Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 125-134).


CHAPITRE X.

LE MARÉCHAL-FERRANT.


En entrant ils trouvèrent le bonhomme lui-même tout occupé de son ouvrage : c’était une espèce de lutin aux yeux enfoncés, aux joues creuses, comme s’il fût resté long-temps en prison.
Spencer. La Reine des fées.


« Sommes-nous encore loin de la demeure du maréchal, mon gentil garçon ? » dit Tressilian à son jeune guide.

« Comment m’appelez-vous ? » lui demanda l’enfant, en fixant sur lui ses yeux gris et perçants.

« Je vous appelle mon gentil garçon ; cela vous offense-t-il, mon enfant ?

— Non ; mais si vous étiez avec ma grand’mère et Domine Holyday, vous pourriez chanter en chœur la vieille chanson :

« Nous sommes trois fous. »

— Et pourquoi cela, mon petit homme ?

— Parce que, répondit l’enfant, il n’y a que vous trois qui m’ayez jamais appelé gentil garçon. Ma grand’mère m’appelle ainsi parce que l’âge qui a affaibli sa vue, ou plutôt sa tendresse maternelle, la rend aveugle ;… mon maître, le pauvre Domine, pour faire sa cour et pour avoir la plus grande assiettée de furmity et la meilleure place près du feu. Quant à vous, pourquoi m’appelez-vous joli garçon ? c’est ce que vous savez mieux que moi.

— Tu es du moins un malin espiègle si tu n’es pas gentil. Mais comment t’appellent tes camarades ?

— Lutin, » répondit l’enfant avec vivacité ; « mais, après tout, j’aime mieux avoir ma laide figure que leurs jolies têtes qui n’ont pas plus de cervelle qu’une brique.

— Vous n’avez donc pas peur de ce maréchal que nous allons voir ?

— Moi, en avoir peur ! ce serait le diable, comme le croient les bonnes gens, que je n’en aurais pas peur ; mais quoiqu’il y ait quelque chose d’étrange en lui, il n’est pas plus diable que vous, et c’est ce que je ne voudrais pas dire à tout le monde.

— Et pourquoi me le dites-vous à moi, mon enfant ?

— Parce que vous êtes un autre homme que ceux que nous voyons chaque jour ici ; et quoique je sois aussi laid que le péché, je ne voudrais pas que vous me prissiez pour un âne, d’autant plus que je puis avoir un jour à vous demander une grâce.

— Et quelle est-elle, mon garçon, puisque je ne puis vous appeler mon gentil garçon ?

— Oh ! si je vous la demandais maintenant, vous me la refuseriez… mais j’attendrai que nous nous rencontrions à la cour.

— À la cour, Richard ! êtes-vous destiné à aller à la cour ?

— Bon ! vous voilà comme les autres. Je gage que vous vous demandez ce qu’irait faire à la cour un bambin aussi disgracié de la nature. Mais laissez faire Richard Sludge ; ce n’est pas pour rien que j’ai été ici le coq du poulailler. Je ferai oublier ma laideur à force d’esprit.

— Mais que diront votre grand’mère et votre précepteur Domine Holyday ?

— Ce qui leur plaira : l’une a ses poulets à compter, l’autre ses enfants à fouetter. Il y a long-temps que je les eusse plantés là, et que j’eusse montré une belle paire de talons à ce mauvais hameau, si Domine ne m’eût promis de m’emmener avec lui pour me faire jouer un rôle dans la première fête qu’il dirigera, et il doit y avoir bientôt, dit-on, de grandes réjouissances.

— Et où doivent-elles avoir lieu, mon petit ami ?

— Oh ! dans quelque château bien loin dans le nord, à cent lieues du Berkshire. Mais notre vieux Domine prétend qu’on ne peut se passer de lui ; et il se peut qu’il ait raison, car il a déjà dirigé plus d’une fête. Il n’est pas à moitié aussi sot que vous pourriez le croire, quand il fait une besogne à laquelle il s’entend ; vous le voyez cracher des vers comme un acteur, et Dieu sait que si vous le chargiez de dérober un œuf d’oie, il se laisserait battre par la couveuse.

— Et vous devez jouer un rôle dans la prochaine fête ? « dit Tressilian, intéressé par la hardiesse des discours de cet enfant et la finesse de ses jugements sur les personnes.

« Vraiment, répondit Richard Sludge, il me l’a promis, et s’il me manque de parole ce sera tant pis pour lui ; car si une fois je prends le mors aux dents et si je tourne le dos au village, je le secouerai de telle sorte, qu’il pourra arriver qu’en tombant il se rompe les os. Et cependant je n’aimerais pas à lui faire du mal, car le pauvre vieux fou s’est donné bien de la peine pour m’apprendre tout ce qu’il a pu. Mais assez causé, nous voici arrivés à la forge de Wayland Smith.

— Vous voulez rire, mon petit ami, je ne vois ici qu’un marais désert, et ce cercle de pierres au milieu desquelles s’en élève une plus grande, comme un porc de Cornouailles.

— Sans doute ! et cette grosse pierre qui s’élève au-dessus des autres est le comptoir du maréchal sur lequel vous devez déposer votre argent.

— Que signifie une pareille folie ? » demanda le voyageur, qui commençait à prendre de l’humeur contre Dickie, et à se repentir de s’être confié à un guide aussi étourdi.

« Eh bien ! reprit l’enfant en faisant une grimace, il faut attacher votre cheval à l’anneau qui tient à cette pierre, siffler trois fois, placer votre argent sur cette autre pierre plate, sortir du cercle, vous asseoir derrière ce buisson, et rester dix minutes sans regarder à droite ni à gauche, c’est-à-dire tant que vous entendrez battre le marteau. Quand il aura cessé de battre, dites vos prières l’espace de temps que vous mettriez à compter cent, ou comptez jusqu’à cent, ce qui sera tout aussi bien ; après quoi vous entrerez dans le cercle et vous trouverez votre argent parti et votre cheval ferré.

— Mon argent parti ! je n’en doute pas ; mais quant au reste… Écoutez-moi, mon garçon, je ne suis pas votre maître d’école ; mais si vous me prenez pour le plastron de vos malices, je me chargerai d’une partie de ses fonctions, et je vous châtierai d’importance.

— Oui, si vous pouvez m’attraper, » dit le marmot, et sur-le-champ il se mit à courir avec une vitesse qui rendit inutiles les efforts que Tressilian, dont la course était gênée par la lourdeur de ses bottes, faisait pour l’atteindre. Ce qu’il y avait de plus insultant dans la conduite de ce petit drôle, c’est qu’il n’usait pas de toute son agilité comme quelqu’un qui est en danger ou qui est effrayé, mais il modérait sa course suffisamment pour encourager Tressilian à le poursuivre ; puis quand celui-ci se croyait près de l’atteindre, il se sauvait avec la rapidité du vent en faisant mille détours, de manière à ne pas s’éloigner du point d’où il était parti.

Ce manège dura jusqu’au moment où Tressilian, excédé de fatigue, fut forcé de s’arrêter. Il allait renoncer à sa poursuite en maudissant de bon cœur le vilain marmot qui l’avait engagé dans un exercice si ridicule ; mais l’enfant, qui était venu se planter, comme d’abord, sur le sommet d’une petite hauteur en face de lui, se mit à frapper l’une contre l’autre ses mains longues et décharnées, à lui faire les cornes avec ses doigts desséchés, et à donner à sa laide figure une si folle expression de rire et de moquerie, que Tressilian en vint presque à penser qu’il avait devant les yeux un véritable lutin.

Poussé à bout, et cependant ne pouvant s’empêcher de rire des grimaces et des gesticulations de l’enfant, il retourna près de son cheval et monta dessus, dans l’intention de poursuivre Dickie avec plus d’avantage.

L’enfant ne l’eut pas plus tôt vu monter à cheval qu’il lui cria que, pour ne pas l’exposer à blesser son cheval aux pieds blancs, il reviendrait, à condition qu’il ne mettrait pas la main sur lui.

« Je ne veux pas faire de conditions avec toi, méchant drôle ; je t’aurai dans un moment à ma discrétion.

— Bah ! monsieur le voyageur ; est-ce qu’il n’y a pas là un marais qui avalerait tous les chevaux de la garde de la reine ! Je vais y entrer ; nous verrons si vous m’y suivrez. Vous entendrez les cris du butor et du canard sauvage avant que vous m’attrapiez sans mon consentement, je vous l’assure. »

Tressilian reconnut effectivement à l’aspect du terrain qu’il en serait ainsi que le disait l’enfant ; il se détermina donc à faire la paix avec un ennemi si agile et si rusé. « Viens ici, dit-il, mauvais garnement ! Finis tes grimaces et tes singeries, et approche ; je ne te ferai pas de mal, foi de gentilhomme. »

Le jeune garçon répondit à son invitation par la plus grande confiance, et il descendit d’un pas sautillant et en même temps délibéré, du tertre où il s’était réfugié, en tenant ses yeux fixés sur Tressilian qui, descendu de cheval, l’attendait la bride en main. Notre infortuné voyageur était encore hors d’haleine et comme épuisé de la course infructueuse qu’il venait de faire, tandis que pas une goutte de sueur ne paraissait sur le front de l’enfant, qui ressemblait littéralement à un morceau de parchemin sec étendu sur un crâne décharné.

« Dis-moi maintenant, méchant petit drôle, pourquoi en as-tu agi ainsi avec moi ? et quelle pouvait être ton intention en me faisant un conte aussi absurde que celui que tu voulais me faire croire tout à l’heure. Mais plutôt montre-moi tout de bon la forge du maréchal, et je te donnerai de quoi acheter des pommes pendant tout l’hiver.

— Vous me donneriez toutes les pommes d’un verger, que je ne pourrais pas vous guider mieux que je ne l’ai fait. Mettez votre argent sur la pierre plate, sifflez trois fois, allez ensuite vous asseoir derrière le buisson, je resterai près de vous, et je vous permets de me tordre le cou, si vous n’entendez pas le maréchal travailler, deux minutes après que vous vous serez assis.

— Je pourrais bien être tenté de te prendre au mot si tu me fais jouer un rôle aussi ridicule pour divertir ta malice. Cependant je veux essayer ton charme. Ainsi donc je dois attacher mon cheval ici, mettre mon groat d’argent ici, et siffler trois fois, dis-tu ?

— Oui, mais il faut siffler plus fort qu’un jeune hibou qui n’a pas encore de plumes, » dit l’enfant, tandis que Tressilian, qui venait de déposer son argent en rougissant presque de ces folles pratiques, sifflait négligemment. « Il faut siffler plus haut que cela, car qui sait où est le maréchal que vous appelez ? Peut-être est-il dans les écuries du roi de France.

— Comment ! tu disais tout à l’heure que ce n’était point un diable.

— Homme ou diable, je vois qu’il faut que je l’appelle pour vous ; « et en même temps il siffla si fort et d’une manière si aiguë qu’il assourdit presque le bon Tressilian. « Voilà ce que j’appelle siffler, » dit-il après avoir répété le signal trois fois ; « et maintenant il faut se cacher bien vite, ou Pieds-Blancs ne sera pas ferré aujourd’hui. «

Tressilian, curieux de voir l’effet de cette momerie, et convaincu qu’elle devait avoir quelque résultat sérieux, d’après la confiance avec laquelle l’enfant s’était remis entre ses mains, se laissa conduire derrière le buisson qui était à quelque distance du cercle de pierres, et s’assit en cet endroit ; mais comme l’idée lui vint que ce pouvait être une ruse pour lui voler son cheval, il mit la main sur le collet de l’enfant, bien déterminé à en faire un otage pour la sûreté de sa monture.

« Chut ! écoutez, » dit Richard à voix basse ; « vous allez bientôt entendre le bruit du marteau qui n’a pas été forgé avec du fer sorti de la terre, car le métal dont il a été fait est tombé de la lune. » En effet, Tressilian entendit à l’instant des coups de marteau semblables à ceux que fait entendre un maréchal qui travaille. La singularité d’un pareil bruit, dans un endroit aussi isolé, le fit involontairement tressaillir ; mais en regardant l’enfant, et en voyant, à l’expression maligne de sa physionomie, que le petit drôle jouissait de sa surprise, il demeura convaincu que tout cela était un stratagème concerté à l’avance, et résolut de savoir par qui et dans quelle intention était jouée cette comédie.

Il resta donc parfaitement tranquille tant que le marteau se fit entendre, ce qui dura à peu près le temps que l’on met ordinairement à ferrer un cheval. Mais sitôt que le bruit eut cessé, Tressilian, au lieu d’attendre, comme lui avait prescrit son guide, s’élança, l’épée à la main, fit le tour du buisson, et se trouva en face d’un homme portant le tablier de cuir d’un maréchal, mais dont le costume était du reste tout-à-fait bizarre. Il était vêtu d’une peau d’ours, dont le poil était en dehors, et un capuchon de même étoffe cachait presque ses traits noirs et enfumés. « Revenez, revenez, s’écria l’enfant à Tressilian, ou vous serez mis en pièces ; celui qui le regarde est mort. » En effet, l’invisible maréchal, pleinement visible maintenant, avait levé son marteau et faisait mine de vouloir engager le combat.

Mais quand l’enfant eut vu que ni ses prières, ni les menaces du maréchal, ne pouvaient changer la détermination de Tressilian, et qu’au contraire il opposait au marteau son épée nue, il cria au maréchal à son tour : « Wayland, ne le touchez pas, où il vous arrivera malheur ; ce gentleman est un véritable gentleman, et ne craint rien.

— Tu m’as donc trahi, Flibbertigibbet ? dit le maréchal ; tant pis pour toi.

— Qui que tu sois, dit Tressilian, tu n’as rien à craindre de ma part, pourvu que tu me dises quel est le but de ton étrange conduite, et pourquoi tu exerces le métier de maréchal d’une manière aussi mystérieuse. »

Le maréchal, se tournant alors du côté de Tressilian, s’écria d’un ton menaçant : « Qui ose questionner le gardien du château de Cristal de la Lumière, le seigneur du Lion-Vert, celui qui monta le Dragon rouge ? Loin d’ici ! retire-toi avant que j’appelle Talpack, avec sa lance de fer, pour t’exterminer et te pulvériser. » Il accompagna ces mots d’un geste formidable, en brandissant et faisant tourner son marteau.

« Silence ! vil fourbe, trêve à ton jargon de bohémien, répondit Tressilian avec mépris ; « suis-moi chez le magistrat le plus voisin, ou je te fends la tête.

— Tais-toi, je t’en conjure, bon Wayland ! dit l’enfant ; crois-moi, les rodomontades ne prendraient pas, il faut donner de bonnes paroles.

— Je crois, mon bon monsieur, » dit le maréchal en baissant son marteau et en prenant un ton plus doux et plus soumis, « que, quand un pauvre homme fait sa besogne, il doit lui être permis de la faire à sa manière. Voire cheval est ferré et le maréchal payé ; qu’avez-vous de mieux à faire que de vous mettre en selle et de poursuivre votre route ?

— Vous êtes dans l’erreur, mon ami. Tout homme a le droit d’arracher le masque à un charlatan, à un imposteur ; et votre manière de vivre me fait soupçonner que vous êtes l’un et l’autre.

— Si vous êtes déterminé à me faire du mal, monsieur, je ne puis me sauver que par la force, et je ne voudrais pas l’employer contre vous, monsieur Tressilian ; non que je craigne votre épée, mais parce que je sais que, digne et excellent gentleman que vous êtes, vous aimeriez mieux assister un pauvre diable qui est dans le besoin que lui faire de la peine.

— Bravo ! Wayland, » dit l’enfant, qui attendait avec anxiété l’issue de la conférence ; « mais conduis-nous dans ton antre, car il ne serait pas sain pour toi de rester à discourir ainsi en plein air.

— Tu as raison, Lutin, » répondit le maréchal ; et se dirigeant vers le petit buisson du côté le plus voisin du cercle, et opposé à celui où sa pratique avait dû se cacher, il découvrit une trappe, dissimulée avec soin sous des broussailles, la leva, et s’enfonçant au sein de la terre, il disparut à leurs yeux. Tressilian, malgré sa curiosité, hésita un instant à le suivre dans un endroit qui pouvait être une caverne de voleurs, surtout quand il entendit la voix du maréchal, sortant des entrailles de la terre, crier : » Flibbertigibbet, descends le dernier, et aie soin de fermer la trappe.

— En avez-vous assez vu maintenant sur le compte de Wayland Smith ? « demanda le petit espiègle à Tressilian avec un rire moqueur, comme s’il eût remarqué l’hésitation de son compagnon.

« Pas encore, « dit Tressilian avec fermeté ; et surmontant son irrésolution momentanée, il descendit l’étroit escalier auquel conduisait la trappe, et fut suivi par Dickie Sludge, qui ferma la trappe derrière lui, et de la sorte intercepta le peu de lumière qui pouvait entrer. L’escalier n’avait qu’un petit nombre de marches, et aboutissait à une espèce de couloir long de quelques toises, à l’extrémité duquel on apercevait le reflet d’une lumière rouge et lugubre. Arrivé en cet endroit, Tressilian, qui avait mis l’épée à la main, trouva un détour sur la gauche, par lequel il pénétra, lui et le lutin qui le suivait de près, sous un petit caveau carré, contenant une forge allumée avec du charbon de bois, dont la vapeur répandait une odeur insupportable, qui eût été mortelle si l’air n’eût pénétré par quelque ouverture cachée. La clarté répandue par le charbon embrasé et par une lampe suspendue à une chaîne de fer, laissait voir qu’outre une enclume, un soufflet, des tenailles, des marteaux, une grande quantité de fers à cheval tout préparés, et quelques autres outils nécessaires à la profession de maréchal, il y avait aussi des fourneaux, des alambics, des creusets, des cornues, et autres ustensiles d’alchimie. La figure grotesque du maréchal, et les traits hideux mais expressifs de l’enfant, vus à la lumière sombre et douteuse du charbon allumé et de la lampe mourante, étaient en parfaite harmonie avec tout cet appareil mystérieux, et, dans ce siècle de superstition, auraient fait impression sur l’âme de bien des gens.

Mais la nature avait doué Tressilian d’une rare énergie, et son éducation, primitivement bonne, avait été trop perfectionnée par ses études pour qu’il fût accessible à de vaines terreurs. Aussi, après avoir jeté un coup d’œil autour de lui, il demanda de nouveau à l’artiste qui il était, et par quel hasard il le connaissait et l’avait appelé par son nom.

« Votre Honneur peut se rappeler, dit le maréchal, qu’il y a environ trois ans, la veille de la Sainte-Lucie, un jongleur ambulant se présenta dans un certain château du Devonshire et y déploya son adresse devant un respectable chevalier et une compagnie distinguée. Je vois à la figure de Votre Honneur, malgré l’obscurité qui règne ici, que ma mémoire ne m’a pas trompé.

— Tu en as dit assez, » reprit Tressilian en se retournant, comme s’il eût voulu cacher à son interlocuteur les souvenirs pénibles que ces paroles avaient réveillés en lui.

« Le jongleur, poursuivit le maréchal, joua son personnage si habilement, que les paysans et les gentilshommes campagnards le prirent presque pour un magicien ; mais il y eut une demoiselle de quinze ans, ou peu s’en faut, douce, de la plus jolie figure que j’aie jamais vue, dont les joues roses pâlirent et les yeux brillants s’obscurcirent à la vue des prodiges dont elle était témoin.

— Tais-toi, je te l’ordonne, tais-toi, dit Tressilian.

— Je n’ai pas l’intention d’offenser Votre Honneur, reprit Wayland ; mais j’ai lieu de me rappeler comment, pour calmer les terreurs de la jeune personne, vous eûtes la bonté de lui expliquer la manière dont se faisaient ces tours, et déconcertâtes le pauvre jongleur en dévoilant les mystères de son art, avec autant d’habileté que si vous aviez été un de ses confrères. Vraiment, c’était une si belle fille que, pour obtenir un sourire d’elle, un homme aurait…

— Ne parle plus d’elle, je te le défends ! dit Tressilian. Je me rappelle parfaitement la soirée dont tu parles, qui est du petit nombre des soirées heureuses que j’aie jamais connues.

— Elle est donc partie ? » dit le maréchal, interprétant à sa manière le soupir dont Tressilian avait accompagné ces paroles. « Elle est partie ! si jeune, si belle, aimée comme elle l’était !… Je vous demande pardon, je n’aurais pas porté le marteau par là… Je vois que sans le vouloir j’ai enfoncé le clou jusqu’au vif. »

Ces paroles furent prononcées avec une expression de sensibilité âpre et naïve qui disposa favorablement Tressilian à l’égard du pauvre artisan que d’abord il avait jugé avec une sévérité excessive. Mais rien n’attire aussi puissamment l’infortuné qu’une compassion réelle ou apparente pour ses chagrins.

« Je crois me rappeler, » ajouta Tressilian après un moment de silence, « que tu étais alors un joyeux compagnon, en état d’amuser une société par tes chansons, tes contes et ton violon, aussi bien que par tes tours de jongleur : d’où vient que je te trouve aujourd’hui ouvrier laborieux, exerçant ta profession dans un séjour aussi triste et d’une manière si étrange ?

— Mon histoire n’est pas longue, dit l’artiste, mais Votre Honneur ferait bien de s’asseoir pour l’écouter. » En disant ces mots, il approcha du feu un tabouret à trois pieds, et en prit un autre pour lui, tandis que Richard Sludge, dit Flibbertigibbet, comme il appelait l’enfant, s’assit sur un escabeau aux pieds du maréchal, le regardant en face avec une figure qui, à la lueur du feu de la forge, paraissait animée de la plus vive curiosité. « Et toi aussi, lui dit le maréchal, tu apprendras la courte histoire de ma vie, qu’il serait injuste à moi de te cacher. Du reste, autant vaut te la raconter que te la laisser deviner, car la nature n’a jamais renfermé un esprit plus subtil sous une enveloppe plus disgracieuse… Eh bien ! monsieur, si ma pauvre histoire peut vous faire plaisir, je suis à vos ordres… Mais n’accepterez-vous pas une goutte de liqueur ? Je vous assure que, malgré la pauvreté de ma demeure, j’en ai toujours en réserve.

— Laissons cela, dit Tressilian ; mais raconte vite ton histoire, le temps presse.

— Vous ne serez point fâché de ce retard, dit le maréchal ; pendant ce temps-là, votre cheval fera un meilleur repas que celui qu’on lui a fait faire ce matin, ce qui le rendra plus propre à continuer sa route. »

À ces mots l’artiste quitta le caveau, où il rentra quelques minutes après. Nous aussi nous ferons ici une pause pour faire commencer le récit au chapitre suivant.