Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 368-378).


CHAPITRE XXXII.

LES NOUVEAUX CHEVALIERS.


Les plus sages souverains sont sujets à Terreur comme de simples particuliers ; et de royales mains ont quelquefois marqué du sceau de la chevalerie une épaule qui aurait mérité d’être flétrie par le bourreau. Qu’y pouvons-nous ? Les rois font de leur mieux, et comme nous ils répondront de l’intention et non de l’événement.
Ancienne Comédie.


« C’est une triste chose, » dit la reine lorsque Tressilian se fut retiré, « de voir la raison d’un sage et savant homme si cruellement égarée. Cependant le désordre de sa tête manifesté en public nous montre clairement que les prétendus outrages qui lui avaient été faits, ainsi que tout le reste de l’accusation, étaient sans fondement. C’est pourquoi, milord Leicester, nous nous rappelons la requête que vous nous avez adressée en faveur de votre fidèle serviteur Varney ; ses bonnes qualités et son attachement pour vous doivent recevoir de nous la récompense qui leur est due ; car nous savons que Votre Seigneurie et tout ce qu’elle possède est ardemment dévoué à notre service. Nous conférons à Varney l’honneur que vous sollicitez pour lui, d’autant plus volontiers que, dans le château de Votre Seigneurie, nous craignons d’être une convive à charge à son hospitalité, et nous voulons aussi complaire au bon chevalier du comté de Devon, sir Hugh Robsart, dont il a épousé la fille, espérant que cette marque spéciale de faveur que nous allons accorder à son gendre le réconciliera avec lui. Votre épée, milord Leicester ! »

Le comte détacha son épée, la prit par la pointe, et un genou en terre en présenta la poignée à Élisabeth.

Elle la prit lentement, la tira du fourreau, et tandis que les dames qui l’entouraient détournaient leurs yeux avec un frémissement réel ou affecté, elle remarqua d’un œil curieux le brillant poli et les riches ornements damasquinés de la lame étincelante.

« Si j’avais été homme, dit-elle, il me semble qu’aucun de mes ancêtres n’eût aimé plus que moi une bonne épée ; toute femme que je suis, j’ai du plaisir à en regarder une, et comme la Fata Morgana, dont j’ai lu l’histoire dans quelque poème italien… si mon filleul Harrington était ici il me rappellerait ce passage… je pourrais arranger mes cheveux et ajuster ma coiffure dans un miroir d’acier semblable à celui-ci. — Richard Varney, approchez, et mettez-vous à genoux. Au nom de Dieu et de saint George, nous te faisons chevalier. Sois fidèle, brave et heureux. Relevez-vous, sir Richard Varney. »

Varney se leva, et se retira en faisant un profond salut à sa souveraine qui venait de lui conférer un si grand honneur.

« Quant à attacher les éperons et aux autres cérémonies qui restent, elles peuvent être achevées demain dans la chapelle, car nous destinons à sir Richard Varney un camarade d’honneur ; et comme nous devons mettre de l’impartialité dans une telle distinction, notre projet est de nous en entretenir avec notre cousin de Sussex. »

Le noble comte, qui depuis son arrivée à Kenilworth, et même depuis le commencement de ce voyage, s’était trouvé dans une situation subordonnée envers Leicester, avait le front couvert de sombres nuages ; et cette circonstance n’était pas échappée à la reine, qui espéra apaiser son mécontentement, et, fidèle à son système politique de maintenir l’équilibre, lui donner une marque de faveur particulière d’autant plus flatteuse qu’il l’obtiendrait au moment où le triomphe de son rival paraissait complet.

Sur l’ordre de la reine Élisabeth, Sussex s’empressa de s’approcher, et lorsqu’elle lui demanda auquel des gentilshommes recommandables par leur naissance et leur mérite, il désirait voir conférer l’ordre de la chevalerie, il répondit avec plus de sincérité que de politique qu’il aurait pris la liberté de nommer Tressilian, auquel il croyait être redevable de la vie ; que c’était d’ailleurs un savant et un militaire distingué, d’une famille sans tache, mais qu’il craignait que les événements de la soirée… Là il s’arrêta.

« Je suis bien aise que Votre Seigneurie montre autant de circonspection, dit Élisabeth. Les événements de cette soirée nous auraient rendue aussi folle aux yeux de nos sujets que ce pauvre gentilhomme au cerveau fêlé (car nous n’attribuons sa conduite à aucune malice), si nous choisissions ce moment pour lui accorder cette faveur.

— En ce cas, » dit le comte de Sustex un peu décontenancé, « Votre Majesté me permettra de nommer mon écuyer, maître Nicolas Blount, gentlhomme qui possède un beau domaine et un ancien nom, et qui a reçu en Écosse et en Irlande d’honorables blessures au service de Votre Majesté. »

La reine ne put s’empêcher de lever légèrement les épaules à ce second choix, et la duchesse de Rutland, qui crut s’apercevoir qu’elle s’était attendue à ce qu’il nommât Raleigh et lui permît ainsi de satisfaire ses propres désirs, tout en paraissant déférer à sa recommandation, n’attendit que l’assentiment de la reine à ce qu’il venait de proposer, pour dire que, puisqu’il avait été permis à deux seigneurs de présenter un candidat pour les honneurs de la chevalerie, elle espérait, au nom des dames présentes, obtenir une semblable faveur.

« Je ne serais pas femme si je refusais une telle requête, » dit la reine en souriant.

« Alors, poursuivit la duchesse, au nom des belles dames ici présentes, je demande à Votre Majesté de conférer le rang de chevalier à Walter Raleigh, dont la naissance, les faits d’armes et l’empressement à servir notre sexe, de son épée ou de sa plume, méritent une telle distinction de notre part.

— Grand merci, belles dames, dit Élisabeth, votre requête est accordée, et le gentil écuyer sans manteau deviendra le bon chevalier sans manteau, d’après votre désir. Que les deux aspirants aux honneurs de la chevalerie s’avancent. »

Blount, qui était allé veiller à ce que Tressilian fût mis en lieu de sûreté, n’était pas encore revenu ; mais Raleigh s’approcha, et s’agenouillant, il reçut des mains de la reine vierge ce titre d’honneur qui ne fut jamais accordé à un sujet plus distingué ni plus illustre.

Bientôt après Nicolas Blount rentra, et Sussex, qui le rencontra à la porte de la salle, lui ayant appris la gracieuse intention de la reine à son égard, il eut ordre de s’avancer vers le trône. C’est un spectacle trop commun, mais douloureux et plaisant à la fois, que de voir un honnête homme, doué de sens commun, devenir, par la coquetterie d’une jolie femme ou par toute autre cause, l’esclave de ces frivolités puériles qui ne conviennent qu’à la brillante jeunesse ou à ceux pour qui l’habitude les a rendues une seconde nature. Le pauvre Blount était dans cette situation, sa tête était déjà tout étourdie par le sentiment d’une élégance inaccoutumée, et la prétendue nécessité de faire accorder ses manières avec la recherche de sa toilette. Mais cette perspective soudaine d’honneur et d’avancement acheva, sur son caractère naturel, la conquête du nouvel esprit de fatuité qui l’avait saisi, et convertit un homme simple, honnête et gauche, en un fat de l’espèce la plus nouvelle et la plus ridicule.

Le chevalier en perspective s’avança le long de la salle, qu’il lui fallait malheureusement traverser dans toute sa longueur, tournant ses pieds en dehors avec tant d’application qu’il présentait à chaque pas le gras de sa jambe, qui ne ressemblait pas mal à un couteau d’une forme ancienne à pointe recourbée, quand on le regardait de côté. Le reste de sa démarche répondait à cette allure bizarre, et le mélange qu’on y remarquait de gauche embarras et de satisfaction de soi-même était si inconcevablement ridicule, que les amis de Leicester ne purent réprimer un chuchotement duquel plusieurs des partisans de Sussex ne purent non plus se défendre, quoique prêts à se mordre les doigts de mortification. Sussex lui-même perdit toute patience et ne put s’empêcher de dire tout bas à son ami : « Peste soit de toi ! ne peux-tu marcher en homme et en soldat ? » exclamation qui n’eut d’autre effet que de faire tressaillir l’honnête Blount, qui s’arrêta jusqu’à ce qu’un coup d’œil jeté sur ses rosettes jaunes et ses bas cramoisis lui eût rendu sa première confiance en lui-même ; ensuite il se remit à marcher du même pas qu’auparavant.

La reine conféra au pauvre Blount l’honneur de la chevalerie avec un sentiment de répugnance marqué. Cette sage princesse sentait parfaitement la convenance d’user de beaucoup de circonspection et d’économie dans la distribution de ces titres d’honneur que les Stuarts, qui lui succédèrent au trône, accordèrent avec une prodigalité qui diminua beaucoup leur valeur. Blount ne se fut pas plus tôt levé et retiré, que se retournant vers la duchesse de Rutland, la reine lui dit : « Notre esprit de femme, chère Rutland, est plus pénétrant que celui de ces êtres orgueilleux en pourpoint et en hauts-de-chausses. Vois-tu, de ces trois chevaliers, le tien est formé du seul vrai métal digne de recevoir l’empreinte de la chevalerie.

— Sir Richard Varney est pourtant l’ami de milord Leicester : assurément celui-là doit avoir du mérite, répondit la duchesse.

— Varney a une figure artificieuse et la langue dorée, reprit la reine, et je crains qu’on ne découvre en lui un fripon ; mais la promesse était d’ancienne date. Il faut, je pense, que milord Sussex ait perdu l’esprit pour nous recommander d’abord un insensé comme Tressilian, et puis un personnage aussi grossier que cet autre homme. Je vous assure, Rutland, que, pendant qu’il était à genoux devant moi, faisant une aussi piteuse grimace que s’il eût eu de la bouillie brûlante dans la bouche, j’ai eu bien de la peine à m’empêcher de lui donner de l’épée sur le crâne, au lieu de le frapper sur l’épaule.

— Votre Majesté lui a donné une rude accolade, dit la duchesse ; nous qui étions derrière, nous avons entendu le bruit de l’épée retentir sur les clavicules, et le pauvre homme en a tressailli comme s’il l’avait bien senti.

— Je n’ai pu m’en empêcher, ma chère, dit la reine en riant ; mais nous enverrons ce sir Nicolas en Irlande ou en Écosse pour débarrasser notre cour d’un si grotesque chevalier. »

La conversation devint alors plus générale, et bientôt après on annonça le souper.

La compagnie fut obligée de traverser la cour intérieure du château qui conduisait à des bâtiments neufs dans lesquels se trouvait la vaste salle à manger où les préparatifs du banquet avaient été faits avec une profusion et une magnificence digne de la circonstance.

Pendant ce trajet, et surtout dans la cour, les nouveaux chevaliers furent assaillis par les hérauts, les poursuivants d’armes et les ménestrels, des cris ordinaires de : Largesse ! largesse, chevaliers très hardis ! — ancienne invocation destinée à exciter la générosité des nouveaux membres de la chevalerie envers ceux qui étaient chargés d’enregistrer leurs armoiries et de célébrer les exploits par lesquels ils s’étaient illustrés. Cet appel fut naturellement accueilli avec libéralité et courtoisie par ceux auxquels il était adressé. Varney distribua ses largesses avec une affectation de complaisance et d’humilité ; Raleigh départit les siennes avec l’aisance gracieuse d’un homme qui a atteint une place qui lui est propre et dont la dignité lui est familière : quant à l’honnête Blount, il donna ce que son tailleur lui avait laissé d’une demi-année de revenu, laissant tomber quelques pièces dans sa précipitation, puis se baissant pour les ramasser et les distribuant aux divers réclamants avec l’air important et chagrin d’un bedeau répartissant une aumône entre les pauvres de la paroisse.

Les gratifications furent reçues avec les Vivat et les applaudissements ordinaires en de telles occasions. Mais comme ceux qui les recevaient étaient principalement de la dépendance de lord Leicester, ce fut le nom de Varney qu’on répéta avec les plus bruyantes acclamations. Lambourne surtout se distingua par ses vociférations : « Longue vie à sir Richard Varney ! santé et honneur à sir Richard ! jamais plus digne chevalier ne reçut l’accolade ; » puis baissant soudainement la voix, il ajouta : « depuis le vaillant sir Pandarus de Troie… » manière de terminer ses applaudissements qui fit rire tous ceux qui furent à portée de l’entendre.

Il est inutile de rien dire de plus sur les réjouissances de la soirée, qui furent si brillantes et dont la reine témoigna une si visible et si flatteuse satisfaction, que Leicester se retira dans son appartement avec tout l’enivrement d’une ambition satisfaite. Varney, qui avait quitté son costume brillant, se présenta devant son maître dans un négligé simple et modeste pour faire son service pendant le coucher du comte.

« Comment, sir Richard ! dit Leicester en souriant ; l’humilité de ce service ne s’accorde guère avec votre nouvelle dignité.

— Je désavouerais cette dignité, milord, dit Varney, si je pensais qu’elle dût m’éloigner de Votre Seigneurie.

— Tu es un serviteur reconnaissant, dit Leicester, mais je ne dois pas te permettre de faire ce qui te rabaisserait dans l’opinion des autres. »

Tout en parlant ainsi, il acceptait encore, sans hésiter, les services que le nouveau chevalier lui rendait avec autant d’empressement que s’il eût réellement senti dans l’accomplissement de cette tâche le plaisir que ses paroles exprimaient.

« Je ne crains pas que personne s’y méprenne, » dit-il en réponse à la remarque de Leicester, « puisqu’il n’y a pas un homme dans le château (permettez-moi de défaire le collier) qui ne s’attende à voir des personnes d’un rang bien supérieur à celui que je tiens maintenant de votre bonté, remplir bientôt auprès de vous le service de la chambre, et le regarder comme un honneur.

— Cela aurait pu être, en effet, » dit le comte avec un soupir involontaire ; puis il ajouta : « Ma robe de chambre, Varney… je veux regarder la nuit… la lune n’est-elle pas bientôt dans son plein ?

— Je le pense, milord, d’après le calendrier, » répondit Varney.

Il y avait à l’extrémité de l’appartement une croisée qui s’ouvrait sur un petit balcon de pierre en saillie qui, suivant l’usage dans les châteaux gothiques, était crénelé. Le comte ouvrit le vitrage et s’avança. Du balcon l’on avait une vue étendue sur le lac et les bois environnants. La brillante clarté de la lune reposait sur les eaux bleuâtres et sur les masses éloignées des chênes et des ormes, et des milliers d’étoiles formaient le cortège de l’astre des nuits. Tout se taisait sur la terre, et le silence n’était interrompu de temps à autre que par la voix de la sentinelle, et l’aboiement lointain des chiens, réveillés par les préparatifs que faisaient les valets et les piqueurs pour une chasse magnifique, destinée à former l’amusement du lendemain. Leicester regarda la voûte azurée du ciel avec des gestes et une physionomie où se peignaient l’impatience et l’orgueil, tandis que Varney, qui était resté dans le sombre appartement, contemplait lui-même, sans être remarqué, et avec une secrète satisfaction, son maître élevant ses mains vers les corps célestes avec un geste animé.

« Globes de feu qui roulez dans l’espace immense, » telle était l’invocation qui s’échappait en murmures confus des lèvres de l’ambitieux comte… « vous accomplissez au milieu d’un éternel silence vos mystérieuses révolutions, mais la sagesse des hommes a su vous donner un langage. Dites-moi donc quel sera le terme de la haute carrière que je parcours. La grandeur à laquelle j’aspire sera-t-elle éclatante, suprême et stable comme la vôtre, ou suis-je destiné à tracer dans l’obscurité de la nuit un sillon fugitif de lumière pour retomber ensuite à terre comme les débris de ces feux d’artifice par lesquels les hommes veulent imiter vos rayons ? »

Il contempla encore le firmament pendant une minute ou deux dans un profond silence, puis rentra dans l’appartement, où Varney parut s’être occupé à serrer les bijoux du comte dans une cassette.

« Que dit Alasco de mon horoscope ? demanda Leicester ; vous me l’aviez déjà dit, mais cela m’est échappé, car je ne fais pas grand cas de cet art.

— Bien des grands hommes et des savants en ont jugé différemment, dit Varney ; et sans vouloir flatter Votre Seigneurie, mon opinion penche de ce côté.

— Ah, ah ! oui, oui, Saül parmi les prophètes ?… Je te croyais sceptique en tout ce que tu ne pouvais voir, entendre, sentir, goûter ou toucher ; je supposais ta foi renfermée dans les limites de tes sens.

— Peut-être, milord, dit Varney, me laissé-je maintenant égarer par mon désir de voir s’accomplir les prédictions actuelles de l’astrologue. Alasco dit que votre planète favorite est maintenant arrivée au point culminant, et que l’influence contraire, quoique non vaincue, est évidemment rétrograde : ce sont, je crois, les termes dont il s’est servi.

— C’est bien cela, » dit Leicester, regardant l’extrait d’un calcul astrologique qu’il avait à la main ; « l’influence la plus forte l’emportera, et je crois que l’heure fatale est passée… Donnez-moi un coup de main, sir Richard, pour ôter ma robe de chambre, et restez un instant, si ce n’est pas une tâche trop pénible pour vous, monsieur le chevalier, jusqu’à ce que j’aie pu m’endormir. Je crois que le tumulte de la journée m’a enflammé le sang, car il coule dans mes veines comme des flots de plomb fondu… Restez un instant, je vous prie… Je voudrais sentir mes yeux s’appesantir avant de les fermer. »

Varney aida officieusement son seigneur à se mettre au lit, et plaça une lampe d’argent massif, ainsi qu’une courte épée, sur une table de marbre qui était placée auprès du chevet du lit. Soit afin d’éviter la lumière de la lampe, ou pour cacher son visage à Varney, Leicester tira le lourd rideau tissu de soie et d’or, de manière à voiler entièrement sa figure. Varney prit un siège auprès du lit, mais resta le dos tourné vers son maître, comme pour lui faire comprendre qu’il ne l’observait pas, et attendit tranquillement que Leicester lui-même mît la conversation sur le sujet qui absorbait toutes ses pensées.

« Ainsi donc, Varney, » dit le comte après avoir attendu en vain que son gentilhomme commençât la conversation, « on parle de la faveur que la reine me témoigne.

— Et vraiment, mon bon lord, de quoi parlerait-on quand elle se manifeste d’une manière si éclatante ?

— C’est, en effet, une bonne et gracieuse souveraine, » dit Leicester après un autre moment de silence, « mais il est écrit : Ne mets pas ta confiance dans les princes.

— Cette sentence est belle et vraie, dit Varney, à moins que vous ne puissiez unir leurs intérêts si complètement avec les vôtres, qu’ils soient forcés de vous rester attachés au poing, comme des faucons chaperonnés.

— Je sais ce que tu voudrais dire, » reprit Leicester avec impatience, « quoique tu mettes ce soir tant de réserve et de prudence dans tes discours avec moi. Tu voudrais faire entendre qu’il ne tiendrait qu’à moi d’épouser la reine.

— C’est vous qui l’avez dit, non pas moi, milord, répondit Varney ; mais peu importe, c’est la pensée de quatre-vingt-dix-neuf individus sur cent en Angleterre.

— Ah ! oui, « dit Leicester en se retournant dans son lit ; « mais le centième est le plus sage. Toi, par exemple, tu connais l’obstacle qui ne peut être franchi.

— Il le sera, milord, si les astres disent vrai, » répondit Varney avec calme.

« Que parles-tu des astres, reprit Leicester, toi qui ne crois ni à eux ni à autre chose ?

— Vous vous trompez, milord, avec votre permission, dit Varney ; je crois à bien des choses qui prédisent l’avenir. Je crois, lorsqu’il tombe des ondées en avril, qu’il y aura des fleurs au mois de mai, et que, si le soleil brille, le grain mûrira ; je crois beaucoup à la philosophie naturelle pour les choses de ce genre, et si les astres me les annoncent, je dirai que les astres ont raison. Par la même raison je ne repousserai pas la croyance d’un événement que je vois attendu et désiré sur la terre, seulement parce que les astrologues l’auront lu dans le ciel.

— Tu as raison, » dit Leicester en s’agitant de nouveau dans son lit ; « on le désire sur la terre, et j’ai reçu avis des églises réformées de l’Allemagne, des Pays-Bas et de la Suisse, qui sollicitent cet événement comme un point d’où dépend la sûreté de l’Europe. La France ne s’y opposera pas ; le parti dominant en Écosse fonde sur lui sa sécurité ; l’Espagne le craint, mais ne peut l’empêcher ; et malgré tout cela tu sais qu’il est impossible.

— Je ne sais pas, milord, dit Varney ; la comtesse est indisposée.

— Scélérat ! » dit Leicester en se levant en sursaut sur son lit, et saisissant l’épée posée sur la table à côté de lui, « sont-ce là tes pensées ? voudrais-tu commettre un assassinat ?

— Pour qui me prenez-vous, milord ? » répondit Varney en affectant la supériorité d’un homme innocent, objet d’un injuste soupçon. « Je n’ai rien dit qui pût mériter une imputation aussi horrible. J’ai dit seulement que la comtesse était malade ; et toute comtesse, toute belle, toute chérie qu’elle soit, Votre Seigneurie doit cependant se rappeler qu’elle est mortelle. Elle peut donc venir à mourir, et la main de Votre Seigneurie redevenir libre.

— Assez, assez ! dit Leicester ; que je n’entende plus rien de semblable.

— Une bonne nuit, milord, » dit Varney feignant de voir dans ces paroles l’ordre de se retirer ; mais Leicester l’arrêta.

« On ne m’échappe pas ainsi, sir John, dit-il ; je crois que ta chevalerie t’a aliéné la raison : avoue que tu as parlé d’impossibilités comme de choses qui pouvaient arriver.

— Milord, je souhaite une longue vie à votre belle comtesse, dit Varney ; mais ni votre amour, ni tous mes vœux ne peuvent la rendre immortelle. Cependant que Dieu fasse qu’elle vive assez long-temps pour être heureuse elle-même et faire votre bonheur ! Je ne vois pas que cela puisse vous empêcher d’être roi d’Angleterre.

— Oh ! maintenant, Varney, tu es fou à lier, dit Leicester.

— Je voudrais être aussi à portée de posséder un bon fief indépendant, dit Varney. N’avons-nous pas vu dans d’autres pays qu’un mariage de la main gauche peut subsister entre des personnes d’un rang différent, et même n’être pas un obstacle à ce que le mari s’unisse lui-même ensuite à un parti plus convenable ?

— J’ai entendu parler de choses de ce genre en Allemagne, dit Leicester.

— Sans doute ; et les plus savants docteurs des universités étrangères citent l’Ancien-Testament pour justifier cette coutume, dit Varney. Et après tout, où serait le mal ? La belle compagne que vous avez choisie pour être l’objet de votre fidèle amour occuperait ces moments secrets de délassements donnés aux épanchements de l’affection. Sa réputation est en sûreté, sa conscience peut dormir tranquille ; vous avez assez de richesses pour assurer un sort brillant à votre postérité, si le ciel vous accordait des enfants ; en attendant vous pouvez consacrer à Élisabeth dix fois autant de loisir et dix mille fois autant de tendresse que don Philippe d’Espagne en donna jamais à sa sœur Marie ; ce qui n’empêchait pas, comme vous le savez, qu’elle ne l’aimât à la folie, quoiqu’il fût si froid et si négligent. Il ne faut pour cela que savoir fermer la bouche et montrer un front serein, et vous tiendrez votre Éléonore et votre belle Rosemonde à une distance convenable l’une de l’autre. Confiez-vous à moi, et je vous construirai un labyrinthe tel qu’il n’y a pas de reine jalouse qui puisse en trouver le fil. »

Leicester garda un moment le silence, puis il dit : « C’est impossible ! Bonne nuit, sir Richard Varney ; cependant attendez… Pouvez-vous deviner quelle était l’intention de Tressilian en se montrant aujourd’hui devant la reine dans un costume si négligé ? C’était, je présume, pour toucher son tendre cœur de toute la compassion due à un amant abandonné par sa maîtresse et s’abandonnant lui-même. »

Varney répondit, en étouffant un rire moqueur, qu’il croyait que maître Tressilian n’avait pas un tel projet en tête.

« Comment ! dit Leicester, que veux-tu dire ? Il y a toujours quelque méchanceté au fond de ton rire, Varney.

— Je voulais dire seulement, milord, que Tressilian a pris le parti le plus sûr pour ne pas mourir de chagrin. Il a une compagne… une maîtresse, la femme ou la sœur, je crois, d’une espèce de comédien, logée avec lui dans la tour de Mervyn, où je l’ai cantonné pour raisons à moi connues.

— Une maîtresse, que dis-tu ? une maîtresse ?

— Oui, milord : quelle autre donc passerait des heures entières dans la chambre d’un gentilhomme ?

— Par ma foi, en temps et lieu, voilà une bonne histoire à raconter, dit Leicester ; je me suis toujours méfié de ces savants hypocrites, si adonnés à leurs livres, si vertueux en apparence. Eh bien, maître Tressilian en agit un peu sans gêne dans ma maison ; si je lui passe cela, il en a l’obligation à certains souvenirs. Je ne veux pas lui faire plus de mal qu’il n’est nécessaire ; cependant aie l’œil sur lui, Varney.

— C’est pour cette raison que je l’ai logé dans la tour de Mervyn où il est sous la surveillance de mon domestique, le plus vigilant des serviteurs s’il n’en était en même temps le plus ivrogne ; c’est Michel Lambourne dont j’ai parlé à Votre Grâce.

— À Ma Grâce, répéta Leicester ; que veux-tu dire avec cette épithète ?

— Elle m’est involontairement échappée, milord ; mais elle me semble si naturelle que je ne puis la révoquer.

— C’est ta propre élévation qui te tourne la tête, » dit Leicester en riant ; « les nouveaux honneurs entêtent comme le vin nouveau.

— Puisse Votre Seigneurie être bientôt dans le cas de parler ainsi par expérience ! » dit Varney. Et souhaitant une bonne nuit à son maître, il se retira.