Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 45-56).


CHAPITRE IV.

LA JEUNE DAME.


Il ne faut pas servir deux maîtres ? Voici pourtant un jeune homme qui veut l’essayer. Il servirait volontiers Dieu, cependant il acquitte sa dette envers le diable. Il dit son Benedicite avant de faire une mauvaise action, et il dit dévotement ses grâces après l’avoir commise.
Vieille comédie.


La chambre où le maître de Cumnor-Place conduisit son digne visiteur était de plus grande dimension que celle où ils avaient commencé leur entretien, et offrait encore plus de traces de dégradation. De larges armoires en bois de chêne, garnies de tablettes du même bois, régnaient autour de la pièce, et avaient autrefois servi à ranger une nombreuse collection de livres. Il y en avait encore quelques-uns, mais gâtés, déchirés, couverts de poussière, dépouillés de leurs riches agrafes et de leurs reliures, et entassés pêle-mêle sur les rayons, comme des objets méprisés et abandonnés à la merci du premier qui voudrait les prendre. Les armoires elles-mêmes avaient encouru la disgrâce des ennemis de la science qui avaient détruit les volumes dont elles avaient été autrefois remplies : elles étaient en plusieurs endroits dégarnies de leurs rayons, ailleurs brisées et endommagées, et en outre tapissées de toiles d’araignée et couvertes de poussière.

« Ceux qui ont écrit ces livres, » dit Lambourne en regardant autour de lui, « ne savaient guère entre les mains de qui ils tomberaient.

— Ni le service qu’ils me rendraient, ajouta Foster : le cuisinier les a employés pour écurer sa vaisselle d’étain, et depuis plusieurs mois mon domestique ne s’est pas servi d’autre chose pour nettoyer mes bottes.

— Et cependant, dit Lambourne, j’ai été dans des villes où ces denrées scientifiques auraient été jugées trop bonnes pour de semblables usages.

— Bah ! bah ! répondit Foster, tout cela n’est que du fatras papiste ; c’était la bibliothèque de ce vieux marmotteur d’abbé d’Abingdon. La dix-neuvième partie d’un sermon sur le saint Évangile vaut une charretée de ces raclures du chenil de Rome.

— Tudieu ! maître Tony Allume-Fagots, » s’écria Lambourne par manière de réponse.

Foster, en le regardant d’un air sinistre, lui répondit : « Écoutez, ami Michel, oubliez ce nom et les circonstances auxquelles il a rapport, si vous ne voulez que notre amitié, qui vient de revivre, meure d’une mort subite et violente.

— Comment donc ! vous étiez si glorieux de la part que vous aviez prise à la mort des deux évêques hérétiques !

— C’est qu’alors j’étais gonflé de toute l’amertume du fiel, chargé des liens de l’iniquité ; mais ce nom ne convient plus à ma conduite et à mes actions, maintenant que j’ai été appelé parmi les élus. M. Melchisedech Maultext compare mon malheur en cette affaire à celui de l’apôtre Paul qui garda les habits de ceux qui lapidaient saint Étienne. Il prêcha sur ce sujet, il y a trois sabbats, et appuya son discours de l’exemple d’une honorable personne qui l’écoutait, voulant parler de moi.

— Silence, de grâce ! Foster, je ne sais comment cela se fait, mais j’éprouve une sorte de crispation de la peau quand j’entends le diable citer l’Écriture ; d’ailleurs, mon homme, comment as-tu pu avoir le cœur de quitter ton ancienne religion, cette religion si commode que l’on ôte et remet comme un gant ? Ne me souviens-je pas comme tu allais porter ta conscience au confessionnal aussitôt que le mois finissait ? Et quand elle avait été bien écurée, frottée et blanchie par le prêtre, tu étais toujours prêt à commettre la plus grande infamie qu’on pût imaginer, comme un enfant qui n’est jamais plus disposé à se rouler dans la boue que quand on lui amis sa belle jaquette des dimanches.

— Ne t’inquiète pas de ma conscience, dit Foster ; c’est une chose que tu ne peux comprendre parce que tu n’en as jamais eu une à toi ; mais plutôt venons au fait, et dis-moi, en un mot, ce que tu me veux, et quel espoir t’a amené ici.

— L’espérance d’améliorer mon sort, sois-en sûr, répondit Lambourne, comme disait la vieille femme en se jetant par-dessus le pont de Kingston. Vois, cette bourse renferme tout ce qui me reste d’une somme aussi ronde qu’un homme puisse désirer de la porter dans son gousset. Tu es ici bien établi, à ce qu’il me semble, et, à ce que je pense, bien appuyé ; car on dit que tu es sous certaine protection spéciale qui te permet de danser dans un filet sans qu’on te voie. Or je sais qu’une pareille protection ne s’achète pas pour rien, tu dois avoir quelques services à faire en échange, et c’est pour cela que je viens t’offrir mon assistance.

— Mais si je n’ai pas besoin de toi, Michel ? je pense que ta modestie peut regarder ce cas comme possible.

— C’est-à-dire, riposta Lambourne, que tu aimerais mieux faire toute la besogne que de partager le salaire ; mais garde-toi d’être trop avare, Tony ; l’avarice fait crever le sac, et le grain se perd[1]. Regarde le chasseur quand il va tuer le cerf, il emmène avec lui plus d’un chien ; il a le franc limier pour suivre par monts et par vaux la piste de l’animal blessé, mais il a aussi l’agile lévrier pour l’atteindre sur-le-champ. Tu es le franc limier, moi le lévrier : ton patron doit avoir besoin des deux, et peut bien trouver de quoi les payer. Tu as une profonde sagacité, une ténacité infatigable, et, pour le mal, une activité naturelle qui surpasse la mienne ; mais aussi je suis plus hardi, plus vif, plus prompt dans l’action et dans les expédients. Séparées, nos qualités sont insuffisantes ; mais unissons-les, et nous mènerons le monde entier. Qu’en dis-tu ?… chasserons-nous de compagnie ?

— C’est la proposition d’un chien hargneux… Tu viens flairer mes affaires privées ; mais tu n’as jamais été qu’un chien mal dressé.

— Tu n’auras pourtant pas à te plaindre de moi, à moins que tu ne repousses mon offre, dit Lambourne ; mais si tu le fais, tiens-toi bien en garde, seigneur chevalier, comme dit le roman. Je serai de moitié dans tes projets, ou je les traverserai ; car je suis venu dans le but de travailler pour ou contre toi.

— Eh bien ! dit Foster, puisque tu me laisses un si beau choix, j’aime mieux être ton ami que ton ennemi. Tu as raison, je puis te taire entrer au service d’un patron qui a le moyen de nous employer, nous et une centaine d’autres ; et comme tu dis, tu as tout ce qu’il faut pour faire son affaire. Il faut de l’audace et de la dextérité ; à cet égard les registres de la justice témoignent en la faveur ; qu’on ne soit arrêté par aucun scrupule : qui te soupçonna jamais d’avoir une conscience ? Il faut de l’assurance à qui veut servir un courtisan, et ton front est aussi impénétrable qu’un casque de Milan. Il n’y a qu’une seule chose sur laquelle je voudrais que tu t’amendasses.

— Et qu’est-ce que c’est, mon précieux ami Antony ? car je jure par l’oreiller des Sept-Dormants que je me dépêcherai de m’amender.

— Bon ! en voilà un exemple à l’instant même. Tu emploies trop souvent dans tes discours le jargon de l’ancien régime, et tu te sers à tout propos de jurons étranges qui sentent le papisme. En outre, tu as l’air trop débauché, trop dissolu pour prendre rang parmi les serviteurs d’un seigneur qui a une réputation à conserver aux yeux du monde. Il faut aussi réformer ton costume et adopter une mise plus grave et plus soignée, porter ton manteau sur les deux épaules, avoir un collet bien empesé qui ne soit pas chiffonné comme celui-là. Il faut encore élargir les bords de ton chapeau, diminuer l’ampleur superflue de ton haut-de-chausses, aller à l’église, ou, ce qui est mieux dit, à l’assemblée, au moins une fois par mois, ne jurer que sur ta foi ou sur ta conscience, mettre de côté ce regard de spadassin, enfin ne jamais toucher à la garde de ton épée que quand tu tireras pour tout de bon cette arme profane.

— Par le jour qui nous éclaire, Antony, tu es fou, répliqua Lambourne ; tu viens de faire le portrait de l’écuyer d’un puritain plutôt que celui du serviteur d’un courtisan ambitieux. Un homme tel que tu voudrais que je le devinsse devrait porter un livre à sa ceinture au lieu de poignard, et pourrait passer pour avoir tout juste autant de valeur qu’il en faut pour suivre un bourgeois au prêche de Saint-Antoine et prendre sa défense contre le premier boutiquier qui voudrait lui disputer le haut du pavé. Il doit s’accoutrer d’une autre manière, celui qui veut figurer à la cour, à la suite d’un grand seigneur.

— Apprends donc, Michel, qu’il y a eu des changements depuis que tu n’as vu le monde en Angleterre, et qu’il y a des gens qui arrivent à leur but par les moyens les plus hardis comme les plus secrets, sans jamais faire entendre une rodomontade, ni un jurement, ni un mot profane.

— C’est-à-dire qu’ils ont le diable pour associé dans leur commerce, et qu’ils ne font pas figurer son nom dans la signature de la maison. C’est fort bien : je ferai de mon mieux pour me contrefaire, plutôt que de perdre mon terrain dans ce nouveau monde, puisqu’à l’entendre il est si rigide. Mais, Antony, quel est le nom de ce grand seigneur pour le service duquel je dois me faire hypocrite ?

— Ha, ha ! monsieur Michel, vous voilà dans vos questions, » dit Foster avec un sourire forcé ; « et c’est comme cela que vous prétendez connaître mes affaires ? Que savez-vous s’il existe un pareil personnage au monde, et si je n’ai pas voulu vous faire un conte ?

— Toi, me faire un conte ! toi qui n’as pas plus de cervelle qu’une mouette cuite ! » repartit Lambourne sans perdre contenance. « Va, quelque impénétrable que tu te croies, je parierais voir au bout d’un jour aussi clair à travers tes affaires, comme tu les appelles, qu’à travers la corne sale d’une vieille lanterne d’écurie. »

À ce moment leur conversation fut interrompue par un cri perçant parti de la pièce voisine.

« Par la sainte croix d’Abingdon ! » s’écria Antony Foster, oubliant son protestantisme dans sa frayeur, « je suis un homme perdu ! »

En disant cela, il courut dans la chambre d’où était parti le cri ; Michel Lambourne l’y suivit. Mais pour expliquer ce cri inattendu, il est nécessaire de rétrograder un peu dans notre récit.

Nous avons dit plus haut que, lorsque Lambourne accompagna Foster dans la bibliothèque, ils laissèrent Tressilian dans l’ancien parloir. Son œil sévère les suivit jusque hors de la salle avec une expression de mépris dont il reporta sur-le-champ une partie sur lui-même, dans sa honte d’avoir pu rester un moment en pareille compagnie.

« Telle est Amy, » se disait-il en lui-même, « la compagnie à laquelle ta cruelle légèreté, ta perfidie injuste autant qu’irréfléchie, ont contraint de s’accoler un homme sur lequel ses amis fondaient de bien autres espérances ! un homme qui te méprise maintenant autant que devront le mépriser les autres pour l’avilissement où le fait descendre son amour pour toi ! Mais jamais je ne cesserai de te chercher, toi jadis l’objet de l’affection la plus pure et la plus dévouée, quoique désormais tu ne puisses plus être pour moi qu’un sujet de larmes… Je te sauverai de ton ravisseur et de toi-même… Je te rendrai à tes parents et à ton Dieu. Je ne puis faire que l’étoile brille de nouveau dans la sphère d’où elle a été enlevée ; mais… »

Un léger bruit qui se fit entendre dans l’appartement interrompit sa rêverie ; il regarda autour de lui, et dans la femme aussi belle que richement vêtue qui entrait en ce moment par une porte latérale, il reconnut l’objet de ses recherches. Son premier mouvement à cette vue fut de se cacher le visage avec le collet de son manteau, jusqu’à ce qu’il trouvât un moment favorable de se faire connaître. Mais son plan fut déconcerté par la jeune dame (car elle n’avait pas plus de dix-huit ans), qui courut vers lui d’un air joyeux, et le tirant par son manteau lui dit gaîment :

« Allons, mon bien-aimé, après une si longue absence, vous ne venez pas me voir pour jouer une scène de bal masqué… Vous êtes accusé de trahison envers le véritable amour, la plus tendre affection ; vous devez comparaître à la barre et répondre à visage découvert… Que dites-vous ? coupable ou non coupable ?

— Hélas ! Amy, » dit Tressilian d’un ton bas et mélancolique, en lui laissant écarter son manteau de son visage. Le son de sa voix, et bien plus encore son aspect inattendu, firent cesser l’enjouement de la jeune dame… Elle recula, devint pâle comme la mort, et se couvrit la figure de ses mains. Tressilian lui-même fut un moment atterré ; mais comme s’il se rappelait tout-à-coup la nécessité de profiter d’une occasion qui pouvait ne pas se représenter, il lui dit d’une voix basse : « Amy, n’ayez pas peur de moi.

— Pourquoi aurais-je peur de vous ? » dit la jeune dame en découvrant son beau visage, animé en ce moment d’une vive rougeur. « Pourquoi aurais-je peur de vous, monsieur Tressilian ? et d’où vient que vous vous êtes introduit dans ma demeure sans y être invité, sans y être désiré ?…

— Votre demeure, Amy !… hélas ! une prison, votre demeure ? une prison gardée par un des hommes les plus vils, mais qui ne l’est pas plus que celui qui l’emploie !

— Cette maison est à moi, dit Amy, à moi tant qu’il me plaira de l’habiter… C’est mon plaisir de vivre dans la retraite : qui m’en empêchera ?

— Votre père, jeune fille, votre père désolé, qui m’a envoyé à votre recherche avec une autorité qu’il ne peut exercer en personne. Voici une lettre qu’il a écrite en bénissant ses souffrances corporelles qui faisaient un peu diversion à l’agonie de son âme.

— Ses souffrances !… Mon père est-il donc malade ? dit la jeune dame.

— Tellement malade que votre retour même, quelque prompt qu’il puisse être, ne lui rendra peut-être pas la santé ; mais en un instant tout sera prêt pour votre départ si vous consentez à me suivre.

— Tressilian, je ne puis, je ne dois, je n’ose pas abandonner ces lieux. Retournez près de mon père… dites-lui que j’obtiendrai d’aller le voir avant la fin de cette journée. Retournez, Tressilian… dites-lui que je suis bien, que je suis heureuse… Je voudrais pouvoir penser qu’il l’est aussi… Dites-lui de ne pas craindre mon retour, et qu’il sera tel qu’il lui fera oublier tous les chagrins qu’Amy fui a causés… La pauvre Amy est maintenant plus grande qu’elle n’ose le dire… Allez, bon Tressilian… j’ai eu bien des torts envers vous ; mais croyez qu’il est en mon pouvoir de guérir les blessures que j’ai faites… Je vous ai dérobé un cœur qui n’était pas digne de vous ; mais je puis vous dédommager de cette perte par les honneurs et par un brillant avancement.

— Est-ce à moi que s’adressent ces paroles, Amy ? Pouvez-vous m’offrir les pompes d’une vaine ambition en échange de la douce paix que vous m’avez ravie ?… Mais laissons cela… Je ne viens pas pour vous faire des reproches, mais pour vous servir et vous délivrer… Vous ne pouvez me le cacher, vous êtes prisonnière ; autrement votre cœur, car jadis votre cœur était bon, aurait déjà volé près du lit de votre père. Venez, pauvre fille, fille malheureuse et abusée… tout sera oublié… tout sera pardonné… Ne craignez de ma part aucune importunité au sujet de nos engagements… c’était un songe, et je me suis éveillé. Mais venez, votre père vit encore ; venez, et un mot de tendresse, une larme de repentir effacera le souvenir de tout ce qui s’est passé.

— Ne vous ai-je pas promis, Tressilian, que j’irai trouver mon père, et cela sans autre retard que celui qui m’est nécessaire pour remplir d’autres devoirs également impérieux ? allez lui porter cette nouvelle… Je me rendrai près de lui, aussi certainement que le ciel nous éclaire, mais quand j’en aurai obtenu la permission.

— La permission !… la permission de venir voir votre père sur son lit de douleur… peut-être sur son lit de mort ! » répéta Tressilian avec impatience ; « et la permission de qui ? d’un misérable qui, sous le masque de l’amitié, a violé les devoirs de l’hospitalité ; et vous a arrachée du toit de votre père !…

— Ne le calomnie pas, Tressilian. Celui dont tu parles porte une épée aussi bien affilée que la tienne… mieux affilée peut-être, homme présomptueux ! Car tes plus belles actions, soit en temps de paix, soit en temps de guerre, sont aussi peu dignes d’être mises en parallèle avec les siennes, que ton obscur nom de figurer dans la sphère où il se meut… Laisse-moi ! va porter mon message à mon père, et quand il enverra de nouveau vers moi, qu’il choisisse un messager qui me soit plus agréable.

— Amy, » reprit Tressilian avec calme, « tu ne saurais m’émouvoir par tes reproches. Dis-moi seulement un mot, afin que je puisse au moins présenter une lueur de consolation à mon vieil ami… Le rang de cet homme dont tu te glorifies tant, le partages-tu avec lui, Amy ? A-t-il les droits d’un époux, pour contrôler tes actions ?

— Arrête, misérable ! cesse tes insolences, dit la jeune dame, je ne daigne pas répondre à des questions qui outragent mon honneur.

— Vous m’en avez assez appris en refusant de répondre, répliqua Tressilian : mais malheureuse que tu es, remarque bien que je suis armé de toute l’autorité de ton père pour te commander l’obéissance, et que je te sauverai de l’esclavage, du péché, de la honte, même en dépit de toi…

— Point de violences ici, » s’écria-t-elle en s’éloignant de lui, alarmée de la résolution qu’exprimaient son regard et sa contenance ; « ne me menace point, car j’ai les moyens de repousser la force.

— Mais non, j’en suis convaincu, vous n’avez pas l’intention de les employer dans une aussi mauvaise cause, reprit Tressilian. Il est impossible, Amy, que de ton plein gré, maîtresse de ta volonté, dégagée de toute influence, tu choisisses un état d’esclavage et de déshonneur… Tu as été séduite par quelque enchantement… fascinée par quelque artifice… Tu es actuellement retenue par quelque vœu forcé… Mais je romps aussi le charme… Amy, au nom de ton excellent père, de ton père désolé, je t’ordonne de me suivre. »

En disant ces mots, il s’avança et étendit le bras comme pour la saisir. Mais elle recula précipitamment, et poussa le cri qui, ainsi que nous l’avons dit plus haut, attira dans l’appartement Lambourne et Foster.

Ce dernier, en entrant, s’écria : « Feu et fagots ! que se passe-t-il ici ? » Puis s’adressant à la jeune dame d’un ton qui tenait de la prière et du commandement, il ajouta : « Ciel ! madame, que faites-vous ici hors de vos limites ?… retirez-vous, retirez-vous, il y va de la vie dans cette affaire… Et vous, l’ami, qui que vous soyez, quittez cette maison… partez vite, avant que le manche de mon poignard fasse connaissance avec votre côté… Dégaine, Michel, débarrasse-nous de ce misérable.

— Non pas, sur mon âme, dit Lambourne ; il est venu ici en ma compagnie, et il est à l’abri de mes coups par la loi de notre ordre, du moins jusqu’à ce que nous nous rencontrions autre part… Mais écoutez, mon camarade de Cornouailles, vous suscitez ici un coup de vent de votre pays, un ouragan, comme on dit aux Indes. Disparaissez, partez, évanouissez-vous, ou nous vous enverrons devant le maire d’Halgavar, et cela avant que Dudman et Ramhead[2] se rencontrent.

— Silence, vils laquais ! dit Tressilian ; et vous, madame, adieu ! Ce qui reste de vie dans le sein de votre père le quittera à la nouvelle que je vais lui apprendre. »

Il sortit, tandis que la jeune dame disait d’une voix défaillante : « Tressilian, ne vous pressez pas trop… ne me calomniez pas !

— Voilà une belle affaire, dit Foster. Je vous prie, madame, de retourner à votre chambre et de nous laisser aviser aux moyens d’arranger cela. Allons, point de retard.

— Je ne suis point faite pour obéir à vos ordres, monsieur, répondit la jeune dame.

— Non, vraiment ; mais il faut pourtant, ma belle dame… excusez ma liberté ; mais, sang et ongles ! ce n’est pas le moment de faire des politesses… il faut que vous retourniez dans votre chambre… Toi, Michel, suis ce faquin d’entremetteur, et puisque tu veux faire ton chemin, veille à ce qu’il sorte de chez nous, tandis que je mettrai cette entêtée à la raison… Tire ton sabre, l’ami, et sus !

— Je le suivrai, dit Michel, et vous allez le voir déguerpir… Mais cependant frapper un homme avec qui j’ai bu le coup du matin, répugne trop à ma conscience. » À ces mots il quitta l’appartement.

Cependant Tressilian avait suivi d’un pas rapide le premier sentier qui lui paraissait devoir le conduire hors du vaste parc où était située la demeure de Foster ; mais son trop de hâte et le trouble de son esprit furent cause qu’il s’égara : au lieu de prendre l’avenue qui menait au village, il en prit une autre, qui, après qu’il l’eut parcourue quelque temps sans y faire attention, le conduisit à une autre extrémité du domaine, en face d’une petite porte percée dans la muraille qui donnait sur la campagne.

Tressilian s’arrêta un instant en cet endroit. Peu lui importait par quel chemin il sortirait d’un séjour maintenant si odieux à sa mémoire ; mais il était probable que cette petite porte était fermée, et sa retraite devenait impossible de ce côté.

« Il faut pourtant essayer, se dit-il : le seul moyen de sauver cette malheureuse, cette jeune fille aimable autant qu’à plaindre, est un appel de son père aux lois de son pays… Il faut que je me hâte de lui apprendre cette nouvelle déchirante. »

Tout en se parlant ainsi à lui-même, Tressilian s’était approché pour voir s’il y avait quelque moyen d’ouvrir cette porte ou de l’escalader, quand il s’aperçut que du dehors on introduisait une clef dans la serrure. Cette clef tourna, la porte céda, et un cavalier, qui entrait enveloppé dans son manteau et coiffé d’un grand chapeau garni d’une plume tombante, se trouva tout-à-coup à quatre pas de celui qui cherchait à sortir. Tous deux s’écrièrent ensemble d’un ton de fureur et de surprise : « Varney ! Tressilian !… «

« Que faites-vous ici ? » Telle fut la question que l’étranger adressa d’un ton dur à Tressilian, quand le premier moment de surprise fut passé. « Que faites-vous ici où vous n’êtes ni attendu ni désiré ?

— Et vous, Varney, qu’y faites-vous, vous-même ? Venez-vous triompher de l’innocence que vous avez souillée, comme le vautour ou le corbeau s’abat sur l’agneau à qui il a arraché les yeux ? ou bien viens-tu affronter la juste vengeance d’un honnête homme outragé ? Tire ton épée, chien maudit, et défends-toi. »

En disant ces mots, Tressilian mit l’épée à la main ; mais Varney se contentant de porter la main sur la poignée de la sienne, répondit : « Tu es fou, Tressilian. J’avoue que les apparences sont contre moi ; mais, par tous les serments que peut inventer un prêtre, ou qu’un homme peut faire, je te jure que mistress Amy Robsart n’a pas été outragée par moi, et en vérité j’aurais quelque répugnance à en venir aux mains avec toi pour cette affaire… Tu sais que je suis homme à me battre.

— Je l’ai entendu dire, mais en ce moment j’aimerais à en avoir d’autres preuves que ta parole.

— Elles ne te manqueront point, si ma lame et sa poignée me sont fidèles, » répondit Varney. Puis, tirant son épée de la main droite, et rassemblant son manteau sur son bras gauche, il attaqua Tressilian avec une vigueur qui pour un moment sembla lui donner l’avantage du combat ; mais cet avantage ne dura pas long-temps. Tressilian unissait à la soif de la vengeance un coup d’œil qui le servait admirablement dans le maniement des armes ; de sorte que Varney, se trouvant à son tour serré de près, voulut profiter de la supériorité de sa force pour attaquer son ennemi corps à corps. Dans ce dessein, il se hasarda à recevoir une des passes de Tressilian dans son manteau entortillé autour de son bras, et avant que son adversaire eût pu dégager son arme, il se fendit en tirant son épée en arrière pour l’en percer. Mais Tressilian était sur ses gardes, et tirant son poignard, il s’en servit pour parer ce terrible coup, qui aurait mis fin au combat. Dans la lutte qui s’ensuivit, il déploya une adresse qui confirma l’opinion de mon hôte sur son origine ; car les habitants de Cornouailles sont si habiles à la lutte, que si les jeux de l’antiquité venaient à renaître, ils pourraient défier tous les peuples de l’Europe. Varney, dans sa malencontreuse attaque, fit une chute si violente et si soudaine que son épée vola à quelques pas de là, et qu’avant qu’il pût se relever, celle de son adversaire était appuyée sur sa poitrine.

« Donne-moi à l’instant le moyen de délivrer la victime de ta trahison, dit Tressilian, ou regarde pour la dernière fois l’astre béni du Créateur. »

Varney, trop confus ou trop furieux pour répondre, tenta un effort pour se lever, et son adversaire avait retiré son bras en arrière pour exécuter sa menace quand le coup fut arrêté par la main de Michel Lambourne qui, attiré par le cliquetis des épées, était arrivé à temps pour sauver la vie de Varney.

« Allons, camarade, en voilà assez, peut-être même de trop… rengainez votre épée et jouons des jambes… l’Ours-Noir nous appelle à grands cris.

— Loin d’ici, vil coquin ! » dit Tressilian en se dégageant de la main de Michel Lambourne —, « oses-tu bien te placer entre mon ennemi et moi ?

— Vil coquin ! vil coquin ! répéta Lambourne, je répondrai à cela avec de l’acier trempé lorsqu’un verre de vin m’aura fait oublier le coup du matin que nous avons bu ensemble. En attendant, voyez-vous, partez… décampez au plus vite… nous sommes deux contre un.

Il disait vrai, car Varney avait profité du moment pour ramasser son arme. Tressilian reconnut qu’il y aurait de la folie à poursuivre un combat aussi inégal. Il prit sa bourse, en tira deux nobles d’or, et les jeta à Lambourne en disant : « Tiens, misérable, voilà le salaire de ta matinée… tu ne pourras pas dire que tu as été mon guide pour rien… Adieu, Varney, nous nous retrouverons là où il n’y aura personne pour se jeter entre nous. » En disant ces mots, il tourna les talons et sortit par la petite porte.

Varney ne parut pas se soucier (peut-être n’en eût-il pas eu la force, car sa chute avait été rude) de troubler la retraite de son ennemi. Il se contenta de lui lancer un regard farouche en le voyant partir ; puis s’adressant à Lambourne : « Es-tu un camarade de Foster, mon brave ?

— Amis jurés, comme manche et lame, répondit Lambourne.

— Voilà une pièce d’or pour toi. Suis cet homme, vois où il s’arrêtera, et viens me le dire ici ; mais sois prudent et silencieux, coquin, si tu tiens à ton gosier.

— Il suffit, répondit Lambourne ; je puis suivre une piste aussi bien que le meilleur limier.

— Va donc, » dit Varney en remettant sa rapière dans le fourreau ; et tournant le dos à Lambourne, il s’achemina lentement vers la maison. Lambourne ne s’arrêta qu’un instant pour ramasser les nobles que son ci-devant compagnon lui avait jetés avec si peu de cérémonie, et se dit à lui-même en les mettant dans sa bourse avec le cadeau de Varney : « J’ai parlé hier à ces animaux des richesses d’Eldorado ; par saint Antoine ! il n’y a pas pour les hommes de ma trempe d’Eldorado qui égale la bonne vieille Angleterre. Il y pleut des nobles, par le ciel… ils couvrent le gazon comme des gouttes de rosée… il n’y a qu’à les ramasser. Si je n’ai pas ma part de cette brillante rosée, puisse mon épée se fondre comme un glaçon ! »


  1. Covetousness bursts the sack and spills the grain. a. m.
  2. Dudman et Ramhead (tête de bélier) sont les noms de deux caps sur la côte de Cornouailles, au sud-est de l’Angleterre. a. m.