Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 6p. 170-179).
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VI

LA DEUXIÈME NUIT

Dès que les chevaux furent enfermés, de nouveau ils s’arrêtèrent autour du cheval pie.

— Au mois d’août, on me sépara de ma mère, — continua le cheval pie — mais je n’en eus point de chagrin particulier, j’avais remarqué que ma mère portait déjà mon frère cadet, le célèbre Oussane, et je n’étais plus pour elle ce que j’étais autrefois. Je n’étais pas jaloux, je me sentais devenir plus froid envers elle. En outre, je savais qu’en quittant ma mère, je rentrerais dans la section commune des poulains où nous étions par deux ou trois, et chaque jour, toute la bande sortait dehors. J’étais dans le même box que Milï. Milï était un cheval de selle, plus tard l’empereur lui-même le monta, et on l’a représenté dans des tableaux et des statues. C’était alors un simple poulain aux poils brillants, doux, au cou de cygne, aux jambes unies et fines comme des cordes. Il était toujours gai, aimable ; il était toujours prêt à jouer, à lécher ou à plaisanter sur les chevaux et les hommes. Forcément, en vivant ensemble, nous devînmes amis, et cette amitié dura toute notre jeunesse.

Il était gai et frivole. Il commençait déjà d’aimer à jouer avec les jeunes juments et se moquait de mon innocence. Et pour mon malheur, par amour-propre, je commençai à l’imiter, et bientôt je me laissai aller à l’amour. Ce penchant précoce fut la cause du plus grand événement de ma vie. Il m’arriva de me laisser entraîner… Viazopourikha avait un an de plus que moi, nous étions particulièrement amis, mais à la fin de l’automne, je remarquai qu’elle commençait à me fuir…

Mais je ne raconterai pas toute cette malheureuse histoire de mon premier amour. Elle se rappelle elle-même ma passion folle qui s’est terminée par le plus grand changement de ma vie. Les palefreniers se mirent à la chasser et à me battre. Le soir on me mit dans un box à part. Je hennis toute la nuit, comme si je pressentais l’événement du lendemain.

Le matin, dans le couloir de mon box, arrivèrent le général, le palefrenier chef, le cocher, et ce fut un vacarme effrayant. Le général criait après le palefrenier chef, celui-ci se justifiait en disant qu’il n’avait pas ordonné de me laisser et que les autres palefreniers avaient fait cela de leur plein gré. Le général promit de faire fouetter tout le monde, et dit qu’on ne pouvait pas me laisser entier.

Le palefrenier jura de faire tout ; ils se turent et s’en allèrent. Je ne comprenais rien, mais je remarquais qu’il s’agissait de me faire quelque chose…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain je cessais de hennir pour toujours. J’étais devenu ce que je suis. Le monde entier se changeait à mes yeux. Rien ne m’était cher. Je me concentrai et me mis à réfléchir. D’abord j’avais un dégoût de tout, je cessais de boire, de manger, de marcher, je ne pensais plus à jouer. Parfois il me venait en tête de sauter, de hennir, mais aussitôt se présentait la question terrible : Pourquoi ? Pourquoi ? Et mes dernières forces se perdaient.

Une fois on me promena le soir pendant qu’on ramenait le troupeau du champ. Encore de loin, j’aperçus un nuage de poussière avec les silhouettes vagues, connues, de toutes nos femelles. J’entendais les hennissements joyeux, les piaffements. Je m’arrêtai, bien que la bride par laquelle me tirait le palefrenier me coupât la nuque, et je me mis à observer la troupe qui s’avançait. Je voulais voir ce bonheur perdu pour toujours. Elle s’avançait et je distinguais l’une après l’autre les figures connues, belles, majestueuses, saines, grasses ; quelques-unes même se tournèrent vers moi. Je m’oubliai, et, malgré moi, par vieille habitude, je me mis à hennir et à trotter, mais mon hennissement était triste, ridicule, insensé. Dans le troupeau, on n’a pas ri, mais je remarquai que plusieurs, par convenance, se détournaient de moi. Évidemment ils éprouvaient de la peine, de la honte, et surtout je leur paraissais drôle. Mon cou mince, mon expression, ma grande tête (j’avais maigri pendant ce temps), mes longues jambes gauches et ma sotte allure au trot que, par vieille habitude, j’avais fait autour du palefrenier, tout cela leur paraissait risible. Aucun ne répondit à mon hennissement, tous se détournèrent de moi. Je compris d’un coup à quel point j’étais devenu pour toujours étranger à tous, et je ne me rappelle plus comment je revins au logis avec le palefrenier,

Auparavant déjà j’avais du penchant pour les choses sérieuses, la réflexion ; maintenant une transformation se faisait en moi : ma couleur pie, qui excitait tant de mépris de la part des hommes, mon malheur terrible, inattendu, et ma situation particulière au haras, que je sentais, mais que je ne pouvais encore nullement m’expliquer, me forçaient à réfléchir. Je réfléchis à l’injustice des hommes envers moi parce que j’étais pie ; je réfléchis à la mobilité de l’amour maternel et, en général, de l’amour des femmes, à sa dépendance des conditions physiques et, principalement, je réfléchis aux qualités de cette étrange espèce d’animaux auxquels nous sommes si étroitement liés et que nous appelons des hommes. Les particularités qui me faisaient une situation spéciale au haras, je les sentais mais ne pouvais les comprendre.

La signification de cette particularité et des qualités des hommes sur quoi elle se basait, me fut donnée par la circonstance suivante : C’était l’hiver, pendant les fêtes ; de la journée on ne m’avait donné ni à manger ni à boire ; j’ai su depuis que mon palefrenier s’était enivré. Le même jour le palefrenier en chef entra chez moi, vit que je n’avais pas de nourriture, et se mit à injurier le palefrenier qui n’était pas présent, puis s’en alla.

Le lendemain, le palefrenier vint dans notre box, avec un camarade, pour nous donner du foin. Je remarquai qu’il était particulièrement pâle et triste, il y avait surtout dans l’expression de son long dos quelque chose d’important qui excitait la compassion.

Il jeta, avec colère, le foin dans le râtelier ; je poussai ma tête à travers son épaule, mais il me donna un si fort coup de poing sur le museau que je m’écartai. Il me lança aussi un coup de botte sous le ventre.

— Sans ce vilain, dit-il, rien n’arriverait.

— Quoi ? demanda l’autre palefrenier.

— Il ne s’inquiète pas des chevaux du comte, et le sien, il le voit deux fois par jour.

— Lui a-t-il donné le cheval pie ? — demanda l’autre.

— Le chien le sait, s’il l’a vendu ou donné. On peut laisser mourir de faim tous les chevaux du comte, mais voilà, comment a-t-on osé ne pas donner à manger à son poulain ! Couche-toi, dit-il, et il commence à me battre ! C’est pas un chrétien ! Il a plus de pitié pour la bête que pour l’homme. Il ne porte pas la croix évidemment ! Barbare ! Il a compté lui-même ! Le général n’a pas tant fouetté. Il m’a dessiné tout le dos. Non, il n’a pas l’âme chrétienne.

J’ai bien compris ce qu’ils ont dit sur la fustigation et le christianisme, mais le sens de ces paroles : son poulain, le poulain à lui me restait obscur. De ces paroles je conclus que les hommes supposaient quelque lien entre moi et le palefrenier chef. En quoi consistait ce lien, je ne pouvais absolument le comprendre. Seulement beaucoup plus tard, quand on m’a séparé des autres chevaux, je compris ce que cela voulait dire. Alors je ne pouvais nullement comprendre ce que signifiait qu’on m’appelât la propriété d’un homme. Les mots « mon cheval » se rapportaient à moi, un être vivant ; cela me semblait aussi étrange que les paroles « ma terre », « mon air », « mon eau. »

Mais ces paroles eurent sur moi une grande influence.

J’y pensai sans cesse et, longtemps après, par les rapports les plus divers avec les hommes, je compris enfin la signification qu’ils attribuaient à ces expressions étranges. Voici leur signification : les hommes ne se guident pas dans la vie par des actes, mais par des paroles. Ils aiment moins la possibilité de faire ou de ne pas faire quelque chose, que celle de parler de divers objets avec des paroles convenues entre eux. Les paroles qu’ils regardent comme très importantes sont : mon, mien. Ils les disent de divers objets, de divers êtres, de diverses choses, même de la terre, des hommes, des chevaux. Ils conviennent que pour une certaine chose un seul homme dira ma. Et celui qui, selon ce jeu convenu entre eux, dit : mon, sur le plus grand nombre de choses, celui-ci est considéré comme le plus heureux. Pourquoi cela, je ne sais, mais c’est ainsi. Depuis longtemps j’essayais de me l’expliquer par des avantages directs mais c’était inexact. Par exemple, beaucoup de ces gens qui m’ont appelé leur cheval n’ont pas monté sur moi, mais d’autres me montaient. Ce n’étaient pas eux non plus qui me nourrissaient, mais d’autres ; ce n’étaient pas ceux qui m’appelaient « leur cheval » qui me faisaient du bien, mais le palefrenier, le vétérinaire et, en général, des étrangers.

Dans la suite, en élargissant le cercle de mes observations, je me suis convaincu que ce n’est pas seulement envers nous, chevaux, que la conception mon n’a d’autre base que l’instinct bas et grossier appellé par les hommes le sentiment ou le droit de propriété. L’homme dit : « ma maison » et il ne l’habite jamais et se soucie seulement de sa construction et de son entretien. Le marchand dit : ma boutique, « ma boutique de drap » et il n’a pas l’habit du meilleur drap qui se trouve dans sa boutique.

Il y a des hommes qui appellent la terre la leur, et qui n’ont jamais vu cette terre, qui n’y ont pas marché. Il y a des hommes qui appellent miens d’autres hommes et qui n’ont jamais vu ces hommes, et tout leur rapport envers ces hommes, consiste à leur faire du mal.

Il y a des hommes qui appellent des femmes, « leur femme » ou « leur épouse », et ces femmes vivent avec d’autres hommes. Et les hommes aspirent à la vie non pour faire ce qu’ils jugent bon, mais pour appeler sien le plus grand nombre de choses.

Je suis convaincu maintenant que c’est là la différence essentielle entre nous et les hommes. C’est pourquoi, sans parler déjà de nos autres supériorités sur les hommes, par cela seul nous pouvons dire hardiment que dans l’échelle des êtres vivants nous sommes supérieurs aux hommes. L’activité des hommes, au moins de ceux avec qui je fus en rapport, est guidée par les paroles, et la nôtre par les actes.

Et voilà ce droit de dire de moi « mon cheval », le palefrenier l’avait reçu du général ; c’est pourquoi il avait fouetté l’autre palefrenier.

Cette découverte me frappa profondément et, jointe aux idées et raisonnements que suggérait aux hommes mon pelage pie, aux réflexions provoquées en moi par la trahison de ma mère, elle fit de moi le hongre sérieux et profond que je suis.

J’étais triplement malheureux : j’étais pie, j’étais hongre et les hommes s’imaginaient que j’appartenais non à Dieu et à moi-même, comme tout être vivant, mais au palefrenier chef.

Les conséquences de ce qu’ils avaient imaginé sur moi étaient multiples. La première c’est qu’on me tenait à part, j’étais mieux nourri, mené plus souvent par la bride et attelé plus tôt. J’avais deux ans quand on m’attela pour la première fois. Je me rappelle que la première fois, le palefrenier chef, qui s’imaginait que je lui appartenais, avec une foule d’autres palefreniers, se mit à m’atteler. Attendant de ma part révolte ou résistance, ils m’avaient entravé avec une corde pour me pousser dans les brancards. Ils me mirent sur le dos une large croix de cuir et l’attachèrent au brancard pour que je ne pusse frapper du derrière. Et moi, je n’attendais que l’occasion pour montrer mon désir et mon amour du travail.

Ils s’étonnaient que je me laissasse atteler comme un vieux cheval. On se mit à me promener et, je m’exerçai à trotter. Mes progrès augmentaient de jour en jour, de sorte que, trois mois après, le général lui-même et beaucoup d’autres louaient mon allure. Mais, chose étrange, précisément parce qu’ils s’imaginaient que je n’étais pas à moi, mais au palefrenier chef, mon allure prenait pour eux une tout autre importance. Mes frères, les trotteurs, étaient promenés dans des champs de course. On mesurait combien ils pouvaient porter ; on allait les regarder dans des cabriolets dorés ; on les couvrait de mantes de prix. Moi j’étais attelé au simple drojki du palefrenier chef, et j’allais, pour ses affaires, à Tchesmenka et autres hameaux. Tout cela parce que j’étais pie, et surtout, parce que, d’après leur opinion, je n’étais pas au comte mais au palefrenier chef.

Demain, si nous sommes de ce monde, je vous raconterai la conséquence principale qu’eut pour moi ce droit de propriété que s’attribuait le chef palefrenier. »




Tout ce jour les chevaux se montraient respectueux envers Kholstomier, mais la conduite de Nester restait aussi grossière. Le poulain gris du moujik, en se rapprochant du troupeau, hennissait et la jument grise coquetait de nouveau.