuit tombant, nous revenons à Genève par le tramway et nous allons souper chez notre ami le Polonais Czwierzakiewicz[13]. Là, Dupont, déchargé enfin des graves fonctions de la présidence du Congrès de Lausanne, rentre avec délices dans la vie privée, et se livre à des calembours si éplafourdissants, que Chemalé se voit contraint de proposer contre lui la peine de mort. Elle est votée à l'unanimité. La société, en considération des bons antécédents du coupable, consent néanmoins à la commuer en celle du silence à perpétuité...

Vers onze heures du soir, nous regagnâmes notre hôtel. Je me couchai très fatigué, tandis que De Paepe, sortant de sa valise plume et papier, se mit à écrire.

« Que fais-tu là ? lui dis-je.

— Ma correspondance.

— À ces heures ! Bien du plaisir. Pour moi, je dors. »

Et je m'endormis en effet, mais d'un sommeil agité. Quelques heures après, je me réveillai. La chandelle brûlait encore. De Paepe était toujours là, noircissant son papier.

Après l'avoir engagé à se coucher, je me rendormis pour ne plus m'éveiller qu'au jour.

En ouvrant les yeux, je vis De Paepe assis à sa petite table, et écrivant toujours. Il avait pris quelques heures de repos, et s'était levé avant moi pour se remettre au travail.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Le mardi à deux heures s'ouvrit la seconde séance du Congrès...

La parole est à M. Jousserandot. Connaissez-vous cet orateur ? C'est un avocat savoisien, qui fait des conférences, et qui en a fait une de piteux souvenir à Neuchâtel. M. Jousserandot se présente pour protester contre l'Adresse du Congrès des travailleurs, lue la veille. Dans cette Adresse, la classe ouvrière est désignée comme étant exploitée, et ses exploiteurs seraient les patrons, les capitalistes, les commanditaires, etc. Or, il n'est pas vrai que la société actuelle présente deux camps opposés. (Cris divers : Oui ! Oui ! Non ! Non !) M. Jousserandot demande l'insertion au procès-verbal de sa protestation, qui est signée en outre par MM. de Molinari, Dameth, Cherbuliez, Schmidlin, et quelques autres.

Par un hasard presque amusant, c'est Stampa qui succède à la tribune à M. Jousserandot. Il vient, comme représentant du Conseil central des associations ouvrières d'Italie, annoncer son adhésion à l'Adresse du Congrès de Lausanne. (Sensation, applaudissements.) On entoure le bon vieux Stampa en lui serrant la main.

Mais le président[14] annonce qu'Edgar Quinet a la parole. L'illustre proscrit monte à la tribune au milieu des bravos et des cris de Vive Edgar Quinet ! Il tient un papier à la main, et, quand le silence est rétabli, il lit le fameux discours que tous les journaux ont reproduit.

J'avoue que l'audition de ce discours fut pour moi une sorte de déception. En songeant à Edgar Quinet, je m'étais toujours représenté la figure mystique, poétiquement vaporeuse, du jeune auteur d’Ahasvérus ; j'avais peine à le reconnaître dans ce vieillard à la voix grave et caverneuse, à l'accent lugubre, au geste tragique...

L'assemblée avait écouté le discours de Quinet dans un silence respectueux. Lorsqu'il eut achevé de prononcer ses dernières paroles, de sympathiques applaudissements s'élevèrent de tous côtés, et de nombreux groupes de Français se pressèrent aux abords de l'estrade pour serrer la main de l'éloquent exilé.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais le président prononce ces paroles, qui me font tressaillir : « Le citoyen Eugène Dupont, de Londres, délégué de l'Association internationale des travailleurs, a la parole ». Je n'avais pas été prévenu, et j'ignorais ce que Dupont allait dire. Je m'en informai avec quelque inquiétude à mes voisins, qui me répondirent : « Soyez tranquille, tout ira bien ».

Dupont monte les degrés de la tribune avec beaucoup de sang-froid, et promène son regard sur l'assemblée impatiente. Il voit un grand nombre de figures sympathiques, et aussi pas mal de figures hostiles, qui semblaient attendre du délégué socialiste une déclaration de guerre.

Il commença en ces termes :

« Citoyens, le plus chaud partisan de la paix perpétuelle, c'est incontestablement le travailleur ; car c'est lui que le canon broie sur le champ de bataille, c'est encore lui dont le travail et les veilles alimentent le budget de la guerre. Donc, à ce point de vue, il veut la paix. Mais la paix n'est pas un principe, elle ne peut être qu'un résultat.

« Croyez-vous, citoyens, que vous pourrez l'atteindre par le moyen qui nous a été proposé hier, en créant une religion nouvelle ? Non, n'est ce pas ? »

À ces paroles inattendues, Garibaldi, qui était assis sur l'estrade précisément au-dessous de l'orateur, lève la tête et se met à regarder fixement Dupont.

« Loin d'en créer une nouvelle, la raison doit détruire celles qui existent. Toute religion est un despotisme qui a aussi ses armées permanentes, les prêtres.

« Est-ce que ces armées-là n'ont pas fait au peuple des blessures plus profondes que celles qu'il reçoit sur le champ de bataille ? Oui ! ces armées-là ont faussé le droit, atrophié la raison !

« Ne débarrassez pas les casernes pour en faire des églises. Faites table rase des deux ! »

(Ici Garibaldi quitte son attitude expectante, et applaudit avec vivacité. L'assemblée l'imite, et Dupont attend pour continuer que les bravos aient cessé.)

« Maintenant abordons un autre sujet, la suppression des armées permanentes. Croyez-vous, citoyens, que lorsque ces armées permanentes seront dissoutes et transformées en milices nationales, nous aurons la paix perpétuelle ? Non, citoyens, la révolution de juin 1848 est là pour répondre....

« Pour établir la paix perpétuelle, il faut anéantir les lois qui oppriment le travail, tous les privilèges, et faire de tous les citoyens une seule classe de travailleurs. En un mot, accepter la révolution sociale avec toutes ses conséquences. »

Une partie de l'assemblée applaudit chaleureusement. Dupont, descendu de la tribune, reçoit les félicitations de la gauche.

On entend ensuite un orateur allemand, M. Borkheim[15], et un orateur genevois, M. Carteret. Le discours de ce dernier me paraît des plus insipides...…

Celui qui succède à M. Carteret ne lui ressemble guère. C'est M. Bakounine, le proscrit russe, qui a été condamné à la déportation par le gouvernement du tsar, et qui s'est sauvé de la Sibérie par l'Amérique. C'est un vieillard de haute taille, à l'air majestueux, à la voix vibrante. Il est salué par des applaudissements.

Il commence par déclarer que si quelqu'un désire le maintien de l'empire russe, il doit approuver l'écrasement de la Pologne. « Au point de vue du patriotisme national, dit-il, il est impossible de vouloir la grandeur de la Russie et de maudire en même temps les bourreaux de la Pologne. Mouravief n'est en définitive que le premier patriote russe... Dans la guerre qui se prépare pour un temps prochain, et dans laquelle l'empire russe devra intervenir, nous devons désirer que la Russie soit battue, et je fais des vœux pour cela. » (Applaudissements unanimes.)

« Nous savons, ajoute M. Bakounine, que la Russie ne se relèvera qu'en adoptant les principes du fédéralisme et du socialisme, n'en déplaise à M. de Molinari qui a protesté contre les socialistes. » (Bravos à gauche. Une partie de l'auditoire, s'apercevant qu'elle a affaire à un socialiste, semble regretter ses premiers applaudissements.)

M. Bakounine développe en quelques mots ses théories fédéralistes ; il parle contre la centralisation, contre l'esprit de nationalité. On applaudit, et, quand il a fini, on l'entoure pour le féliciter[16].

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le président lève la séance. Garibaldi, en traversant la salle, reçoit encore une ovation d'adieu. Il doit quitter Genève le lendemain matin.

Nous discutions, en nous promenant, sur la signification des incidents divers de cette seconde séance du Congrès. Pour nous, socialistes, nous étions satisfaits. La franche déclaration faite par Dupont avait été bien accueillie par les démocrates avancés de l'assemblée ; Garibaldi y avait applaudi ; par contre, la protestation des économistes contre l'Adresse du Congrès ouvrier avait été reçue avec une défaveur visible. Nous repassions tous les discours prononcés, et nous trouvions dans plusieurs des paroles amies : le président Jolissaint avait cité Proudhon[17]. Bakounine s'était déclaré socialiste, Charles Lemonnier, parlant au nom de la démocratie française, avait paru pencher de notre côté.

Comme nous causions ainsi, nous sommes arrêtés dans la rue par un citoyen qui paraissait connaître mes camarades. Je demande son nom. C'est Gustave Chaudey.

Gustave Chaudey, l'exécuteur testamentaire de Proudhon, l'éditeur du dernier livre du grand socialiste, De la capacité politique des classes ouvrières, m'était connu depuis longtemps par un ami commun[18]. Je fus heureux de le rencontrer et d'échanger avec lui une fraternelle poignée de main. Nous causâmes des tendances et de l'esprit du Congrès, de la couleur socialiste de quelques-uns des discours, de la répugnance d'une certaine partie de l'assemblée à l'endroit de la réforme sociale.

« Pour moi, nous dit Chaudey, je crois qu'il sera très facile de s'entendre et d'amener une conciliation complète. Vous êtes venus ici pour poser la question sociale à côté de la question politique ; vous craignez de rencontrer de l'opposition chez les démocrates bourgeois : eh bien, je suis sûr que la majorité de l'assemblée est bien disposée pour vous, et je me charge de porter à la tribune les termes d'une transaction qui sera acceptée par tous. »

Il nous développa ses idées, et nous nous séparâmes après avoir expressément donné à Chaudey le mandat d'intervenir le lendemain dans la discussion comme tiers, et de faire une tentative de conciliation entre le socialisme de Lausanne et la démocratie politique bourgeoise, initiatrice du Congrès de la Paix.


Après souper[19], De Paepe et moi cheminions côte à côte dans les rues Basses, lorsqu'un passant nous arrête et nous saute au cou avec une vivacité tout italienne. C'était notre vieux papa Stampa, qui nous embrassa et nous serra la main avec effusion. Nous n'eûmes pas besoin de l'interroger sur les causes de ce transport ; il prévint nos questions, et nous dit d'une voix tout émue :

« Mes amis, que je suis heureux ! Je viens de souper avec Garibaldi, et maintenant je sais tout ! Ceci est une confidence que je vous fais, mais que je ne fais qu'à vous : j'ai besoin d'en parler à quelqu'un. Au dessert, Garibaldi m'a pris à part et m'a dit : Avant la fin du mois, nous serons à Rome ! ! !  »

De Paepe et moi poussons une exclamation de surprise. Stampa nous raconte en détail le souper et les conversations, et l'on comprendra que je m'abstienne de reproduire cet entretien. Quant à la révélation des projets de Garibaldi sur Rome, nous l'avons religieusement gardée pour nous aussi longtemps qu'il a pu être nécessaire ; mais aujourd'hui que la tentative des révolutionnaires italiens a fini par une si triste catastrophe[20], et que l'Europe connaît tous les détails de cette lugubre histoire, j'ai cru pouvoir dire ce que Stampa nous avait appris : c'est que Garibaldi, en venant au Congrès de Genève, avait déjà arrêté son plan de campagne, et que, lorsqu'il signifiait aux applaudissements de son auditoire la déchéance de la papauté, il avait déjà la main sur la garde de son épée pour exécuter l'arrêt prononcé par lui et ratifié par la démocratie européenne.

Stampa ajouta que Garibaldi désirait nous voir, nous et nos amis, le lendemain à huit heures, avant son départ. Il avait dit à Stampa : « Je voudrais surtout voir ce jeune homme (Dupont) qui a parlé de religion nouvelle et qui m'a contredit ; j'aurais bien des choses à lui dire ».

Nous promîmes de nous rendre le lendemain au Palais Fazy, et nous quittâmes Stampa pour aller achever la soirée au Cercle international. Plusieurs sociétaires avaient amené là leurs familles : des chansons et des déclamations nous entretinrent très agréablement jusqu'à onze heures du soir. La tribune fut successivement occupée par Albert Richard, de Lyon, Dupont, Vasseur, Tolain, De Paepe, etc.


Le lendemain, mercredi, Garibaldi reçut à six heures du matin Cremer et Odger, les délégués de la Reform League ; à sept heures, Jules Vuilleumier, qui représentait la Société de la libre-pensée de la Chaux-de-Fonds ; à huit heures, les délégués du Congrès ouvrier qu'il avait désiré de voir. Cette fois, De Paepe avait consenti à paraître à l'audience du héros ; il y avait en outre avec nous Tolain, Dupont, Chemalé, Fribourg, Murat, et quelques autres.

Garibaldi, s'adressant à Dupont, lui dit qu'il ne fallait pas se méprendre sur le sens des mots prononcés par lui, la religion universelle de Dieu ; qu'il n'entendait point par là un culte ou une religion dogmatique ; que le mot religion avait été dans sa bouche synonyme de science ou de raison.

Fribourg, ou un autre Parisien, parla de cette déclaration de Garibaldi : « L'esclave a toujours le droit de faire la guerre au tyran » ; il dit que cette maxime était aussi la nôtre, mais que nous l'entendions dans son sens le plus large.

« Comment ? demanda Garibaldi.

— Vous ne parliez peut-être que de tyrannie politique ; mais nous ne voulons pas non plus de tyrannie religieuse.

— Je suis d'accord avec vous, dit Garibaldi.

— Nous ne voulons pas non plus de tyrannie sociale.

— Je suis encore d'accord. Guerre aux trois tyrannies : politique, religieuse, et sociale. Vos principes sont les miens. »

Et Garibaldi distribua des poignées de main à droite et à gauche. De Paepe et moi, nous nous étions bornés à écouter la conversation, et, quand les poignées de main commencèrent à aller leur train, nous nous tînmes en arrière, pensant qu'il fallait autant que possible diminuer la corvée du grand homme.

Nous quittâmes ensuite le général, fort satisfaits de ses déclarations et de la simplicité qu'il avait mise dans la conversation, dont je n'ai pu rapporter qu'une partie. Je rentrai à l'hôtel avec De Paepe, et je m'occupai à traduire en français deux discours que Cremer et Odger avaient l'intention de prononcer dans la séance de l'après-midi, pendant que De Paepe écrivait de son côté le discours qu'il lut le lendemain.

Ma tâche achevée, j'allai rejoindre les Parisiens dans un petit café de la rue du Mont-Blanc. De là, tout en discutant mutuellisme et phonographie[21], nous vîmes partir Garibaldi, qui se rendit à la gare en voiture découverte, au milieu des acclamations de la foule.


La séance du mercredi s'ouvrit à deux heures. Le fauteuil de Garibaldi était vide, aussi les bruyantes scènes d'enthousiasme des jours précédents ne se renouvelèrent pas. Au contraire, chacun prit sa place en silence : on sentait que deux partis se disputaient le terrain, et que la lutte, jusque-là contenue peut-être par la présence du héros italien, allait devenir sérieuse.

On débuta par les discours de Cremer et d'Odger, qui furent très applaudis ; puis le professeur Karl Vogt lut, en français et en allemand, ces Dix articles contre la guerre, de Mme  Stahr (Fanny Lewald), dont la tournure humoristique a été tellement goûtée, et que toute la presse a reproduits.

L'un des secrétaires du bureau. Ch.-Louis Chassin, donna ensuite lecture du projet de résolutions élaboré par le Comité directeur. Ces résolutions ont été imprimées dans tous les journaux ; je n'en relèverai que les deux points qui intéressaient spécialement les délégués du Congrès ouvrier, et qui montraient que le Comité directeur était disposé à donner satisfaction aux vœux des socialistes.

L'un des considérants disait :

« Considérant que l'existence et l'accroissement des armées permanentes constituent la guerre à l'état latent, et sont incompatibles avec la liberté et avec le bien-être de toutes les classes de la société, principalement de la classe ouvrière... »

Et le cinquième paragraphe des résolutions portait qu'il était du devoir des membres de la Ligue de la paix et la liberté : « De faire mettre à l'ordre du jour, dans tous les pays, la situation des classes laborieuses et déshéritées, afin que le bien-être individuel et général vienne consolider la liberté politique des citoyens[22] ».


On remarquera que les rédacteurs de ce paragraphe avaient emprunté, en partie, les termes mêmes du considérant de l'Adresse de l'Internationale, où il était dit que « la paix, première condition du bien être général, doit être à son tour consolidée par un ordre de choses qui ne connaîtra plus dans la société deux classes, dont l'une est exploitée par l'autre ».

Dans une lettre qu'il adressa au journal le Temps, de Paris, après le Congrès, Émile Acollas insista en ces termes sur la signification qu'il fallait donner aux résolutions présentées par le Comité directeur, et qui furent adoptées par le Congrès dans sa dernière séance :


Dès l'ouverture du Congrès, un duel à outrance semblait imminent entre le socialisme et la liberté politique. De franches et rudes paroles, exprimant des idées mal définies, avaient été prononcées par les délégués des Travailleurs de Lausanne ; une protestation avait suivi[23], et, il faut le dire surtout à ceux pour qui la modération est le premier des devoirs, cette protestation appelait le combat.

Eh bien, le combat n'a pas eu lieu et le malentendu a cessé. Qu'est-ce que le socialisme du Congrès de Lausanne ?... Est-il autre chose que l'expression d'une souffrance et la légitime volonté de voir cette souffrance s'atténuer et disparaître ? Le socialisme du Congrès de Lausanne a dit son mot à Genève : Venez à nous avec un cœur sincère ; nous chercherons et nous réaliserons ensemble.

La politique et l'économie se sont reconnues et réconciliées dans la Justice.


Pour compléter ce que j’ai transcrit ci-dessus du feuilleton du Diogène, j’ajouterai, sommairement, que dans la séance du mercredi du Congrès de la paix on entendit encore, entre autres, un discours de Charles Longuet et un de Gustave Chaudey ; et dans celle du jeudi, un discours de De Paepe, dont je retrouve le passage principal reproduit dans le Diogène du 6 décembre ; le voici :


« Nous aussi, nous sommes républicains et fédéralistes : mais nous ne voulons pas d’une république nominale et d’une fédération illusoire. La république, nous la voulons dans les faits, et surtout dans les faits économiques, qui priment tous les autres à notre époque : non seulement nous ne voulons pas du monarque héréditaire qui s’appelle empereur ou roi, ni du monarque temporaire qui s’appelle président, mais nous voulons aussi supprimer le monarque appelé capitaliste, ou l’oligarchie appelée banques nationales, compagnies financières, etc., qui régissent despotiquement la circulation des valeurs et dont la liste civile s’appelle intérêt ou dividende ; mais nous voulons supprimer le monarque qui s’appelle propriétaire, qui règne en maître absolu sur le sol et dont la liste civile s’appelle rente ou fermage. Le fédéralisme, nous le voulons non seulement en politique, mais en économie sociale ; nous ne voulons pas seulement décentraliser le pouvoir, mais nous voulons aussi décentraliser le capital ; comme nous voulons que chaque citoyen soit son propre souverain, nous voulons que chaque producteur soit son propre capitaliste, c’est-à-dire que capital et travail soient réunis sur la même tête ; comme nous voulons que la loi ne soit plus qu’un contrat entre les citoyens, c’est-à-dire un échange de services, nous voulons que la production, le commerce, le crédit, la consommation, ne soient, eux aussi, qu’un échange de services. Car à quoi servirait de décentraliser les nations, les provinces, les communes, si dans chacun de ces groupes le capital continuait à être centralisé dans les mains de quelques-uns ? Dans les républiques comme dans les monarchies, n’est-ce pas le capital qui gouverne, et n’est-ce pas la misère qui fait la servitude ? Fédéralisme politique suppose fédéralisme économique, sans cela ce n’est qu’un leurre ; et fédéralisme économique signifie : mutuellisme, réciprocité des services et des produits, suppression de tous les prélèvements du capital sur le travail, extinction du bourgeoisisme et du prolétariat. »


À la fin de la séance du jeudi, les radicaux et les libéraux genevois ligués contre le Congrès, et conduits par James Fazy et par Albert Wessel, tentèrent de troubler l’ordre en suscitant une bagarre ; mais, malgré cette manœuvre, dont le résultat fut d’écourter la discussion, un vote put avoir lieu, qui sanctionna le projet de résolutions présenté la veille par le Comité directeur.

Un certain temps après le Congrès de Lausanne, vers la fin de 1867, le Conseil général, qui n’avait pas publié en 1866, après le Congrès de Genève, comme c’eût été son devoir, le texte des Statuts généraux votés par le premier Congrès de l’internationale, et qui avait laissé ce soin aux Sections et aux journaux de l’Association, s’avisa enfin de les faire imprimer à Londres. Il en publia une édition anglaise : Rules of the International Working Men’s Association, Londres, 1867, conforme au texte anglais voté à Genève, sauf pour l’article 3, dans lequel il incorpora la résolution votée à Lausanne, qui laissait au Conseil le droit de s’adjoindre de nouveaux membres supplémentaires : cette résolution, qui ne s’appliquait, dans la pensée du Congrès, qu’à l’élection de 1867, se trouva ainsi transformée en une disposition statutaire. Il publia également une édition française[24], dont voici le titre : Association internationale des travailleurs. Statuts et règlements, 1866. (Prix, 20 centimes). Imprimerie coopérative internationale, 30, Tavistock Street, Covent Garden, Londres (12 pages in-32). Cette édition était restée inconnue dans les pays de langue française ; j’en ai ignoré l’existence jusqu’en 1905, et c’est cette année-là seulement que je l’ai découverte dans la bibliothèque du Musée social, à Paris (no 6309). Elle ne reproduit pas le texte français voté au Congrès de Genève, qui avait été publié dans la brochure Card, et qui, jusqu’en 1870, fut le seul texte reconnu par les Sections de langue française, constamment reproduit dans leurs journaux et en tête de leurs règlements particuliers ; au lieu de ce texte, seul authentique comme texte français, elle donne une traduction du texte anglais, reproduisant en général celle de la Rive gauche, mais plus approchée que celle-ci en certains passages. Cette édition a été faite avec la plus extraordinaire négligence, au point qu’elle a omis complètement les cinq derniers articles des statuts (articles 7 à 11) et un article du règlement (article 13). Il est bien extraordinaire que le Conseil général se soit cru en droit, sans consulter ni prévenir personne, sans faire aucune mention de la chose dans un des Congrès ultérieurs (à Bruxelles en 1868 et à Bâle en 1869), de substituer ainsi au texte français des Statuts généraux, — dont il connaissait bien l’existence, qu’il savait être le texte voté par le Congrès, le seul texte admis par les Sections de langue française, — une traduction que le titre placé en tête donne, ce qui est absolument contraire à la vérité, comme le texte « voté à la séance du 5 septembre 1866 au Congrès de Genève ». Il n’y a pas d’intérêt, je crois, à reproduire in-extenso le contenu de cette brochure, qui, je le répète, était restée ignorée sur le continent ; je veux toutefois placer ici la version qu’elle donne du préambule des statuts, pour qu’on puisse la comparer, d’une part, avec le texte français de 1864 (devenu le texte officiel de 1866), et d’autre part avec la version de la Rive gauche. La voici :


STATUTS DE L’ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS
votés à la séance du 5 septembre 1866 au Congrès de Genève.

Considérant :

Que l’émancipation des travailleurs doit être l'œuvre des travailleurs eux-mêmes ; que leurs efforts pour coinquérir leur émancipation ne doivent pas tendre à constituer de nouveaux privilèges, mais à établir pour tous des droits et des devoirs égaux et d’anéantir (sic) toute domination de classe ;

Que l’assujettissement économique du travailleur à l’accapareur des moyens de travail, c’est-à-dire des sources de la vie, est la cause première de la servitude dans toutes ses formes : misère sociale, dégradation mentale, soumission politique ;

Que, pour cette raison, l’émancipation économique des travailleurs est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme moyen ;

Que tous les efforts faits jusqu’ici ont échoué, faute de solidarité entre les ouvriers des diverses professions dans chaque pays, et d’une union fraternelle entre les travailleurs des diverses contrées ;

Que l’émancipation du travail n’étant un problème ni local ni national, mais social, embrasse tous les pays dans lesquels la vie moderne existe et nécessite pour sa solution leur concours théorique et pratique ;

Que le mouvement qui reparaît parmi les ouvriers des pays les plus industrieux de l’Europe, en faisant naître de nouvelles espérances, donne un solennel avertissement de ne pas retomber dans les vieilles erreurs, mais de combiner immédiatement tous les efforts encore isolés ;

Par ces raisons :

Le Congrès de l’Association internationale des travailleurs, tenu à Genève du 3 au 8 septembre 1866, déclare que cette Association, ainsi que toutes les sociétés ou individus y adhérant, reconnaîtront la Vérité, la Justice, la Morale, comme la base de leur conduite envers tous les hommes, sans distinction de couleur, de croyance ou de nationalité.

Le Congrès considère comme un devoir de réclamer pour tous les droits d’homme et de citoyen. Pas de devoirs sans droits. Pas de droits sans devoirs ; c’est dans cet esprit que le Congrès a adopté définitivement les statuts suivants de l’Association internationale des travailleurs. (Suivent les statuts et le règlement.)



  1. Diogène, numéros du 1er novembre au 27 décembre 1867.
  2. Évian.
  3. Au coin de la rue du Mont-Blanc et du quai du Mont-Blanc, — aujourd'hui le Grand-Hôtel de Russie.
  4. C'était un modeste local, dans la rue du Rhône, qui servait alors de lieu de réunion aux membres de l'Internationale.
  5. Déjeuner.
  6. C’est dans cet édifice que le Congrès devait tenir ses séances.
  7. Pendant la campagne du Trentin.
  8. Charles Perron, devenu plus tard cartographe, et qui était alors peintre sur émail.
  9. On appelait à Genève les « ficeliers », ou la « ficelle », un groupe de radicaux dissidents qui avaient abandonné Fazy, lui avaient fait « de la ficelle », et s'étaient alliés aux conservateurs. Mais comme conservateurs et fazystes ressentaient une égale antipathie à l'égard du Congrès de la paix, les hommes de la « ficelle » et les séides de l'ex-dictateur radical se trouvèrent momentanément réunis pour nous combattre.
  10. Fermé avait énergiquement protesté contre la présence, dans le faisceau de drapeaux qui décorait la tribune, d'un drapeau français surmonté de l'aigle impériale.
  11. Garibaldi n'avait que deux jours à passer à Genève ; il devait repartir le mercredi matin.
  12. C'étaient des vers des Châtiments, de Victor Hugo.
  13. Généralement connu sous le pseudonyme de Card. Voir p. 7.
  14. Le président était M. Jolissaint, avocat bernois, élu la veille en remplacement du président provisoire Jules Barni.
  15. Ce discours de Borkheim (un journaliste allemand, ami de Karl Marx, et collaborateur de l'organe radical die Zukunft, de Berlin), si peu intéressant et si peu important que je ne crus pas devoir lui consacrer une ligne de mon compte-rendu, exposait cette thèse que pour assurer la paix de l'Europe, il fallait déclarer la guerre à la Russie. Les lettres de Marx à Kugelmann, publiées en 1902 dans la Neue Zeit, m'ont appris ce fait, qu'en prononçant ce discours Borkheim n'avait fait que suivre les instructions que Marx lui-même lui avait envoyées par lettre. Après le Congrès, Borkheim, « très vaniteux » (grundeitel), publia son œuvre en une brochure qu'il orna d'une préface « baroque et ridicule » (barock und geschmacklos). La publication de cette brochure causa de vives alarmes à Marx : il craignait qu'on en prît texte, dans la presse allemande, pour nuire à son prestige personnel (il venait de publier le premier volume du Kapital) en se moquant de Borkheim et en rendant Marx responsable des sottises de son ami. Il se sentait dans une « fausse position », car Borkheim n'était pas défendable : « il manque complètement de tact et de goût, ainsi que des connaissances nécessaires ; il ressemble aux sauvages, qui croient s'embellir en se tatouant le visage de toutes sortes de couleurs criantes »,— et d'autre part Marx n'aurait pas osé le désavouer publiquement, parce que Borkheim n'eût pas manqué alors de montrer la lettre qu'il avait reçue de l'auteur du Kapital. Les lettres que Marx a écrites à Kugelmann à ce propos (11 et 13 octobre 1867), et desquelles j'ai extrait ce qui précède, sont à la fois amusantes et instructives. Il conclut ainsi : « Je suis puni par où j'ai péché.... J'aurais dû réfléchir que Borkheim, obéissant à son naturel, enfreindrait infailliblement les sages limites que lui prescrivait ma lettre. La seule tactique à suivre, maintenant, est celle-ci : se taire, aussi longtemps que nos ennemis ne parleront pas [de la brochure de Borkheim] ; s'ils parlent et s'ils veulent me rendre responsable, faire des plaisanteries sur ce thème, qu'ils sont forcés de m'attribuer les frasques de Borkheim, pour se dispenser d'avoir à répondre à mon livre. »
  16. L'impression produite par le discours de Bakounine est indiquée par le début du discours que Charles Longuet prononça le lendemain. Parlant des idées qu'il croyait utile de développer, Longuet dit : « Quelques-uns des orateurs qui m'ont précédé à cette tribune les ont déjà émises, et hier un proscrit de la Russie du tsar, un grand citoyen de la Russie future, Bakounine, les exprimait avec l'autorité du lutteur et du penseur ».
  17. Dans le discours qu'il avait prononcé en prenant possession du fauteuil se trouvait cette phrase : « Puisse ce Congrès être une manifestation imposante, noble, et digne de cette grande pensée de Proudhon : L'humanité moderne ne veut plus la guerre ! »
  18. Gustave Chaudey avait rédigé à Neuchâtel pendant plusieurs années le journal l’Indépendant. L'ami commun était M. David Perret père.
  19. Après le dîner.
  20. Le combat de Mentana, où « les chassepots firent merveille » (3 novembre 1867).
  21. La question de la réforme de l'orthographe, soulevée en 1866 par un livre de M. Ed. Raoux, alors professeur à Lausanne, m'intéressait vivement à ce moment, et j'en avais fait l'objet d'un rapport au Congrès de Lausanne.
  22. Ici s'arrête la partie des Souvenirs des Congrès de Lausanne et de Genève qui a paru dans le Diogène en 1867, du numéro du 27 septembre à celui du 27 décembre. Il m'a été impossible de retrouver une collection de l'année 1868 de ce journal (ma propre collection a été perdue, en sorte que je ne puis donner la fin de ces Souvenirs.
  23. La protestation de M. de Molinari, Dameth, Cherbuliez et autres.
  24. J’ignore s’il a publié une édition allemande.