Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903



X

Chez le caïd Slimane. — Chasse aux mouflons.


26 novembre. — Au sortir d’El Abiod, quitté « pour de bon » cette fois, nous nous dirigeons vers le campement de Slimane, situé à une vingtaine de kilomètres à l’ouest des Arbaouat.

Il avait plu abondamment durant la nuit. Du sol mouillé, qui séchait au soleil levant, s’échappait, comme d’une étoffe trempée dont l’eau s’évapore, une buée légère d’abord, mais bientôt changée en brouillard épais. Pour cette raison il nous fut impossible, au moment d’entrer dans les montagnes des ksour, de distinguer une dernière fois, en nous retournant, les coupoles de la ville sainte des Oulad Sidi Cheikh.

Le terrain un peu glissant et le pays très accidenté ne nous permettant pas de trotter, nous nous trouvions, vers onze heures, encore assez loin des Oulad Abd el Krimm. Slimane, qui avait prévu le cas, nous invite en conséquence à nous arrêter sur les bords d’un oued fangeux. D’une musette de laine accrochée au pommeau de sa selle, il tire successivement un gigot et quelques côtelettes, — restes d’un « messaouar » de la veille, — puis quatre galettes de pain[1] et des dattes. Repas, sinon très plantureux, du moins suffisant et que nous sûmes apprécier à sa valeur.

Un peu altéré, j’attendais, non sans impatience, que Slimane offrit également de quoi boire — lait ou eau conservés dans quelque peau de bouc. — Rien. À la fin, n’y tenant plus, je lui montre ma timbale d’un air interrogateur et fais le geste de boire. Il rit aux éclats et, désignant le liquide bourbeux qui coule à nos pieds, prononce : « L’oued ! » « Ça ? Pouah !… Il se moque de moi, dites, monsieur Naimon ?

— Non pas, mais vous l’étonnez beaucoup en demandant autre chose. Essayez de boire cela ; vous verrez qu’on s’y fait : Tenez ! » Et il me donna l’exemple.

Alors, à l’aide de mon mouchoir comme filtre, je commençai par passer le liquide jaune ; je parvins tout au plus à le débarrasser d’un peu de son sable, mais non de sa couleur ocrée. C’était bien long, en outre, et insuffisant comme procédé. C’est pourquoi je me décidai à boire simplement, sans autre cérémonie, à même l’eau puisée. Et ma foi, je l’avoue à ma honte, le premier dégoût surmonté, je m’y habituai très vite.

Mon pauvre vieux Porthos, en nous regardant manger, faisait triste mine. Hélas ! je n’avais rien pour lui : pensant, d’après les renseignements reçus, le douar beaucoup plus proche, nous n’avions pas emporté d’orge.

Et, vraiment, il m’eût fallu déployer une charité à laquelle se refusait mon appétit, pour partager avec lui mon misérable morceau de galette. J’essayai bien de le consoler en lui promettant, pour le soir, des musettes bondées ; j’ai peur de n’avoir pu le convaincre.

Vers trois heures et demie, arrivée à sensation au milieu d’un important douar ; installation dans une des grandes tentes centrales, non loin de celles de la famille de Slimane. Et bientôt, allongés sur des tapis, autour d’un plateau en cuivre repoussé, nous savourions le café traditionnel. Notre hôte, accroupi auprès de nous, causait à M. Naimon en gardant dans les mains ses pieds nus. Je commençai par me choquer de ce laisser-aller de tenue. Puis je songeai que les mœurs du nomade, même lorsqu’il est « de grande tente[2] » tiennent peu de nos habitudes d’hygiène et de propreté : l’eau, cette chose rare, il ne faut pas la perdre à des ablutions. Quant au berger, à l’homme de peu, s’il est lavé parfois, ce ne peut être que lorsqu’il pleut.

Le Prophète les connaissait bien, ses fidèles, lorsqu’il leur faisait une obligation des ablutions. Par malheur il dut se contenter d’en imposer le simulacre lorsque l’eau manquerait… et elle manque presque toujours. De la conversation tenue par M. Naimon avec le caïd je ne comprenais rien. Simplement me frappa, prononcé à plusieurs reprises, et sans tendresse, le nom des Oulad Sidi Cheikh. — Oui, je sais ; les Trafis, parmi lesquels figurent les Oulad abd el krimm, les détestent : vieille querelle de frères ennemis. — Mais je m’ennuyais et je sortis, dans l’intention de faire un tour de douar. Idée malencontreuse : je faillis être dévoré par les chiens. Chaque tente possède un certain nombre de ces gardiens indispensables pour des habitations souvent isolées. Vilaines bêtes, au museau pointu, à la queue très fournie, attachée bas dans un arrière-train avalé ; métis de chacal et de loup.

Les premiers qui signalèrent ma présence en attirèrent d’autres ; j’allais être entouré sans le secours que m’apporta le « khalifa » du caïd. Délivré à coups de matraque et de cailloux lancés, je m’empressai de rentrer, préférant encore subir une conversation arabe plutôt que d’abandonner un morceau de mes mollets.

Particulièrement soignée, la cuisine de Slimane. Jamais, jusqu’à ce soir, je n’avais mangé d’aussi délicieuse « chorba[3] », d’aussi savoureux ragoûts, un couscouss et des gâteaux au miel si appétissants. Comme boisson, outre les vins habituels, dont, bien entendu, nous étions seuls à boire, M. Naimon et moi, on nous offrit du lait de chamelle. J’en pris d’abord par simple amour de la couleur locale, tout en lui trouvant un goût fort et âcre ; j’en bus ensuite par bravade, malgré des recommandations reçues : « Méfiez-vous, René ; dangereux, le lait de chamelle… »

L’heure du coucher venue, on replia les tapis pour former des espèces de lits, on entoura le bas de la tente avec de l’alfa pour empêcher le froid d’y pénétrer ; enfin on nous laissa, et rapidement nous nous endormîmes. Mon sommeil, fort agité, s’entrecoupa de nombreux réveils, dus à ce maudit lait de chamelle… Ah ! que monsieur Naimon avait eu raison de me prévenir ! Mais pouvais-je croire à une telle force purgative ?

Au matin :

« Slimane, partons-nous à cheval ou à pied ?

— À pied ; c’est là, tout près ! »

Déjà depuis longtemps des rabatteurs — une cinquantaine — se sont mis en route pour battre la montagne.

Barca, le nègre du caïd, s’apprête à nous suivre, portant dans une musette les reliefs du dîner de la veille destinés au déjeuner du jour.

Nous-mêmes n’attendons plus que le signal du départ.

Comme le mouflon est un animal très méfiant, il faut, en le chassant, se couvrir de vêtements dont la nuance se confonde le plus possible avec celle du sol. Aussi M. Naimon disparaît entièrement dans une « djellaba[4] » marocaine de teinte grise et neutre. Pour moi, mon complet couleur feuille morte doit suffire. En route !

Quels marcheurs que Slimane et Barca ! Ils avancent dans la plaine avec une légèreté inouïe, à travers les ronces et les alfas. M. Naimon les suit sans peine ; moi, tout de suite, je perds du terrain ; sûrement ils me sèmeront plus tard, dans la montagne ! Nous y voici pourtant. Devant ces ravins aux flancs escarpés et ces pentes inclinées qu’il va falloir escalader (Dieu sait à quelle allure !) mon courage faiblit ; je songe à demander grâce. Eh bien, non ! mon amour-propre me soutiendra. Mais quelle pénible ascension ! Comme l’attelage du coche autour duquel bourdonnait la mouche, je « … suais, soufflais, étais rendu ».

De temps en temps, Slimane s’arrêtait, se retournait vers moi, son doux sourire relevé d’une pointe de moquerie. Puis il repartait, s’éloignant de plus en plus. Quant à Barca, qui ne quittait pas son maître, bien que nu-pieds, il sautillait de roc en roc et les pierres les plus pointues ne semblaient nullement l’incommoder : quelle épaisseur de calus le préservait donc ? M. Naimon se maintenait à leur hauteur. Et moi, mesurant d’en bas la distance qui me séparait d’eux, je les suivais d’un regard d’envie. Enfin je les vis s’installer, tout en haut, sous un grand diable de rocher qui surplombait. Allons ! un dernier effort !… M’y voilà, enfin, ouf ! Ô douceurs d’un repos péniblement gagné ! Avec volupté, je m’affalai auprès du « gachouch[5] » froid, servi sur une dalle. Exquis, le déjeuner ; et combien délicieuse l’eau pure que j’avais la profonde satisfaction de boire, servie parce monsieur Barca qui l’allait puisera une source coulant au pied de la montagne, tandis que je ressentais l’égoïste bonheur chanté par Lucrèce, dans des vers, dont la traduction, — un peu libre, — pourrait être :

Ah qu’il est doux de ne rien faire
Quand tout s’agite autour de vous !

Du café à l’arabe, bouilli sur du feu d’alfa, une goutte de cognac versée de la gourde de M. Naimon, achevèrent de me remettre de mes fatigues.

Après quoi ce fut l’heure de se poster. Me postant, par une délicate attention pour mes jambes lassées, à l’endroit même où nous avions déjeuné, les autres s’éloignent, je ne sais où.

Voyons ; mon fusil est chargé ? oui ; parfait ! chevrotines à gauche, balle à droite. Tout est bien : qu’ils y viennent maintenant, messieurs les « arouïs ![6] »

Étendu derrière le rocher, prévenu du reste que j’en ai pour une demi-heure au moins d’attente, je laisse errer mon regard mollement devant moi. Je prête à ce qui m’entoure une attention médiocre ; peu m’importent ces mamelons, ces plateaux, même ce piton pointu, d’un noir métallique patiné de vert et brillant sous le soleil, — montagne de sel, pourtant ! — la boutique où Slimane et ses administrés s’approvisionnent d’assaisonnement pour leurs tadjinns ? Bah ! je sais ce que c’est ! Pensons à autre chose. Et je monologue. Une chasse au mouflon dans le Sud Oranais : Hé ! ce n’est pas ordinaire. Qu’ils seront « bleus » les petits camarades ! Et maman, donc ! Je l’entends me dire : « Comment, René, c’est toi qui as tué cette bête ? » car j’en tuerai un ; j’en rapporterai la peau à maman…

Tiens, mais qu’ai-je entendu ? Soulevons-nous un peu sur les coudes, pour voir. Rien ; je n’entends plus rien ; je ne vois rien. Trop longue cette attente. Recouchons-nous. Là ; on est bien ainsi ! mais où en étais-je donc de mon rêve ? Oui, la stupéfaction de maman, lorsque je lui montrerai la peau du mouflon que je vais tuer…

Cette fois, je ne me trompe pas ; j’ai bien entendu quelque chose ; des cris lointains, dirait-on, là, sur ma droite ? Mais… c’est un, deux, trois, quatre mouflons qui se suivent. Vite en joue. Ils approchent ; ils passeront à peine à soixante mètres de mon poste. Voilà le moment : feu ! Encore feu ! oh les sales bêtes ! Je les ai manquées ; les voilà disparues dans un bas-fond ; impossible de les suivre. Hélas ! Adieu les mouflons et leurs peaux, et l’admiration des camarades, et l’orgueil de maman. Être bredouille et l’avoir eu si belle !…

Pan ! pan ! pan ! pan !

Quatre coups partent derrière moi ; cris, appels. Bien que ce soit imprudent, je n’y tiens plus ; je cours de ce côté et j’aperçois, à deux cents mètres au plus, M. Naimon, assis fièrement sur la croupe d’un mouflon qu’il vient d’abattre. Que je l’enviai ! Slimane, lui, avait disparu, sur les traces d’un autre « arouï », me dit-on, lequel, touché à deux reprises, était tombé sur les genoux, perdant son sang, puis soudain, relevé d’un bond désespéré, avait retrouvé la force de s’enfuir.

Il revint un peu plus tard, le caïd au doux sourire ; son mouflon courait encore : ce fut ma consolation. J’en eus deux autres : d’abord le cadeau que M. Naimon me fit de la dépouille de sa victime ; ensuite le plaisir que je goûtai, le soir même, de manger du mouflon. Sa chair me parut peu différente, comme goût, de celle du bœuf. Il aurait fallu, il est vrai « l’attendre » un peu ; mais nous n’en avions pas le temps. J’en mangeai avec plaisir, mais combien j’aurais été plus heureux si j’avais pu m’enorgueillir de l’avoir tué !

Enfin ! on ne saurait tout avoir.

  1. La galette des Arabes, leur pain, est de pâte non fermentée. Elle se fait parfois avec de la farine de froment très pure, mais beaucoup plus souvent avec de la grossière farine d’orge, pleine de son, simplement pétrie avec de l’eau et légèrement durcie. Du pain complet, comme on voit.
  2. Avoir une grande tente est signe de richesse et de race. On dit : un homme de grande tente.
  3. Chorba, soupe au mouton, épaissie de vermicelle.
  4. Djellaba, vêtement marocain fermé avec deux demi-manches, et capuchon.
  5. Le gachouch est une poitrine de mouton rôtie.
  6. El arouï — le mouflon.