Nouvelle Librairie Nationale (p. 39-48).

VIII

SUITE DU SYSTÈME HANOTAUX. LA MISSION CONGO-NIL. — L’AFFAIRE

Nous avons un gouvernement, nous aurons les desseins des autres gouvernements, — s’était dit ce ministre des Affaires étrangères que les gens du bel air commençaient à qualifier tout haut de « chef du Foreign Office français ». On n’a jamais assez admiré cette locution. Elle dit le style d’un temps. Elle est « jeune ministre ». Elle qualifie l’ambition, aussi noble qu’aveugle et que naïve, de nos politiques vers 1895.

La France ou ceux qui se croyaient les fondés de pouvoir de cette personne historique, la France ou son mandataire, avait donc le dessein de préparer toutes sortes de surprises désagréables à l’Angleterre. D’accord avec l’Allemagne et la Russie, des pièges lui furent tendus sur différents points. Quelques-uns médiocres, en Chine et au Japon. D’autres excellents, comme la mission Congo-Nil.

En 1896, l’Angleterre, aujourd’hui installée très solidement, n’en était guère qu’à la moitié de la grande entreprise africaine : si haut qu’elle eût mis l’espérance, elle doutait encore de pouvoir la réaliser. S’emparerait-elle de l’épine dorsale du monde noir ? Achèverait-elle cette voie ferrée du Cap au Caire, que ses travaux simultanés poussaient également du nord au sud et du sud au nord ? C’est au Sud africain surtout que son progrès était saisissant. Elle avançait rapidement au-delà de Boulowaïho. Mais les nations rivales avaient aussi le temps de couper cette magnifique route militaire et commerciale. En s’emparant de ce qui n’appartenait à personne dans la partie moyenne de l’Afrique, la France pouvait espérer de joindre sa colonie orientale d’Obock, où le négus était pour elle, à son vaste domaine de l’Ouest africain : la transversale ainsi menée arrêtait net la route verticale de l’Angleterre, et l’intervention française, passant au sud des cataractes, permettait de rouvrir la question d’Égypte, la question des Indes, la question de la Méditerranée, et de toutes les autres mers sur lesquelles régnait jusqu’alors, sans conteste, le pavillon de Sa Gracieuse Majesté.

C’est en juillet 1896 — sous le règne de Félix Faure, la présidence de M. Méline et l’administration de M. Hanotaux — que le commandant Marchand, à qui avait été suggérée[1] cette grande tâche, débarqua au Congo. La mission était-elle trop peu nombreuse ? Fallait-il une armée où le Gouvernement n’envoyait qu’une petite troupe ? Les héritiers politiques de Jules Ferry avaient-ils imité sa méthode des petits paquets ? On l’a dit. Il est possible que cette faute de conduite ait été commise. Nous en verrons de beaucoup plus graves. Mais, sur ce point, j’aime mieux penser le contraire, et croire un témoin qui vaut la peine d’être cru ; Marchand en personne déclare n’avoir pas été arrêté par l’insuffisance de l’effectif. En effet, l’explorateur n’a pas été vaincu à Fachoda, où la victoire était possible, mais à Paris, où elle ne l’était pas.

Il avait bien fallu commencer par de petits coups de force, mais l’itinéraire du jeune officier français ajoute à l’éclat de cette marche militaire la beauté d’un effort de conquête économique, administrative et, osons le dire, bien qu’il s’agisse de pauvres nègres, diplomatique. Pour donner passage au matériel, on devait construire des routes ; pour assurer les positions, élever des forts. Plusieurs de ces rudes travaux furent accomplis par des hommes mourant de faim, qui ne s’arrêtaient de marcher ou de travailler que pour solliciter et obtenir l’amitié des tribus. Une seule comparaison vient à la pensée : on songe à la course des légions de Rome charriant avec elles le capital, l’élan, le génie et la vertu d’un monde civilisé. Chamberlain a nommé leur expédition « une des plus étonnantes et plus magnifiques dans l’histoire de l’exploration africaine. » Quel chef ! quels braves compagnons ! Que manquait-il donc à Marchand, qui servait brillamment, pour servir utilement ? Il ne lui manquait qu’une France. Son instrument colonial et militaire était parfait. Pour qu’il fût employé, il eût suffi d’un gouvernement à Paris.

En juillet 1896, ce gouvernement n’existait pas. C’était un malheur grave ; mais le pire malheur était qu’il eût l’air d’exister. Il avait toutefois un peu d’existence réelle, dans l’ordre que les philosophes appellent la catégorie de la simultanéité, de l’espace ; l’Élysée, le quai d’Orsay, la présidence du Conseil, étaient occupés par trois hommes qui agissaient avec un certain ensemble ; mais ils ne possédaient vraiment ni la certitude ni la puissance de prolonger cette action au-delà de la minute écoulée. Quant à la catégorie du successif et au point de vue de la durée, le Gouvernement qui envoyait Marchand vers le Nil et qui avait grand besoin de se maintenir au pouvoir, du moment qu’il venait d’engager et d’hypothéquer l’avenir en visant l’arrivée de Marchand sur le Nil, ce gouvernement n’avait aucune solidité. Il pouvait cesser d’être, d’un moment à l’autre. Il dépendait d’un caprice parlementaire ou d’une simple saute de vent électorale.

— Qui en doutait ? demanderez-vous.

Hélas ! faut-il répondre, qui s’en doutait ?

Non, personne ne s’en doutait : les républicains de cette génération, hypnotisés par le pouvoir, ont été anesthésiés sur les conditions du pouvoir. Leurs prédécesseurs du Quatre-Septembre, compagnons des 363, avaient gardé mémoire de l’ère difficile : ils savaient combien leur office était précaire, leur situation menacée. Fils des révolutions, ils se savaient exposés aux révolutions. Un passé personnel très chargé venait leur rappeler la nature chancelante et périssable de leur fortune. Une perquisition bien menée ferait peut-être découvrir que leur paquet est toujours fait. « Est-ce ce soir que l’on m’arrête ? » demandait Rouvier au préfet de police Lozé, un jour fâcheux du Panama. Mais les nouveaux venus n’ont pas ce sentiment. Ils sont nés dans la République et n’ont jamais frôlé ni bagne ni prison ; ils ont une tendance à se croire ministres à vie. La griserie est naturelle. Tout le régime n’est funeste que parce qu’il met en jeu, contre l’intérêt du public, tout ce qui tente, grise, étourdit les particuliers. M. Lemaître l’a bien dit : au lieu de venir au secours de notre faiblesse, ce régime en sert le conseil ; il en favorise l’erreur. Sous Combes et sous Waldeck, il a ouvert le pouvoir à des scélérats, mais, sous Faure, sous Méline et sous Hanotaux, il avait perverti des hommes d’esprit, de talent ou d’intelligence en leur enlevant la raison.

Marchand a-t-il dressé la concordance de ses actes avec les actes de la vie intérieure de la Métropole ? La double série serait admirable à poser en regard sur des colonnes parallèles. On peut admettre, provisoirement, que, de juillet 1896 à novembre 1897, MM. Félix Faure et Hanotaux, ayant les mains libres au dedans, ont su faire tous les préparatifs convenables en vue d’appuyer Marchand et de lui fournir, quand il approcherait du but, l’appui décisif. Comme on le verra tout à l’heure, ils ne le firent point en ce qui concerne la guerre maritime. Mais peut-être qu’ils se disposaient à le faire. Un événement leur en arracha tout moyen.

En effet, dans le mois de novembre 1897, et comme Marchand approche de Fort-Desaix, un phénomène absolument imprévu du grand public, bien que préparé de longue main dans un petit monde, éclate tout à coup en France : MM. Ranc, Scheurer-Kestner et Joseph Reinach lancent la révision du procès du traître Dreyfus. L’Affaire, alors, commence, les passions se heurtent, et le Gouvernement français, hier assez fort pour dessiner une offensive contre l’Étranger, se trouve tout à coup réduit à se défendre contre l’ennemi de l’intérieur. Il lui devient très difficile de continuer sa politique russo-allemande : l’ambassade allemande est mêlée à l’Affaire ! D’ailleurs, les colères et les inquiétudes sont éveillées, les factions sont en armes ! personne n’est plus disposé à faire confiance à ce cabinet ni à aucun autre, comme le prouveront la formation pénible, la vie accidentée et la chute rapide des deux ministères suivants, Brisson et Dupuy.

Déjà, M. Méline perd une fraction importante de ses premiers soutiens modérés, libéraux et opportunistes : les croyants de la doctrine républicaine d’une part, les coquins de la défense républicaine de l’autre, se sont prononcés pour Dreyfus. Dreyfus représente pour les naïfs l’incarnation souffrante des chimériques Droits de l’homme ; pour les vendus, il correspond au type réaliste et productif des droits du juif. Tout ce monde fait à l’État une guerre violente, et M. Méline n’y peut riposter que modérément. Il observe toutes les règles du jeu que l’on s’applique à violer contre lui. Ses paroles sont justes, mais faibles. Ses actes sont nuls. Son adversaire agit sans cesse et ose tout.

Un roi de France eût fait ce qu’eût fait le roi d’Italie ou l’empereur d’Allemagne : avant de laisser propager le roman de l’erreur judiciaire, il se fût assuré des perturbateurs avérés. Mais, sur les douze ou quinze personnes qu’il eût fallu arrêter dans la même nuit, M. Jules Méline reconnaissait un sénateur que son ministre de la Guerre ne pouvait s’empêcher d’appeler son « excellent » et son « honorable ami », des collègues de la Chambre avec qui il avait des relations aussi anciennes que courtoises, des hommes ayant fondé la République avec lui ou qui, s’y étant ralliés dès la première heure, s’en montraient les plus fermes mainteneurs et soutiens : quelles mesures pouvait-on se permettre contre eux[2] ? Sans doute, le salut de l’État exigeait ces mesures. Mais, outre que le salut du parti républicain ne les exigeait peut-être pas, le président du Gonseil ne disposait d’aucun pouvoir légal l’autorisant à ces mesures de salut.

Nul arbitraire intelligent et responsable ne veillait : nous n’avions ni une institution ni un organe politique qui fût chargé en général de cette surveillance essentielle. Les morceaux fonctionnaient, mais aucune pièce centrale. Le lucide Anatole France vit donc se vérifier la mémorable sentence : « Nous n’avons pas d’État, nous n’avons que des administrations. » Les administrations se montrent implacables quand elles ont affaire à des individus isolés ou à des groupes de vaincus (catholiques, conservateurs), mais elles sont bien obligées de montrer une insigne mollesse quand elles trouvent devant elles des compagnies puissantes ou des individus solidaires comme nos juifs, nos protestants, nos métèques et nos francs-maçons.

Le gouvernement de M. Méline dut reconnaître qu’il n’était qu’un frêle assemblage de bureaucraties mal liées. L’anarchie eut cours libre, le pouvoir seul se trouva arrêté et mis en échec. Son effort n’aboutit qu’à manifester l’intention de refuser aux juifs une revision injuste en elle-même, dangereuse pour le pays. Mais l’effort ministériel ne parvint même pas à tenter d’opposer un obstacle réel aux réalités menaçantes.

Grâce à la ferme parole de M. Méline, le droit public que l’on tentait d’usurper demeura intact, mais, du fait de son inaction, toute notre activité politique fut immobilisée, puis brisée et réduite en miettes. Qui voudra étudier le détail de cet épisode[3] verra comment un honnête homme peut, sans forfaire à son honneur, par simple ignorance politique, commettre, au moment du danger, une désertion fertile en désastres[4].

Ces vérités n’enlèvent rien à l’estime personnelle due à M. Méline, dont la politique agricole sauva un intérêt français. Il eût pu faire un bon ministre sous un roi. La haine dont la juiverie l’a toujours poursuivi depuis pourra nous le faire honorer. Mais il faut se garder d’honorer son infirmité, qui fut d’être républicain, et cette grande faute d’avoir essayé d’oublier, ou de faire oublier, la qualité incohérente et inconsistante de ses pouvoirs dans un gouvernement d’opinion.

La faction révolutionnaire en vint à bout quand il lui plut. Faible, infiniment faible pour contenir ou pour maintenir, l’opinion pouvait tout pour la destruction.


  1. M. Hanotaux a fait remarquer, après Marchand, je crois, qu’il n’est point le premier auteur de cette suggestion, à laquelle M. Delcassé n’avait pas été étranger. Il y a une phase antibritannique dans l’existence politique de M. Delcassé durant son passage au ministère des colonies dans le cabinet Charles Dupuy (1894). Le lecteur sent combien ces questions de personnes ont peu d’intérêt dans un exposé général — Ajoutons que M. Hanotaux met aujourd’hui une extrême énergie à contester que la mission Marchand et généralement sa politique africaine aient été dominées par l’idée d’une guerre avec l’Angleterre ou qu’elles aient dû y aboutir nécessairement. Il nous suffira de répéter que cette politique était, par son essence même, affectée du risque constant d’un conflit armé avec l’Angleterre. Si le ministre ne prévoyait pas la possibilité de ce conflit, avec ses conséquences, il se dissimulait une des faces principales de la question.
  2. « S’il existait des lois qui me fussent applicables… » disait un peu plus tard, au procès de Rennes, M. Trarieux dans un beau mouvement contre un homme de peu, qui s’était permis de l’accuser de faux témoignage.
  3. On en trouvera tous les faits dans l’admirable Précis de l’Affaire Dreyfus, par Henri Dutrait-Crozon, — La position juridique de M. Méline, en 1897, lorsqu’il opposa un ferme refus, fondé sur des motifs absolument inattaquables, à ceux qui voulaient lui imposer l’initiative d’une revision, a été indiquée dans ma préface au premier ouvrage de Henri Dutrait-Crozon : Joseph-Reinach historien, pp. xv et xvi, surtout à la note de la page xv.
  4. Un ami de M. Méline, M. Judet, appelle cette désertion la « grande défaillance gouvernementale de 1898 » [Éclair du 7 septembre 1909].