Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 327-335).


CHAPITRE XXVII.

LA COMTESSE ET TRESSILIAN.


Dans mon temps, j’ai vu un enfant faire des merveilles. Robin le chaudronnier avait un garçon qui eût passé par une chatière.


Au milieu de la confusion générale qui régnait dans le château et dans ses environs, il n’était pas facile de trouver un individu ; et Wayland était moins propre qu’un autre à découvrir Tressilian, qu’il cherchait avec tant d’ardeur, parce que, connaissant tout le danger d’attirer sur lui l’attention, dans les circonstances où il était placé, il n’osait pas s’adresser indistinctement aux serviteurs et aux domestiques de Leicester. Il apprit toutefois par des questions indirectes, que, selon toute probabilité, Tressilian devait faire partie d’une troupe nombreuse de personnes de la suite du comte de Sussex qui, le matin même, étaient arrivées avec leur patron, et avaient été reçues par Leicester avec toutes sortes de marques de distinction. Il apprit en outre que les deux comtes, avec leur suite et une foule d’autres nobles personnages, chevaliers et gentilshommes, étaient montés à cheval, et s’étaient dirigés sur Warwick, depuis quelques heures, afin d’escorter la reine jusqu’à Kenilworth.

L’arrivée de la reine, comme bien d’autres grands événements, était espérée d’heure en heure, quand un courrier hors d’haleine vint annoncer que Sa Majesté, retenue par le désir de recevoir les hommages de ses vassaux qui s’étaient portés en foule à Warwick pour l’y attendre, ne serait pas au château avant la fin du jour. Cette nouvelle donna un instant de relâche à ceux qui, dans l’attente de la venue inopinée de la reine, étaient sur leurs gardes et se tenaient prêts à jouer leur rôle dans les fêtes qui devaient signaler cette réception. Wayland, en ce moment, voyant entrer plusieurs cavaliers dans le château, eut quelque espoir de trouver Tressilian parmi eux. Afin de ne point perdre l’occasion de rencontrer son patron dans le cas où il arriverait effectivement, il se plaça dans la cour extérieure, près de la tour de Mortimer, surveillant attentivement tous ceux qui remontaient ou descendaient le pont, dont l’extrémité était protégée par cet édifice. Posté de la sorte, il ne pouvait manquer de voir tous ceux qui entraient dans le château ou qui en sortaient, et il mettait toute son attention à étudier l’extérieur et la tournure de chaque cavalier, quand, après avoir débouché par la tour de la galerie, il traversait le champ clos au pas ou au galop, et s’avançait vers l’entrée de la grande cour.

Tandis que Wayland cherchait ainsi à découvrir celui qu’il ne voyait nulle part, il se sentit tirer la manche par quelqu’un dont il aurait tout autant aimé n’être pas vu.

C’était Dickie Sludge ou Flibbertigibbet qui, de même que le lutin dont il portait le nom, et dont, pour plus de ressemblance, il avait pris le costume, semblait se faire un jeu de surprendre ceux qui pensaient le moins à lui. Quels que fussent les sentiments intérieurs de Wayland, il jugea convenable d’exprimer de la joie de cette rencontre inattendue.

« Ah ! c’est toi, mon brin d’homme, mon petit poucet, mon prince des cacodémons, mon petit rat.

— Oui, répondit Dickie ; le rat qui tout à l’heure a rongé les rets, quand le lion qui s’y était laissé prendre commençait à avoir tout l’air d’un âne.

— Bon ! mon petit trotte-gouttières, tu es acide comme du vinaigre cette après-midi. Mais dis-moi, comment t’en es-tu tiré avec ce lourdaud de géant aux mains de qui je t’ai laissé ? J’avais peur qu’il ne te dépouillât de tes vêtements, et ne t’avalât comme les autres pèlent et croquent un marron rôti.

— S’il l’eût fait, répliqua l’enfant, il aurait eu plus de cervelle dans son ventre qu’il n’en a jamais eu dans la tête. Mais le géant est un monstre courtois, et plus reconnaissant que bien d’autres que j’ai tirés d’embarras, maître Wayland Smith !

— Le diable m’emporte, Flibbertigibbet, tu es plus tranchant qu’un couteau de Sheffield ! Je voudrais bien savoir par quel charme tu es parvenu à museler ce vieil ours.

— Ah ! voilà bien comme vous êtes, répondit Dickie, vous croyez que de belles paroles peuvent suppléer à la bonne volonté. Pour ce qui est de cet honnête portier, il faut que vous sachiez que, lorsque vous vous présentâtes à sa porte, sa cervelle était bouleversée par un discours qu’on lui avait préparé et qui était au-dessus de ses facultés gigantesques. Or ce chef-d’œuvre d’éloquence ayant été composé, comme plusieurs autres, par mon savant maître Erasmus Holyday, je l’ai entendu assez souvent pour me le rappeler mot pour mot. Aussitôt que j’entendis notre géant marmotter sa leçon, et que je le vis au premier vers se démener comme un poisson sur le sable, et puis rester tout court, je reconnus tout de suite où le bât le blessait. Je lui soufflai donc le mot suivant, et transporté de joie, il me prit dans ses bras comme vous l’avez vu. Je lui promis, s’il voulait vous laisser entrer, de me cacher sous sa peau d’ours, et d’aider sa mémoire dans le moment critique. Je viens de prendre un peu de nourriture dans le château, et je me dispose à retourner près de lui.

— C’est juste, c’est juste, mon cher Dickie, répondit Wayland ; dépêche-toi pour l’amour du ciel, autrement le pauvre géant serait dans la plus grande désolation de se voir privé du secours de son nain. Alerte donc, Dickie !

— Oui, oui, répondit l’enfant, alerte, Dickie ! quand on a obtenu de lui tout ce qu’on en pouvait tirer. Ainsi donc vous ne voulez pas m’apprendre l’histoire de cette dame, qui est votre sœur comme moi ?

— Eh ! quel profit en résulterait-il pour toi, impertinent lutin ? dit Wayland.

— C’est tout ce que vous avez à dire ? reprit l’enfant : fort bien, je ne m’en soucie guère… Seulement sachez que je ne flaire jamais un secret que je ne le tire au clair du bon ou du mauvais côté, et là-dessus je vous souhaite le bonsoir.

— Mais, mon cher Dickie, » reprit Wayland, qui connaissait trop bien le caractère inquiet et remuant du jeune garçon pour ne pas craindre son inimitié, « Arrête, mon enfant, ne quitte pas aussi brusquement un ancien ami ! Tu sauras un jour tout ce que je sais au sujet de la dame.

— Oui, et ce jour viendra une de ces nuits. Porte-toi bien, Wayland… Je vais retrouver mon ami aux formes gigantesques, lequel, s’il n’a pas autant d’esprit que certaines gens, est du moins plus reconnaissant des services qu’on lui rend. Bonsoir donc une seconde fois. »

En parlant ainsi, il franchit la porte d’une gambade, traversa le pont, courut avec cette agilité extraordinaire qui était un de ses attributs particuliers, vers la tour de la galerie, et fut hors de vue en un instant.

— Plaît à Dieu que j’eusse déjà quitté ce château ! se dit Wayland à lui-même ; car maintenant que ce maudit lutin a mis le doigt dans le plat, il ne peut manquer de trouver que c’est un mets digne de la bouche du diable. Ah ! si M. Tressilian pouvait paraître ! »

Tressilian, qu’il attendait avec tant d’impatience de ce côté, venait de rentrer à Kenilworth par une autre porte, ainsi que Wayland l’avait supposé, et il était parti dès le matin pour Warwick avec les deux comtes, non sans quelque espoir d’avoir dans cette ville des nouvelles de son émissaire. Trompé dans son attente, et ayant aperçu, parmi les personnes de la suite de Leicester, Varney qui avait l’air de vouloir l’aborder et lui adresser la parole, il pensa que, dans l’état actuel des choses, le plus sage était d’éviter cette entrevue. Il quitta donc la salle d’audience au moment où le haut-shérif du comté était au milieu de sa respectueuse harangue à Sa Majesté, et montant à cheval, il retourna par un chemin détourné et peu fréquenté à Kenilworth, où il entra par une porte dérobée pratiquée dans le mur occidental du château. Cette porte lui fut ouverte aussitôt comme à un des gentilshommes de la suite du comte de Sussex, à qui Leicester avait ordonné de témoigner les plus grands égards. De là vint qu’il ne put rencontrer Wayland, qui attendait son arrivée avec tant d’impatience, et que de son côté il désirait pour le moins autant de rencontrer.

Ayant remis son cheval à la garde de son domestique, il se promena quelque temps dans l’endroit appelé la Plaisance, et dans le jardin, plutôt pour s’y livrer à ses réflexions avec plus de liberté que pour admirer ces prodiges de l’art et de la nature que Leicester y avait rassemblés. La plupart des personnes de distinction avaient momentanément quitté le château pour se joindre à la cavalcade des deux comtes ; celles qui étaient restées s’étaient placées d’avance sur les créneaux, les murs extérieurs et les tours, afin de jouir du magnifique spectacle de l’entrée de la reine. Ainsi, tandis que toutes les autres parties du château retentissaient de mille clameurs, le silence du jardin n’était interrompu que par le frôlement des feuilles, le gazouillement des hôtes d’une vaste volière, dignes émules de leurs compagnons plus fortunés qui erraient en liberté dans l’air, et la chute des eaux qui, lancées à perte de vue par des figures d’une forme fantastique et grotesque, retombaient avec un bruit continuel dans de grands bassins de marbre d’Italie.

Les pensées mélancoliques de Tressilian répandaient une teinte sombre sur tous les objets qui l’entouraient ; il comparait les scènes magnifiques qu’il avait sous les yeux aux épaisses forêts et aux vastes marécages qui entouraient Lidcote-Hall, et l’image d’Amy Robsart errait comme un fantôme au milieu de tous les paysages qu’évoquait son imagination. Rien n’est peut-être plus funeste au bonheur futur des hommes enclins à la rêverie et amis de la retraite que d’avoir éprouvé dans leur jeunesse une passion malheureuse ; elle s’enracine si profondément dans leur cœur qu’elle devient l’objet de leurs songes pendant la nuit, de leurs visions pendant le jour ; elle se mêle à toutes leurs occupations et à toutes leurs jouissances ; et lorsque le désappointement a fini par l’user et la flétrir, il semble que les sources du cœur se soient desséchées avec elle. Cette souffrance de l’âme, ces soupirs après une ombre qui a perdu la vivacité de ses couleurs, ce souvenir fixe d’un songe dont on a été brusquement éveillé, c’est la faiblesse d’une âme douce et généreuse ; c’était celle de Tressilian.

Il sentit à la fin la nécessité de reporter sa pensée sur d’autres objets, et, dans ce dessein, il quitta la Plaisance pour aller se mêler avec la foule bruyante qui était réunie sous les murs, et voir les préparatifs de la fête. Mais quand il fut sorti du jardin, et qu’il entendit le bruit confus de la musique et des éclats de rire qui retentissaient autour de lui, il éprouva une répugnance invincible à se mêler à des gens dont les sentiments étaient si peu en harmonie avec les siens. Il changea donc d’avis et résolut de se retirer dans la chambre qui lui avait été donnée, afin de s’y livrer à l’étude, jusqu’à ce que le son de la grande cloche lui annonçât l’arrivée d’Élisabeth.

Tressilian traversa le passage qui séparait la longue file des cuisines de la grande salle, et monta au troisième étage de la tour de Mervyn. Là, poussant la porte du petit appartement qui lui avait été assigné, il fut surpris de la trouver fermée. Il se rappela alors que le chambellan en second lui avait donné un passe-partout, en l’avertissant de tenir sa porte fermée autant que possible, en raison de la confusion qui régnait dans le château. Il appliqua la clef à la serrure, le pêne céda, il entra, et au même instant il vit, assise dans sa chambre, une femme dans les traits de laquelle il reconnut Amy Robsart. Sa première idée fut que son imagination exaltée lui présentait l’image réelle de l’objet de ses rêveries, la seconde qu’il voyait un fantôme ; la troisième enfin lui donna la conviction que c’était Amy en personne, pâle, il est vrai, et plus maigre que dans ces jours d’heureuse insouciance où elle unissait les formes et la fraîcheur d’une nymphe des bois aux grâces d’une sylphide, mais toujours cette Amy supérieure en beauté à tout ce qu’avaient jamais vu ses yeux.

L’étonnement de la comtesse ne fut guère moindre que celui de Tressilian, quoique de plus courte durée, vu qu’elle avait appris de Wayland qu’il était dans le château. Elle s’était levée précipitamment à son entrée ; mais en le reconnaissant elle demeura immobile, et la pâleur de ses joues fit place à une vive rougeur.

« Tressilian, dit-elle enfin, pourquoi êtes-vous venu ici ?

— Pourquoi plutôt y êtes-vous venue vous-même, Amy ? répondit Tressilian, à moins que ce ne soit pour réclamer mon assistance, qui vous sera accordée sur-le-champ aussi puissante que peuvent l’offrir le cœur et le bras d’un homme. »

Elle demeura un instant silencieuse, puis d’un ton plutôt chagrin qu’irrité, elle répondit : « Je ne demande point d’assistance, Tressilian, et celle que votre bonté pourrait m’offrir me ferait plus de tort que de bien. Croyez-moi, je suis près de quelqu’un que la loi et l’amour obligent de me protéger.

— Le scélérat vous a donc donné la seule satisfaction qu’il était encore en son pouvoir de vous donner ; et je vois devant moi l’épouse de Varney !

— L’épouse de Varney ! » reprit-elle avec toute l’emphase du mépris ; » de quel odieux nom votre témérité ose-t-elle flétrir la… la… la… ? » Elle hésita, quitta son ton de mépris, baissa les yeux, demeura confuse et silencieuse, frappée de tout le danger qu’il y aurait eu à achever sa phrase en ajoutant « la comtesse de Leicester, » mots qui s’étaient naturellement présentés à son esprit. C’eût été trahir le secret duquel son mari lui avait assuré que dépendait sa fortune, le dévoiler à Tressilian, à Sussex, à la reine et à toute la cour réunie. « Jamais, pensa-t-elle, je ne romprai le silence que j’ai promis ; j’aime mieux m’exposer à toute espèce de soupçons. »

En ce moment des larmes coulèrent de ses yeux, et Tressilian, tout en fixant sur elle un regard où la douleur se mêlait à la compassion, s’écria : « Hélas ! Amy, vos yeux démentent votre bouche. Celle-ci me parle d’un protecteur disposé à veiller sur vous ; mais celles-là me disent que vous êtes abusée et abandonnée par le misérable auquel vous vous êtes attachée. »

Elle le regarda avec des yeux où la colère étincelait à travers les larmes, mais elle se contenta de répéter, avec une emphase méprisante, ces mots : « Le misérable ! »

— Oui, le misérable ! dit Tressilian ; car s’il était quelque chose de mieux, pourquoi seriez-vous ici, seule dans mon appartement ? Pourquoi n’a-t-on pas pris des mesures convenables pour vous recevoir honorablement ?

— Dans votre appartement ! répéta la comtesse ; dans votre appartement ! Il sera à l’instant même délivré de ma présence. » Elle courut précipitamment vers la porte, mais le souvenir de l’abandon où elle se trouvait se présenta en même temps à sa pensée, et s’arrêtant sur le seuil, elle ajouta, du ton le plus pathétique : « Hélas ! je l’avais oublié… je ne sais où aller.

— Je le vois, je vois tout, » s’écria Tressilian en s’élançant après elle, et en la reconduisant vers son siège, où elle se laissa tomber. « Vous avez besoin de secours, vous avez besoin de protection, bien que vous ne vouliez point l’avouer ; ce ne sera pas en vain que vous l’aurez laissé voir. Appuyée sur mon bras, sur le bras du représentant de votre excellent et malheureux père, vous vous présenterez à Élisabeth, sur le seuil même de la porte de ce château ; et le premier acte qui signalera son entrée dans les murs de Kenilworth sera un acte de justice envers son sexe et envers ses sujets. Fort de ma cause et de la justice de la reine, la présence de son favori n’ébranlera pas ma résolution. Je vais à l’instant même chercher Sussex.

— Pour tout au monde n’en faites rien ! » s’écria la comtesse alarmée au dernier point et sentant la nécessité de gagner du temps, ne fût-ce que pour réfléchir. « Tressilian, vous êtes généreux d’ordinaire, accordez-moi une grâce, et croyez que si vous voulez me sauver de la misère et du désespoir, vous ferez plus en m’accordant ce que j’implore de vous, que ne peut faire pour moi toute la puissance d’Élisabeth.

— Demandez-moi des choses dont vous puissiez m’alléguer les motifs ; mais ne me demandez point…

— Oh ! ne mettez point de limite à votre bonté, mon cher Edmond !… Vous aimiez autrefois que je vous appelasse de ce nom… Ne subordonnez point votre bonté à la raison ! car ma situation est celle d’une folle, et la seule folie doit m’inspirer les démarches qui peuvent me sauver.

— Si vous déraisonnez de la sorte, » dit Tressilian à qui l’étonnement fit oublier et sa douleur et sa résolution, « je dois croire que vous êtes réellement incapable de penser ou d’agir par vous-même.

— Oh ! non ! » s’écria-t-elle en fléchissant un genou devant lui. « Je ne suis point folle, mais je suis la plus malheureuse des créatures ; et, par un bizarre concours de circonstances, je suis poussée dans le précipice par le bras de celui qui croit m’en garantir… par le vôtre même, Tressilian… par vous que j’ai honoré, respecté, envers qui je n’ai eu d’autre tort que de ne pas vous aimer… et cependant je vous aimais ; oui, je vous aimais, quoique ce ne fût pas comme vous le souhaitiez. »

Il y avait dans sa voix et dans sa manière une énergie, un calme, une confiance aveugle en la générosité de Tressilian, qui, joints à la douceur de ses expressions, touchèrent profondément celui-ci. Il la releva, et, d’une voix entrecoupée, la supplia de prendre courage.

« Je ne puis, dit-elle, je ne puis prendre courage tant que vous ne m’aurez pas accordé ma demande. Je vous parlerai aussi ouvertement que je puis l’oser ; j’attends en ce moment les ordres de quelqu’un qui a le droit de m’en donner… L’intervention d’un tiers, de vous surtout, Tressilian, me perdrait, me perdrait sans ressource. Attendez seulement vingt-quatre heures, et il se pourra que la pauvre Amy ait alors les moyens de vous prouver qu’elle apprécie et peut récompenser votre amitié désintéressée… qu’elle est heureuse elle-même, et qu’elle peut vous rendre heureux. Certes, la chose vaut la peine que vous ayez patience pour ce peu de temps. »

Tressilian se tut en pesant dans son esprit les diverses probabilités qui pouvaient rendre une intervention violente de sa part plutôt nuisible qu’avantageuse au bonheur ou à la réputation d’Amy ; considérant aussi qu’elle était dans les murs de Kenilworth, et qu’il ne pouvait lui arriver de mal dans un château honoré du séjour de la reine, et plein de ses gardes et de ses serviteurs, il comprit qu’au total il risquerait de lui faire plus de mal que de bien en sollicitant malgré elle Élisabeth à s’intéresser en sa faveur. Toutefois il exprima à Amy sa résolution avec ménagement, incertain si son espoir de sortir de sa pénible position n’avait pas d’autre fondement que son aveugle attachement pour Varney, qu’il supposait être son séducteur.

« Amy, » dit-il en fixant son regard triste et expressif sur les yeux que, dans l’excès de sa perplexité, de sa frayeur et de son angoisse, elle levait vers lui ; « Amy, j’ai toujours remarqué que lorsque d’autres vous traitaient d’enfant et de fille volontaire, il y avait, sous cette apparence d’enfantillage et de folle obstination, une vive sensibilité et une raison profonde. Plein de cette conviction, je remets entre vos mains votre propre destinée pendant vingt-quatre heures, renonçant à toute intervention en paroles ou en actions.

— Me le promettez-vous ? dit la comtesse. Est-il possible que vous puissiez avoir encore autant de confiance ? Me promettez-vous, aussi vrai que vous êtes gentilhomme et homme d’honneur, de ne prendre aucune part à mes affaires ni en paroles ni en actions, quelque chose que vous voyiez ou entendiez qui semble rendre votre intervention nécessaire ?

— Je vous le promets, sur mon honneur, dit Tressilian ; mais ce délai expiré…

— Ce délai expiré, » ajouta-t-elle en l’interrompant, « vous serez libre de faire ce que vous suggérera votre prudence.

— N’est-il rien que je puisse faire pour vous, Amy ? dit Tressilian.

— Rien, dit-elle, que de me quitter ; c’est-à-dire, si… je rougis d’avouer mon abandon en vous le demandant… si vous pouvez me laisser pour vingt-quatre heures l’usage de cet appartement.

— Voilà qui est surprenant, dit Tressilian ; quel espoir, quel crédit pouvez-vous avoir dans un château où vous ne pouvez pas même disposer d’un appartement ?

— Ne cherchez pas à approfondir, mais laissez-moi. » Puis, comme il se retirait lentement et à regret : « Généreux Edmond, ajouta-t-elle, un temps viendra peut-être où Amy pourra te prouver qu’elle méritait ton noble attachement. »