Kenilworth/Introduction

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 5-12).


INTRODUCTION


MISE EN SCÈNE DE LA NOUVELLE ÉDITION D’ÉDIMBOURG.


L’espèce de succès plus ou moins mérité que l’auteur avait obtenu dans l’esquisse du portrait de la reine Marie Stuart[1], a tout naturellement déterminé l’essai d’une peinture analogue de sa royale sœur et ennemie, la célèbre Élisabeth. Je ne prétendrai point cependant avoir aussi bien réussi à exprimer les mêmes sentiments, car le candide historien Robertson reconnaît avoir éprouvé les préjugés sous l’empire desquels un Écossais tout d’abord est tenté de considérer le sujet ; et ce qu’un écrivain si libéral avoue, un pauvre romancier ne peut le dénier. Mais j’espère que l’influence d’un préjugé national, influence aussi naturelle à un indigène que l’air de son pays, ne sera point regardée comme ayant affecté grandement l’image que j’ai voulu tracer de l’Élisabeth d’Angleterre. J’ai tâché de la peindre à la fois comme une souveraine altière et à grandes pensées, et comme une femme à sentiments ardents, balançant quelquefois entre la conscience de son rang et de son devoir envers ses sujets, et l’attachement qu’elle portait à un homme de haut lignage, qui du moins par ses qualités extérieures méritait amplement la faveur d’une reine. L’intérêt de l’histoire se répand sur cette période au moment où la mort soudaine de la première comtesse de Leicester parut offrir à l’ambition de son époux l’occasion de partager la couronne avec sa souveraine.

Il est possible que la médisance, qui bien rarement épargne la mémoire des personnes d’un rang élevé, ait noirci le caractère de Leicester, et l’ait chargé de couleurs plus sombres que réellement il ne lui en appartenait. Mais la voix publique à cette époque attacha les plus graves soupçons à la mort de l’infortunée comtesse, d’autant plus que cette mort était arrivée fort à propos pour laisser le champ libre à Leicester, et lui permettre de satisfaire son ambition. Si nous ajoutons foi à l’ouvrage d’Ashmole sur les antiquités du Berkshire, il n’y eut que trop de motifs de croire aux traditions qui accusent Leicester du meurtre de sa femme. Le passage suivant montrera au lecteur le fondement sur lequel j’ai appuyé l’histoire de mon roman :

« À la partie occidentale de l’église sont les ruines d’un manoir, appartenant jadis comme lieu de retraite ou monastère, suivant quelques historiens, aux moines d’Abingdon. Après la dissolution de la compagnie, ledit manoir ou ladite seigneurie, passa aux mains d’un nommé Owen, je crois, alors possesseur du domaine de Godstow.

« Dans la salle et sur la cheminée se trouvent les armoiries d’Abingdon, taillées sur la pierre, savoir : une patonie ou croix dont les extrémités s’élargissent entre quatre martelets ; et de plus, un autre écusson représentant un lion rampant, et plusieurs mitres également taillées dans la pierre incrustée en divers endroits des murs de la maison. Il y a aussi dans ladite maison une chambre appelée la chambre de Dudley, où la femme du comte de Leicester fut assassinée. On rapporte à ce sujet les détails suivants :

« Robert Dudley, comte de Leicester, très bel homme, et d’une figure très distinguée, était un grand favori de la reine Élisabeth. On crut, et le bruit circula que s’il avait été célibataire ou veuf, la reine l’eût fait son époux. Dans cette vue, et pour s’affranchir de tous obstacles, il ordonna, ou peut-être à la suite de supplications flatteuses pour sa femme, il demanda qu’elle se retirât dans la maison d’Antony Forster, qui vivait alors audit manoir. Il prescrivit également à sir Richard Varney, qui lui avait suggéré cette idée, de tâcher, dès l’arrivée de ce dernier en ce lieu, d’empoisonner la comtesse, ajoutant que si le poison ne réussissait pas, il faudrait recourir à tout autre moyen de se débarrasser de cette femme. Ce fait, à ce qu’il paraît, fut prouvé par le rapport du docteur Walter Bayly, quelque temps membre du nouveau collège, demeurant alors à Oxford, et professeur de médecine à cette université, lequel, pour n’avoir pas voulu consentir à empoisonner la comtesse, fut l’objet des persécutions du comte de Leicester, qui à la cour s’efforça de le desservir. Ce même docteur rapporta comme certain que, d’après la version qui à Cumnor avait circulé parmi les conspirateurs, l’infortunée comtesse fut empoisonnée un peu avant qu’on l’assassinât ; machination qui eut lieu comme il suit :

« Les conspirateurs voyant la pauvre lady malade et languissante (car l’un d’eux savait bien que, d’après ce qui s’était passé, la mort de cette femme n’était plus éloignée), commencèrent à lui persuader que sa maladie présente était le résultat d’un excès de mélancolie et d’une surabondance d’humeurs, etc. ; que dès lors elle ferait bien de prendre une potion. Elle s’y refusa obstinément, vu que déjà elle soupçonnait des intentions sinistres. En conséquence, ils envoyèrent un messager à l’insu de cette dame pour prier le docteur Bayly d’engager la comtesse à prendre une petite potion d’après son ordonnance, et qu’eux-mêmes ils l’enverraient chercher à Oxford. Le docteur, soupçonnant avec raison leur mauvais dessein, celui d’ajouter quelque chose à la potion, car leur importunité paraissait extraordinaire, et jugeant combien peu la comtesse avait besoin de médicaments, refusa formellement de se rendre à leur demande. Il craignit, comme plus tard il le répéta, qu’après avoir empoisonné l’infortunée avec la potion qu’il aurait prescrite, ils ne le fissent pendre ensuite pour cacher leur crime ; il demeura encore plus convaincu que, si ce moyen n’avait aucun effet, la malheureuse n’échapperait pas long-temps à leurs violences, ce qui arriva en effet.

« Sir Richard Varney, chef des conspirateurs, était, d’après l’ordre du comte, le jour de la mort de la comtesse, resté seul avec elle, n’ayant pour le seconder qu’un seul homme aidé de Forster, lequel avait ce jour-là, de vive force, éloigné de la comtesse tous les domestiques de celle-ci pour les envoyer au marché d’Abingdon, à environ trois milles de distance de Cumnor. Après avoir étouffé ou étranglé la comtesse, les monstres la précipitèrent du haut en bas d’un escalier et lui rompirent le cou, en exerçant en outre sur elle beaucoup d’autres mauvais traitements. Toutefois bien qu’on eût rapporté qu’elle était par accident tombée de cette hauteur sans heurter son capuchon qu’elle avait encore sur la tête, les habitants de la contrée vous diront qu’elle fut entraînée de la chambre où elle avait coutume de se tenir, dans une autre où la tête du lit de cette chambre donnait sur une petite porte dérobée par laquelle les meurtriers arrivèrent pendant la nuit, et qu’alors ils étouffèrent la comtesse dans son lit, lui meurtrirent la tête lui brisèrent le cou, et puis la jetèrent du haut en bas de l’escalier pour faire croire au peuple qu’elle était tombée par accident, ce qui cacherait leur scélératesse. »

Mais admirez la justice de Dieu qui ne permit point qu’un si grand crime fut enseveli dans les ténèbres de l’oubli : un des individus qui y avaient participé fut arrêté plus tard pour crime capital, commis sur la frontière du pays de Galles ; et comme il offrit de révéler la manière dont le meurtre de la comtesse avait été consommé, il fut secrètement mis à mort dans sa prison par ordre du comte de Leicester. De son côté sir Richard Varney, qui mourut vers le même temps à Londres, expira misérablement au milieu des blasphèmes qu’il lançait contre Dieu, après avoir déclaré à une personne marquante et digne de foi, qui l’a ensuite raconté à d’autres, que tous les démons de l’enfer, déjà de son vivant, le déchiraient en mille pièces. Forster, à son tour, homme auparavant porté à la sociabilité, au commerce du monde, à la joie et aux chants, y renonça tout-à-coup après cet événement tragique, devint triste et rêveur, quelques-uns disent fou, et s’éteignit dans les tourments. La femme de Bald Butler, parente du comte, révéla de même le forfait un peu avant qu’elle rendît le dernier soupir.

Il ne faut pas non plus oublier, 1° que dès que la comtesse fut privée de vie, ses meurtriers se hâtèrent de l’enterrer avant que le magistrat, appelé le coroner, eût dressé son procès-verbal d’enquête, ce que le comte lui-même blâma comme trop précipité ; 2° que le père de la victime, sir John Robertsett, je suppose, ayant appris la mort de sa fille, accourut aussitôt sur le lieu du décès, fit exhumer le corps, appela le coroner ou officier public, et se livra aux recherches les plus approfondies sur cette horrible affaire. Mais on pensa généralement que le comte avait fermé la bouche à son beau-père, et que tout s’était arrangé entre eux à l’amiable. D’un autre côté, le comte, pour manifester publiquement le vif amour que soi-disant il portait à son épouse, et tout le chagrin qu’il ressentait de la perte d’une femme aussi vertueuse, ordonna que son corps fût réinhumé avec la plus grande pompe dans l’église Sainte-Marie à Oxford, et de cette manière il força les principaux membres de l’université de cette ville à modifier leur opinion sur le genre de mort de la comtesse. On ajoute que le docteur Babington, chapelain du comte, lorsqu’il prononça l’oraison funèbre de la défunte, se méprit une ou deux fois dans son discours, en recommandant à la mémoire des fidèles cette vertueuse lady, assassinée, déclarait-il, au lieu de dire tuée, d’une manière si déplorable. Le comte de Leicesler, après tous ses meurtres et empoisonnements, fut lui-même empoisonné en 1588, avec une dose préparée pour d’autres ; quelques-uns prétendent que ce fut par sa femme (sans doute la seconde) à Cornbury Lodge, quoique Baker, dans sa chronique, cite Killingworth. Le comte avait, dit-on, remis une bouteille de liqueur à son épouse en l’invitant à en boire chaque fois qu’elle éprouverait quelque défaillance ; mais elle, dit-on encore, ne sachant pas que ce fût du poison, en donna au comte un jour qu’il revenait de la cour, et il en mourut, suivant le rapport de Ben Johnson, à Drummond de Hawthornden.

La même accusation a été adoptée et mise en circulation par l’auteur d’une satire intitulée : Leicester’s common wealth, ou la Fortune publique de Leicester ; satire dirigée ouvertement contre le comte de Leicester, qui s’y trouve accusé des crimes les plus horribles, entre autres du meurtre de sa première femme. Il y était aussi fait allusion dans l’Yorkshire, tragédie attribuée à tort à Shakspeare, et dans laquelle un boulanger, résolu de détruire toute sa famille, jette sa femme du haut en bas d’un escalier, en disant :

Quel moyen d’enchaîner la langue d’une femme ?
La tuer, comme fit un politique infâme.

Le lecteur trouvera que j’ai emprunté plusieurs incidents aussi bien que plusieurs noms à Ashmole et autres vieilles autorités ; mais la première connaissance que j’aie acquise de l’histoire en question, l’a été par le moyen plus amusant de la poésie. Il est dans la jeunesse une période où la seule puissance des vers est plus grande sur l’oreille et sur l’imagination que dans un âge plus avancé. À cette saison où le goût n’est point encore mûri, je ressentis un plaisir indicible à la lecture des poèmes de Mickle et de Langhorne, écrivains qui, bien que moins remarquables dans les sommités de leur art, étaient supérieurs à tous ceux qui avaient jusque-là cultivé le même genre de poésie. Un des poèmes de Mickle, qui me charma le plus, est une ballade ou plutôt une espèce d’élégie ayant pour titre Cumnor Hall, laquelle pièce, ainsi que d’autres du même auteur, se trouve parmi les anciennes ballades d’Evan (t. IV, p. 130), où Mickle a fait de nombreux emprunts. La première stance m’avait surtout causé un enchantement qui ne s’est point évanoui ; plusieurs autres stances n’ont pas moins d’attraits. Voici, au surplus, cette ballade tout entière :


le château de cumnor.

De l’été sur les champs descendait la rosée ;
La lune, doux flambeau des cieux,
Argentait de Cumnor la tourelle brisée
Et le chêne silencieux.

De la vie occupée à cette heure tardive
Il ne s’élevait aucun son,
Excepté les soupirs qu’une femme craintive
Poussait alors dans sa prison.

« Leicester, disait-elle, est-ce donc la tendresse
Que tu me juras tant de fois ?

Ici je reste seule en proie à la détresse,
Quand tu devrais suivre mes lois.

« Ici tu ne viens plus à la fidèle épouse
Prodiguer un amour vainqueur ;
De me voir vivre ou non ta flamme est peu jalouse ;
Ainsi du moins le croit mon cœur.

« Ce n’était point l’ardeur qu’au palais de mon père
De toi reçurent mes aveux ;
Tu m’annonçais alors un avenir prospère,
Tout semblait sourire à mes vœux.

« L’aube éveillait mon cœur plus gai que l’alouette,
Et plus pur que la fleur des champs ;
Comme l’oiseau, ma joie, au matin non muette,
Jusqu’au soir fredonnait des chants.

« Si parmi les beautés que la cour idolâtre
Mes attraits ont eu moins de prix,
Pourquoi m’enlevas-tu d’un asile où, folâtre,
Je m’assurais les cœurs épris ?

« Quand au lit nuptial je me vis amenée,
— Combien tu me plais ! disais-tu ;
Triomphant, tu cueillis la rose d’hyménée,
Et l’exil paya ma vertu.

« La rose dépérit, l’oubli la décolore ;
Négligé, le lis est mourant :
Celui qui loua tant leurs charmes près d’éclore,
Semble à leur perte indifférent.

« Quand la voix du chagrin élève sa prière,
Quand l’amour n’a plus d’aiguillon,
La beauté la plus pure abrège sa carrière :
Quel myrte affronte l’aquilon ?

« De la beauté, dit-on, la cour devient le trône,
Ou le tombeau de sa candeur ;
Les lis majestueux que l’Orient nous prône
Ont moins de grâce et de splendeur.

« Pourquoi laisser alors ces superbes conquêtes,
Ces fleurs si brillantes d’attraits,
Pour une primevère à l’abri des tempêtes,
Qui du soleil fuyait les traits ?

« Moi je brillais parmi les nymphes de campagne ;
De simples fleurs ornent les champs :
Là de quelque berger j’eusse été la compagne,
Mon cœur eût comblé ses penchants.

« Mais je m’abuse, ou bien, Leicester, sur ton âme
La beauté n’eut pas de pouvoir ;
L’ambition plutôt que le cœur d’une femme
D’hymen fit rompre le devoir.

« Alors (car l’offensée a son droit à la plainte),
Volage Leicesler, pourquoi
Rechercher au village une vierge sans feinte,
Lorsqu’une reine était à toi ?

« Pourquoi ta bouche a-t-elle exalté d’humbles charmes,
Pour m’exiler en ce séjour ?
Pourquoi m’avoir conquise et me laisser aux larmes
Qu’ici je répands nuit et jour ?

« Des filles du hameau l’innocence, à ma vue,
De respect cadence un refrain,
Et ne se doute guère, alors qu’elles m’ont vue,
Combien m’oppresse le chagrin.

« Elles ne savent point dans leur simple demeure
Combien préférable est leur sort :
Le plaisir leur sourit, tandis que moi je pleure,
Et que mon âme est sans ressort.

« Crédules qu’elles sont ! leur foi me porte envie,
Lorsque la peine me flétrit,
Comme la jeune plante, à sa tige ravie,
Sans aliment tombe et périt.

« Leicester, cette paix qu’offre la solitude,
Cruel, je ne puis en jouir ;
Car de tes surveillants l’âpre sollicitude
M’empêche de m’épanouir.

« Dans la vallée ombreuse où parfois je m’engage,
Hier la cloche a résonné ;
De l’œil chacun semblait me tenir ce langage :
— Comtesse, ton heure a sonné !

« Et tandis qu’au village à présent tout sommeille,
Des guérets j’ai foulé le sol ;
Rien ne vient soulager ma tristesse qui veille,
Rien que la voix du rossignol.

« Mon pas est incertain, mon cœur gros de souffrance ;
J’attends le signal de la mort ;
Car tout semble me dire : — Il n’est plus d’espérance ;
Comtesse, il faut quitter ce bord. »

Ainsi captive et seule, une aimable comtesse
À Cumnor disait ses malheurs ;

<poem>De son âme en soupirs s’exhalait la tristesse,
Ses yeux étaient noyés de pleurs.

Sitôt que le retour de la brillante aurore

De CUmnor dora le beffroi,

Les cris de sa douleur retentissaient encore ;

Les cœurs étaient glacés d’effroi.

Du beffroi tout-à-coup tintent les glas funèbres,

L’écho trois fois a répondu ;

Et le cri du hibou trois fois dans les ténèbres

Sur le château s’est répandu.

Les hurlements du dogue ont troublé le village,

L’orme est couché sur le gazon.

Comtesse infortunée, à la fleur du bel âge,

La mort seule ouvrit ta prison.

Tu n’es plus ! et la joie et la pompe des fêtes

Ont pour jamais fui ce manoir ;

Pour unique habitant ces profondes retraites

N’offrent plus qu’un fantôme noir.

Les filles du vallon, désormais plus craintives,

Désertent l’ombre du verger ;

Aux bosquets de Cumnor les danses fugitives

Ne guident plus leur chœur léger.

Souvent le voyageur a plaint l’infortunée,

Dont le trépas l’occupe encor

Quand de loin se présente à sa vue étonnée

La tour ancienne de Cumnor.<poem>

  1. Voir les romans du Monastère et de l’Abbé, A. M.