L'Artistetome 1 (p. 235-238).

FANTAISIES PARISIENNES


i.

C’est adorable à voir ces peintures exquises :
Carnavals de Boucher et danses de Watteau,
Silvains musqués, gotons à talon haut, marquises
Et ducs, sous le loup noir gardant l’incognito ;

Amants toujours heureux, beautés jamais avares,
Peuplant de frais baisers les salles d’un château,
Ou bien appareillant, en toilettes bizarres,
Pour Cythère, sur un fantastique bateau.

Tout ce monde galant, ennemi de la prose,
Et de ce que l’on voit dans la réalité,
S’ingéniait alors à parsemer de rose
Le chemin où l’on trouve au bout la volupté ;

Croyant à l’amour seul qu’un art léger décore,
Fuyant des passions les troubles excessifs,
Dans son erreur charmante il ignorait encore,
Werther, ton front pâli, René, tes yeux pensifs !


ii.

Hier, par une après-midi
Ou le soleil regaillardi
Luisait dans un ciel attiédi,


Et dans la splendeur qu’il étale
Comme une ville orientale
Baignait la froide capitale ;

Comme j’errais, le nez au vent,
Dans la rue au tableau mouvant,
En flâneur naïf et savant,

Je vis sur l’asphalte élastique
D’un trottoir aristocratique
Une vivante et fantastique

Parisienne au pas léger,
Type dont rêve l’étranger !
Femme qu’on ne peut, sans changer

Aussitôt sa route et la suivre,
Rencontrer, tant on devient ivre
La voyant se mouvoir et vivre ;

Tant à ses petits pieds vainqueurs,
Infatigables remorqueurs,
Elle sait attacher les cœurs !

Mise, par ma foi ! comme en mise
De bal, aussi bien qu’en chemise,
Elle seule sait être mise,

Dans la foule, au milieu du bruit,
Sous la voilette où son œil luit,
Discernant très-bien qui la suit,

Et sachant que d’elle on s’occupe,
Feignant de soulever sa jupe,
Un jeu dont on est toujours dupe ;

Avec un air fin et discret,
Dont Gavarni sut le secret,
Et des mouvements qu’on dirait,

À voir, avec le vol des manches,
Le tangage amoureux des hanches
Ravis aux goëlettes blanches ;


Idéal qui passe, rêvé
Longtemps, qu’on croit enfin trouvé,
Enchanteresse du pavé !

Dans la soie et dans la dentelle
Elle allait et, se hâtait-elle,
Qu’on se demandait : où va-t-elle ?

Quel est son but et son dessein ?
Dans l’éblouissant magasin,
Où l’étoffe au riche dessin

Dans mille glaces se reflète,
Irait-elle, pour sa toilette,
Faire quelque importante emplette ;

Ou bien, afin de se cacher
D’un mari qui peut la chercher,
Disant « au galop » au cocher,

Se jeter dans une voiture,
Et partir, folle créature,
Pour une galante aventure ;

Ou bien encore, dans un lieu
Triste et nu, sans lampe ni feu,
Où la faim tend les bras vers Dieu,

Porter le seul pain qu’on y mange ?
Car, on le sait, cet être étrange,
S’il n’est un démon est un ange.

Peut-être aussi par ce soleil
Sorti souriant et vermeil
Des froides brumes du sommeil,

Ne veut-elle parmi les brises,
Hors du foyer aux ombres grises
Et les rayons — douces surprises —

Que se promener simplement.
Tout à coup, je ne sais comment
Et comme par enchantement,


Bien que des yeux je ne quittasse
Cette fée au pas plein de grâce,
Je perdis tout à fait sa trace !

Le but qu’elle pouvait avoir
Était-ce Plaisir ou Devoir ?
Je ne devais pas le savoir.