Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903



IX


26 novembre. — En route pour Chellala ! Non pas le Chellala du Sud, — Gueblia, — le Chellala peuplé de Tedjiniia, misérable hameau d’une centaine de gourbis dont la plupart sont de simples trous creusés dans le tuf ; celui-là, nous le laisserons sur notre droite, sans nous en occuper autrement. Mais le Chellala du nord, — Dahrania, — le Chellala des Trafis, le Chellala de l’Histoire enfin.

Vingt-cinq kilomètres d’alfa et nous y fûmes.

J’écoutais parler M. Naimon.

« Placé contre l’entrée sud-ouest du long défilé que forment les deux chaînes parallèles dites : « Les Moualok[1] », le Chellala du nord s’élève au point de rencontre des routes venant de Géryville, d’Aïn-Sefra, de Benoud par Bou Semghoun, et d’El Abiod. D’où son importance et la raison des combats qui s’y sont livrés. Aussi les maisons, solidement construites en pierres maçonnées, et la large ceinture de jardins emmurés qui les entoure, constituent-elles un appui solide ; moins cependant que la puissante protection dont les couvrent et le père de Sidi Cheikh, — Sidi Mohammed ben Slimane, — et son oncle, — Si Ahmed ould Medjdoub, — qui, tout auprès, dorment leur dernier sommeil sous de spacieuses koubbas, but de nombreux pèlerinages. Sidi Cheikh pourrait-il ne pas appuyer de tout son pouvoir, auprès d’Allah dont il est l’ami, les faveurs demandées par des personnages qui le touchent de si près ? D’autant qu’il habita lui-même le pays un certain temps, à l’époque de sa jeunesse, et que, même, il y produisit un de ses premiers miracles. S’y rendant un jour, à cheval, en compagnie de son père, ils croisèrent un vieux marabout du nom d’Abd el Djebbar qui, depuis peu, était venu y planter sa tente. Aussitôt Sidi Mohammed, sautant à terre, se précipita, plein de respect, pour saluer le vieillard. Mais son fils ne le suivit point. Abd el Djebbar, stupéfait d’un tel manquement aux coutumes, le sermonna vigoureusement :

« — Comment, polisson, tu restes a cheval au lieu de venir, comme ton père, me présenter tes devoirs ? Jolie éducation que tu as reçue là, petit morveux !

« — Tu as tort de me traiter ainsi, repartit le jeune homme, tu ne sais pas à qui tu parles. Tu es un saint homme, je le veux bien ; mais je suis encore plus saint que toi, quoique très jeune.

« — Un saint, toi ? Non ; mais un enfant orgueilleux.

« — Tu te trompes. Je suis un ami de Dieu, et tu sais bien qu’il ne supporterait pas, chez ses élus, le plus petit germe d’orgueil, fût-il seulement du poids d’une graine de moutarde. Pour te montrer que j’ai dit la vérité, tiens… »

« Et, dans le vide, il traça un signe mystérieux de sa main droite. Incontinent Abd el Djebbar et les gens qui se trouvaient avec lui disparurent dans la terre, qui, après s’être ouverte pour les recevoir, se referma au-dessus d’eux.

« Cependant Sidi Mohammed, pris de pitié, intercéda pour eux :

« — Ne leur fais aucun mal ; ils ont péché par ignorance ; ils ne pouvaient pas savoir… »

« Sur un nouveau geste, la terre rendit ceux qu’elle venait d’engloutir. Alors Abd el Djebbar, descendant de cheval, s’en fut vers le jeune homme, et, s’excusant humblement, sollicita un pardon qui lui fut d’ailleurs généreusement octroyé.

« De Chellala, où s’étaient concentrés les Trafis prêts à se soulever, partit, on l’a vu, l’insurrection de 1881. C’est là que Bou Amama parvint à les décider ; là que, dans la koubba de Sidi Mohammed, ils lui prêtèrent le serment de mourir pour leur foi ; de là qu’il les emmena implorer avec lui l’appui du grand Sidi Cheikh à El Abiod ; là enfin qu’il revint aussitôt pour marcher sur Géryville.

« Alors, dans le défilé même des Moualok, il livra son premier combat, contre la colonne de Géryville envoyée au-devant de lui.

« Notre infanterie marchait en carré, flanquée de sa cavalerie, suivie de son convoi et précédée de ses goums, que commandait un certain chef de notre connaissance, El Hadj Kaddour Sahraouï : traître en 1864, lors de l’affaire Beauprêtre, réhabilité à nos yeux par l’homérique lutte de Garet Sidi Cheikh, il allait nous trahir pour la seconde fois.

« Devant nous, tenant la largeur presque entière du défilé, s’avançaient les insurgés, l’infanterie au centre, les cavaliers sur les ailes. Ils allaient, impassibles, sous notre feu ; ceux qui tombaient étaient aussitôt remplacés ; leur ligne ne présentait pas un vide. Mais, à 150 mètres de nous, trop cruellement éprouvés, leurs fantassins cèdent. À ce moment leurs cavaliers, enlevés avec vigueur, se précipitent sur les goums de Sahraouï, qui, de suite, tournent bride, s’enfuient à la charge, paralysant nos feux, traversent le carré, jettent le plus grand désordre dans le convoi et disparaissent. Déjà la lutte avait repris et les cavaliers dissidents étaient rejetés. Mais la retraite des goums avait trompé nos chameliers qui, nous croyant perdus, jugèrent le moment venu de se débarrasser d’une corvée gênante et de déguerpir. Coupant donc les liens qui fixaient la charge des chameaux, ils s’enfuirent, emmenant leurs bêtes. Et comme le peloton de chasseurs d’Afrique chargé de les surveiller voulait s’opposer à ce mouvement, ils n’hésitèrent pas à tirer sur lui. C’est ainsi que le chef de ce peloton, le lieutenant Laneyrie, fut tué et foulé aux pieds[2].

« Pendant ce temps, en tête, le combat se terminait par la retraite des dissidents. Mais les désordres de l’arrière ne permirent pas de les poursuivre.

Ce fut le dernier combat livré à Chellala ; d’autres s’y étaient déroulés depuis l’époque où, pour la première fois, ce village fut occupé par une colonne française (1845).

Le plus important eut lieu en 1865, peu de temps après le combat de Garet Sidi Cheikh, où les rebelles avaient perdu leur chef. Si Mohammed.

Si Ahmed avait pris la direction de l’insurrection. Avec son oncle Si Lala, qui ne désarmait jamais, il projeta un mouvement vers le Nord. Mais ses goums furent battus à Kheneg-Souez, et le colonel de Colomb put, sans l’inquiétude d’être tourné, aller s’attaquer à Si Lala, qui avait déjà commencé sa marche vers Géryville. C’est à Chellala qu’il l’atteignit… Ici je laisse encore une fois le chantre de la « Cheikhyade » faire le récit de cette journée.

« Contre notre carré, les fantassins de Si Lala, profitant très habilement des moindres accidents de terrain, engageaient un feu violent. Quelques obus à balles en calmèrent la fougue et les rendirent plus prudents.

« Mais les cavaliers rebelles, pris subitement d’une sorte de frénésie, et comme honteux, eux, les agiles, de ne pouvoir avoir raison d’hommes embarrassés d’un lourd convoi, se mirent à tournoyer vertigineusement autour des quatre faces du carré qui continuait sa marche, vidant leurs fusils dans la masse, et allant s’abriter de son feu et recharger leurs armes dans les plis de terrain dont est haché le chemin parcouru par la colonne. Vingt fois ils se précipitent, comme des fauves blessés, et en poussant d’effroyables cris, sur les quatre faces de cette citadelle mouvante pour chercher à y faire brèche et à y jeter le désordre ; mais ils se heurtent contre le calme et l’imperturbabilité de nos fantassins, qui, familiarisés déjà avec ce genre d’ennemis, tiraient sans se presser et sans perdre une balle.

« Cette impuissance des rebelles ne faisait qu’accroître leur surexcitation et leur rage ; dès lors leur audace, leur témérité ne connaissent plus de bornes : debout sur leurs étriers, la bride au pommeau de la selle, l’œil en feu, l’injure et l’écume à la bouche, la rage au cœur, le fusil tournoyant en l’air, ils se lancent en enfants perdus, et s’abattent comme une volée d’oiseaux gigantesques sur les faces du carré ; mais ils y sont reçus par la mort, qui noie la sainte fureur des « Mouedjeheddin[3] » dans les flots de leur sang et qui en fait des martyrs de la Guerre Sainte.

« Il fallait pourtant en finir : exaspérés par cette lutte qui décime leurs guerriers sans profit pour leur cause, ivres de poudre, de bruit, de mouvement et de sang, les chefs des rebelles ont résolu de tenter un suprême et décisif effort ; ils réunissent autour d’eux tout ce qui restait debout de ces valeureux cavaliers qui, depuis un an, combattent pour la foi. Si Lala leur rappelle leurs glorieuses journées de poudre depuis qu’il avait levé l’étendard de la révolte, et « aujourd’hui encore, leur disait-il, il faut vaincre ; car il n’y aura que la honte pour les Musulmans qui désespéreront de la victoire et tourneront le dos au combat. Il ne faut pas que nos femmes puissent nous jeter à la face le reproche d’avoir fui devant une poignée de chrétiens ! »

« Puis, prenant la tête de la charge, Si Lala, suivi d’une cinquantaine de cavaliers d’élite, se précipitait avec une impétuosité irrésistible sur l’une des faces du carré en marche : pareils à une trombe de fer et de feu, ces merveilleux cavaliers fondent sur la ligne des tirailleurs de gauche tenue par les zouaves, qu’ils culbutent sur leur passage, et pénètrent dans le carré, où ils jettent le désordre. Le moment était critique ; mais le commandant de Galliffet a vu le danger : il enlève vigoureusement ses escadrons, se précipite sur les assaillants, les repousse et les rejette en dehors de la ligne des tirailleurs, lesquels, ayant repris leurs rangs, fusillent à leur tour les cavaliers de Si Lala tant qu’ils restent dans la portée de leur armes.

« Cette dernière charge de Si Lala lui coûte quelques-uns des meilleurs cavaliers qui suivaient sa fortune, aussi, à partir de ce moment, l’attaque commença-t-elle visiblement à faiblir ; peu à peu le feu des rebelles diminue d’intensité, puis les dernières paroles de la poudre se perdent dans les sinuosités de la vallée. Les rebelles avaient disparu. Le calme venait remplacer la tempête, et il ne restait plus d’autres traces du passage de l’ouragan que quelques cadavres dont les burnous blanc-sale se confondaient avec le sol, des chevaux errants traînant des selles vides sous leur ventre, et cherchant, la tête haute et la lèvre supérieure relevée, la direction perdue.

« L’action avait duré quatre heures. Et jamais, depuis le commencement de l’insurrection, on n’avait vu les Arabes combattre de si près, avec autant d’audace et d’acharnement…[4] »

Un rude jouteur, ce Si Lala, père du grand Si Hamza !

Il fut l’âme de l’insurrection de 1806. De ses excitations, de ses conseils et de son bras infatigable il soutint ses quatre neveux, qui furent successivement les chefs religieux des Oulad Sidi Cheikb Cheraga : Et Si Slimane, qui commença la révolte puis succomba peu après, à l’affaire Beauprêtre ; et Si Mohammed, qui tomba l’année suivante à Garet Sidi Cheikh ; ensuite Si Ahmed, qui, battu à Kbeneg Souez, comme nous venons de le voir, laissa son oncle supporter seul le poids des journées de Chellala, mais prit sa revanche dans la suite, et mourut deux ans plus tard au Maroc ; enfin Si Kaddour, dont nous avons vu ailleurs le rôle brillant. Mais, dominant les neveux, se lève la figure de l’oncle, du rebelle irréductible, qui, le premier dressé contre nous, resta debout le dernier. Sa soumission complète précéda de bien peu sa mort (1895).

« N’oublions pas, à côté de ceux-là, une personnalité moindre, ce Bou Amama qui manqua non de l’audace mais de l’influence seulement, toutes deux nécessaires cependant chez les indigènes pour faire de grandes choses.

« Tous ont été vaincus par nous, mais ce ne fut pas sans des difficultés innombrables et des pertes sérieuses.

Ce sont eux qui ont semé ; ce sont les Ed Dine, les Hamza et les Larbi qui récoltent. Espérons, — pour eux, — que l’envie de semer à leur tour ne les prendra jamais. »

Ainsi termina M. Naimon, tandis que nous retournions au Ksar après une visite au tombeau du père de Sidi Cheikh.

  1. Les Moualok comprennent le Milok el Guébli et le Milok el Dahrani.
  2. Le lieutenant Laneyrie fut enterré à Chellala. On lui fit un cercueil avec des débris de caisses à biscuit. On lui a, depuis, élevé un monument au village.
  3. Mouedjeheddin, combattants pour la guerre sainte.
  4. Colonel Trumelet. — Histoire de l’Insurrection des Oulad Sidi Cheikh.