Kiel et Tanger/Préface/02

Nouvelle Librairie Nationale (p. xix-xxviii).

ii

le passé de « kiel et tanger »


Quelque inouïes que puissent paraître ces attestations concordantes d’un avenir déjà dépassé, l’auteur ne s’est jamais flatté de détenir la lunette magique ou le projecteur enchanté qui permettent de prendre possession de la nuit des temps. L’instrument employé ici est dans la main de tous. C’est un simple calcul de sagesse empirique. On doit même avouer n’avoir pu, tout d’abord, s’y confier sans hésitation.

Les doutes instinctifs ont bien duré quatre ans entiers, de 1905 à 1910.

En effet, la plupart des études parues dans ce volume il y a trois ans, étaient dès lors assez anciennes. Elles avaient été écrites au jour le jour, et publiées en feuilles volantes, pendant Ia crise extérieure des mois de juin-juillet 1905, que termina la démission inexpiable de M. Delcassé sur la volonté de Berlin. À peu près tous les hommes politiques ont fait, à cette époque, des séries d’articles de journaux. Beaucoup d’entre eux, M. Pierre Baudin, M. René Millet, M. André Tardieu, en ont tiré immédiatement un volume. Ceux mêmes qui n’écrivaient rien dictaient, comme fit M. Delcassé à M. André Mévil. Le public d’élite qui voulut bien s’intéresser à nos analyses de la Gazette de France et de l’Action française nous invitait à suivre l’usage et à porter nos articles chez le libraire.

Mais, justement parce que je m’étais appliqué à pousser jusqu’au fond des choses, je n’étais pas arrivé à ma conclusion générale sans le frémissement d’une forte inquiétude. Si certain que parût l’aphorisme de M. Anatole France sur l’impossibilité d’une politique extérieure en démocratie, quelque fortement corroborée que fût dans son détail cette généralité souveraine, que peut sanctionner la raison avant les épreuves du fait, j’espérais, j’attendais que la succession des affaires apportât, malgré tout, un léger démenti de hasard à cette dure nécessité idéale, et, véritablement, je n’osais consentir à croire que pareille loi pût s’appliquer inflexiblement, sans une ombre, sans un retard ni une nuance, à la série complète de tous les cas. La défiance des idées m’était surtout soufflée par la foi dans le ressort intérieur de la France. Il me fallait douter encore et voir les choses de plus près avant de servir au pays, à la dose massive d’un traité, d’un volume, une si amère leçon !

J’attendis. Mais bien loin que la suite des choses imposât des adoucissements où des réductions, elle ne cessait d’assombrir le tracé éventuel de la carte de nos malheurs. Aux divulgations scandaleuses osées dès octobre 1905 par M. Delcassé, qui sortait à peine de charge, s’ajouta bientôt cet autre scandale d’une crise ministérielle en pleine conférence d’Algésiras, un mois à peine après l’avènement d’un nouveau président de la République. Ces secousses ne pouvaient pas faciliter une politique liée ; mais les trois années qui suivirent (1906-1909) amenèrent un nouveau ministère, d’une stabilité relative : pas plus que les temps secoués, la période stable n’apporta d’amélioration à l’ensemble du fait diplomatique et militaire français.

C’était le 21 mars 1905, autrement dit quelques semaines après Moukden, que nous avions réduit le service militaire à deux ans ; dix jours plus tard, le 31 du même mois, l’empereur d’Allemagne avait débarqué à Tanger : non seulement le service de trois ans ne fut pas rétabli sur l’heure, ni après quelque temps de mûre réflexion, mais, personne n’y ayant même songé, on ne se mit pas en peine non plus d’organiser les cadres de l’armée de réserve ni d’exercer sérieusement cette réserve dont on avait fait le nerf de l’instrument de guerre nouveau. On aima mieux s’occuper de la réhabilitation du traître Dreyfus et de la promotion de Picquart, son complice. Bien pis, les périodes de manœuvre furent graduellement écourtées, et quand le généralissime Hagron se démit de sa charge, faute de vouloir accepter la responsabilité de la défense du pays en de pareilles conditions, le monde conservateur, c’est-à-dire celui qui était converti d’avance, en fut seul alarmé, le grand public en étant à peine informé, et dans quels termes rassurants ! Un murmure courut les sphères officielles : — Qu’était-ce que ce militaire, qui se mêlait de politique et critiquait le Parlement ?

Le général Hagron avait écrit à un député, M. Millevoye, dans une lettre privée du 3 août 1907 :

« Ce n’est pas uniquement pour dégager ma responsabilité que j’ai demandé au ministre de la Guerre à être relevé de mes fonctions. Ce n’est pas pour des considérations personnelles que j’ai fait le grand sacrifice de me séparer, avant l’heure, de mes camarades de l’armée et d’abandonner une œuvre à laquelle je consacrais avec passion tous mes instants : la préparation de la Défense nationale. J’ai voulu, avant tout, pousser un cri d’alarme avec l’espoir qu’il serait entendu et compris par les pouvoirs publics et par tous les bons Français. »[1]

La guerre du Maroc, entreprise avec l’armée de deux ans, fit admirer la qualité de cette jeunesse splendide que la République tirait inépuisablement du pays, elle montra la valeur du commandement, la perfection du canon de 75 mis en service par cet ancien État-Major qu’avait décimé l’affaire Dreyfus ; mais l’impéritie, la faiblesse, la nullité de la direction et de la gestion du ministre de la Guerre Marie-Georges Picquart, cette créature du traître Dreyfus, firent ressortir l’inanité du fantôme d’État installé par la République sur les débris du Gouvernement de Ia France. Et pourtant le ministère était présidé par un homme qui se piquait d’énergie et qui ne craignait pas de faire le cocardier. Dès l’automne de 1907, Clemenceau dut commencer d’abandonner le sultan marocain, protégé de la France, Abd-el-Azis, au profit de Moulay-Hafid, protégé de l’Allemagne. Les massacres de Narbonne et les mutineries du 17e régiment ne compensaient pas ce revers.

L’année suivante, un acte d’énergie esquissé dans l’affaire des prisonniers de Casablanca rendit au Ministère le précieux service de masquer l’impuissance où le surprirent les événements d’Orient :

Ce fut, en juillet, le coup Jeune Turc, dont nous n’avons pas su profiter, car le parlementarisme ottoman fut maintenu dans la même sujétion austro-allemande qu’avait subie l’absolutisme d’Abdul Hamid, et la pirouette que nous adressèrent alors nos amis francs-maçons ou juifs de Constantinople vint montrer une fois de plus la stérilité des idées révolutionnaires, dites françaises, pour notre influence politique réelle à travers le monde. Nous sommes la nation rédemptrice et le peuple lumière, c’est entendu, mais nous ferions mieux d’être forts.

Ce fut, en octobre, la proclamation de l’indépendance bulgare et le couronnement du tsar Ferdinand, événement que notre ministre à Sofia, le métèque Paléologue, ne connut, assure-t-on, que par les journaux.

Ce fut, au même mois, l’annexion définitive de la Bosnie et de l’Herzégovine à la couronne austro-hongroise…

Heure critique où, dit un écrivain républicain du Temps, M. André Tardieu, « la guerre a été le plus menaçante », mais où notre ministre des Affaires étrangères, M. Stéphen Pichon (revenu au pouvoir à l’heure où j’écris) médita « ce qu’il en peut coûter de n’être pas assuré militairement quand on a la lourde charge d’agir diplomatiquement. »[2]

Oui, trois ans et sept mois après le coup de Tanger, trois ans et quatre mois après la démission obligatoire de M. Delcassé, espace de temps prodigué en stériles luttes intérieures, la République française ne s’était pas encore « assurée militairement ». Par cette incurie du régime qui avait conservé la direction politique et diplomatique de la patrie, sans être en état d’y suffire, nous avons fait un pas de plus dans le sens de l’abandon de notre héritage matériel et moral en Orient.

Cette alerte nouvelle ainsi passée, ainsi payée, pouvait avertir encore : tout présageait qu’après 1908, comme après 1905, le coup triplicien se répéterait. Mais tout montrait aussi que l’on serait de moins en moins « assuré » pour y faire face. Le seul effet de pareils avertissements était au fond de témoigner qu’ils étaient inutiles ; d’établir qu’il n’y a rien à attendre d’aucune épreuve et que la République est le système où rien ne peut servir à rien, hormis à démontrer avec une clarté croissante, qu’il n’est bon à rien en effet, puisqu’il est incapable de rien comprendre (ou même de rien sentir) aux expériences cruelles dont il est le champ.

Notre flotte continua donc de brûler paisiblement, et nos ministres de la guerre ne s’inquiétèrent point davantage de laisser les casernes vides d’hommes ou les arsenaux démunis. En juillet 1909, le général Langlois signalait au ministre Picquart l’insuffisance de nos munitions. Il disait au Sénat, en des termes volontairement adoucis, que la presse étouffa encore :

« Votre responsabilité, Monsieur le ministre, est entière ; et si par malheur l’infériorité de notre artillerie conduisait la France, je ne dirai pas à des désastres, car je ne crois pas que des choses accessoires entraînent de grands effets, mais à quelques revers, si elle avait pour conséquence de faire verser à notre infanterie un sang inutile, vous en auriez la responsabilité complète… »

À quatre ans de distance, revenant avec plus de clarté sur cette gestion funeste, le Temps accusait M. Picquart d’avoir « préparé la défaite ». Ces négligences militaires se produisaient moins de neuf mois après les événements d’octobre 1908, où l’on vient de voir que nous n’étions pas « assurés militairement ». Avec la même insouciance, tout allait à vau-l’eau partout.

En matière d’excuse, pouvait-on invoquer le ralentissement ou la stagnation de l’effort ennemi ? Mais, sur des témoignages qu’on ne peut suspecter (celui, notamment, du président du Conseil des ministres d’alors, redevenu simple journaliste comme nous, M. Clemenceau[3], et de M. André Lefèvre, député radical[4]), l’Allemagne a fait depuis trente ans un « colossal effort », qui annonce (en regard de « la faiblesse », de la « dispersion », du « gaspillage de notre activité défensive »} « de tels desseins méthodiques conduits vers une fin inévitable qu’il faut ou nous abandonner ou rassembler en un suprême élan toutes nos énergies » ! « L’Allemagne a dépensé 2 milliards de plus que nous pour son matériel de guerre », « la progression des dépenses militaires a été pour nous de 70 % et pour l’Allemagne de 227 % »… M. Clemenceau, qui enregistre en 1913 des vérités qui commençaient à apparaître vers 1883, était premier ministre en juillet 1909 et il laissait faire à Marie-Georges Picquart[5] !

Or, en ce même été 1909, un jour qu’un ministre en fonction ayant besoin de se défendre contre un ministre en expectative lui jetait un peu étourdiment à la tête le souvenir de « la plus grande humiliation que nous eussions subie »[6], ce souvenir de la démission Delcassé et du coup de Tanger fut brusquement promu à la dignité d’effet oratoire et d’argument parlementaire. Il porta. Il tua. Un ministère en tombait mort, un autre ministère en naissait ; l’humilié de 1905, M. Delcassé, s’étant distingué dans cet épisode de guerre civile, retrouvait au milieu des débris épars du cabinet Clemenceau ses anciennes possibilités ministérielles qui devaient se réaliser moins de deux ans plus tard.

Devant ces spectacles féroces et frivoles, si mal en rapport avec la dure série de nos épreuves européennes, les conclusions qui m’avaient semblé presque impies quatre années auparavant quand je les rédigeais dans le feu de la première alarme du siècle, me parurent avoir acquis la solidité, l’autorité et l’utilité. Ces rudes idées me revenaient aggravées, mais approuvées aussi, par la sanction tangible de tant de malheurs répétés, quoique absolument incompris : elles m’avaient dit vrai, et elles me faisaient comprendre désormais que tout ce qui s’était produit se répéterait point par point en dépit de la grande scène de tragi-comédie qui avait coûté ses portefeuilles au ministère Clemenceau. Je n’avais confiance ni au génie réparateur d’Aristide Briand ni aux bienfaits des élections de 1910. Il n’y avait donc plus qu’à ouvrir mon écluse et à laisser ce petit livre répandre les tristesses et les lumières dont il est plein. Mais je ne pouvais pas m’y résigner sans une appréhension mélangée d’espérance :

— Si, contrairement à tous les calculs et conformément à toutes les promesses électorales, l’année 1910 regénérait la République, à quoi bon ce livre attristant ? S’il ne se trompait pas, quel resserrement au cœur de la France !

  1. Dans une lettre du 30 juillet 1907, adressée à un de ses camarades, exhumée au Temps du 6 juin 1913, le général Hagron s’était plaint de « l’agonie de l’armée », « prélude de la fin de tout ». Il ajoutait :

    « Je ne pouvais pas, par mon silence, trahir la confiance du pays.

    « Quant aux causes secondaires qui venaient s’ajouter aux deux précédentes, elles sont légion, et si ceux qui ont mission de veiller aux intérêts de la patrie les connaissaient, ils seraient frappés de stupeur en les apprenant.

    « Il y a cependant un grand conseil de la défense nationale. Je n’y ai jamais été convoqué. Il y a un conseil supérieur de la guerre. Le ministre ne l’a réuni qu’une seule fois, et pour une question secondaire, alors que notre réunion était légale, ou plus exactement imposée par la loi, etc. le chapelet est long. »

    Pour bien voir la portée de ces lignes, il ne faut pas oublier que le général Hagron les écrivait deux ans après le coup de Tanger. Preuve matérielle du seul point qui soit à prouver ; cette épreuve n’avait servi de rien au gouvernement.

  2. Temps daté du 15 avril 1913, paru la veille au soir.
  3. Les textes qui suivent sont tirés d’un article de M. Clemenceau, l’Homme libre du 8 juin 1913.
  4. Journal Officiel du 6 juin 1913.
  5. On a trouvé tout naturel qu’après trois ans d’une incapacité scandaleuse à son ministère, M. Picquart fût nommé commandant de corps d’armée, et l’on a oublié depuis l’impéritie extraordinaire dont il fit preuve aux manœuvres de 1910.
  6. Il est à retenir que dès ce moment-là l’Action française quotidienne avait fait un sort à cette parole échappée à la verve très véridique de M. André Tardieu.