Kaschmir, jardin du bonheur/12
XII
DERNIER ACTE
Le conteur s’était tu. Un instant de silence coula. Chacun évoquait, selon son gré, la redoutable meneuse de mâles.
Enfin la conversation reprit.
— Évidemment, c’est une aventure de tel ordre sentimental — si j’ose dire — que l’Europe ne t’en offrira jamais de degré alcoolique égal.
— J’avoue qu’elle a du montant.
— Et cette Zenahab quelque allure… patriarcale.
— Heu ! Est-ce bien le mot ?
— En tout cas, la conclusion est hâtive. Ensuite, que t’advint-il ?
— Tu as pu, en effet, quitter ton Paradis terrestre sans plus de maux ?
— Jamais de la vie. J’ai été poursuivi huit jours durant par de féroces et infatigables dogras. Je n’ai jamais revu mes serviteurs tués sans doute et j’ai dû m’incorporer pour durer à une troupe de sikhs qui gagnait le Yagbestan. Il me fallut donc faire voyage de retour par l’Asie russe. Cela dura huit mois. Je n’ai été en sûreté qu’à Khagan, où l’on est en république, comme dans tous les pays qui séparent les « outlying governments » des terres où le Slave aux aguets surveille l’Anglo-Saxon. Je suis revenu par Bokhara, où j’ai vu le sujet des inquiétudes britanniques, cette emprise bolchevique sur l’Asie centrale, qui est bien un des plus étonnants phénomènes sociaux d’aujourd’hui.
— Et ta Zenahab ?
— J’ai obtenu sur elle quelques renseignements tardifs d’un espion dont je n’ai jamais su quel pays il servait…
— Comment ça ?
— Mon petit, un espion, c’est toujours un homme qui sert plusieurs maîtres. Mais lequel sert-il avec l’application la plus loyale ? lui seul le sait, et encore !… Les pays eux-mêmes auxquels il fait des communications l’ignorent généralement. Ils savent juste qu’il n’a obtenu « ceci » qu’en échange de « cela ». Qui comparera avec certitude la valeur exacte de « ceci » et « cela » ? Il est des espions qui se trompent même et servent sans le vouloir leur ennemi, car l’importance d’un document d’espionnage est infiniment variable avec les circonstances et les moments. Mon espion, un hindou, servait la Russie et l’Angleterre, le Japon aussi, je crois, et il touchait encore du côté Chinois, non sans transmettre des tuyaux en Amérique. Or, il connaissait Zenahab. D’après son dire, elle était petite-fille d’une épouse de Gulab-Singh, brûlée à la mort du rajah. Vous savez qu’on brûle encore vivantes les malheureuses épouses des rois hindous décédés. C’est défendu, mais si traditionnel… En 1843, on brûla même cent soixante femmes d’un coup sur la tombe de Soochit-Singh. En 1863, on n’en brûla, à vrai dire, plus que trente-deux à la mort de Jowahir Singh. C’est ce qu’on appelait faire « Sutty ». Cela se pratique toujours obstinément mais en secret et surtout dans les montagnes où les mœurs sont violentes. En tout cas, à la mort de Gulab-Singh, une des veuves brûlées vives tomba du bûcher avant la combustion totale et accoucha d’une fillette qui devait être un jour la mère de Zenahab. L’enfant fut élevée avec soin et, à vingt ans, se réfugia dans le bas Thibet. Elle s’y fit une notoriété, déjà justifiée par le miracle de sa naissance, d’inspirée de Brahma. Elle devint peu après la plus magnifique épouse du Dipsang polyandrique, eut douze maris simultanés, qu’elle empoisonna, dit-on, jusqu’au dernier et devint riche. Elle fut aussi maîtresse d’un général anglais qui mourut et lui laissa une fortune énorme : mille lacks de roupies. Sa fille Zenahab eut tôt un grand renom de beauté. Elle vint à Sirinagar après la mort de sa mère. On l’y révéra pour les dons considérables faits également aux mosquées et aux lamaseries. Elle vécut dès lors avec un grand faste d’époux. Au su des Kaschmiriens, sept hommes lui ont été chers.
Comme elle vit très secrètement, on ne sait quelle fut leur destinée, enfermés qu’ils paraissent dans un harem-haras… D’ailleurs, elle passe pour magicienne.
L’Hindou qui me contait tout cela ajouta avec un air sentencieux :
« Chose curieuse, tous les hommes que Zenahab passe pour avoir supprimés n’étaient pas de ceux que l’Angleterre regrette… »
Et il eut un hochement de tête pour dire encore :
« Au contraire ! »
— Je pense tout de même qu’elle ne te poursuit plus, ta Zenahab ?
— Si certes ! J’ai su, ayant rencontré plus tard, au bord de la mer d’Aral, un Anglo-Indien vu à Jummoo, que la sorcière de Sirinagar avait lancé quelques brigands et sivaïstes sur mes traces, en leur promettant des trésors s’ils rapportaient ma tête convenablement coupée et momifiée. Mais je sais reconnaître sans lunettes un individu qui débarque du petit Thibet. Je sais de même expédier vers un définitif nirvana l’asiate mal intentionné qui m’approche de trop près. Ce qui me sauve aussi, c’est l’obligation où serait mon assassin de me couper la tête et de l’emporter. Une telle opération ne peut pas se faire dans la rue… ni au café…
— Tu en as rencontré de tes exécuteurs ?
— Oui, trois ou quatre.
— Et ?…
— Il y en a encore un de vivant… si je l’ai raté…
— Y retourneras-tu quelque jour, dans ce pays perdu ?
— Je repars demain…