Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 309-319).


CHAPITRE XXV.

L’ARRIVÉE À KENILWORTH.


Entendez le son des cloches et l’appel du cor ; mais la plus belle n’y répond pas : des flots de nobles et de dames se pressent dans les salles ; mais la plus aimable doit rester cachée dans l’obscurité. Quels yeux étaient les tiens, orgueilleux prince, lorsque l’éclat de ces brillants météores te fit perdre ce bon sens qui fait préférer l’étoile au ver luisant, et le mérite modeste et timide à l’insolence de la cour ?
La Pantoufle de verre.


L’infortunée comtesse de Leicester avait été, depuis sa plus tendre enfance, traitée par ceux qui l’entouraient avec une indulgence aussi illimitée que peu réfléchie. La douceur naturelle de son caractère l’avait empêchée de devenir hautaine et difficile à vivre ; mais ce caprice, qui lui avait fait préférer le beau et insinuant Leicester à Tressilian, dont elle appréciait si bien les sentiments d’honneur et l’inaltérable affection, cette fatale erreur qui détruisit le bonheur de sa vie, avait sa source dans cette tendresse mal entendue qui avait épargné à son enfance les pénibles mais nécessaires leçons qui apprennent la soumission et l’art de se commander à soi-même. Il était résulté de cette même indulgence, qu’elle ne s’était jamais inquiétée que de former et d’exprimer ses désirs, laissant aux autres la tâche de les satisfaire ; de sorte qu’aux époques les plus importantes de sa vie, elle se trouva en même temps dépourvue de présence d’esprit et inhabile à se former aucun plan de conduite prudent et raisonnable.

Cet embarras se fit sentir avec plus de force que jamais à la malheureuse comtesse, le matin du jour qui semblait devoir décider de son sort. Passant sur toute considération d’un ordre inférieur elle avait uniquement désiré d’être à Kenilworth, et d’arriver en présence de son époux ; mais maintenant qu’elle était sur le point d’obtenir l’un et l’autre, mille considérations nouvelles se présentaient à la fois à son esprit en proie aux plus cruelles incertitudes. Des dangers sans nombre l’épouvantaient, les uns réels, les autres imaginaires, tous grossis et exagérés par son état d’abandon et par l’absence de tout appui et de tout conseil.

Une nuit sans sommeil l’avait tellement affaiblie, qu’elle se trouva le lendemain incapable de se rendre à l’appel de Wayland, qui se présenta à sa porte de bon matin. Le fidèle guide, vivement alarmé de son état, et non sans quelque crainte pour lui-même, était sur le point de partir seul pour Kenilworth, dans l’espoir d’y rencontrer Tressilian et de l’informer de l’approche de la comtesse, lorsque, sur les neuf heures, elle le fit demander. Il la trouva habillée et prête à se mettre en route, mais d’une pâleur qui lui donna des inquiétudes sur sa santé. Elle exprima le désir que les chevaux fussent amenés sur-le-champ, et résista avec impatience aux instances que lui fit son guide pour qu’elle prît quelque nourriture avant de partir. « J’ai bu, dit-elle, un verre d’eau ; le malheureux qu’on traîne au supplice n’a pas besoin d’un meilleur cordial, et ce qui lui suffit doit me suffire… Faites ce que je vous demande. » Comme Wayland hésitait encore : « Que voulez-vous de plus ? ajouta-t-elle ; n’ai-je pas parlé clairement ?

— Oui, répondit Wayland ; mais puis-je vous demander ce que vous comptez faire ? Je ne cherche à le savoir qu’afin de pouvoir me conduire selon vos désirs. Tout le pays est en mouvement et se porte comme un torrent vers Kenilworth. Il serait difficile d’y parvenir, quand même nous aurions les passeports nécessaires pour nous tenir lieu de saufs-conduits et nous donner la libre entrée. Inconnus et sans amis, il peut nous arriver quelque malheur. Votre Honneur me pardonnera de m’exprimer librement. Ne ferions-nous pas mieux d’essayer de retrouver nos comédiens et de nous joindre de nouveau à eux ? » La comtesse secoua la tête, et son guide continua : « Alors, je ne vois qu’un seul remède.

— Expliquez-vous donc, » dit la comtesse qui n’était peut-être pas fâchée qu’il lui donnât son avis, car elle aurait eu honte de le lui demander. « Je te crois fidèle… Que me conseillerais-tu ?

— Ce serait de m’envoyer prévenir M. Tressilian que vous êtes ici. Je suis convaincu qu’il monterait à cheval avec quelques uns des partisans de Sussex, et qu’il pourvoirait à votre sûreté personnelle.

— Et c’est à moi que vous proposez, dit la comtesse, de me placer sous la protection de Sussex, de l’indigne rival de Leicester ? »

Puis, voyant l’air de surprise avec lequel Wayland la regardait, et craignant d’avoir manifesté trop énergiquement l’intérêt qu’elle portait à Leicester, elle ajouta : « Quant à Tressilian, cela ne se peut… Ne prononcez pas devant lui mon malheureux nom, je vous le recommande ; cela ne ferait que doubler mes malheurs, et l’entraîner, lui, dans des dangers qu’il serait au dessus de son pouvoir d’éviter. » Elle s’arrêta ; mais quand elle aperçut que Wayland continuait à la regarder avec cette expression inquiète et incertaine qui indiquait des doutes sur l’état de son esprit, elle prit un air froid et ajouta : « Guide-moi seulement jusqu’au château de Kenilworth, brave homme, et ta tâche sera terminée ; car alors je verrai ce que j’aurai à faire. Tu m’as servie fidèlement jusqu’ici ; voici quelque chose qui te dédommagera amplement de ta peine.

Elle offrit à l’artiste une bague enrichie d’une pierre de grand prix. Wayland la regarda, hésita un moment et la rendit. « Ce n’est pas, madame, que je me considère comme au-dessus de vos bontés, n’étant qu’un pauvre diable qui a été forcé, Dieu le sait ! de vivre par des moyens au-dessous des bienfaits d’une personne telle que vous. Mais comme mon ancien maître le maréchal-ferrant avait coutume de le dire à ses pratiques : « Point de cure, point de salaire. » Nous ne sommes pas encore à Kenilworth, et vous serez assez à temps pour vous acquitter envers votre guide, lorsque, comme on dit, vous en serez au débotté. Puissiez-vous être aussi assurée d’être accueillie convenablement à votre arrivée à Kenilworth que vous pouvez être certaine de mes efforts pour vous y amener à bon port. Je vais seller nos chevaux : pourtant permettez-moi de vous supplier encore une fois, et comme votre pauvre médecin et comme votre guide, de prendre quelque nourriture.

— Je le ferai… je le ferai… » dit la comtesse avec vivacité. « Allez, allez sur-le-champ… » « C’est en vain que je veux montrer de l’assurance, » dit-elle quand Wayland eut quitté la chambre, « ce pauvre garçon lui-même, à travers mon courage affecté, mesure l’étendue de mes craintes. »

Elle essaya alors de suivre les avis de son guide, en prenant un peu de nourriture ; mais elle fut forcée d’y renoncer, car l’effort qu’elle fit pour avaler le premier morceau lui fit tant de mal, quelle faillit en être suffoquée. Un moment après, les chevaux parurent sous la fenêtre. La comtesse monta sur le sien, et le grand air ainsi que le mouvement lui procurèrent le soulagement qu’on en éprouve souvent en pareil cas.

Il fut très heureux pour les projets de la comtesse que Wayland Smith, à qui sa vie errante et aventurière avait appris à connaître presque toute l’Angleterre, fût aussi au fait des chemins de traverse que des grandes routes qui sillonnent le beau comté de Warwick ; car si grande était la foule qui de toutes parts se pressait vers Kenilworth, pour voir l’entrée de la reine dans cette splendide demeure de son premier favori, que les principaux chemins étaient maintenant obstrués et impraticables, et que c’était seulement par des sentiers détournés que les voyageurs pouvaient achever leur route.

Les pourvoyeurs de la reine s’étaient répandus dans les environs, enlevant dans les fermes et dans les villages toutes les provisions qu’on exigeait d’ordinaire dans les tournées royales, provisions dont les propriétaires obtenaient ensuite le paiement tardif de la cour du Tapis vert[1]. Les officiers de la maison du comte de Leicester avaient aussi parcouru le pays pour le même objet ; et plusieurs des amis et des parents, proches ou éloignés, de ce puissant personnage avaient saisi cette occasion de se mettre dans ses bonnes grâces, en envoyant des voitures de provisions et de friandises de toute espèce, ainsi qu’une énorme quantité de gibier et des tonneaux des meilleurs boissons anglaises ou étrangères. Les grandes routes étaient donc couvertes de troupeaux de bœufs, de moutons, de veaux et de porcs, et encombrées de pesantes charrettes, dont les essieux criaient sous le poids des barriques de vin, des tonnes d’ale, des paniers d’épiceries, des pièces de gibier, des viandes salées et des sacs de farine. À chaque instant la circulation était arrêtée par ces voitures qui s’accrochaient entre elles ; et leurs grossiers conducteurs, jurant et criant jusqu’à ce que leurs brutales passions fussent excitées au dernier degré, ne tardaient pas à se disputer le pas avec leurs fouets et leurs bâtons. Ces rixes se terminaient d’ordinaire par l’intervention de quelque pourvoyeur attaché au grand prévôt, ou de quelque autre agent de l’autorité, qui tombait indistinctement sur les deux parties.

Il y avait en outre des comédiens, des baladins, des jongleurs et des charlatans de toute espèce, qui suivaient par joyeuses bandes les chemins conduisant au palais du Plaisir royal ; car c’était ainsi que les ménestrels ambulants avaient baptisé Kenilworth dans les chansons qui avaient déjà paru par anticipation sur les fêtes qui devaient avoir lieu. Au milieu de ce bizarre assemblage, des mendiants étalaient leurs infortunes réelles ou prétendues, contraste étrange, quoique fort ordinaire, entre les vanités et les misères de la vie humaine ! Tous ces individus flottaient au milieu d’un immense débordement de la population que la seule curiosité avait attirée. Ici l’ouvrier avec son tablier de cuir coudoyait l’élégante dame à laquelle il obéissait à la ville ; là des paysans avec leurs souliers ferrés marchaient sur les pieds de braves bourgeois et de dignes gentilshommes ; plus loin, Jeanne la laitière à la démarche lourde et aux gros bras rouges, se frayait un chemin au milieu de ces poupées bien délicates et bien jolies, dont les pères étaient chevaliers ou écuyers.

Cependant au milieu de cette foule et de cette confusion régnait la plus franche gaîté. Tous venaient pour se divertir et tous riaient de ces petits inconvénients qui, en d’autres temps, eussent échauffé leur bile. À l’exception des disputes passagères qui s’élevaient, ainsi que nous l’avons dit, parmi la race irritable des charretiers, tous les accents confus qui se faisaient entendre au sein de cette multitude étaient ceux du contentement et de la plus vive allégresse. Les musiciens préludaient sur leurs instruments, les ménestrels fredonnaient leurs chansons ; le bouffon privilégié poussait des cris moitié gais, moitié fous, en agitant sa marotte ; les danseurs moresques secouaient leurs clochettes, les paysans criaient et sifflaient : au gros rire des hommes répondaient les éclats perçants de celui des femmes ; tandis que de grosses plaisanteries envoyées d’un côté de la route, comme un volant, étaient saisies à la volée et renvoyées par celui à qui elles étaient adressées.

Il n’y a peut-être pas de plus grand supplice pour une personne absorbée par la tristesse que de se trouver jetée au milieu d’une scène de fête et de réjouissance dont l’aspect riant forme un contraste si pénible avec l’état de son âme. Dans cette circonstance, cependant, le bruit et le tumulte de cette scène bizarre, en changeant le cours des pensées d’Amy, l’empêcha de s’appesantir sur son infortune et de s’abandonner à de tristes pressentiments sur sa prochaine destinée. Elle poursuivait sa marche comme au milieu d’un songe, suivant aveuglément Wayland qui, avec la plus grande adresse, tantôt lui frayait un passage à travers le gros de la foule, tantôt s’arrêtait pour attendre une occasion favorable d’avancer de nouveau, et souvent aussi, s’écartant de la route directe, prenait des chemins détournés qui les ramenaient sur la grande route après leur avoir procuré la satisfaction de faire un trajet considérable avec plus d’aisance et de rapidité.

Ce fut ainsi qu’il évita Warwick dont le château (magnifique monument de la splendeur des temps chevaleresques, qui jusqu’à nos jours a résisté aux injures du temps) avait reçu la nuit précédente la reine Élisabeth : elle devait s’y arrêter jusqu’après midi, heure à laquelle on dînait alors dans toute l’Angleterre, comptant ensuite se remettre en route pour Kenilworth. À mesure que nos voyageurs avançaient, ils ne rencontraient pas de groupe qui n’eût quelque chose à dire à la louange de la reine ; toutefois ce n’était pas sans y mêler un peu de cette satire obligée par laquelle nous manifestons d’ordinaire le plus ou moins d’estime que nous faisons des autres, surtout s’il leur arrive d’être nos supérieurs. »

« Avez-vous entendu, disait l’un, quelles gracieuses paroles elle a adressées à M. le bailli, au greffier et à ce bon M. Griffin le prédicateur, quand ils se sont mis à genoux à la portière de sa voiture ?

— Oui, et comme elle a dit au petit Aglionby : « Monsieur le greffier, on voudrait me persuader que vous avez peur de moi : mais vous m’avez si bien fait l’énumération de toutes les vertus d’un souverain, que je crois vraiment que j’ai encore plus sujet d’avoir peur de vous. » Et puis avec quelle grâce elle a pris la belle bourse où étaient les vingt souverains d’or ; elle semblait ne la prendre qu’à regret, et cependant elle l’a prise.

— Oui, oui, disait un autre, il m’a semblé que ses doigts la serraient assez volontiers quand elle l’a tenue ; et il m’a semblé aussi qu’elle la pesait un moment comme pour dire : « J’espère qu’ils sont de poids. »

— Il n’en était pas besoin, mon cher voisin, disait un troisième ; c’est seulement quand la corporation solde les comptes d’un pauvre artisan comme moi, qu’elle les renvoie avec des pièces rognées. C’est fort bien, après tout : le petit greffier, puisqu’on l’appelle ainsi, va être maintenant plus grand que jamais.

— Allons, mon bon voisin, dit le premier interlocuteur, ne soyez pas jaloux… c’est une bonne reine, une reine généreuse… elle a donné la bourse au comte de Leicester.

— Moi jaloux ! le diable t’emporte pour un pareil mot, répondit l’artisan ; mais bientôt elle donnera tout au comte de Leicester, je crois. »

« Vous vous trouvez mal, madame, » dit Wayland Smith à la comtesse de Leicester, et il lui proposa de s’écarter de la route et de faire halte jusqu’à ce qu’elle fût remise. Mais elle se fit violence en cette occasion, comme en entendant d’autres discours du même genre qui frappèrent son oreille le long de la route ; seulement elle insista auprès de son guide pour qu’il la conduisit à kenilworth avec toute la célérité que permettraient les embarras de la route. Cependant l’inquiétude de Wayland au sujet de ses faiblesses répétées et du dérangement visible de son esprit augmentait à chaque instant, et il commençait à souhaiter vivement que, conformément à ses demandes réitérées, elle pût arriver sans encombre à Kenilworth, où il ne doutait pas qu’elle ne fût assurée d’un bon accueil, quoiqu’elle parût peu disposée à lui révéler sur quoi elle fondait ses espérances.

« Si je suis une fois quitte de ce danger, pensait-il, et qu’on me retrouve jouant le rôle d’écuyer près d’une demoiselle errante, je permets qu’on me casse la tête avec mon marteau d’enclume. »

Enfin parut à leurs yeux ce magnifique château de Kenilworth. Ses embellissements et l’amélioration des domaines qui en dépendaient n’avaient pas coûté, dit-on, au comte de Leicester moins de soixante mille livres sterling, somme qui en représente cinq cent mille de notre époque[2].

Les murs de ce superbe et gigantesque édifice entouraient un espace de sept acres[3], dont une partie était occupée par de vastes écuries et par un jardin de plaisance avec ses bosquets et ses parterres ; le reste formait la grande cour ou cour extérieure du noble château. L’édifice lui-même, qui s’élevait à peu près au centre de ce vaste enclos, était composé de plusieurs magnifiques bâtiments revêtus de pierres de taille, qui paraissaient avoir été construits à différentes époques. Ils entouraient une cour intérieure, et les noms que portait chaque portion du bâtiment, ainsi que les armoiries qui les décoraient, rappelaient de puissants seigneurs morts depuis long-temps, et dont l’histoire, si l’ambition eût su y prêter l’oreille, aurait pu servir de leçon à l’orgueilleux favori qui avait acquis ce beau domaine et s’occupait de l’améliorer. Le vaste et solide donjon qui formait la citadelle du château était d’une très haute antiquité, quoique l’époque de sa construction fût incertaine. Il portait le nom de César, peut-être à cause de sa ressemblance avec celui de la Tour de Londres, qui a le même nom. Quelques antiquaires font remonter sa construction au temps de Kenelph, roi saxon de la Mercie, dont le château avait reçu le nom ; d’autres voulaient qu’il eût été bâti peu de temps après la conquête des Normands. Sur les murs extérieurs se dessinait l’écusson des Clinton, par qui ils furent élevés sous le règne de Henri Ier ainsi que celui d’un homme plus redoutable encore, du célèbre Simon de Montfort qui, durant la guerre des Barons, avait long-temps défendu Kenilworth contre Henri III. Là aussi Mortimer, comte de Marck, fameux par son élévation et par sa chute, avait donné de brillantes fêtes pendant que son souverain détrôné, Édouard II, languissait dans les cachots du château. Le vieux Jean de Gand, de l’antique race des Lancastre, avait beaucoup agrandi le château en élevant le vaste et massif bâtiment qui porte encore aujourd’hui son nom. Leicester avait surpassé ceux qui l’avaient possédé avant lui, tout magnifiques et puissants qu’ils eussent été, en élevant un autre corps de bâtiment, qui maintenant est enseveli sous ses ruines, emblème de l’ambition de son fondateur. Les murailles extérieures de ce château vraiment royal étaient, du côté du sud-ouest, baignées et défendues par un lac en partie artificiel, sur lequel Leiceister avait fait construire un superbe pont, afin qu’Élisabeth pût entrer dans ce château par un chemin nouveau, au lieu d’y arriver par l’entrée ordinaire, située du côté du nord. À la place de cette entrée il avait construit une espèce de barbacane, qui existe encore et qui égale en étendue et surpasse en architecture le manoir de plus d’un baron du nord.

De l’autre côté du lac était un parc immense, rempli de daims, de chevreuils et de toute espèce de gibier. Il était partout ombragé par de magnifiques arbres, du milieu desquels on voyait s’élever majestueusement la large façade du château et ses tours massives. Il faut bien ajouter que ce superbe palais, où des princes donnèrent des fêtes et où des héros combattirent, tantôt par les sanglants engagements de l’assaut et du siège, tantôt dans des joutes chevaleresques, où la beauté décernait le prix gagné dans la valeur, ne présente plus aujourd’hui qu’une scène de désolation. Le lit du lac n’est plus qu’un marais peuplé de joncs, et les ruines massives du château ne servent plus qu’à montrer quelle fut autrefois sa splendeur, et à faire sentir au voyageur la valeur passagère des biens de ce monde et le bonheur de ceux qui jouissent d’une humble fortune et de la paix du cœur.

Ce fut avec des sentiments bien différents que l’infortunée comtesse de Leicester contempla ces tours grisâtres et massives, quand pour la première fois elle les vit s’élever au dessus des bois touffus et majestueux sur lesquels elles semblaient dominer en reines. Épouse légitime du grand comte de Leicester, le favori d’une reine, idole de l’Angleterre, elle approchait du séjour de son époux et de sa souveraine, sous la protection plutôt que sous la conduite d’un pauvre jongleur ; et bien que, maîtresse de ce superbe château, le moindre mot de sa bouche dût, en toute justice, en faire ouvrir les portes, elle ne pouvait se dissimuler les difficultés et les périls qu’elle devait rencontrer pour se faire admettre dans sa propre demeure.

Les dangers et les obstacles semblaient en effet augmenter à chaque instant, et elle se vit sur le point d’être définitivement arrêtée dans sa marche à son arrivée devant une grande porte ouvrant sur une large et belle avenue qui traversait le parc dans une étendue d’environ deux milles, et d’où l’œil jouissait des plus beaux points de vue du château et du lac. Cette avenue aboutissait au pont nouvellement construit, dont elle était une dépendance, et c’était celle que devait suivre la reine pour se rendre au château dans cette mémorable circonstance.

La comtesse et Wayland trouvèrent la porte de cette avenue, qui donnait sur la route de Warwick, gardée par un détachement de yeomen à cheval de la garde de la reine, armés de cuirasses richement guillochées et dorées, coiffés de casques au lieu de bonnets, et portant la crosse de leurs carabines appuyée sur la cuisse. Ces cavaliers, qui faisaient le service partout où la reine se rendait en personne, étaient placés là sous les ordres d’un poursuivant d’armes, ayant au bras une plaque aux armes du comte de Leicester, pour indiquer qu’il lui appartenait, et ils refusaient impitoyablement l’entrée à tout le monde, excepté aux personnes invitées à la fête, ou aux individus appelés à jouer quelque rôle dans les divertissements qui devaient avoir lieu.

La foule était immense aux approches de cette entrée, et des gens de toute espèce faisaient valoir des motifs de toute sorte pour obtenir d’être admis ; mais les gardes étaient inexorables, et aux belles paroles, même aux offres séduisantes des solliciteurs, ils opposaient la sévérité de leur consigne, fondée sur l’aversion bien connue de la reine pour les embarras de la foule. Quant à ceux qui ne se payaient pas de ces raisons, ils étaient traités plus rudement : les soldats les repoussaient sans cérémonie par le choc de leurs chevaux bardés de fer, ou avec la crosse de leur carabine. Ces dernières manœuvres produisaient parmi la foule des ondulations qui firent craindre à Wayland de se trouver, malgré lui, séparé de sa compagne. Il ne savait pas non plus quelle raison faire valoir pour obtenir l’entrée, et il cherchait dans sa tête comment il se tirerait d’embarras, lorsque le poursuivant du comte, ayant jeté un coup d’œil de son côté, s’écria, à sa grande surprise : « Yeomen, faites place à cet homme au manteau orange foncé. Avancez, maître faquin, et dépêchez-vous. Quel diable vous a retenu en chemin ?… Avancez avec votre balle de babioles pour les dames. »

Tandis que le poursuivant adressait cette invitation pressante, mais peu polie, à Wayland Smith qui, d’abord, ne put imaginer qu’elle fût pour lui, les yeomen se hâtaient de lui frayer un passage. Il se borna à recommander à sa compagne de se bien cacher le visage avec son voile, puis il passa la porte, conduisant par la bride le palefroi de la comtesse, mais d’un air si craintif et si inquiet, que la foule, qui n’était nullement satisfaite de la préférence dont ils étaient l’objet, salua leur entrée de huées et de rires moqueurs.

Introduits de la sorte dans le parc, quoiqu’ils eussent peu à se louer de l’accueil qu’on leur avait fait, Wayland et la comtesse s’avançaient vers le château, songeant aux obstacles qu’ils allaient rencontrer encore en traversant la large avenue garnie des deux côtés par une longue file de gens armés d’épées et de pertuisanes. Richement vêtus des livrées du comte de Leicester, et portant au bras son écusson, ces hommes d’armes étaient placés à trois pas l’un de l’autre, de manière à border toute la route, depuis la porte du parc jusqu’au pont. Lorsque la comtesse aperçut pour la première fois l’ensemble imposant du château, avec ses tours majestueuses qui s’élevaient du sein d’une longue ligne de murailles extérieures, ornées de créneaux, de tourelles et de plates-formes, partout où le demandait la défense de la place ; lorsqu’elle aperçut tant de bannières flottant sur ces remparts, tant de casques étincelants, tant de plumes ondoyantes qui brillaient au dessus des terrasses et des créneaux, enfin tous ces signes d’un luxe et d’une magnificence auxquels elle était demeurée jusqu’alors étrangère, elle sentit son cœur défaillir, et se demanda un moment ce qu’elle avait offert à Leicester pour mériter de partager avec lui cette splendeur vraiment royale. Mais son orgueil et sa noblesse d’âme lui donnèrent du courage pour résister au secret sentiment qui la disposait à perdre tout espoir.

« Je lui ai donné, pensait-elle, tout ce qu’une femme peut donner… Mon nom et ma réputation, mon cœur et ma main, voilà ce que j’ai donné au pied des autels au maître de ce magnifique séjour, et la reine d’Angleterre ne pourrait lui offrir davantage. Il est mon mari ; je suis sa femme : ce que Dieu a joint, l’homme ne saurait le séparer. Je serai hardie à réclamer mes droits, d’autant plus hardie, que je viens à l’improviste et sans aucun appui. Je connais bien mon noble Dudley ! Il montrera un peu d’impatience de ce que je lui ai désobéi ; mais Amy pleurera, et Dudley lui pardonnera. «

Ces réflexions furent interrompues par un cri de surprise de Wayland, qui se sentit tout-à-coup saisi fortement au milieu du corps par une paire de longs bras noirs et décharnés, appartenant à un être animé, qui s’était laissé glisser des branches d’un chêne sur la croupe de son cheval, au milieu des éclats de rire des sentinelles.

« Ce ne peut être que le diable, ou encore Flibbertigibbet ! » dit Wayland après avoir fait de vains efforts pour se dégager, et désarçonner le lutin qui le serrait de toutes ses forces. « Les chênes de Kenilworth portent-ils de pareils glands ?

— Sans doute, maître Wayland, répondit son importun compagnon, et bien d’autres trop durs pour que vous puissiez les croquer, tout vieux que vous êtes, si je ne vous enseignais à le faire. Comment auriez-vous passé cette première porte, si je n’avais prévenu le poursuivant que notre jongleur en chef allait arriver derrière nous ? puis, m’élançant du haut de notre charrette sur cet arbre, je m’y suis blotti pour vous attendre, et je suppose qu’en ce moment ils perdent la tête parce qu’ils ne savent où je suis passé.

— Il faut vraiment que tu sois un émissaire de Satan, dit Wayland ; allons, je te donne carte blanche, bienfaisant diablotin, et je marcherai d’après tes conseils ; seulement, sois aussi bon que tu es puissant. »

Tout en causant ainsi, ils arrivèrent près d’une grosse tour, située à l’extrémité méridionale du vaste pont dont nous avons parlé, et qui avait été bâtie pour couvrir la porte extérieure du château de Kenilworth.

Ce fut dans cette pénible situation et dans une aussi singulière compagnie que l’infortunée comtesse de Leicester se présenta pour la première fois devant la magnifique demeure de son époux, de ce puissant seigneur, l’égal de plus d’un prince.


  1. C’est ainsi qu’en France nous avions jadis les requêtes de l’hôtel. a. m.
  2. Plus de douze millions de francs. a. m.
  3. L’acre égale 720 pieds français de longueur sur 72 de largeur, ou bien 160 perches. a. m.