Kiel et Tanger/Préface/03

Nouvelle Librairie Nationale (p. xxix-xlvi).

iii

un gouvernement inhumain


La crainte de causer une angoisse au pays pouvait-elle entrer en balance avec les dangers qu’il était trop facile de voir venir ?

Depuis les dix années dont mon livre faisait histoire (1895-1905), la période qui venait de finir (1905-1910) m’avait fait toucher du doigt que le principal caractére de l’État républicain était d’être un État qui ne peut pas s’améliorer parce qu’il ne peut pas s’instruire ; modèle et type d’une chose qui semble vivre, mais qui ne vit pas ou qui, très différente des autres vivants, n’apprend point au cours de la vie et n’y recueille pas le fruit des traverses et des erreurs.

Nous ne faisons ni ontologie, ni mythologie politique. Nous savons que les sociétés humaines ne sont des êtres animés que par métaphore, nous avons assez critiqué l’organicisme social pour y tomber le moins du monde. Mais la précision des analyses antérieures, l’exactitude des historiques concrets, autorisent à emprunter, pour notre synthèse, un langage plus général. Tout adversaire qu’il fût de l’organicisme, Gabriel Tarde n’estimait pas illogique de souhaiter à un État de se rapprocher autant que possible du modèle d’organisation représenté par l’esprit humain, et, puisque les États se développent dans la durée, de lui désirer, par exemple, de ne pas se composer d’impulsions contradictoires et de lier le mieux possible les-instants successifs dont il est formé. Un État florissant ressemble à l’âme humaine, sui conscia, sui memor, sui compos. Il participe de cette humanité considérée par Pascal comme un même homme qui subsiste toujours et qui s’instruit continuellement. Ce n’est point là une simple vue de philosophie. Les plus médiocres artisans de la politique l’ont acceptée, M. Thiers a pu dire que la Marine signifiait « suite, volonté, coordination ». Tout le monde a exprimé le même vœu pour l’Armée, les Finances, les Affaires extérieures, l’ensemble et le détail de toutes les administrations.

M. Pierre Baudin a découvert, a contrario, qu’un « effort fractionné, momentané, éphémère, : suivi de revirement eb de réaction, devait naturellement faire souffrir toute notre organisation »[1]. C’est ce qui la tue forcément. Unité, cohérence, sont les conditions du service public. Si elles manquent partout et toujours, c’est qu’il manque un ressort central à l’État.

Une nation a besoin de se tenir et de concorder dans le temps, comme elle a besoin, dans l’espace, de lier ses parties, ses fonctions, ses bureaux. Elle en a besoin d’autant plus qu’elle doit accomplir un travail (ou une « mission ») plus difficile. Les républicains démocrates qui parlent à tout propos de la conscience nationale et de la dignité de la France, celle-ci volontiers conçue comme une personne morale, sont les derniers qui puissent contester la nécessité d’assurer à l’État français les organes sans lesquels on ne peut concevoir ni moralité ni personnalité. Leur État, tel qu’ils l’imaginent ou tel qu’ils le désirent confusément, doit, autant et plus que tout autre, comporter une sensibilité, une intelligence, une mémoire, une réflexion, une volonté générale, afin que la vie simultanée du pays, comme la succession de ses états de conscience, puisse s’y concentrer, s’y connaître, s’y exprimer. Mais, chose curieuse ! ces républicains démocrates, plus ils élèvent le niveau des devoirs qu’il leur plairait de voir pratiquer à la France, moins ils s’occupent de savoir si l’organisation de leur choix est outillée pour les remplir ou même pour en avoir idée.

Les obligations qu’ils imposent à leur pays sont celles d’une humanité angélique, mais pour y faire face, ils lui proposent des moyens et des organes inférieurs encore, et de beaucoup, à ceux dont peuvent disposer l’oursin et l’étoile de mer. Que deviendraient même l’éponge ou le corail, au fond de l’abîme, si la communauté de petits êtres qui les composent se réduisait à subir les impulsions mécaniques immédiates qui sont le partage d’une République française ? Ils ne déviendraient rien, et ils ne vivraient pas. Les colonies animales ou végétales suivent la direction d’un plan général imposé par les circonstances ou par d’intérieures affinités. Ce plan dont les effets brillent ici par leur absence, tout se passe comme s’il n’existait pas ; on ne trouve pas trace d’idée ni de loi directrice dans l’attitude d’une diplomatie qui ne sait jamais que subir.

Cette prodigieuse disparité entre la fonction surhumaine qu’on propose à la France et l’organisation proprement mécanique inhérente à la démocratie réalise tous ses effets dans les contrastes qui surgissent entre la moralité éthérée du programme idéal et la rare immoralité de la conduite effective. En laissant de côté tous ses scandales positifs, cet État décoré des plus hautes ambitions morales découvre la mesure de son immoralité réelle et profonde, de son ignorance absolue de la moralité, dans le fait flagrant de son irresponsabilité sans limite.

Assurément, l’immoralité démocratique tient d’abord au régime des assemblées, au gouvernement collectif, Car l’initiative, le contrôle approbateur ou réprobateur, y sont divisés entre tant de têtes qu’aucune d’elles n’en supporte le vrai poids. Il ne peut exister de véritable responsabilité gouvernementale sans gouvernement personnel où la resserrer. Mais nos assemblées et nos oligarchies les plus anonymes ne sont pas toujours venues à supprimer les occasions de mettre en avant un nom d’homme pour caractériser et signifier une politique. Eh bien, même en ce cas, la responsabilité demeure fictive : à chaque instant, à chaque pas, il se produit un phénomène d’amnistie. Non l’amnistie légale, mais, bien plus forte et plus dangereuse encore, une amnistie physique et fatale, une amnésie tenant à l’absence de tout souvenir, je dis à l’absence d’un organe central qui fasse fonction de cerveau et introduise quelque rudiment de liaison et d’unité dans la suite des vicissitudes courantes.

C’est ainsi qu’un pauvre complaisant du régime a pu écrire que le « parlementarisme conserve ». Il conserve ses hommes à force de leur verser à flots ces eaux lustrales de l’oubli. Il conserve, mais quels déchets ! Un Rouvier, un Brisson, ont pu survivre au Panama, et, au bout de quelques saisons d’une plongée plus ou moins discrète, reparaître, frais comme rose, à la surface de l’élément. Un Joseph Reinach, une première fois recouvert par les sales boues du même scandale, a réparu aussi par la faveur de la campagne qu’il mena pour l’amour de son congénère le traître juif Alfred Dreyfus. Du moins pouvait-on croire, après la honte judiciaire et militaire de 1906, que, malgré tant de crimes impunis, Joseph Reinach mourrait en portant sur le front quelque stigmate ineffaçable des neuf années de subversion et de trahison dans lesquelles il avait présidé à la répartition des mensualités du Syndicat fameux réuni pour abattre, tête par tête, tous les ministres, tous les généraux, tous les fonctionnaires militaires et civils susceptibles de faire obstacle à la reprise publique d’un procès voué, par sa nature, au secret d’État. Il n’était pas injuste d’espérer que cette carrière et ce nom garderaient leur note d’infamie dans les souvenirs de la France.

Si nous avons perdu l’avance merveilleuse que nous donnait en 1896 la belle armée de Bétheny ; si des chefs éminents ont été remplacés par des politiciens du modèle de Picquart et de Pédoya ; si les réfections hâtives ont dû être substituées au perfectionnement normal, au progrès régulier d’autrefois ; si les crédits militaires jadis votés à l’unanimité des voix des deux Chambres, comme un signe de notre unanimité nationale devant l’Étranger, sont devenus la proie de discussions. indignes, symbole décisif de l’accroissement de nos divisions ; si le service de deux ans et toutes les mesures funestes qui l’ont précédé et suivi nous ont mis en état d’infériorité éclatante, qui s’aggrave de jour en jour ; si la publicité honteuse donnée aux opérations de notre contre-espionnage, incroyablement divulguées, a pour longtemps découragé ces Alsaciens, ces Badois, ces Bavarois, ces Autrichiens qui auraient pu et pourraient encore nous aider à percer le secret des institutions militaires de la Triple-Alliance ; si notre marine a été saccagée par un Pelletan, notre administration militaire par un André ; si nous avons rompu avec le Vatican, subi la guerre religieuse à l’intérieur ; si nos Congrégations ont été dissoutes, chassées et poursuivies ; si le Concordat a été dénoncé et, dans des conditions ignobles, l’Église et l’État séparés ; si, en dix années, nous avons cédé vers l’Orient latin plus de terrain que nous n’en avions jamais perdu jusque-là ; si, enfin, l’on s’est réveillé au bas d’une courbe de dépression nationale qui est peut-être sans exemple dans toute notre histoire, car elle n’est l’effet ni d’une guerre extérieure, ni d’une révolution sanglante à l’intérieur : le principal auteur commun de toutes ces ruines, leur responsable principal, est si parfaitement désigné par le nom de Joseph Reinach qu’on voudrait, en traitant de lui, pouvoir lui imposer la sensation physique de l’échafaud qu’il a hautement mérité. Dans le régime d’impersonnalité parlementaire et démocratique, il est incontestablement un de ceux qui ont le plus agi et qu’on a le mieux vus agir. Ce patriote juif, cet antipatriote français, ce comédien du patriotisme français aura signé son œuvre : par la triple action concordante de sa fortune immense, de sa sottise énorme, de sa race toute-puissante, il s’est trouvé correspondre et satisfaire complètement, de tous les côtés, à chacune des conditions parlementaires et démocratiques requises pour les démolitions poursuivies.

Eh bien ! M. Reinach « fait » maintenant du catholicisme sans être souffleté par tous les catholiques dont il encombre les antichambres, les salles à manger, les journaux. M. Reinach « fait » du patriotisme : sans risquer le coup de botte des bons Français. Tout au contraire, il peut frayer tranquillement avec eux…

La démocratie, c’est l’oubli.

Imagine-t-on le visage d’un prince, d’un prince de race ; d’un roi de métier, devant qui pareil entrepreneur de trahison et de chambardement aurait prétendu comparaître dans cet affublement de reconstructeur et dans cette peau de sauveur ?… Je ne parle pas d’un grand prince ni d’un prince supérieur. Je songe au prince de Renan : « Le plus médiocre des princes », « conduit au trône par le hasard de l’hérédité », pourvu qu’il fût resté identique à lui-même dans la suite de ses années, aurait un air de tête qui suffirait à décourager un Reinach ! Ce Reinach s’en irait sans avoir seulement formulé l’offre de service qui pue la fausse réhabilitation, la spéculation et le piège. Mais, de quel œil atone Ie pauvre peuple roi a suivi les marches et les contremarches du même Reinach, l’a laissé trahir la patrie et puis feindre de la servir, sans être en état de concevoir l’idée du juste mouvement de la colère utile, de la défiance effective… On l’a vu, on l’a dit ; les Archives israélites s’en sont enorgueillies : des députés nationalistes citent comme une personne naturelle, comme un Français normal, « l’honorable collègue » auquel ils refusaient naguère la qualité de citoyen, et jusqu’aux attributs de la nature humaine : « simple macaque », disaient-ils. Nous ne disions que « Juif ». La Libre Parole, aujourd’hui rédigée par l’élite des bons élus du régime parlementaire, a fini par restituer à Joseph Reinach tous les honneurs du droit commun.

Il faut bien se garder de voir dans le cas de Reinach un privilège de l’impudence juive. Delcassé n’est pas juif, non plus qu’Aristide Briand. Armé d’une parole sordidement dorée et grossièrement emmiellée, Briand n’eut même pas à se donner la peine d’abjurer son passé antipatriotique et antisocial. On vient de lire l’histoire de M. Delcassé : il lui a suffi de jeter par terre un cabinet pour être applaudi presque autant qu’il fut conspué quand, ministre d’hier, il faisait circuler, pour sauver sa mise[2], tous les secrets d’État qui palliaient sa chute en aggravant la honte qu’elle nous avait infligée.

Et Clemenceau ! Ce vétéran du Panama et ce vélite de Dreyfus a trouvé le moyen d’ajouter au bel art de l’immunité dans la palinodie : chef du Gouvernement en 1907, il nous a conduits au Maroc ; directeur de journal en 1913, nul n’est plus chaud que lui contre la guerre du Maroc. Très peu l’ont remarqué. Mais nul ne s’en est étonné. Quant à lui, il n’a même plus besoin de répondre que cette « incohérence » lui va comme un gant.

Ni Georges Clemenceau, ni Théophile Delcassé, ni Aristide Briand n’ont rien inventé. Ni même Reinach. M. Constans avait pratiqué avant eux la grande manœuvre, enseigné et montré l’habileté suprême des chefs de parti : il n’importe que de savoir obliquer et tourner au moment utile, Vers 1880, à l’exécution de Décrets contre les Congrégations, Constans, plus connu sous le nom de Zéphyrin et du Vidangeur, était considéré, dans le monde conservateur, comme un autre fléau de Dieu ; en 1889, nul ne s’étonnait encore de l’entendre affirmer avec sérenité « qu’il assassinait lui-même ». Mais, moins d’un an plus tard, quand il se fut approprié une partie du programme du boulangisme vaincu, il put faire appel aux classes dirigeantes, qui ne lui marchandèrent pas le zèle à servir.

Constans avait suivi le modèle donné par un certain antimilitariste de 1869 devenu grand chef de la défense nationale en 1870, Léon Gambetta. Ce Gambetta n’était lui-même qu’un élève de Thiers, sophiste intelligent et demi-grec rusé, qui, celui-là, savait la pratique et la théorie, ayant compris parfaitement les ficelles du gouvernement d’opinion. Quand, dans la jeunesse de Thiers, le régime parlementaire était tempéré par la Monarchie, on y subissait malgré tout une autorité personnelle, une mémoire humaine, et une volonté vivante, devant laquelle tout homme d’État devait rendre encore des comptes : le Roi parti, il n’y eut plus rien. Les Thiers, les Gambetta, les Constans, les Briand, les Delcassé, les Rouvier, les Clemenceau et les Reinach, n’ayant personne au-dessus d’eux, purent donner leur plein : ils le firent voir à la France.

Gouvernement de tous par tous, disaient-ils. En réalité, leur gouvernement ou plutôt le Gouvernement de la liberté qu’ils avaient de changer à volonté de pensée et de multiplier sans risque les distractions, les négligences et les incohérences dont le pays faisait les frais, pour se faire ensuite audacieusement délivrer le mandat de travailler à les réparer, sans qu’ils eussent d’ailleurs à feindre de se mettre à cette besogne ni de se procurer des excuses ou des alibis, car le pays eut toujours autre chose à faire que d’aller contrôler si les travaux soumissionnés étaient accomplis : ce pays nerveux, occupé de ses besognes ou de ses plaisirs, divisé entre des milliers et des milliers d’intérêts contradictoires, ne repassant jamais par les états d’esprit qu’il a traversés une fois.

D’autres gouvernements ont commis des oublis fâcheux ou proclamé des amnisties utiles, mais celui-ci est composé de telle sorte que l’oubli est sa règle ; l’étourderie et l’impudeur, sa nature même ; la demi-mort de la distraction et du sommeil, sa vie essentielle, Comme disait un personnage de M. Anatole France dont nos réflexions ne font ici que paraphraser et éclaircir l’antique et véritable parole [3], la justice et l’intelligence lui sont également étrangères. C’est un Gouvernement extérieur à l’humanité[4].

On commettrait aussi une injustice grave en le comparant à quelque animal inférieur. Même le végétal pousse et s’accroît par sa vertu interne, par un intime procédé de germinaison et d’évolution, le secret nisus qui s’exerce du dedans au dehors. Ici, c’est du dehors au dedans que s’exercent tous les stimulants, toutes les poussées. Il est tellement vrai que la République est gouvernée par des faits extérieurs à elle et à nous, que la preuve ou l’aveu en éclate dans ses journaux,

Prenez, lecteur impartial, le plus grand de tous. Ouvrez le Temps. Si vous suivez les hauts et les bas de sa ligne quotidienne, vous verrez que, dans les questions de politique militaire, qui sont, au juste, les plus importantes pour la nation, cette ligne aura consisté à imiter exactement les hauts et les bas de la politique militaire allemande. Un projet de loi militaire impérial est-il annoncé ? Vite, s’écrie le vieux journal républicain, aux armes ! Et d’aligner des statistiques, et de publier des tableaux, et de montrer qu’il faut répondre à l’ennemi ainsi menaçant et armant. Mais la presse allemande et le gouvernement allemand aiment-ils mieux faire les morts pendant quelque huit jours ? Aussitôt, loin de flairer l’embûche du silence et de mettre à profit les sérieux avertissements du passé, le zèle du Temps et de ses confrères républicains patriotes se ralentit, ils lâchent des articles favorables à des concessions et à des réductions ministérielles qu’ils eussent blâmées comme inacceptables trois jours plus tôt. Mais que le bruit des armes recommence à courir, depuis la Sprée jusqu’au Rhin, à travers les organes et les conseils de Guillaume II, la trompette guerrière retentit vive et chaude parmi les abonnés de M. Adrien Hébrard et, de nouveau, les statistiques font rage, les dénombrements font fureur, on croirait assister à l’épique départ pour le camp dans la pièce d’Aristophane. Et l’ardeur tombe dès que l’alerte s’apaise sur l’autre versant des Vosges. Prolongée, au contraire, l’alerte extérieure prolongera et perpétuera cette ardeur, laquelle variera exactement comme sa cause et suivra avec non moins de docilité toutes les suggestions, toutes les impulsions, toutes les directions qui seront données de là-bas.

Est-il situation moins libre ou plus servile ? Peut-on moins ressembler à une essence indépendante ? Est-il possible de se montrer plus complètement infidèle à la définition officielle d’une démocratie maîtresse de ses destinées, justement fière de se gouverner elle-même ? Le gouvernement qui fait vaciller à son gré, je ne dis pas nos armements, mais la simple velléité de nous armer, ce gouvernement n’est pas celui de la France. Aucun roi ne règne sur nous à Paris, mais cela n’empêcha qu’on est gouverné par un roi et que la République affranchie de nos Capétiens est en fait, la sujette docile du Hohenzollern. Sous la main de l’empereur-roi, notre République ressemble aux ludions qui montent ou descendent dans le bocal selon les coups de pouce imprimés par le caprice du physicien sur la membrane supérieure. Comment en serait-il autrement ? Où l’opinion gouverne, personne ne gouverne, la spontanéité gouvernementale n’a même plus de centre, d’organe, ni de lieu : athénien, polonais, français, l’État ne peut plus que flotter comme un bouchon de liège, sinon rouler comme une boule de billard. Toutefois, si l’indépendance et l’initiative tombent ainsi à rien, cela n’annonce pas du tout la fin du mouvement et des tribulations : au contraire ! l’activité que nous n’avons plus, on nous l’imprime ; si nous ne marchons pas, on nous fait marcher. Marcher, c’est subir et souffrir pour ce gouvernement né passif.

Il ne souffrira pas dans son corps parce qu’il n’en a point (j’entends un corps unique rassemblé par un même réseau nerveux), ni dans son âme, dont il est plus dépourvu encore : mais il en souffrira d’autant plus fort et plus profondément dans les chairs vives qu’il juxtapose. L’État démocratique souffrira dans ses membres, patriotes et bons citoyens tout d’abord, dans l’ensemble de ses administrés ensuite. Les bons Français souffriront de sentir que l’effort patriotique leur est imposé comme les pures suites et les simples effets des mouvements conduits contre eux par un prince étranger. Ils souffriront de voir comment la réaction nécessaire, au lieu de les fortifier, les divise encore, les épuise peut-être, par le fait de l’entrechoc armé des factions. Ce ne sont guère là que souffrances morales. Mais, comme peu de démocraties répondent autant que la nôtre à leur définition théorique la plus sévère, nous approchons manifestement d’une zone où les particuliers recevront leur part matérielle et directe de chacun des maux de l’État, qui seront d’autant plus sensibles qu’ils auront été précédés d’une période plus longue ou plus profonde d’inerte insouciance et de fausse sécurité. Tous souffriront alors de cet effort violent qu’ils devront faire pour rattraper l’avance de l’Ennemi, et aussi de l’effort qu’ils ne pourront pas faire, et aussi de celui qui, à peine ébauché, sera brisé ou dispersé par l’événement. Il faudra de toute façon s’émouvoir enfin ! Et, quelque bonne chance que puisse encore ménager l’âcre stimulant du péril, c’est un jeu dangereux que de se fier à ce risque, il est infini, et mieux vaudrait cent fois se pourvoir à l’avance, et le plus tôt possible, d’une organisation nouvelle et sérieuse, capable de voir, de prévoir, afin d’être prête au jour dit.

Tel quel, notre régime d’une insuffisance sauvage, épanoui jusqu’aux derniers de ses effets, rejoindrait, atteindrait et frapperait non plus seulement « la France éternelle », mais l’être physique et moral de chacun des Français vivants, nos contemporains : ils sont menacés dans leurs biens et dans leur vie. Un patriotisme lucide revêt donc naturellement les formes les plus hautes de la pitié. Comment ne pas s’apitoyer sur la destinée de générations florissantes conduites par l’ignorance, l’amnésie et l’aveuglement de l’État aux « cavernes de mort » de la plus sombre et la plus cruelle des boucheries ? Juste pitié qui se tranforme bientôt en colère quand on découvre dans le monde officiel et officieux un effort insolent pour nier le mal et le justifier.

.« Ce qui frappe », écrit un théoricien républicain qui en résume quantité d’autres[5], « ce qui frappe le plus dans la doctriné royaliste, c’est l’édifice sur lequel elle repose » : l’idée « du salut public ». Cette idée nous « hypnotise ». Elle nous « inspire une véritable phobie » : « dans cette disposition d’esprit, les inconvénients secondaires, les accidents fortuits, les défaillances individuelles du régime »« prennent une importance considérable, et leurs conséquences sont immédiatement généralisées ». Le royaliste montre « un noir pessimisme à l’encontre du présent », « les événements sont interprétés comme autant de marques de décadence ». « En réalité, la patrie n’est pas en danger, et sa sauvegarde ne réclame aucune mesure de salut public ». — « À l’extérieur, aucun péril immédiat ne nous menace, et à l’intérieur, la France traverse une crise d’évolution tout comme les autres puissances européennes. »

Ne pouvant parvenir à rendre les résultats de la République conformes aux lois de la raison, aux conseils de la prévoyance, on essaie d’altérer le texte de ces lois inscrites pour nous fermer les yeux sur des résultats désolants. Les phénomènes de triste insouciance et de honteuse impéritie, dont il est impossible de contester l’éclat, on s’efforce de leur conférer la reconnaissance de droit. Ils sont normaux, puisque la norme est le régime ! L’esprit du régime rejoint et égale ainsi la stupidité de son être matériel ; dès que les choses le menacent trop clairement, il prie les choses de lui apparaître couleur de nuit : c’est l’affaire d’un coùp de lancette sur la rétine. Un aveuglement théorique et volontaire confirme alors l’aveuglement pratique : les citoyens distraits ont raison de l’être, leur distraction et leur légèreté sont morales et politiques[6]. Très sages de ne pas s’instruire. Plus sages encore de s’y refuser.

Comprenons la nécessité naturelle de cette philosophie, il n’en est pas d’autre permise en gouvernement d’opinion ; comprenons aussi quelle décadence elle dénote et multiplie, surtout quels dangers elle annonce. Au bas mot, en termes concrets, elle doit nous représenter 500.000 jeunes Français couchés, froids et sanglants sur leur terre mal défendue.

Telles apparaissant les cruautés naturelles à l’illusion inconsciente, plus naturelles encore à la fable officielle enseignée et vécue, la publication de Kiel et Tanger se présentait comme un devoir. Il fallait publier l’avertissement ou renoncer à toute pitié pour la France. Que pesait même l’appréhension du dommage causé à notre bon renom à l’étranger ! Notre figure extérieure est chose précieuse : mais avant elle doivent passer l’être réel de la patrie à garder ou à rétablir, par conséquent la destruction du trompe-l’œil politique existant, par conséquent la destruction des sophismes obturateurs dont on le protège, par conséquent l’institution d’un régime de chair et d’os animé d’un cœur d’homme, éclairé et conduit par l’humaine raison.

  1. Journal Officiel de la République française du 21 mai 1913.
  2. Voyez pp. 219 et suivantes du présent volume.
  3. Voyez p. 61 de ce livre, en note.
  4. Sa politique « humanitaire » elle-même, tant vantée, retarde sur toute l’Europe. Ce qui la caractérise, c’est le nombre des illettrés, des criminels et des alcooliques, c’est l’incurie des administrations et l’audace effrénée des étrangers qu’il laisse s’installer en maîtres chez lui.
  5. M. Léon Jacques, docteur en droit, Les Partis politiques sous la IIIe République, pp. 186 et suiv.
  6. Depuis, un député, ancien ministre, M. Paul Boncour (séance de la Chambre du 1er juillet 1913), a développé jusqu’au bout la pratique de ce système. Pour établir qu’il n’y avait pas lieu d’augmenter le temps de service actif en dépit de l’accroissement de l’armée active allemande, il a montré que à aucun moment la République n’avait voulu recourir à cette augmentation, et bien au contraire, « quelle qu’ait été la gravité des circonstances diplomatiques, malgré les augmentations continues, croissantes, des effectifs allemands » ! Il y avait alerte européenne grave en 1882 : moment où Gambetta proposa la réduction du service de cinq à trois ans ; il y avait alerte grave en 1889 : quand M. de Freycinet réalisa la promesse de Gambetta. Il y avait alerte en 1905 (après Moukden, avant Tanger) : quand le service militaire fut réduit à deux ans. Conclusion : s’il y a alerte en 1913, il n’y a qu’à continuer dans le même sens et à réduire de plus en plus le service… C’est ainsi que l’on substitue habilement à la loi les fautes et les erreurs commises contre elle et qu’on fait prendre pour ce qui doit être ce qui a le malheur d’exister.

    (Voir à la fin du livre, p. 427, une lettre de M. Paul Boncour.)