Nouvelle Librairie Nationale (p. 34-38).

VII

SUITE DU SYSTÈME HANOTAUX : LE SENTIMENT DE LA REVANCHE

Cette puissante politique d’amitié allemande n’était pas seulement tenue à se cacher du sentiment national, elle se devait de le détruire. Qu’elle le voulût ou ne le voulût point, ce n’est pas en question : pour se poursuivre en paix, cette politique devait proscrire les allusions, les commémorations, les revendications intempestives, et, en s’efforçant de les arrêter en fait, elle devait étouffer aussi l’idée de Revanche dans le principe de sa libre expansion. Aucune convention ne l’y obligeait, certes : simplement la nature du chemin qu’elle avait choisi. Le seul effet matériel d’une entente berlinoise voilait le souvenir, endormait les ressentiments et les espérances.

Pour la première fois depuis son avènement, « la République des républicains » obtenait de ce côté un résultat moral appréciable. Il avait fallu dix-sept ans (1878-1895) pour y venir. Jules Ferry, qui n’eut pas les audaces de M. Hanotaux, dans la pratique de l’action, en avait donné le premier conseil. Bien avant les Gascons et les Marseillais qu’on accuse si légèrement de tiédeur patriotique, cet homme de l’Est, ce Lorrain, détourna les Français de « la trouée des Vosges ». Il ne réussit pas, faute d’un élément que le plan Hanotaux a fourni à ses successeurs. Il n’avait pu détruire le sentiment qu’il ne pouvait pas remplacer. Mais, peu à peu, quand, à la suite de mauvais heurts coloniaux, on eut marié la haine de l’Angleterre à celle de l’Allemagne, le cœur des citoyens cessa d’appartenir aux seuls « pays encore annexés ». Quelques doux songeurs parlaient bien de porter une guerre simultanée sur la Manche et sur le Rhin ; aussi fin que le charcutier d’Aristophane, notre public comprit qu’il ne pouvait regarder de ces deux côtés à la fois sans loucher : entre la Manche et le Rhin, le continent et l’Océan, il lui fallait choisir, et cette possibilité d’un choix créa vite l’état de doute et de partage qui tue les passions, dans les groupes d’hommes aussi bien que dans l’homme seul.

La passion de la Revanche tenait alors chez nous un rôle particulier. Ingénieusement, M. Robert de Bonnières, à la mémoire de qui l’on doit rendre cette justice, a soutenu un jour que, pendant vingt-cinq ans, cette idée de Revanche a servi de lien à l’unité française. Rien de plus vrai. C’est une belle chose, mais rare, courte et d’autant plus précieuse que le gouvernement d’un peuple par une idée. Cette idée fut vraiment une reine de France[1]. Sa régence avait établi la discipline de nos troupes, le travail de nos officiers. Nous lui devions l’existence même de notre armée. Si le parti républicain a poursuivi avec une certaine lenteur les destructions qu’il nommait les plus nécessaires, c’est encore de l’idée de Revanche que nous sont venues ces années de grâce et de sursis. Quelle carte splendide nous avait jetée là le destin ! Il eût fallu la retenir à tout prix. Un office public aurait dû être préposé à la garde de cette idée-force. École, presse, État, famille, tout le monde aurait dû rivaliser d’attention et de vigilance pour conspirer à ce maintien. En l’absence du Prince, la Revanche faisait briller un reflet, une image de son autorité. Politique du Rhin, retour vers le Rhin, sur les pas de César et de Louis XIV ! Un peu des volontés et des traditions capétiennes subsistait au fond de nos désirs et de nos regrets.

Le jeune ministre Hanotaux avait-il réfléchi à cela ? Ce qu’il détruisait sans pitié n’était pas réfectible. Mais l’insouciance publique ressemblait à de la confiance. Comme elle ne mettait aucune limite à l’autorité qu’il exerçait, elle l’enivrait. Ce crédit, fait au ministre plus qu’à l’homme, était général. Tout en s’appliquant à bien remplir son mandat de pleine puissance, il s’en exagérait, non point peut-être l’étendue ni la valeur, mais assurément la durée… Autour de lui, on partageait et on encourageait son rêve. À quoi bon cultiver le « thème vague[2] » de la Revanche ? À quoi servait-il désormais ? Non plus même à la politique intérieure. Le parti modéré avait cru s’assurer un personnel capable de tenir honorablement la place d’une dynastie devant l’Europe et la nation. On n’avait plus besoin de la collaboration du gros public dans une République ainsi appuyée sur un monde respectable, compact et fort. Celui-ci représentant l’intérêt public, l’opinion publique faisait corps avec lui… — Éternellement ?

Ces étranges républicains, ces républicains apostats, tenaient un compte très exact de toutes leurs données, sauf une, sauf la principale, celle qui avait été la condition de leur arrivée au pouvoir et qui restait maîtresse de leur départ éventuel. Comme il s’agissait d’eux, la démocratie cesserait d’être versatile…

La théorie de la Revanche n’était certes pas reniée de front. On se contentait de lui prodiguer les petites provocations, les menues négligences. Mais on fut promptement compris à demi-mot. Trop bien compris ! Deux ans plus tard, au moment de l’Affaire, quand le ministère Méline-Hanotaux dut faire appel au sentiment national pour résister à l’Étranger de l’intérieur, on s’affligea de le trouver si cruellement affaibli. S’aperçut-on que l’on avait lâché la proie pour l’ombre, un sentiment réel vivace et fort pour une abstraction de chancellerie[3] ?


  1. Voir, à l’appendice ii, l’idée de la Revanche, d’après Scheurer-Kestner, le comte de Mun, Drumont, Jaurès, Gambetta, Ranc, etc.
  2. Hanotaux : Hisioire de la troisième République.
  3. C’est vers 1895 que le sentiment national commença à baisser chez les instltuteurs, M. Jean Tharaud en a fait un jour la remarque : « Il a suffi d’une dizaine d’années pour transformer radicalement la mentalité de nos maîtres d’école. De 1870 à 1895 environ, ils ont formé le groupe le plus patriote peut-être de la nation. On leur avait tant répété, dans leurs écoles normales, que c’était le maître d’école allemand qui avait vaincu en 1870, qu’ils s’étaient habitués à se considérer comme les préparateurs, les organisateurs de la revanche prochaine. Dix ans, vingt ans passèrent ; peu à peu, la guerre cessa d’apparaître comme possible, comme désirable. Ils finirent par se lasser de ce rôle d’annonciateurs d’un événement qui ne se réalisait jamais. En même temps, leur orgueil, exalté par une science pourtant médiocre, souffrait de la situation subalterne que leur faisait la Société.

    « Dégoûtés de prêcher la revanche, profondément humiliés et mécontents, ils étaient tout préparés à recevoir la foi socialiste. C’est vers 1895 que le mouvement de propagande révolutionnaire commença d’être conduit, parmi eux, avec un peu de vigueur. »

    Vers 1895. Cette date approximative est tout à fait juste. Je regrette que Jean Tharaud n’ait pas eu la curiosité de se demander en quoi cette année se distingua des précédentes et précipita les suivantes vers un ordre nouveau. Le sens de ce nombre fatal eût ajouté quelque chose à son analyse. Certes, il a bien raison de dire que l’enthousiasme patriotique des instituteurs (et des autres) a dû se refroidir faute d’aliment et que, la Revanche apparaissant moins prochaine, la guerre moins probable, on devait se lasser. Mais il est certain que, en 1895, cette lassitude rencontra une raison d’être précise et un motif qui put paraître décisif. C’était en 1895 que la Russie et la France s’étaient unies à l’Allemagne. C’était en 1895 que la flotte russe et la flotte française étaient venues fraterniser avec la flotte allemande dans les eaux de Kiel. C’était en 1895 que toute la fraction avancée, réfléchie et bruyante du gros public français avait compris que son gouvernement lui conseillait l’oubli de la « grande idée ».