Kaschmir, jardin du bonheur/Texte entier

Les Éditions Henry-Parville (p. -TdM).


KASCHMIR,

JARDIN DU BONHEUR












DU MÊME AUTEUR


RÉCEMMENT PARUS :

Le Pris Lecombvyne, édition ordinaire Mornay.
Mimi Joconde. — Éditions Henry-Parville.

À PARAîTRE SOUS PEU :

La Flêche d’Amour. — Albin Michel, éditeur.
Psyché et Eros. — Illustrations de Maurice Goerg. Éditions de luxe à la marque du Loup. Tirage à 675 exemplaires.
Magdelaine. — Illustré de bois gravés par Roger Van Gindertael. Éditions de la Vache Rose à Bruxelles. Tirage à 220 exemplaires pour Octobre 1925
Le Confession Cynique. — Éditions Henry-Parville.
Pour les Amazones. — Illustré de linos gravés par Pierre Combet-Descombes. Tirage à 650 exemplaires.
Lutèce des Parisiens. — Huit légendes des bords de la Seine.
César.
Le Stylet en Langue de Carpe.
Danaé.
La Chasse au Désir.
Le Viedaze et la Nicette. — Conte drôlatique inédit de Balzac retrouvé par l’auteur

et divers…


Renée DUNAN

KASCHMIR,
Jardin du Bonheur


   ROMAN   


Édition originale



LES ÉDITIONS HENRY-PARVILLE
35, rue des Acacias, 35
PARIS




IL A ÉTÉ TIRÉ DE CE LIVRE

UNE ÉDITION SUR PAPIER « ALFA »

CONSTITUANT L’ÉDITION ORIGINALE











Tous droits de reproduction réservés pour tous pays y compris la Chine, la Russie, la Suède et la Norvège
Copyright by Renée DUNAN
1925

PRÉFACE



Notre époque agrandit le monde. Je veux dire que personne, désormais, ne peut ignorer qu’au delà de la ville, du département, des frontières — bornes morales et intellectuelles d’antan — des humanités vivent, aussi utiles à l’ordre souverain du cosmos que la nôtre, sans doute, en tout cas égales en dignité.

Ce sentiment est récent. Il lie toutefois par des fils, ténus encore, mais que le temps consolidera, les diverses qualités et couleurs d’hommes habitant la planète.

Là où les cartes de jadis portaient des taches mystérieuses, chacun sait donc que règnent les mêmes désirs, les mêmes passions, les mêmes joies et les mêmes douleurs qui nous entourent. Peu importe le degré de savoir scientifique appliqué dont témoignent ici et là les formes sociales. Ce qui est proprement humain, c’est le fond des âmes, et nul ne voudrait désormais ignorer qu’il est partout des âmes agitées par nos fièvres, nos plaisirs et nos soucis.

Déjà, toute une littérature s’est emparée des régions immédiatement accessibles, pour y situer des romans, en analyser les spécificités psychologiques et en décrire les perspectives délicates ou brutales. L’Afrique, littérairement, est conquise, mais l’Amérique se défend et l’Asie reste mystérieuse. On a, de celle-ci, étudié une petite frange. Elle n’explique vraiment pas les secrets de cet immense et puissant continent.

Je ne prétends point raconter ici l’Asie. Il y faudra deux siècles et plusieurs titans de génie. Mais je veux offrir au lecteur la vision originale d’un coin du Thibet qui n’est pas encore pollué par l’encre stylographique. C’est pourtant un terroir illustre entre tous que cette patrie de Kaschmir. Depuis Bernier qui vécut sous Louis XIV et la visita, nul ami des périples émouvants de jadis n’ignore même le nom de la « Vallée du Bonheur ». Bien des Anglais du Dominion Gangétique y furent aussi depuis un siècle, soigner des poumons mal préparés par le « fog » londonien à l’atmosphère des grandes Indes. Nul Kipling, pourtant, ne s’est avisé de conter — par pudeur peut-être — les mœurs du dernier coin terrestre où la gynocratie règne, où la femme possède plusieurs époux, où le mot honni : « polyandrie » reste encore celui des mœurs sociales. Ce vocable et la chose qu’il désigne sont au demeurant d’une moralité égale à celle qui règne aux pays où les rapports de sexes reposent sur la seule maîtrise des mâles. Il y a pourtant au fond un redoutable écart…

Une parenté proche me lie à l’un des hommes de France qui connaissent sans doute le mieux la Boukharie, le pays Afghan ainsi que ces terres bondées de richesses et convoitées par toutes les nations qui bordent l’immense empire britannique des Indes. C’est de lui que je tiens tous les détails de cette histoire, et de l’étrange tragédie galante, fort invraisemblable, certes, pour nous Occidentaux, qui s’y déroule. La part de mon imagination est donc nulle en ce livre, hors la mise sous forme littéraire d’un drame vécu, dont le vrai héros, d’ailleurs, repose à jamais sous les eaux lumineuses et secrètes du lac Dahal.

R. D.

INTRODUCTION




ÉTHIQUES


C’est une conversation d’hommes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On évoque les drames d’amour, ceux qui vraiment advinrent et ceux que les romanciers imaginèrent.

« Le Voyageur » (ironiquement), se mit alors à parler :

— Certes, on peut reprocher à notre littérature l’éternel renouvellement des mêmes thèmes. L’adultère finit par y être la base de tous les romans. C’est trop : Encore faut-il avouer que l’adultère garde dans l’existence sociale, en Occident, une importance de tout premier ordre. Si les situations romanesques sont indigentes, faute en est plutôt aux mœurs, qui ont donné une espèce de valeur mystique à ces deux choses illusoires : la chasteté des femmes et la fidélité en amour. Toutes les forces sociales tendant — en vain — à la garde de ces deux entités irréalisables, l’adultère, de ce fait, devenait le péché-roi.

Rien ne serait plus beau que la lutte contre l’instinct sexuel, si celui-ci n’était pas la réalité même de l’être. Une pensée humaine ne doit pourtant pas chercher d’équilibre ailleurs que dans son propre domaine vital. Lutter contre la peur, contre les défaillances animales du corps, contre les emportements de la colère, de la haine, de la cupidité, ce sont là choses saines. Elles se résument dans un contrôle loyal des impulsions instinctives. On est un homme — ou une femme — de valeur morale supérieure lorsqu’on y atteint. Mais lutter contre l’amour, quelle absurdité !…

L’Amour est notre origine, notre raison d’être et notre finalité. Il faut donc consentir à suivre — en se contrôlant évidemment, mais suivre pourtant… — les poussées de ce puissant instinct, ou alors devenir une sorte de monstre, étranger au « devenir » universel, malgré l’apparence : quelque chose comme un livre, bien paginé et relié, dont les pages resteraient toutefois blanches, ou un fusil sans canon.

Admettrez-vous une intelligence qui prétendrait expliquer tout sans jamais utiliser le syllogisme ? Un journal qui n’imprimerait jamais la lettre « e » ? Ainsi m’apparaissent les humains dont l’absurde désir serait qu’on vécût, pensât et écrivît hors les problèmes posés par l’Amour.

Je l’ai dit, de nos conceptions morales, en matière sexuelle, et de la pruderie — trop souvent hypocrite — dont nous les entourons, il résulta de longtemps un appauvrissement des éléments esthétiques et analytiques littéraires. Ce n’est point à dire que nous n’ayons approfondi vertigineusement la psychologie de l’adultère, « deus ex machina » universel. Pourtant, que de nuances, de subtilités, de finesses charmantes et profondes, d’agréments délicats et de grâces nous aurait pu réserver un renversement des bases sociales en étudiant l’Amour !

Je ne songe pas ici aux Mille et une Nuits, quoique en vérité ces contes incandescents soient bien en Occident un enrichissement pour les âmes ardentes qui s’y voient révéler tant d’arcanes nouveaux. Mais j’évoque les terres thibétaines où les rapports de sexes sont précisément à l’opposite de ceux qui régissent le monde musulman. La femme seule règne en ces contrées perdues, et peuplées pourtant depuis l’origine du monde. Elle épouse autant d’hommes qu’il lui plaît, et les commande. Concevez-vous cela ?

Qu’on ne s’y trompe. Ces mœurs étonnantes ont leur noblesse, leur beauté et leur esprit. Cela dégénère parfois en débauche, qui le nie ? Mais en est-il autrement chez le musulman polygame et chez le monogame Européen ?…

Au surplus, je ne suis pas moraliste. J’ai beaucoup voyagé et nulle part les hommes ne m’ont paru « meilleurs ». Le certain est donc seulement que la polyandrie crée d’étonnants cas passionnels, des contingences amoureuses bizarres et monstrueuses, qui bouleverseraient tous nos codes de convenances et nos principes sociaux. Par suite, on ne saurait à tout le moins lui dénier un grand pittoresque.

Cette polygamie matriarcale m’a été longtemps familière. Elle ne manque pas, je l’avoue, d’offrir, en sus de son importance éthique, quelque charme épicé et étrange à un Occidental bourré de littérature galante à notre mode.

Peu d’écrivains et de voyageurs ont pourtant eu le courage de raconter sincèrement ce qu’ils virent dans les pays où la polyandrie règne encore.

C’est qu’en principe, une telle dérogation aux principes redoutables de la supériorité mâle leur semble attenter aux bienséances primaires. Ce sont des sots. Le sens du relatif leur manque. La supériorité de n’importe lequel des deux sexes sur l’autre est une chose de fait, là où elle existe. Mais quel fait au monde, lorsqu’il établit un ordre de relations entre les êtres, n’attire pas la critique. Qu’on me cite un lieu au monde où ne règnent point de vices ni de haines, ni de tromperies. Le matriarcat en crée-t-il plus que le système contraire ? Qui le sait ? car pour les déductions théoriques, je les tiens comme âneries. Les savants ont démontré tout, en tous temps : et que la terre était plate, et qu’elle était le centre du monde, que l’oiseau était incapable de voler et le chat hors d’état de retomber sur ses pattes. Jugez un peu la valeur de leur logique en cette matière ductile des liens sexuels et des affections !

Mais peu chaut l’éthique. Ce qui vaut des spectacles du monde, c’est leur élégance, leur puissance émotive et leurs décors.

Or, le pittoresque de certaines situations que J’ai admirées en Kaschmirie, est prodigieusement intéressant. D’ailleurs je vais, pour commenter ma thèse, vous conter une aventure dans laquelle précisément je faillis — par une femme à époux multiples, — boire le Lethé. Voici :


I

PÉRIPLES


Douze années, j’ai vécu sur une terre barbare, redoutée, secrète et magnifique. Elle garde avec âpreté le mystère des civilisations originelles. Toutes les races occidentales ambitionnent d’y détenir l’Imperium. Mais le climat, une montagne féroce et guerrière, des peuples ardents à se défendre et une étrange pureté morale qui n’interdit point la débauche, gardent ce sol myriadaire. Son Eden est la Vallée de Kaschmir.

Vous avez tous plus ou moins entendu parler du Kaschmir. C’est un pays de nom universellement connu, mais que néanmoins seuls les géographes sauraient situer sur la carte.

À l’ouest du Thibet, dit chinois, qui est également russe et anglais, mais, en fait, demeurera toujours indépendant parce que presque inexplorable, il y a un massif montagneux moins hostile qui s’étend sur quelque mille kilomètres. L’Angleterre y est maîtresse en nom comme elle possède, au sud de cet extraordinaire bloc alpestre, les fameuses plaines du Punjab et le puissant Himalaya. Au nord sont des terres quasi inviolées, où de tous temps le Russe et l’Anglais ont lutté. Celui-ci plus puissant et tenace, celui-là mieux chez lui. Là-haut, dans le Badakshan, qui voisine la fameuse Boukharie, vivent des tribus qui ont gardé des usages d’il y a dix mille ans, sans y rien changer. Pillards nobles et dignes, héroï-bandits, hommes d’une résistance au mal, à la misère, à la fatigue qui défie nos corps civilisés, ils sont sans doute l’ancestralité humaine restée au stade qui précéda la civilisation de Halstadt ou celle de la Têne.

C’est donc au sud du Badakshan, que commence la véritable mainmise britannique sur cette partie de l’Inde. Il y a là le gouvernement de Gilgit, qui est, comme ils disent, lointain (outlying) puis le Baltestan, et enfin le Kaschmir, au-dessous duquel se trouve le Jummoo, lequel, avec la capitale de ce nom, commande à tout l’ouest du Thibet.

Les Anglais, il faut le dire, ne sont pas très accueillants pour les explorateurs Français, en ces terres qu’ils détiennent assez mal d’ailleurs. C’est pour cela qu’en France nous connaissons si médiocrement les Thibets. Il y a aussi peu d’Hindous en cette Inde, car presque tout y est musulman. À cause de cela la prédication de Mahatma Gandhi n’y a pas eu jusqu’ici de répercussion dangereuse pour les « britons ». Mais, précisément, peut-être vaudrait-il mieux que Gandhi y fît des prosélytes, plutôt que le nationalisme Koranique, lequel est le plus effrayant fanatisme terrestre. Or, je l’y vis prodigieusement foisonner.

Les circonstances m’avaient en effet attaché en 1920, en qualité d’ingénieur, aux sondages pétroliers effectués sur les bords de la Chandra. J’étais en relations avec Rufus Isaacs. Je l’avais connu tel à Londres et il gouvernait maintenant les Indes en sa nouvelle qualité de Lord Reading. Cela me valut un tas de facilités dont nul de ma race n’a jamais profité. En 1922, les sondages n’ayant pas abouti autour de la Chandra, on les reprit à l’est, entre l’Indus et la Tsaka, près du lac Nyak-Tso où gisent sans nul doute de prodigieuses fortunes minières. Je pris alors un congé d’un an pour aller voir, avec une autre mission secrète, s’il y avait de la houille dans le Gilgit. J’en ai d’ailleurs trouvé, entre Gor et le Nanga-Parbat, mais inexploitable, et toujours au bord de ce diable d’Indus qui décrit dans ce chaos montagneux les méandres les plus imprévus.

Je partis de Lahore en janvier, avec quelques gaillards robustes, audacieux et dévoués que j’avais recrutés au Thibet deux ans plus tôt et qui ne m’avaient pas quitté.

Jummoo est au bord du gigantesque massif qui compte des pics presque aussi élevés que l’Everest du Nepal. Le titan en est ce mont du Karakoran qui parvient juste à deux cents mètres au-dessous de l’Everest. Le Nanga-Parbat reste à quatre ou cinq cents mètres au-dessous de l’autre. D’ailleurs, quoique les méthodes scientifiques grâce auxquelles on a mesuré ces montagnes soient précises ; il faut bien admettre que l’attraction propre de tels géants, en quelque façon indépendante de l’attraction terrestre, n’a pas encore été calculée avec une netteté suffisante pour assurer la rigueur des observations. C’est-à-dire que la théorique tangente à la surface marine qui sert de point zéro aux calculs de hauteurs s’est trouvée plusieurs fois, on l’a observé, devenue sécante, parce qu’elle tendait à devenir tangentielle au massif montagneux lui-même. Celui-ci jouant donc ainsi le rôle d’un satellite…

Mais quittons ces problèmes. Je vis à Jummoo le maharadja descendant de Gulab Singh, pauvre diable de sikh qui constitua par chance et crimes un vaste empire sous la domination anglaise au XIXe siècle. Mais, comme le premier ministre de cette ombre de rajah était un colonel anglais rogue et prétentieux, je quittai Jummoo sans retard pour gagner le nord avec, comme compagnon de mon pays, le fameux livre du français Bernier qui découvrit au Grand siècle le royaume de Kaschmir. Il y était venu en effet avec le redoutable Aureng Zeb en 1664. Je remontai le cours des rivières, la Dawak sacrée comme le Gange et la Chinab. Il n’y a malheureusement pas de route carrossable pour aller par ce chemin jusqu’à la vallée de Kaschmir. Les cols y sont trop élevés et peu accessibles. Ils restent même, malgré de récents travaux, toujours pénibles pour les chevaux. L’automobile passe toutefois là où le cheval souffre. Aussi désormais, fait-on simplement des routes larges et planes sans s’occuper de la dureté des pentes, mais ces travaux restent tardifs et lents. La vallée Kaschmirienne en effet n’offre que des ressources esthétiques. Or, il faut, pour payer le coût des belles voies, qu’elles mènent à des lieux où l’industrie s’enrichit.

Ce chemin que suivit Bernier en 1664, par Rajaori, existe encore, mais il ne coincidait pas avec le trajet que j’avais prévu. C’est que mon voyage possédait aussi une valeur d’exploration géologique. Je suivais par conséquent un tracé sur lequel j’avais diverses raisons d’espérer découvrir du fer. Je ne trouvai d’ailleurs rien, sauf une mine d’émeraudes. Mais ce n’est pas une histoire minéralogique ni industrielle que je vous raconte…


II

SIRINAGAR


Je laisse donc de côté les péripéties de mon lent déplacement au long des montagnes de l’État de Jummoo et mon passage dans le Kaschmir. Voilà le plus étonnant voyage du monde. À six heures du matin, vous êtes près du ciel. C’est alors la végétation alpestre. Vous descendez dans une vallée, c’est exactement la flore de France, vous entrez ensuite dans une plaine, vous voilà sous les tropiques. Le lendemain, vous êtes dans la neige, le surlendemain, vous traversez une forêt de cèdres comme il en est au Liban…

Nous arrivâmes à Sirinagar, capitale du Kaschmir, en vingt cinq jours. J’étais d’une humeur de dogue. Je n’avais rien trouvé d’intéressant sur près de trois cents kilomètres, dans un pays d’une richesse minière incommensurable, et j’avais perdu un de mes compagnons thibétains, mordu par un serpent à Kischtvar. Mais l’arrivée à Sirinagar est une féérie qui consolerait des gehennes de la vieille Inquisition. Elle porte autant à l’admiration étonnée que le voyage pour Venise par mer en venant de la côte Dalmate. L’État de Kaschmir, comme tous, peut s’agrandir ou diminuer. Les circonstances, les dirigeants et le plus ou moins d’impérialisme national jouent seuls ici. Mais la vallée Kaschmirienne est une chose limitée, qu’il faut venir admirer sur place, dans l’étonnante capitale du pays : la fascinante Sirinagar, Venise des Indes.

Qu’on se la figure au centre d’une vallée ayant moins de cent kilomètres en largeur et le double de long. C’est le Paradis terrestre. L’été, un été méditerranéen, mais tendre et doux, y règne sans arrêt. Toutes les fleurs du monde s’y sont donné rendez-vous, et toute la volupté terrestre s’y étale avec une délicate ingénuité. Autour de la vallée, c’est un cirque de montagnes démesurées, effarantes, absurdes, sur les pentes desquelles, par une douce journée de soleil, assis au centre de cet immense jardin, sous un cèdre, et entouré de roses, on peut, à l’ail nu, suivre le dégradé des saisons et des climats, jusqu’aux neiges péronnelles des sommets. On distingue nettement, à partir des cimes, les pâturages, puis les champs de blé, les vignes et enfin les immenses plantations florales qui produisent tant de subtiles essences, joie de l’asiate et même de l’européen, dont les plus délicats alambics ne produisent d’ailleurs point de parfums plus délicats que les ustensiles grossiers des Kaschmiriens.

Sirinagar, reine d’Asie, fut comme bien l’on pense, disputée férocement pendant plus d’un millénaire, entre les tyrans mongols. Elle fut cent fois capitale et autant de fois brûlée par des envahisseurs. Cette « Vallée Heureuse » est donc aussi un dépôt de toutes les architectures monumentales des Indes : dix siècles y ont laissé des édifices ou des ruines, des palais, des mosquées, des jardins et des terrasses aussi admirables que le Ca d’Oro, ou le Palais des Doges vénitiens.

C’est une sorte de ville aquatique faite surtout de délicieux chalets sculptés, uniformément construits en bois de cèdre et grimpés jusqu’au cinquième étage, parfois. La rivière, le Jhetam, coupe la ville en deux parties réunies par sept ponts, et autour d’elle, des lacs, petits ou grands, avec des îles innombrables, forment le décor le plus original du monde. Sirinagar a cent cinquante mille habitants. Dans un pays aussi bien arrosé, où tout Kaschmirien riche possède son île transformée en habitation de plaisance avec jardin, les bateliers, comme à Venise, ont une importance considérable. Ce sont des Hindous qui cultivent la gaîté chantante du barcarolle.

Et maintenant voici mon aventure :

Dès l’arrivée à Sirinagar, je cherchai, émerveillé de ce pays admirable, à en goûter la grâce sans me mélanger aux Européens. J’évitai donc les hôtels anglais et les boarding-house qu’on y trouve en abondance à l’usage des fonctionnaires britanniques en congé. Je parvins enfin, par l’entremise d’un de mes compagnons tibétains, qui déjà avait habité la vallée, à inspirer confiance à un guèbre, propriétaire d’un délicieux pavillon, au bord du plus grand des lacs : le lac Dahal, et j’y vins demeurer.

Je me trouvais loin de la colonie blanche et fort isolé, mais quel délicieux spectacle, celui de ces îlots odorants, sur lesquels s’élevaient de sveltes chalets, avec d’exquis appartements aux garde-fous incruvés : Cela se nommait de noms ravissants et poétiques : « Nasim bagh », le jardin des brises, ou « Nishat bagh », le jardin du bonheur. Des terrasses, des jets d’eau, des encorbellements fleuris bornaient partout mes regards, lorsque je rêvais dans mon bungalow. L’eau claire illimitait tout cela en un jeu subtil de lumières et de perspectives, jusqu’au fond où s’élevait la ville même, et tout au loin jusqu’aux montagnes crêtées de neige. Je ne me lassai pas de regarder cet horizon calme, liquide et luminescent.

J’étais là depuis huit jours et j’avais même acheté de très curieux parchemins écrits en vieux gujarati, que je m’efforçais de déchiffrer dans la paix coite d’une vie sans heurts.

Un soir, vers neuf heures, tandis que le silence était absolu, et que j’en goûtais la tiédeur, appuyé sur mon balcon, l’aventure s’annonça ainsi : je vis entre deux îlots, dans la douce et tremblante clarté lunaire, apparaître et venir sans doute à moi, seul habitant de cette rive, une barque légère, étroite comme une périssoire, où une forme blanche ramait sans faire aucun bruit.

Cela accosta face à mon chalet. J’aperçus alors, sautant à terre une silhouette fine, presque nue, hormis une sorte de sarong comme en portent les Malais. L’ombre s’approcha d’un pas vif. À cette heure-là, et à l’époque où nous étions, le printemps, les îles du lac Dahal ne sont point très vivantes. Les après-midi, on y voit s’affairer seulement quelques femmes, des servantes et des hommes hargneux aux gestes hiératiques : jardiniers ou domestiques. C’est seulement de mai à octobre que les Kaschmiriens cossus viennent habiter dans leurs jardins. À ce moment aussi, anglais et anglaises arrivent pratiquer le tennis. Je me réjouissais d’ailleurs de cette solitude sans laquelle je me fusse installé ailleurs. Pour cela l’étrange et élégant visiteur peu vêtu m’intrigua prodigieusement et m’apparut aussi mystérieux qu’un djinn.

Un parfum violent et aphrodisiaque, croisé de roses, de jasmins et de chèvrefeuilles, qui poussent à Kaschmir comme en France l’ortie, me venait par bouffées régulières. Je regardais dans la lueur lunaire cette forme agile qui venait me trouver, j’en étais convaincu.

De fait, l’être svelte sauta sans façon par dessus la barrière séparant mon jardin des propriétés voisines et s’approcha à pas plus lents.

Quand il fut à dix pas, je dis à haute voix en dialecte dogra que je parle bien et qui ressemble presque parfaitement au langage de Kaschmir dont les souplesses ne me sont toutefois pas aussi familières :

— Bonsoir !

La forme s’arrêta, je me penchais pour la mieux distinguer. Enfin j’entendis la formule en Kaschmirien :

— Certes, le soir est bon !

Je repris :

— Tu viens me trouver, mon ami ?

J’entendis rire. On me questionnait ironiquement.

— Ne parles-tu pas ma langue ?

— Non, pas pour te faire honneur.

— Parles-tu chibhali ?

— Non !

— Tu es Anglais ?

— Non !

Ce dialogue m’agaçait. J’affirmai :

— Je descends, nous parlerons au même niveau. Ne sera-ce pas préférable ? Attends-moi.

J’entendis : oui, je t’en prie, étranger !

Trois minutes après, j’étais dans le jardin et me trouvai en face d’un adolescent grâcieux, extrêmement féminin et vêtu, comme il m’avait semblé, d’une simple étoffe malaise. Je lui dis avec politesse :

— Loué sois-tu !

Il répondit :

— Certes, et Dieu.

— Et Dieu ! repris-je en écho.

— Viens maintenant avec moi, continua sans transition, en langue dogra, l’adolescent. Il s’exprimait avec élégance mais semblait parler ce dialecte avec déplaisir.

Je connais les usages et les procédés de conversation de ces races d’Asie et je répondis :

— Tu me fais un grand plaisir, mais me permettras-tu de te demander où tu veux me mener en ton désir de me rendre heureux.

Il rit encore :

— Viens ! Moi je ne suis ici que pour te chercher. Il y aura quelqu’un pour t’expliquer. À chacun son office, selon la Loi.

La grâce étrange de cet être aux formes graciles, le sans-gêne européen de sa conversation, sa gaîté souriante et je ne sais quoi en lui de plaisant et d’audacieux, sans rien de louche ni de trouble, me furent comme un alcool. Presque malgré moi, je répondis :

— Je te suis :


III

LA MYSTÉRIEUSE DEMEURE


L’inconnu m’écoutait, les yeux fixes. À mon acceptation, il répondit en inclinant la tête, puis il leva les mains au ciel, dans un geste d’hommage et les posa sur mes épaules en prononçant des mots sanscrits. Se retournant enfin, sans plus, il s’en alla. Je le suivis comme j’avais dit. J’eusse été bien inspiré alors d’avertir mes tibétains. Mais je ne sais quel besoin me possède obstinément en voyage d’agir toujours seul. C’est une passion. Je raffole du risque, de l’aventure incertaine, des circonstances imprévisibles où j’aime plonger.

Je m’éloignai donc de mon chalet, sans me retourner. Je ne songeai même pas que je n’avais aucune arme. Cet éphèbe m’enchantait. Comme dans certains rêves heureux, j’avais peur de faire disparaître l’enchantement en prenant des précautions trop réelles… Je montai dans le petit bateau étroit. L’adolescent me dit d’une voix de femme :

— Assieds-toi et ne bouge aucunement car ton mouvement nous ferait naufrager.

J’acquiesçai à ces mots sages. La lune était à ce moment à demi obscurcie par un nuage. Le paysage avait cette langueur silencieuse particulière aux pays d’eau. Une ombre de vent nous portait des odeurs vireuses. De l’autre côté du lac, je voyais quelques-unes des lumières de Sirinagar et à ma gauche non loin, la merveilleuse mosquée de Shah Hamadan qui dressait ses campaniles à cinq pointes, nettement visibles sur le fond grisâtre du nuage lunaire.

La douceur de l’air et la délicatesse de ce spectacle brumeux m’emplirent soudain les yeux de larmes, je ne sais pourquoi. Cependant, le jeune homme, mon guide, pagayait avec une merveilleuse habileté, comme font les indigènes des mers océaniques. J’entendais à peine le soc de ses palettes creuser l’eau, et l’effort qu’il faisait pour propulser la frêle barque. Nous nous taisions tous deux.

En cinq minutes, je ne sus plus où j’étais. La lune reparut pour me dire avec ironie que je serais bien gêné s’il me fallait juger ma route. Nous passions à côté d’îles minuscules, puis entre d’autres vastes et parfumées. Je voyais mon conducteur décrire des méandres bizarres, et je devinai soudain qu’il conduisit de façon à m’interdire plus tard la connaissance du lieu où j’allais…

Le voyage étrange dura longtemps. Je m’efforçais de distinguer et classer des points de repères. Enfin, il me sembla que nous revenions vers ma demeure. En fonction de la lune et des lumières de Sirinagar, cela n’était pas douteux. Mais il subsiste, je l’ai souvent vérifié, une sorte d’illusion dangereuse comme un mirage. Je me tins plus attentif et ma curiosité s’accrut.

— Nourmahal !

L’inconnu avait dit ce seul mot. Je le regardai, infiniment étonné, puis je questionnai :

— Nourmahal ?

Il dit :

— Nous venons de dépasser son jardin.

Une émotion me saisit. Qui n’a pas rêvé à la divine beauté de cette favorite d’Asie ? Nourmahal ! Le mot est magnifique déjà, il est tendre, odorant, caresseur, voluptueux, et il se termine comme un cri de plaisir. Nourmahal ! la maîtresse du terrible Jaan Guir ?

Je me retournai pour garder le souvenir du jardin où Nourmahal avait vécu. Alors comme un linceul jeté net, la nuit m’enveloppa. Je crus plonger violemment dans une atmosphère glacée. Regardant vers mon guide je ne vis plus rien. Il m’avait fait retourner avec une astuce orientale pour m’engouffrer en quelque voûte dont aucune trace ne resterait plus tard dans mon souvenir. La colère me souleva :

— Où me mènes-tu, chien ?

Il dit tranquillement :

— Ne me dérange pas ! Nous sommes en un lieu dangereux. Il y a des caïmans sous nous, et j’ai besoin de ne pas me tromper.

J’entendais sa pagaie fendre et pousser l’eau.

— Baisse-toi !

Je me baissai. Le passage, à mesure que nous y avancions, devenait plus froid. L’odeur de vase s’y développait avec véhémence. L’avancée continuait… continuait. À des rejets légers provoqués par la force centrifuge, je crus deviner que nous décrivions de rapides courbes. Cela commençait à m’irriter. Je me reprochais avec amertume d’être ainsi embarqué si sottement dans une aventure inconnue, sans surtout mes fidèles brownings. Soudain, le bruit de pagaie cessa. Le bateau suivit son erre quelques mètres, puis s’arrêta.

— Penche-toi sur ta main gauche, tâte le mur, sens-tu une poignée ? dit l’adolescent à voix basse avec une indéfinissable émotion.

Je me penchai. Une sorte de heurtoir était là.

— Lève-toi doucement, tiens bien cette poignée. Au pied, il y a un espace pour se tenir debout. Place-toi !

Je n’avais qu’à suivre ces conseils, n’ayant aucun choix entre divers partis. Je fus un instant appuyé à mur lisse, et debout sur une sorte de marche. Alors, j’entendis la pagaie remuer l’eau. Une minute passa. Le silence se fit tombal. Évidemment mon conducteur était disparu. Je l’appelai en diverses langues, coléreusement :

— Où es-tu, fils de prostituée ?

Rien ne répondit. J’étais seul, dans ce lieu inconnu et menaçant, avec l’eau d’un lac souterrain devant moi, piété sur une pierre que je vérifiai être tout bonnement une marche d’escalier. Mais cet escalier descendait et ne montait plus… Je commençai par pester violemment, puis le sens du réel me revint. Après m’être copieusement traité d’imbécile, il fallait « agir ».

J’avais des allumettes. J’en flambai une douzaine pour admirer le local où je m’étais fait débarquer. La voûte avait au moins quatre mètres de hauteur. Elle semblait faite en blocs schisteux de gros poids : travail du temps des rajahs mogols. J’étais sur la dernière marche d’une montée qui s’enfonçait dans la rivière artificielle du souterrain. Derrière moi, il devait pourtant y avoir une porte, mais je ne pus la déterminer. Le heurtoir auquel je m’étais accroché pour monter en ce lieu apparut comme une simple sculpture. Cela figurait Siva jonglant avec des têtes de morts. C’était gai !

Dix minutes passèrent. J’écoutai soigneusement tous les bruits. Il me parut pourtant que l’on s’agitait au-dessus de la voûte. Je me dis : deux solutions à choisir, pas trois : Attendre, ou me mettre à la nage et faire à rebours le chemin qui m’amena ici. Si complexe qu’il soit, on doit en venir à bout.

Comme je mûrissais cette idée, prêt à me déshabiller et à faire de mes frusques un paquet que je porterais au cou, j’entendis grincer la cloison derrière moi. Alors, sur la droite, à un mètre environ, une porte éclairée s’ouvrit. Je me traitai à nouveau d’idiot. Décidément, je baissais, car enfin je devrais avoir l’expérience, et cette ruse était classique. La porte ne se trouvait pas nettement sur mon dos, mais de côté. L’huis inattendu fut à peine entr’ouvert que redevenu un homme d’action je m’étais élancé. Je m’encastrai en bloc, d’une détente, dans l’entrée bienfaisante. Tout plutôt que cette voûte humide ! Je m’apprêtais à diverses contingences agressives, mais je me retins. Il n’y avait là qu’un vieil hangi, dans son costume court de batelier. Il s’inclina avec dévotion devant moi, ferma la porte donnant sur la voûte (elle se poussait tout bonnement) et me dit en kaschmirien :

— Si tu veux m’accompagner, fils de ma vie ?

Me ressaisissant d’un brusque effort de volonté, car je sais qu’il faut en Asie agir selon la lente et calme pensée asiatique, je répondis doctement :

— Mon père, je n’y saurais manquer.

Il s’en alla…


IV

SÉQUESTRÉ


Je traversai des chambres voûtées et d’ailleurs semblables à des prisons. Ensuite on me fit gravir trois étages ; j’étais évidemment dans une vaste demeure. Dès le premier palier, au-dessus, sans doute, des voûtes souterraines, un luxe effarant apparut, qui s’exagéra aux étages supérieurs.

Tapis, armes, meubles incrustés, bronzes et ivoires étaient jetés partout en tas sans ordre aucun. J’avais adopté la seule attitude qui convint, une impassibilité stricte, avec beaucoup d’attention et de méfiance. Je ne parus donc rien voir. Au troisième étage, ma conviction était faite. J’étais chez des hindous riches, en relations avec l’Europe, et composant très bien avec leur religion, car à côté des sourates arabes, le Bouddha, Ganesa et surtout Siva se trouvaient figurés en maint bibelot précieux, placés en lieux rituels. Le batelier, lorsque je fus dans une pièce meublée quasi à l’européenne, avec, ma foi, des fauteuils, me fit signe de m’asseoir et sortit.

Cette fois je pouvais attendre plus plaisamment qu’en bas. D’évidence, au surplus, dans un tel lieu, on était en mesure, très facilement, de m’assassiner ; mais en ce cas, il n’était en rien besoin de me faire monter si haut. On voulait donc quelque chose d’autre que ma vie. Quoi ? Les asiates ont une conception machiavélique de la simplicité. Peut-être ma qualité connue d’ingénieur amènerait-elle un capitaliste kaschmirien à me dévoiler, contre garanties, des trésors réels et exploitables. Savait-on ?

Comme je songeais ainsi, assis dans un fauteuil, la porte par laquelle j’étais entré fut entr’ouverte. Un homme apparut. Il regarda en silence. Pauvre, pieds nus, l’air d’un ascète, il avait une magnifique dignité, avec son nez busqué et sa barbe annelée. Il se retira aussitôt sans rien dire.

Soudain, à travers quelque chose, tout près de moi pourtant, et bien que je fusse seul, j’entendis une sorte de froissement. Je regardai. Le mur à cet endroit, sur un espace d’un mètre carré, avait été remplacé par un treillis métallique comme on en trouve en Europe dans les couvents contemplatifs de femmes, pour isoler les religieuses. On s’agitait de l’autre côté. Et j’entendis, en anglais, prononcés, sans aucun accent, ces mots invraisemblables :

— N’avez-vous pas eu peur, mon adoré ?

Je goûtai la parole cristalline, voix de femme évidemment, avec une joie profonde, mais je répondis avec une prudence arabe ou normande, en dogra, pour essayer d’identifier l’inconnue :

— La peur ne saurait entrer dans une âme possédée par toi, lumière de mon regard.

J’employais le tutoiement asiatique afin de voir ce qui s’en suivrait.

La voix reprit, douce et égale, aussi liquide et harmonieuse, mais en dogra :

— De quel pays es-tu ?

— De la France.

— Ah ! ah ! j’ai déjà épousé un français

Je repartis lentement, selon une formule religieuse :

— Loué en soit le Rétributeur.

La femme reprit délicatement avec une sorte d’ironie charmante :

— Je l’ai donné à manger aux tigres.

Je me tus, sans lumières pour résoudre l’énigme que posait cette étrange conversation. Je sais qu’avec les êtres d’Asie et d’Afrique, il faut méditer chaque mot et ne parler qu’à bon escient, hors le formulaire des compliments et des politesses. Il a précisément été inventé aux fins de décevoir le curieux, le hâtif et l’intéressé.

La femme reprit :

— Je t’ai vu ces trois jours errer dans Sirinagar. On m’a dit que tu étais un maître.

Je répondis avec gravité :

— Je suis bien plutôt ton esclave, ô Déesse !

Il y eut un court silence, puis l’inconnue affirma :

— Tu es beau, je t’épouserai.

Je parlai alors comme un Kaschmirien galant de haute classe :

— Prunelle de mes yeux, délices de ma destinée, puisses-tu ne pas renoncer à ce désir et me donner à réaliser l’œuvre de te rendre heureuse.

J’entendis alors le froissement se multiplier. On se levait. Ensuite il décrut. La femme s’éloignait. Cette inconnue autoritaire qui voulait m’épouser s’était retirée sans plus de politesse. Je m’installai alors commodément et j’attendis la suite des événements. Une heure après, dans le silence, je m’endormis.

Je m’éveillai à neuf heures du matin. Sans y songer, poussé par le désir de me trouver à l’aise, je m’étais étendu sur les tapis épais et j’avais pris un repos parfait. Comme un silence total régnait autour de moi, je me mis à étudier le mystérieux logis.

Il n’avait aucune vue apparente sur le dehors. J’étais éclairé par une lampe primitive, sise au plafond même, et dont on avait déjà dû renouveler l’huile pendant mon sommeil. Les murs étaient solides. Je me trouvais évidemment, du fait de ma venue en barque, dans une île du lac Dahal. Mais existait-il en ce lieu des fenêtres ? Il me fallait vérifier tout avec précaution et prestesse. J’avais l’œil et l’oreille sans cesse au guet, car l’homme de Kaschmirie passe pour très vétilleux et s’encolère puissamment lorsqu’on manque avec lui de confiance et de politesse. D’ailleurs, en principe, les actes les plus normaux de notre existence européenne peuvent profondément blesser un témoin oriental. Il est vrai que je paraissais être entre les mains d’une femme. Mais quelle apparence y avait-il d’une femme seule maîtresse en cette somptueuse demeure ?

Sans doute était-ce plutôt le début d’une intrigue comme Pierre Loti en connut et comme en content les écrivains de Perse, d’Arabie ou des Indes. Une femme dont le mari était en voyage se permettait d’enlever un homme blanc vu au passage et épié ensuite.

Pourvu, pensais-je, que le mari ne reparaisse pas avant mon départ de ce palais ! Car, dépourvu de défenses, je ne pouvais vraiment pas faire face, avec quelques chances de vivre, à la colère d’un époux jaloux et outragé. L’idée que j’appartinsse à une femme polygame ne me vint point, je croyais la polyandrie réservée au bas peuple. Je cherchais cependant une arme dans la chambre où le caprice d’une Nourmahal du XXe siècle m’avait installé. Il n’y avait rien qui pût servir à combattre. C’était voulu :

On m’apporta peu après à manger. Il n’existait encore, évidemment, aucune raison de m’empoisonner. Je n’avais donc pas à me méfier jusqu’ici et fis honneur à la complexe cuisine du pays.

Comme je terminai mon repas, on vint en chercher les reliefs.

Le serviteur, un sikh robuste, me dit ensuite en anglais, comme un tenancier de fumerie ou de café, dans le Strand :

— Wisky, pavot, chanvre ?

Je fis non de la tête.

— Dormir alors, car maîtresse ne reviendra que ce soir. Jusque là, rien :

Je fais un signe d’approbation. Ne pas questionner et trouver le maximum d’avis utiles dans les paroles prononcées devant moi, telle était la règle à suivre. Mais au lieu de dormir, j’enquêtai sur mon domicile.

La porte, de chêne massif, s’ouvrait du dehors. Les cloisons étaient liées par une sorte de béton très solide. J’étais au fond très bien prisonnier. Le plancher sous les tapis apparut mosaïqué, ce qui interdisait de songer à une percée, chose que d’ailleurs je n’avais nulle raison de tenter. J’allais alors, ceci vu, me remettre sur un fauteuil. Une heure de recherches et d’examen méthodique me laissaient aussi ignorant que naguère, quand je crus entendre un peu de bruit à travers le mur de gauche que j’avais considéré jusque-là comme intérieur.

Je m’approchai, vérifiai la surface en large, puis montant sur un fauteuil, je la sondai en hauteur.

Enfin, je découvris quelque chose. À vingt centimètres du plafond, il y avait un orifice quadrangulaire large d’une main. C’était le reliquat d’une fenêtre maçonnée. Un petit volet de bois en épousait exactement la forme et prolongeait la surface du mur. Je retirai difficilement ce volet et j’eus devant moi la révélation du décor. J’admirai le paysage au milieu duquel j’avais été transporté.

La maison appartenait à un des îlots du lac Dahal, bien entendu, comme je n’en avais pu douter, mais c’était assez loin de mon chalet et je ne pus m’orienter d’abord. Je touchais aux faubourgs de Sirinagar. Devant moi, baignant dans une eau limpide et lumineuse, s’étalaient des jardins et une série de maisons noyées dans cette végétation polychrome qui caractérise le pays Kaschmirien. De toutes les demeures les fondations de pierre solide plongeaient dans le lac, et là-dessus, une variété infinie de toits aigus ou plans régnait jusqu’à l’horizon avec cette herbe d’un vert très clair qui les recouvre souvent dans le pays. Immédiatement au-dessous des toits et des terrasses, bâillaient d’innombrables fenêtres, des baies ogivales prolongées par des balcons ou des encorbellements semblables aux hourds des châteaux médiévaux d’Europe. Partout des fleurs, des bois ajourés et des ouvertures généreusement ouvertes, me permettaient de tout voir au cœur des maisons.

Je pouvais admirer ainsi des tisseuses de châles et des ouvriers ciselant le cuivre, des lamas en prières, des scribes à pinceaux, des joailliers. Combien d’autres !… des rêveurs même et aussi des amants. Tout cela se trouvait devant moi, exposé dans une lumière claire et délicate. Aux lointains les plus reculés, cela n’atténuait même pas le moindre détail. Et l’émotion d’un tel paysage, pareil à une subtile et délicate estampe japonaise, me fut comme une révélation de grâce, de quiétude, de beauté, de félicité.


V

ZENAHAB


Subtile vision d’Asie, je vous retrouve toujours en moi comme un vivant symbole ! Je revois cet étrange et fascinant paradoxe qui pourrait figurer la duplicité universelle : La rue vulgaire offrant des demeures renfrognées ; et les toits délicats, ouverts sur une sincère ingénuité. Ainsi en est-il sans doute de tout ce qu’on regarde alternativement, et de terre, et du ciel. Peut-être même toute vérité a-t-elle semblablement deux faces. Jamais en effet je n’avais imaginé ainsi Sirinagar. Vu des rues, du sol, du lac, tout y semblait clos, discret et jaloux comme aux pays musulmans. Et voilà que, de haut, j’avais la révélation d’une cité où rien n’était scellé, où la vie s’étalait avec le naturel naïf et bénévole dont les habitants de Tahiti semblent seuls, au dire des voyageurs, avoir gardé jusqu’ici la tradition. Je comprenais enfin le pays. Il y avait un aspect familier de la cité pour les Kaschmiriens et un autre guindé et secret pour les hommes d’Europe. J’étais devant le décor réservé aux habitants de la Vallée Heureuse.

Je regardai longtemps.

Parfois, à trente mètres de moi passait une barque menée avec agilité par un grand diable presque nu. À l’avant, une sorte de tente courbe prolongeait l’étrave en une forme curieuse pareille à une tête de marsouin. Il y avait là-dedans des marchandises, ou des femmes, ou des hommes impassibles qui rêvaient.

Très loin à gauche, une route décrivait des méandres harmonieux sur la terre verte. Elle gagnait un village dont j’entrevoyais la mosquée avec son minaret. Puis, au-delà, c’était la montagne agressive qui commençait, avec ses nuances dégradées, allant du vert assombri d’une forêt de cèdres répandue sur les dernières pentes, jusqu’au blanc rosâtre des sommets.

Au pied d’une falaise, à cent mètres, dans une sorte de chambre rocheuse abritée de tous regards sauf sans doute du mien, des femmes se baignaient. Elles étaient brunes et sveltes. Un arbre pendait au-dessus d’elles et je les vis s’accrocher aux branches pour jouer comme des ondines.

Sans connaître une si voluptueuse présence ni s’en soucier, derrière même cette anfractuosité, un officier anglais maniait des appareils de géodésie, avec deux soldats raides et froids qui marchaient à pas comptés.

Une barque s’arrêta tout près au bord, vraisemblablement de « mon » île, dont je ne pouvais malheureusement entrevoir le rivage. Deux hommes l’occupaient. Ils parlaient avec d’autres personnes invisibles. C’étaient de splendides Kaschmiriens, barbus, vêtus de vastes robes brunes serrées à la taille par une ceinture rouge. L’œil dur et fixe, la lèvre inférieure fendue et lourde, le port de tête hautain les désignaient comme des maîtres. Ils avaient un pur type aryen et leurs paroles m’étaient incompréhensibles. Mais la fatigue me força à descendre de l’étrange observatoire. Je me promis d’y revenir sous peu.

J’étais assis à réfléchir depuis un quart d’heure, quand on ouvrit la porte de ma chambre et deux grands escogriffes armés, avec une sorte de casque souple à oreillères de cuir, entrèrent raides comme des soldats de Sa Majesté Britannique.

— Viens ! me dit l’un d’eux en dogra.

Je les suivis.

On traversa deux salles nues, puis, à la porte d’une troisième, je dus m’arrêter, encadré par les deux gaillards muets. Là une invisible main fit alors tourner l’énorme panneau de cèdre, et je vis un salon prolongé en terrasse fleurie. Le sol était couvert de tapis. Pas un siège, mais tout un mobilier d’Hindou richissime, et des tables basses recouvertes de bibelots d’or.

J’entrai. Derrière moi la porte fut close d’un coup violent. La prudence me commandait de tout attendre, de tout espérer et de tout craindre, je devais donc mesurer mes gestes et mes pas comme mes paroles. Je m’assis aussitôt à terre, sans regarder le dehors, si tentant pourtant et empli de lumière, où la vie s’agitait. Je fus au pied d’une table laquée. Là, jambes repliées, muet, j’attendis, allongeant les bras sur mes cuisses comme un Bouddha. Je devais, immobile, sembler un brahmine inspiré. Le lac s’étendait devant moi, semé de ses petits îlots fleuris. De ce côté, rien n’indiquait que je fusse prisonnier, tant la liberté paraissait proche. Mais en Orient, il faut se méfier des apparences.

Soudain derrière moi, sans qu’aucune porte battît, je sentis quelqu’un arriver. Un frisselis de tissus légers s’approchait très lentement. Sans remuer doigt ni œil, je restai impassible, tendu toutefois pour tout percevoir et tout comprendre. Une femme me frôla, grande, orgueilleuse d’allure et parfumée jusqu’à l’écœurement. Elle s’arrêta à mon côté, en battant du pied, puis avança encore. Je ne vis son masque qu’au moment où elle prit place devant moi, assise à la turque sur un tapis de prière. Le visage que je pus deviner très beau était couvert d’une gaze légère et le corps enveloppé dans des mille plis lourds d’innombrables écharpes. L’ensemble restait mystérieux, mais menaçant plus encore…

La femme, sans préparation, dit avec autorité et froideur en un anglais très pur :

— Tu seras mon époux ?

Je la regardai impassiblement, et, sans lever la voix, attentif à tous mes mots, j’articulai :

— S’il plaît à Dieu.

Elle approuva et baissa la mousseline de sa face. C’était vraiment une admirable créature. Elle possédait l’aspect grave et un peu artificiellement triste des épouses de rajpouts, dans l’Inde. Le nez toutefois était sémite, mince et droit, le front bombé m’apparut légèrement creux aux tempes. La bouche, trop arquée, restait pourtant petite et un fard violâtre la paraît. L’ovale du visage s’attestait parfait, mais le regard en démentait la jeunesse apparente. Il était trop aigu et subtilement cruel. J’y lus une qualité de curiosité fixe et âpre qui m’avait toujours paru d’origine strictement européenne. Cette femme était peut-être une Kaschmirienne, mais plus certainement une femme d’entre Thibet et Punjab. Elle avait en un fascinant ensemble tout ce que les races d’Asie comptent chacune de vraiment beau : la peau surtout, légèrement roussâtre, attirait les baisers. Les sclérotiques, bleu mordoré, enchâssaient d’étranges pupilles, d’un roux ocellé de mauve, Elles faisaient penser à ces yeux de fauves qui vous émeuvent comme des regards amants. Son cou d’une merveilleuse pureté de ligne, gardait la minceur tremblante d’un jonc — si tentante pour les cimeterres — Je ne voyais ni ses mains ni ses jambes.

Elle reprit :

— M’épouseras-tu ce soir ou demain ?

Je répondis, impassiblement :

— Je ne veux que satisfaire ton désir. Tu choisiras.

On entra et ce fut le thé servi dans une tasse d’or ornée de gemmes, d’ailleurs mal taillées, mais monstrueuses.

— Bon, ce soir donc. Me connais-tu ?

Je la dévisageai froidement :

— Dieu m’a donné la science de connaître la beauté. Je te connais donc.

Ces phrases balancées et incertaines ont une valeur très grande dans les conversations dont on ignore le sens et le but. La femme répartit :

— M’aimes-tu ?

— Comment n’aimerait-on pas ce qui est parfait ?

— Regarde !


VI

LES TÊTES COUPÉES


Elle dit « regarde » puis me fixa avec une insolente dureté de fille parisienne menant une auto et qui manque vous écraser. Je ne cillai point, glacial comme un bouddha de bronze. Cependant elle se penchait vers une sorte de petit meuble bas, laqué de pourpre, avec des portes dorées, l’ouvrit, en tira quelque chose et me le tendit. J’eus, malgré ma volonté de rester secret et sans émotion visible, un geste de répugnance horrifiée.

C’était une tête d’homme, parfaitement coupée et embaumée avec art. La peau avait gardé son lustre et les lèvres leur turgidité. Seuls les yeux étaient à la fois atones et vides. Je remarquai, pendues aux cils, des gouttes liquides et l’étonnement me fit pencher pour les mieux voir.

La femme eut un rire léger et dit :

— Il pleurait. J’ai voulu que l’on imitât aussi ses dernières larmes.

La stupeur me cloua la langue. Je regardais encore la tête tronçonnée reposant entre la femme et moi. Mais la voix harmonieuse et calme reprit :

— C’est le jour où je t’ai vu. Je ne songeais plus qu’à toi. Pour que tu vinsses à m’aimer je l’ai sacrifié. Le sacrifice est un gage de bonheur…

Une glace me parcourut les vertèbres. Mais j’entendais encore :

— Il t’a vu aussi avant de tendre le cou à l’acier et il connut, je pense, que ma joie méritait sa mort. C’est mon corps qu’il a pleuré lorsque j’ai voulu, à sa place, t’en réserver l’hommage.

Je contemplais toujours l’étrange relique. Ç’avait été un homme de trente ans, de race arabe sans doute ou persane. Ce débris gardait quelque charme de ce qui avait été la beauté d’un mâle sans doute passionné jusqu’à offrir sa vie. Quoique ces larmes…

La femme sortit de ses mousselines une main longue, étroite, aux ongles dorés, et se pencha vers moi.

— Ne trouveras-tu pas de mots pour me dire ta pensée ?

Je repartis, relevant lentement les yeux vers elle :

— Pourquoi n’as-tu pas compris que je t’aurais aimée sans qu’il fût besoin de le faire mourir.

Elle me contempla avec dédain :

— C’est celui que j’aimais le moins. Je ne saurais avoir plus de quatre époux. Si demain j’aime encore, il me faudra de nouveau être veuve pour acquérir le droit d’aimer.

Je la regardai avec une sorte d’horreur sacrée. Elle lut mon regard.

— Tu resteras longtemps le préféré, crois-le ! car tu sais en ce moment être proche de moi sans faire de gestes, et tu comprends qu’il ne faut pas me demander d’être nue avant l’heure. Peu d’hommes de ton Occident devinent cela. Ils sont pareils à des bêtes en folie…

Elle respira, défit le nuageux embrouillamini de ses écharpes, et je vis sortir un sein. Le mamelon avait été carminé. Elle attendit de moi un geste, un mot, une allusion, une marque de passion. Je lisais dans ses regards fauves et insolents le désir et la crainte d’une manifestation passionnelle. Je restai d’une courtoisie glaciale et sacramentelle.

— Oui ! Il faut savoir maîtriser sa virilité. Toi, tu sais, tu es fort. Tout à l’heure tu seras l’époux de Zenahab et tu pourras connaître ceux qui le sont encore, ceux qui le furent, car, sauf pour deux, j’ai leurs têtes.

Je répondis avec une inclinaison du buste :

— S’il plaît à Dieu.

Elle se leva d’une détente des jambes et je vis que ses robes de mousseline restaient là où elle s’était assise. Nue, des pieds aux seins, mais le visage maintenant voilé, elle passa près de moi, plus somptueuse encore dans sa nudité travaillée, fardée, dorée, poncée, ornementée.

C’était une femme des Mille et une Nuits.

Ses jambes avaient été rosées aux orteils et aux jarrets. À la cheville elle portait un anneau bleu relié à un semblable anneau de cuisse par une chaîne d’or et de rubis. Ses genoux semblaient des fruits mûrs, peints en vermillon et dorés. Elle était strictement épilée et confite dans les parfums. Des touches de couleurs avivaient partout les plis de son corps, avec des traces de dorure et d’étranges bijoux. Une saveur de musc, abusive et irritante, se répandait dans la pièce. Elle sortit ainsi, semblable à une idole, mais auparavant s’arrêta, je le devinai, pour me contempler.

Je ne me retournai pas pour suivre son départ. Elle disparut enfin par quelque issue invisible. Certain que des regards attentifs me surveillaient, et que des volontés impitoyables étaient prêtes à m’annuler si j’accomplissais quelqu’acte interdit, je ne bougeai pas, méditant toujours ma situation.

Je comprenais enfin les événements. Lorsque Vaidy Pundyat m’avait averti, à Lahore, du danger des femmes Kaschmiriennes, j’avais ri des idées de ce brahmine érudit mais rêveur. J’avais eu tort.

Lorsque Sir Ralph Plelow m’avait conseillé la prudence en matière galante, je m’étais hautement esclaffé. Ils disaient tous deux : Prenez garde de tomber entre les mains d’une femme vampire. Il y en a en Kaschmir. Elles maintiennent avec vigueur les traditions polyandriques sur lesquelles en Gilgit sont constituées de véritables petites républiques.

Cela me semblait comique parce que polyandrie pour moi signifiait pauvreté et vie commune. J’avais vu dans le Thibet de ces communautés. Les femmes sont rares et les hommes abondent. Quatre ou cinq hommes vivent donc avec une seule épouse. Elle les possède tous. C’est très régulier, simple et pratique. Les hommes sont d’ailleurs froids et tristes. Les femmes n’usent de ce système qu’en conservatrices de la race, hors toute paternité identifiable d’ailleurs, et sans passion.

J’avais vécu un temps chez les Ladakhis, la plus belle race polyandrique d’Asie. Les femmes y sont magnifiques et renommées pour leur ardeur. Mais quelle imagination il eût fallu pour établir un rapport entre les boudhistes Ladakhis, pauvres et humbles, pratiquant le mariage à cinq hommes par femme parce que cela évite la division des héritages en limitant la population, et cette Kaschmirienne de religion inconnue, riche, maîtresse d’elle-même, autoritaire, visiblement éduquée à l’Européenne et mettant la polyandrie au rang, sans doute des vices. Un vice sacré, religieux, somptueux, marital…

Je n’arrivais pas à apparenter les Tibétains avec cette Zenahab, au nom d’ailleurs arabesque. Bien plutôt voyais-je en celle-ci une sorte de prostituée sacrée à la manière européenne, sanctifiant seulement ses relations avec ses amants, voire même tenant ses amants en laisse, ou en prison, pour en jouir à son gré et selon ses caprices, mais rituellement.


VII

CELLE QUI COMMANDE AUX MÂLES


Ces réflexions, en Europe, ahurissent un peu. À l’heure où elles me passaient par l’esprit, je les sentais comme des aiguilles au centre de ma pensée. Il fallait pour que cette femme put vivre d’une façon si extraordinaire, en ramassant des hommes selon son gré et même en les faisant mourir sans avoir à en rendre compte, qu’elle possédât une puissance quasi surhumaine aux yeux du peuple puisqu’elle avait des serviteurs. Il était nécessaire aussi que les Anglais ignorassent son existence ou l’admissent, ce qui semblait absurde. Autant de complications et d’impossibilités apparentes. Pourtant le fait restait patent, j’étais bien entre ses mains, moi, en ce moment même, avec une tête coupée posée près de mon bras droit. Et cette inconnue aux quatre maris m’avait pris en passant ainsi qu’un fruit tombé à terre. Elle venait de me quitter avec ironie, comme pour illustrer, eût-on dit, les plus extravagantes hypothèses sur le règne de la luxure féminine maîtresse des mâles. Je posai les problèmes pendants avec précision. Il fallait donc :

Primo, que j’épousasse cette femme. Cette comédie valait d’être jouée, c’était d’ailleurs indispensable à ma sûreté.

Secundo, il était urgent de fuir, une fois prise la satisfaction désirée. Il n’était même pas urgent d’attendre la satiété.

Tertio, sitôt sorti de ce lieu, devrais-je dire évadé, il serait indispensable de quitter Sirinagar et la Vallée de Kaschmir. Zenahab devait jouir d’un personnel domestique nombreux et dévoué, d’une autorité majeure sur le peuple Kaschmirien et de tous les pouvoirs propres à amener ma suppression, d’occasion, en un tournemain.

Ce triple parti pris, j’attendis les événements.

 

Il était six heures du soir. J’avais bu et mangé à ma guise, des mets apportés muettement par des hommes sombres. Je n’avais pas bougé d’un pouce malgré quelque lassitude de cette immobilité. Enfin Zenahab me donna de ses nouvelles. Les deux sbires qui m’avaient déjà accompagné vinrent en armes et m’emmenèrent après m’avoir fouillé. Si j’avais été armé, l’accident aurait eu lieu à ce moment-là, car je n’aurais certes pas voulu renoncer à mes armes et m’en serais plutôt servi. Il est vrai qu’armé j’eusse sans doute caché mes bibelots de façon à éviter leur découverte. N’ayant rien, en tous cas, je supportai sans broncher la visite des deux brigands retournant mes poches.

On descendit cette fois un étage et je fus abandonné dans une pièce où je reconnus quelque chose d’hybride, participant de la mosquée et de la lamaserie tibétaine. Le cylindre à prières était fixé au mur, avec une sorte de pédale pour l’actionner et une clochette qui devait tinter après chaque révolution complète. Quatre piliers ne soutenant rien étaient disposés en carré au centre de la pièce. Deux lampes brûlaient à gauche et à droite de l’entrée, faites de mèches trempant dans des bols de cuivre ciselé, aux flancs desquels je lus des sourates coraniques. Un Bouddha devait être enseveli sous une profusion d’étoffes brillantes face au cylindre à prières. J’en devinais les multiples bras et sans doute les genoux croisés. Les murs peints en bleu semblaient d’une petite chapelle catholique. Cela devait être un sanctuaire.

Je fis lentement le tour de la salle. L’absence d’ornements ne permettait pas de dissimuler des trous réguliers par lesquels on devait me surveiller et on pouvait au besoin me tuer.

Une heure passa, je commençais à regretter les tapis qui n’avaient été jusque-là prodigués et sur lesquels on est si bien étendu ou assis, lorsque la porte donna passage à un lama, en robe de laine rouge, — ce qu’ils nomment « chogy » — et au chapeau rouge, mais brodé d’or. Il portait à l’index droit un petit cylindre à prières, et, de l’auriculaire, le faisait tourner sans répit. C’est la façon tibétaine de dire le chapelet.

Je savais que les lamas rouges fussent de Lhassa. Les jaunes habitent précisément le Karakoran, bien plus proche de Kaschmir. Il y avait donc là un mystère. Mais je ne m’arrêtai pas à ces questions tout à fait secondes, et j’attendis. Le bonhomme ne s’occupa aucunement de moi. Il fit arrêt devant chaque lampe, se frappa le front de l’index, se plaça entre les piliers pour articuler trois ou quatre vocables barbares et alla enlever les étoffes qui ne recouvraient point comme j’avais cru un Bouddha, mais une sorte de forme multiplement phallique sculptée dans une pierre rouge. Ensuite il se retira, sans même me jeter un regard. D’après ce que je savais des usages du crû, je devais être, à dater de ce moment, marié avec la mystérieuse et polyandrique kaschmirienne.

Une heure après, on vint me chercher et je fus reconduit dans la pièce aux fauteuils, la seule où je fusse à l’aise. J’attendis. On dit bien, hors les faits, que l’on saura patienter en face de n’importe quel événement. Même on le croit. Mais il arrive une heure où cultiver cette immobilité impassible et infinie du Touranien nous devient, à nous, extrêmes occidentaux, tout à fait impossible. Je me contraignais, depuis mon arrivée en ce lieu, à un calme rigide. J’avais maintenant épuisé le stock de patience. Mes jambes demandaient à marcher, mes bras à agir, ma tête surtout désirait s’occuper des choses du vaste monde et non plus uniquement d’un petit coin du lac Dahal en Kaschmirie. Bref, j’en avais assez ! Il fallait à ça une fin, et prompte, et bonne… Je marchai férocement dans ma « prison », je m’irritai à froid, je calculai comment m’évader de ce lieu, et…


VIII

CONCILE D’ÉPOUX


… J’eus beau me travailler le « pensoir » je ne trouvai aucune solution simple, pratique, « industrielle » à mettre en œuvre. Je me méfiais de tout, et surtout des actes mal engrenés qui ne pouvaient aboutir qu’à des catastrophes. L’esprit toujours tendu, je décidai donc d’attendre, c’est-à-dire que je ne décidai rien. Le temps s’écoula encore…

Il était dix heures du soir quand mes deux infatigables gardiens (Ils ne dormaient donc jamais ?) vinrent encore me quérir et me menèrent dans la chambre où j’avais eu un entretien avec la belle Kaschmirienne. La baie donnant sur le dehors avait été close de vastes tentures drapées sur le garde-fou de la terrasse. Je m’assis au même lieu que le matin.

Ce qui me frappa, dès l’abord, ce fut une table ronde, placée au centre. Sur elle, une mousseline était dressée, couvrant des bibelots quasi sphériques, me parut-il, mais peu visibles. Quand je fus accroupi, malgré la lumière médiocre d’une lampe haut située, je reconnus ces objets. Il y avait là six têtes coupées et embaumées. Je perçus en moi, avec la peine cuisante de l’homme sans armes sur lequel pèse un danger, un sentiment de crainte irritée contre lequel je luttai difficilement.

Brusquement, la porte s’ouvrit. Un homme entra et s’assit loin de moi sans me regarder. Il était athlétique et portait un masque de statue grecque. Une robe tibétaine blanche le vêtait, avec des bottes de feutre à pointes relevées. La porte grinça à nouveau. Ce fut un européen, italien ou espagnol, petit, trapu, très vif, l’œil aigu et les dents luisantes, qui entra, pour s’installer à ma gauche, avec, me sembla-t-il une inquiétude sourde sur la face. Je compris enfin :

« C’est le concile des époux ! »

Il y eut un long intervalle, puis le dernier fit son entrée, majestueusement. Dans l’intérêt que, malgré moi faisait naître en ma pensée cette aventure peu vraisemblable, je ne pus me retenir d’admirer ce tard venu. Il devait être conscient de l’effet à produire, car il resta debout une minute, puis, félin et sournois comme un fauve, s’allongea nerveusement sur le tapis, presque à mes pieds. C’était un homme d’Afrique, berbère ou métis d’européen et de femme arabe. Il portait un turban extravagant de soie à carreaux rouges et noirs.

À droite et à gauche du front, sur les tempes mêmes, pendaient des œillets tigrés, plus rouges à gauche, plus blancs à droite. Et, entre ces fleurs, un masque étonnant s’inscrivait. La peau, couleur de café au lait, luisait, pareille à un brugnon. Les paupières étaient baissées sur des yeux invisibles, mais le nez avait la finesse aquiline d’un dessin d’architecte. La bouche, un peu fardée, je crois, offrait une lèvre supérieure haut levée et fendue comme un fruit avec je ne sus quoi de sexuellement féminin. Au centre de la muqueuse une ligne rose pâle en partageait la tumescence écarlate. La lèvre inférieure gonflée à éclater semblait découpée dans une orange sanguine. Aux commissures, à l’inverse de nos masques européens, un léger renflement cambrait encore la limite des chairs humides et cette bouche close, ainsi étalée outrageusement, avait je ne savais quoi de lubriquement évocateur. Le jeune homme était sérieux, peut-être même y avait-il une tristesse dans l’étirement du derme sous les pommettes.

Sa gandourah s’était défaite pendant qu’il s’étendait, peut-être d’ailleurs était-ce coquetterie volontaire. On voyait donc maintenant l’épaule renflée, avec le méplat qui l’isole. Les muscles, partant de la clavicule, semblaient exhausser le pectoral tendu, attirant et ovoïde, semblable vraiment à un sein de vierge, avec une large médaille violâtre au bout, sommée d’un mamelon couleur d’acajou.

Le temps passa. Pas un des quatre hommes réunis ici ne prononçait un mot. Une servante très vieille et édentée entra servir du café dans des tasses infimes, et enleva la gaze qui couvrait les têtes coupées. Un indicible embarras me possédait. Je songeais sans rien regarder, analysant en moi mille impressions : souci, crainte et ennui. Je me sentais peu propre à tirer plaisir de ce genre d’aventures à plusieurs mâles. Je trouvais même tout grotesque un peu, malgré le tragique qu’il restait obligatoire d’y incorporer.

Brusquement, une voix sonna dans la pièce. Zenahab était entrée…

 

Le méridional d’Europe et le persan tournèrent la tête vers elle. Ni l’arabe ni moi ne bougeâmes.

Elle passa à mon côté. Elle était vêtue comme au matin, d’une multitude de soies légères et flottantes. En frôlant la table, avec un rire aigu, elle donna un coup de pied dans le tas des têtes coupées. Toutes roulèrent à terre. L’une, d’un anglais, blonde, longue, quadragénaire, vint se placer sous ma main. Je vis qu’on avait tué cet homme d’une balle dans la nuque.

Zenahab s’étendit près de la baie qui continuait la pièce en une façon de terrasse, présentement close.

Elle fut au tapis une longue forme blanche, dont émergeaient juste les pieds nus, la tête et les mains. Elle riait artificiellement. Elle dit enfin des vers en Kaschmirien, sans paraître nous voir. Cela est difficile à traduire, mais pourrait s’exprimer ainsi :

J’ai quatre heureux époux
Ils réjouissent mon corps et mon âme,
Mais je voudrais n’en préférer aucun
Car il faut faire mourir le préféré.

C’est que la préférence dégénère en amour
Et l’amour est un esclavage.
Le jour où je serai esclave,
Je serai bonne à faire un simple mâle.

La femme est supérieure à l’homme.
L’amour ne l’épuise pas,
Mais le sentiment l’épuise
Quand elle a un amant aimé.

Je ne veux pas d’amant aimé.
Mais je veux l’amour lui-même
Ceux que je désire s’ils ne sont pas aimés
Sont toutefois des amants pour Zenahab.


J’ai quatre amants et époux
Car Dieu commande qu’on épouse
Et qu’on n’appartienne qu’à un maître
Un maître qu’on doit parfois faire mourir.


Elle se cambra soudain, torse convexe, jambes repliées et nous regarda tous.

— Qui veut aimer le premier Zenahab ?

Le méridional répondit :

— Moi.

Elle rit et articula avec une cautèle ironique :

— Il n’y a de premier qu’entre plusieurs. Tu es le seul. Donc tu ne saurais te dire le premier.

— Moi !

Le Persan ou Caspien s’était levé, puissant et tendu comme un tigre.

Zenahab dit :

— Non !

Elle me regarda.

Sa voix se fit caressante pour me parler :

— Tu es le dernier venu. Ne te plaît-il pas de connaître en leurs secrets les joies que dispense Zenahab.

Je répondis comme toujours lorsqu’une question est redoutable :

— S’il plaît à Dieu !

Elle dit :

— Ferme les yeux.

Je les fermai, attentif.

J’entendis la femme se lever et venir devant moi. Elle devait être nue. J’ouvris imperceptiblement mes paupières. Je ne me trompais pas. Elle me baissa la tête et la prit entre ses genoux.

— Regarde avec tes mains !

Docile, je « regardai », mais mes doigts ne cherchèrent qu’à satisfaire son ordre sans témoigner d’aucune ardeur. Je devinais en cette extraordinaire femelle un sadisme féroce, toujours prêt à réaliser l’inattendu qu’il me fallait redoutablement prévoir. Enfin, elle se retira et s’étendit à nouveau. Elle gisait maintenant sur un flot de mousselines. Je la regardai âprement. Ah ! la tenir seule à seul et lui faire oublier, au fouet, s’il était nécessaire, cette prétention européenne, mélangée d’orgueil asiatique. Elle cultivait sa méprisante hauteur seulement parce qu’autour de nous, dans les pièces voisines, sur la terrasse et partout, il devait y avoir des hommes armés dévoués et barbares, prêts à tuer !

Zenahab soudain donna un coup de pied au bel Arabe.

— Ali ben Dhyian, viens !

Le jeune homme se leva.

— Dévêts-toi.

Il laissa tomber sa gandourah, d’un de ces gestes nobles que les sémites ont gardé, et qui font invinciblement penser aux beaux mouvements décrits par Homère. Je sentis venir la péripétie dangereuse et devinai la rotation des dés sur lesquels était marqué mon destin.


IX

DRAME


Quel instinct me fit donc alors chercher je ne sus quelle mise en scène en la mystérieuse comédie commencée et y prévoir un drame proche ? Le certain c’est qu’à ce moment-là, mon regard attaché sur l’étonnante femme vit sa main close sur quelque objet. Et je compris qu’elle tenait un fin poignard sous elle, pour… Savait-on ?

Elle appela en me regardant :

— Admi Singh, sois debout !

J’avais compris et me levai, car Singh, c’est le mal anoblissant, et Admi, en dogra, c’est « homme », tout simplement. (À remarquer qu’en Kaschmirien, homme se dit Manyu, ce qui est bien une racine européenne.)

Elle me fit alors signe d’approcher et articula :

— Assieds-toi à toucher Zenahab, ô heureux époux !

Je m’assis près d’elle son genou droit touchant ma jambe gauche. Alors elle commanda quelque chose, tête levée, en un langage inconnu, d’un ton méchant. Cela ne s’dressait à aucun des « époux » et devait seulement concerner la mystérieuse surveillance qui rôdait certainement partout autour de nous, mais j’eus un petit frisson au long de l’échine.

Alors elle se donna au bel Arabe.

 

Un dégoût somptueux me tenait tandis que la mystérieuse femme gémissait, les yeux fixés sur mon visage. Ses pupilles dures et cruelles cherchaient une marque d’émotion dans les miennes, vainement d’ailleurs. Enfin, sans rejeter Ali ben Dhyian, elle me dit à mon tour :

— Dévêts-toi, Admi Singh !

Je ne pouvais reculer ni hésiter. Je lui obéis, résigné à subir tout, mais non point à faire aucune avance, dont il me semblait d’ailleurs que je dusse — comme tous — me repentir, et à quoi, au surplus, mon corps se fut refusé. Et lorsque je fus nu, lorsqu’il apparut bien à cette lubrique kachmirienne que j’étais aussi peu ému que possible du spectacle qu’elle m’avait offert, elle cria deux mots sifflants comme des flèches. Quatre hommes sortirent de je ne sais où, me sautèrent dessus et me ligotèrent avant que je pusse me défendre. Je fus emporté rapidement. Une main lourde sur mes yeux fit de sorte que je ne visse rien. Deux minutes plus tard, j’étais en un cul-de-basse-fosse, jeté comme un paquet dans l’obscurité et ligoté ainsi qu’on pratique d’un tigre mené au dentiste. Je ne vis même pas comment repartaient mes agresseurs. Il me fallut quelques minutes pour reprendre mes esprits. L’aventure était en voie de mal finir. Tous mes efforts d’impassibilité n’avaient abouti à rien ou plutôt avaient suscité la haine de Zenahab. Il est vrai que si je m’étais montré passionné, ardent et viril, rien ne prouve qu’au beau milieu de mes démonstrations galantes, je n’eusse pas reçu un coup de poignard parfaitement placé et exactement mortel. J’étais même convaincu qu’il en eût été ainsi. Cette femme tuait qui manquait à la satisfaire, et qui la satisfaisait mal. C’étaient là deus injures. Qui l’eût réjouie au maximum ne pouvait manquer de lui inspirer le désir d’immobiliser un si doux moment. Mort encore ! Il me semblait même qu’elle dût goûter surtout l’âpre désir des regrets et connaître une jouissance aiguë à supprimer celui qu’elle aimait. En toutes voies, la mort apprêtait sa faux.

Pour moi d’ailleurs, Zenahab devait, en réalité, manquer de cette ardeur qu’elle affichait. Était-elle anesthésiée par la débauche, par le haschich ou l’opium ? Cela ne pouvait se deviner, car elle paraissait robuste et saine. Mais en tout cas je gardais la certitude de mon impuissance — l’eussé-je tenté — à satisfaire aussi bien ses sens s’ils étaient exigeants que sa pensée, si son ardeur mentale seule était en question. Les morts dont elle nous offrait les têtes avaient sans doute été semblablement incapables de la réjouir. Peut-être l’athlète persan ou le méridional, coutumiers des exploits excessifs, pouvaient-ils réussir à créer en elle un délire convenable !

Mais moi, parisien calme, pour qui l’esprit est un meilleur aphrodisiaque que la matière, je n’étais certes pas l’amant rêvé. Allait-on maintenant m’égorger comme une chèvre sacrifiée à Siva, et confire ma tête ?…

Il faisait chaud dans ce caveau, par chance. Sans quoi, nu, j’aurais souffert. Comme le temps passait sans que j’entendisse rien, je songeai qu’il était sans doute utile de voir si mes liens tenaient bien. Ils avaient été faits si vite !

Je m’efforçai de comprendre leur entre-lac et, au bout d’une heure, la vérité, ma foi, magnifique, m’apparut. J’avais été lié selon un curieux principe chinois. Tout effort resserrait les cordes, par la seule tension du corps, mais si je penchais la nuque en avant, si je m’efforçais à joindre les coudes en arrière et de laisser relâcher les cordelles, mes poignets se libéraient seuls. Il me fallut longtemps pour comprendre cela et tenter de me délier. Attaché, on a en effet un besoin instinctif de tirer sur ses liens. Je me reposais donc sans tendre aucun muscle et j’allais parvenir à me libérer lorsque du plafond on leva une trappe et on descendit deux choses tournoyantes. Je compris, et j’eus une émotion neuve. C’était d’abord une lampe. Au-dessous d’elle pendait la tête même du jeune Arabe qui venait de posséder Zenahab. C’était le début des vengeances. On referma la trappe en prenant sous elle sans doute l’extrémité de la corde, car lampe et tête restèrent suspendues au centre du caveau, et je m’aperçus, avec étonnement que la moitié de cette cellule était constituée par une mare d’eau. Le silence revint. Il me fallait encore tenter d’échapper patiemment à ce fouillis de cordes. Je repris mes efforts. Hop ! Soudain, ma main droite fut libre. Je me tournai de côté. La gauche se libéra. Je cherchai le moyen de me desserrer les jambes. Ce fut vite fait. Dix minutes après, un peu ankylosé, mais agile, je me trouvai debout.

Et maintenant ?

Il devient vraiment urgent, s’il est possible, de fuir ce caveau voûté. Par la trappe d’en haut, quand on voudra, on me fusillera sans erreur. Cela ne va peut-être pas tarder ? Réfléchissons toutefois, afin de ne point gaffer ! D’abord, pourquoi fait-il si chaud ici, malgré cette mare. Je tâte le mur. Il y a sans doute derrière un four. La pierre brûle. C’est dire par conséquent qu’à travers cette maçonnerie il ne subsiste aucune chance d’évasion. En face, d’ailleurs, c’est un invincible rocher. De l’autre côté, il est impossible d’approcher puisqu’un lac me sépare du mur. Un lac, une baignoire, une citerne ? Où espérer fuir ? C’est cette nappe d’eau qu’il est désormais bon d’explorer. Sur elle repose, si j’ose ainsi penser, mon destin.

Comme je passe sous la lampe, une goutte de sang me tombe sur l’épaule, de cette tête qui voici une heure appartenait à un amant heureux. Je me frotte avec dégoût. Toujours méditative, ma marche cependant va de long en large. Le temps coule. Je ne sais s’il va vite ou doucement. Il va…

Me voit-on de là-haut ? Si oui, je suis perdu. J’écoute avec soin, mais n’entends pas un bruit. Du temps passe… du temps encore… dont je ne sais s’il couvre quelques heures, quelques années, ou s’il entrebâille la fatale éternité.


X

ÉVASION


Tout, dans les situations difficiles, repose sur l’exactitude des hypothèses interprétatoires qu’on fait. Je voulais agir, et agir vite, mais d’abord il me fallait bien comprendre. C’était essentiel.

Je songe donc, en examinant les cordes, qui tout à l’heure me tenaient serré. Je calcule, je médite, je tente de « recurrer » la volonté de Zenahab. Sans doute veut-elle me laisser quelques jours moisir ici, avant de donner le coup de grâce. Mais rien n’est moins certain. Si l’on vient plus tôt, ne faut-il pas, puisque je suis délié, qu’avant l’arrivée des exécuteurs j’aie mis ma fuite au point… et en acte ? Évidemment, si l’on me reficelle, ce sera définitif. Mais réaliser ma fuite ? À ces mots que je pense, et à cette formule que j’articule, un rire nerveux me prend. Réaliser ? Je suis nu dans un caveau, nu, seul — avec une tête coupée comme confident…

Pourtant, et je ris encore sans pouvoir me retenir, je suis l’époux de la femme qui vit là-haut, la monstrueuse et polyandrique Kaschmirienne. Je suis son époux…

Que faire ? Que faire ? Ma tête bout comme un chaudron de sorcière. Fuir… Fuir… Et je cite ironiquement du Shakespeare : Mon royaume pour un cheval… Mais brutalement un bruit m’arrête. J’écoute !

C’est un clapotis léger qui suit le mur d’en face. Alors la lumière me pénètre brusquement comme une lame. Ce mur borde le canal souterrain par lequel on m’amena ici.

Il faut donc gagner ce canal. Il faut…

Je sais, oui, mon guide m’a dit qu’il y avait des caïmans. Mais il n’y en a pas dans le lac Dahal, le plus pacifique lac du Monde. L’adolescent si gracieux a sans doute voulu me faire peur.

Je m’avance cependant vers la mare qui occupe moitié de ma prison. Un escalier y descend. Je suis les marches qui me mènent jusqu’à deux mètres du mur. Il y en a sept. J’ai à ce moment de l’eau jusqu’au cou.

Alors, je remonte, puis, bon nageur, je plonge, prudemment. J’ai d’abord à faire le tour de cette prison aquatique. En réalité, elle occupe plus de la moitié du caveau. La « terre ferme » ne s’étend pas sur plus de trois mètres et l’eau en fait six. Le lieu est un rectangle. Il porte quatre mètres de large et neuf ou dix de long.

Je plonge maintenant pour suivre les marches. Mais elles ne vont pas plus loin que la septième. Le trou ensuite est extrêmement profond. Il doit avoir plus de cinq mètres, je ne touche à rien. Je remonte et me repose un peu, accoté au mur du four. Puis, je me remets à l’eau et je tâte le mur en face, où j’ai entendu le clapotis… Ah !…

Je reviens à l’air, étourdi, crispé de joie, au point de me coucher tout au long un instant pour cuver mon bonheur. La liberté, je dois la tenir…

À trois mètres de profondeur, il y a un trou dans le mur, qui fait communiquer sans nul doute mon caveau avec le canal par lequel je suis venu, le fameux canal qui va au lac Dahal, et… à la vie…

Je me précipite encore à l’eau. Je plonge. Voici le trou. Une grille le ferme. Il a un mètre de côté et il est carré. La grille est-elle solide ? Tout est là. Pourrais-je démolir cet entrelac de métal qui, depuis des siècles peut-être, est sous l’eau ?

Je suis encore remonté. Mon cœur bat la chamade. Il me faut reprendre du calme. Je ne dois pas aller sous l’eau comme un enfant, risquer la crampe, l’accident. Je me dis intimement, je me suggestionne : « Sois calme, mon ami ! sois calme ! »

Je me rejette enfin à l’eau. Voici les barreaux de fer. Prenons l’ensemble par le centre ! Je m’appuie des pieds au mur, et je tire de toute ma vigueur, la poitrine gonflée d’air, les joues enflées comme un Eole de la tradition picturale, je m’arc-boute… et ça vient… Mon effort est même excessif.

J’arrache la grille avec une telle énergie que je cabriole sous l’eau sans la lâcher, et peu s’en faut que je ne coule avec elle. Je laisse enfin gagner son tréfond à ce meuble inutile auquel je me cramponnais si bêtement quand il ne m’était plus de rien, et je me hisse dans ma prison. Il est temps. Je sens tout tourner dans ma tête, je tombe au sol avec une pensée désespérée : si, maintenant, on vient m’égorger ?…

Je m’évanouis.

Combien de temps dure ma syncope ? Je ne sais et nul ne saura jamais. Je me réveille enfin, et j’ai la terrible sensation, comme le reliquat d’un cauchemar, d’être ligoté à nouveau. Non, je suis libre. Et je vais l’être mieux encore… Je marche alors dans ma cave en cherchant à rythmer mon souffle, à donner à mes muscles leur souplesse maxima. Je me prépare comme un gladiateur avant de venir au grand jour de l’arène. Allons-y maintenant ! Je suis prêt !

Je descends prudemment dans l’eau, je plonge lorsque le niveau atteint ma bouche et me voici au mur, je m’insère dans le trou, dont la grille rouillée, pourrie, réduite à l’état de carton, gît au fond. Je m’enfonce posément dans l’étrange canal. C’est plus difficile que je n’aurais cru d’y progresser. Il eût fallu plonger autrement, tête en avant. Qu’importe. Je passe. Un moment, je suis arrêté par mes reins cambrés, je me sors de ce mauvais pas, me voici le torse de l’autre côté. Je touche le « plafond » des talons et ma tête monte. Encore ! J’y suis cette fois, et d’un coup je regrimpe à l’air. Il est temps !

Je respire une atmosphère fade et humide. Elle semble délicieuse. L’obscurité est parfaite. Je frôle un mur et le suis. Vais-je dans le bon sens ou dans le mauvais ?

Je nage avec lenteur, sans abuser de mes forces. Je ne sais pas du tout combien ça va durer. Y a-t-il des caïmans ?… Le mur s’infléchit. J’obéis à la courbe. Il s’incurve ensuite d’un autre côté, je le suis encore.

… Ah ! cette fois, je suis sauvé…


XI

LES EAUX DE KASCHMIR


Il est certes difficile de restituer avec exactitude l’état d’âme d’un Latude évadé de la Bastille ou de Casanova, fuyant les Plombs Vénitiens. Seulement lorsqu’on revit une aventure semblable à la leur, on en perçoit la prodigieuse richesse en orgueil, en courage, et, bien entendu, en félicité.

Je nage dans les ténèbres, attentif à tant de choses que j’en deviens inconscient, quand, en face, je reconnais une clarté légère, un jour mince et gris qui filtre sur l’eau… Je vois cela… mon cœur saute et la vie semble se multiplier en moi. J’ai pourtant, comme profonde qualité, une grande maîtrise d’actes. Je crains surtout les mouvements de premier jet. En sortant de mon trou, la vue du jour devait me pousser à agir fortement, à me précipiter avec violence vers cette lumière que, dix minutes plus tôt, je craignais bien de ne jamais revoir. Mais j’eus un sentiment tout opposé. Je me dis : Maintenant, tu peux te croire sauf ou presque. C’est le moment de ne pas tout compromettre sans réflexion. Je continuai donc de nager très doucement, évitant le bruit, attentif à tout. Je me rapprochais de la dernière courbe. Lorsque je la franchis, je vis enfin, à cinq pas, l’entrée du souterrain, une voûte de deux mètres, fort large, ce qui lui donnait l’air étrangement écrasé. Mais mon étonnement fut grand de connaître que devant l’orifice, à trois mètres, un vaste fouillis végétal s’étalait. Je sortis à l’air et parvins à ce « buisson » aussitôt. M’accrochant à une branche pendante, je me mis à mieux examiner tout. Alors je compris de quelle habile façon cet étrange canal avait été soigneusement dissimulé par des chicanes. Sans doute ne pourrais-je pas en sortir facilement.

Je commençais à sentir la fatigue, mais me reposer ici eût été absurde. Je m’enfonçai donc dans la lagune ouverte à l’air. Cinq mètres plus loin, cela parut n’avoir plus d’issue, mais je perçus un rideau feuillu qui pendait sur une autre ouverture encastrée entre deux murs épais. Je passai sous ce rideau et me trouvai cette fois dans un petit lac. Près de moi, en un éboulis terreux, sur un îlot de quelques mètres, une végétation confuse et dense s’agglomérait. Je m’y hissai, certain de n’être pas vu. Tout se referma en effet sur moi. Essoufflé, dans l’herbe épaisse, je tentai de reprendre mes forces.

 

Le bonheur cependant me possède et une ardeur secrète, quoique tardive, pour Zenahab. Aux ombres portées, je crois lire qu’il est cinq ou six heures du soir.

Un quart d’heure passe. La tiédeur de l’atmosphère me caresse. Je suis remis, mais j’ai faim.

Et voilà que rentre avec rapidité, entre les deux colonnes qui ferment ce lac et dont l’intervalle doit se clore à volonté, une barque que dirige le jeune homme au sarong, par qui je fus requis chez moi de venir ici. Une femme invisible est couchée en paquet blanc dans sa périssoire. Il frôle le fouillis herbeux qui me dissimule et disparaît.

Si l’on ferme l’entre-colonnement, là-bas, durant les nuits, je ne pourrai plus m’évader ce soir, mais si je sors en ce moment, où aller ? et comment rester invisible ?

J’attends encore.

Le crépuscule tombe lentement. Une inquiétude me poigne. Ne pouvant y résister, je me remets à l’eau et gagne nerveusment la « sortie ». Cette fois, je suis libre vraiment.

J’ai contourné, pour n’être pas vu, d’où qu’on regarde, le bord de l’île et je le suis avec précaution. Pas une âme à l’horizon. Devant moi, des îlots se dressent, petits ou grands, aucun n’est très proche et aucun n’est bâti. « Ma femme » d’un soir, Zenahab, sait éviter les regards indiscrets. Je cherche une cachette ou une protection. Un énorme cèdre s’étend au bord de l’eau et ses branches couvrent plus d’un hectare. Il a poussé sur un îlot feuillu qui paraît abordable. Allons-y !

Trois minutes passent, je suis couché parmi les fleurs et j’inspecte l’horizon. Je reconnais enfin la demeure de Zenahab. Aucune fenêtre n’y paraît de ce côté. Je cherche ensuite l’emplacement de mon chalet. Repérant les distances et les directions, je m’aperçois qu’il est à cinq cents mètres au plus. Le guide, pour me tromper, avait accompli avant-hier bien des détours inutiles.

Le soir descend. L’ombre couvre le lac Dahal. À l’horizon, Sirinagar s’éclaire. Cette fois, il me faut agir vite et fortement. Lorsqu’on saura mon évasion, la poursuite sera rude. Décidé, je me lance à l’eau pour rentrer chez moi. Je songe en nageant qu’il devient utile de quitter sur-le-champ la vallée de Kaschmir. Cette Zenahab est certainement dangereuse et m’apparaît puissante. La race est d’ailleurs vindicative. Elle possède mille secrets de poisons, de guet-apens incompréhensibles, de trucs mortels. Il me faut donc partir. Ma vie désormais appartient au passant, au berger que je rencontre, au commerçant qui me parle, à tout le monde qui me côtoie. Je viens de faire beaucoup de choses pour vivre, il faut maintenant compléter l’orgueil de ma fuite par une totale mise en

sûreté. J’aborde, épuisé, près de chez moi.
Pas une ombre : je me glisse jusqu’à ma demeure, j’ouvre. Tout est vide. Mes hommes ont été achetés ou assassinés. Je monte vite dans ma chambre. On a emporté mes malles, mais laissé une valise en peau de porc, animal maudit, et qui parut ne rien contenir d’important. Elle détient pourtant un costume, deux revolvers et des papiers. Je me vêts et je m’arme. J’ai les pieds écorchés et mes derbys me font mal. Qu’importe, maintenant je puis batailler. Je mange toute une boîte de corned-beef oubliée. Je descends enfin dans le jardin et m’éloigne en suivant le lac. La nuit est douce. Je me suis nanti d’une couverture prise au lit. Dans un fourré, au sommet d’une roche, je m’installe et dors
 
 


XII

DERNIER ACTE


Le conteur s’était tu. Un instant de silence coula. Chacun évoquait, selon son gré, la redoutable meneuse de mâles.

 

Enfin la conversation reprit.

 

— Évidemment, c’est une aventure de tel ordre sentimental — si j’ose dire — que l’Europe ne t’en offrira jamais de degré alcoolique égal.

— J’avoue qu’elle a du montant.

— Et cette Zenahab quelque allure… patriarcale.

— Heu ! Est-ce bien le mot ?

— En tout cas, la conclusion est hâtive. Ensuite, que t’advint-il ?

— Tu as pu, en effet, quitter ton Paradis terrestre sans plus de maux ?

— Jamais de la vie. J’ai été poursuivi huit jours durant par de féroces et infatigables dogras. Je n’ai jamais revu mes serviteurs tués sans doute et j’ai dû m’incorporer pour durer à une troupe de sikhs qui gagnait le Yagbestan. Il me fallut donc faire voyage de retour par l’Asie russe. Cela dura huit mois. Je n’ai été en sûreté qu’à Khagan, où l’on est en république, comme dans tous les pays qui séparent les « outlying governments » des terres où le Slave aux aguets surveille l’Anglo-Saxon. Je suis revenu par Bokhara, où j’ai vu le sujet des inquiétudes britanniques, cette emprise bolchevique sur l’Asie centrale, qui est bien un des plus étonnants phénomènes sociaux d’aujourd’hui.

— Et ta Zenahab ?

— J’ai obtenu sur elle quelques renseignements tardifs d’un espion dont je n’ai jamais su quel pays il servait…

— Comment ça ?

— Mon petit, un espion, c’est toujours un homme qui sert plusieurs maîtres. Mais lequel sert-il avec l’application la plus loyale ? lui seul le sait, et encore !… Les pays eux-mêmes auxquels il fait des communications l’ignorent généralement. Ils savent juste qu’il n’a obtenu « ceci » qu’en échange de « cela ». Qui comparera avec certitude la valeur exacte de « ceci » et « cela » ? Il est des espions qui se trompent même et servent sans le vouloir leur ennemi, car l’importance d’un document d’espionnage est infiniment variable avec les circonstances et les moments. Mon espion, un hindou, servait la Russie et l’Angleterre, le Japon aussi, je crois, et il touchait encore du côté Chinois, non sans transmettre des tuyaux en Amérique. Or, il connaissait Zenahab. D’après son dire, elle était petite-fille d’une épouse de Gulab-Singh, brûlée à la mort du rajah. Vous savez qu’on brûle encore vivantes les malheureuses épouses des rois hindous décédés. C’est défendu, mais si traditionnel… En 1843, on brûla même cent soixante femmes d’un coup sur la tombe de Soochit-Singh. En 1863, on n’en brûla, à vrai dire, plus que trente-deux à la mort de Jowahir Singh. C’est ce qu’on appelait faire « Sutty ». Cela se pratique toujours obstinément mais en secret et surtout dans les montagnes où les mœurs sont violentes. En tout cas, à la mort de Gulab-Singh, une des veuves brûlées vives tomba du bûcher avant la combustion totale et accoucha d’une fillette qui devait être un jour la mère de Zenahab. L’enfant fut élevée avec soin et, à vingt ans, se réfugia dans le bas Thibet. Elle s’y fit une notoriété, déjà justifiée par le miracle de sa naissance, d’inspirée de Brahma. Elle devint peu après la plus magnifique épouse du Dipsang polyandrique, eut douze maris simultanés, qu’elle empoisonna, dit-on, jusqu’au dernier et devint riche. Elle fut aussi maîtresse d’un général anglais qui mourut et lui laissa une fortune énorme : mille lacks de roupies. Sa fille Zenahab eut tôt un grand renom de beauté. Elle vint à Sirinagar après la mort de sa mère. On l’y révéra pour les dons considérables faits également aux mosquées et aux lamaseries. Elle vécut dès lors avec un grand faste d’époux. Au su des Kaschmiriens, sept hommes lui ont été chers.

Comme elle vit très secrètement, on ne sait quelle fut leur destinée, enfermés qu’ils paraissent dans un harem-haras… D’ailleurs, elle passe pour magicienne.

L’Hindou qui me contait tout cela ajouta avec un air sentencieux :

« Chose curieuse, tous les hommes que Zenahab passe pour avoir supprimés n’étaient pas de ceux que l’Angleterre regrette… »

Et il eut un hochement de tête pour dire encore :

« Au contraire ! »

— Je pense tout de même qu’elle ne te poursuit plus, ta Zenahab ?

— Si certes ! J’ai su, ayant rencontré plus tard, au bord de la mer d’Aral, un Anglo-Indien vu à Jummoo, que la sorcière de Sirinagar avait lancé quelques brigands et sivaïstes sur mes traces, en leur promettant des trésors s’ils rapportaient ma tête convenablement coupée et momifiée. Mais je sais reconnaître sans lunettes un individu qui débarque du petit Thibet. Je sais de même expédier vers un définitif nirvana l’asiate mal intentionné qui m’approche de trop près. Ce qui me sauve aussi, c’est l’obligation où serait mon assassin de me couper la tête et de l’emporter. Une telle opération ne peut pas se faire dans la rue… ni au café…

— Tu en as rencontré de tes exécuteurs ?

— Oui, trois ou quatre.

— Et ?…

— Il y en a encore un de vivant… si je l’ai raté…

— Y retourneras-tu quelque jour, dans ce pays perdu ?

— Je repars demain…

 


Table des Matières



Pages


             II. — Sirinagar 
 26
            III. — La Mystérieuse demeure 
 37
            IV. — Séquestré 
 46
             V. — Zenahab 
 58
            VI. — Les Têtes coupées 
 67
           VII. — Celle qui commande aux Mâles 
 75
          VIII. — Concile d’Époux 
 82
            IX. — Drame 
 92
             X. — Évasion 
 101
            XI. — Les Eaux de Kaschmir 
 108
           XII. — Dernier acte 
 113