Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 6p. 180-182).
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VII

LA TROISIÈME NUIT

La nouvelle lune venait de naître et son mince croissant éclairait la figure de Kholstomier qui se tenait au milieu de la cour. Les chevaux se pressaient autour de lui.

— La principale conséquence, étonnante pour moi, de ce fait que je n’étais ni au comte, ni à Dieu, mais au palefrenier, — continua le cheval pie, — c’est que mon plus grand mérite : mon allure vive, devint la cause de mon exil.

On promenait Cygne sur la piste et le palefrenier en chef, qui venait avec moi de Tchesmenka, s’arrêta avec moi près de la piste. Cygne passait devant nous. Il trottait bien mais quand même il s’en croyait. Il n’avait pas en lui cette vivacité que j’avais moi : dès qu’une patte se posait, l’autre se soulevait instantanément ; pas trace du moindre effort ; chaque effort faisait avancer.

Cygne passa devant nous, je m’avançai sur la piste. Le palefrenier ne me retenait pas.

— Quoi ! ne faut-il pas mesurer mon cheval pie ? cria-t-il.

Et quand Cygne se trouva pour la seconde fois sur la même ligne que moi, il me laissa. Cygne avait déjà de l’entraînement, c’est pourquoi je fus en retard au premier tour. Mais au second, j’avais regagné de la distance ; je m’approchai du drojki, puis le rejoignis et le dépassai. On fit une seconde expérience : la même chose. J’étais plus vif. Cette circonstance horrifia tout le monde. Le général exigea qu’on me vendît au plus vite et le plus loin possible pour qu’on n’entendît pas parler de moi. « Autrement le comte le saura et ce sera un malheur ! » disait-il. Et l’on me vendit à la foire, à un maquignon. Je restai peu de temps chez le maquignon. Un hussard envoyé pour la remonte m’acheta. Tout cela était si injuste, si cruel, que j’étais heureux quand on m’emmena du haras de Khrienovo et qu’on me sépara pour toujours de ceux qui m’étaient chers et proches. Je souffrais trop parmi eux. Amour, honneur, liberté, ils avaient tout, et moi : travail, humiliation, travail jusqu’à la fin de mes jours. Pourquoi ? Parce que j’étais pie et qu’à cause de cela je devais être le cheval de n’importe qui… »

Kholstomier ne put en raconter plus long ce soir-là. Un événement qui troubla tous les chevaux se produisait dans l’enclos. Kouptchikha, la jument pleine, très en retard, qui d’abord écoutait le récit, se tourna tout à coup, partit lentement vers le hangar et se mit à gémir si haut que tous les chevaux y firent attention. Ensuite, elle se coucha, se releva et se coucha de nouveau. Les vieilles juments comprenaient ce qu’elle avait, mais les jeunes étaient émues, s’éloignaient du hangar et entouraient la malade. Le matin un nouveau poulain, chancelant sur ses petites pattes, était né. Nester appela le palefrenier ; la jument et son poulain furent emmenés à l’écurie, et les chevaux partirent à la prairie, sans eux.