K.Z.W.R.13/Stockton donne son avis

Imprimerie Financière et Commerciale (p. 199-209).

Chapitre III

STOCKTON DONNE SON AVIS


Le général Kendall s’arrêta, honteux du mouvement de violence qu’il n’avait pu réprimer.

— Enfin, vous voilà, Stockton !

— Excusez-moi, messieurs. Évidemment je viens un peu tard, mais croyez bien que je n’ai pas cessé de m’occuper de l’affaire, je vous assure même que je n’ai pas perdu mon temps.

— Vous aussi, vous avez du nouveau.

— Oh, oh ! vous venez de dire un « aussi » qui me fait présumer que vous avez fait des découvertes.

— En effet, nous croyons savoir pourquoi Weld a pu tuer Jarvis.

— Ah !

— Monsieur Obrig, l’agent de change bien connu…

— J’ai souvent entendu parler de monsieur, interrompit Stockton en saluant.

— Eh bien, continua Suttner, monsieur Obrig vient de nous apprendre que Jarvis — sous le couvert de la banque — jouait de façon formidable, et cela depuis des années. Jusqu’à ces derniers temps, les bénéfices compensaient — les pertes, mais depuis quelques semaines, quelques mois plutôt, la chance avait tourné et des sommes considérables avaient été englouties à la Bourse ; nous ne savons pas à quel chiffre encore les évaluer, mais les pertes doivent dépasser le million de dollars.

— Diable !

— Les révélations de monsieur Obrig nous permettent donc de supposer ceci… Vous dites ? demanda Suttner, voyant que le détective avait fait un mouvement.

— Rien ! Malgré moi, à ce mot de « supposer », j’ai cherché des yeux monsieur Boulard…

— Il n’est pas encore revenu.

— Ah ! Excusez mon interruption, je vous prie.

— Donc, reprit le juge, les déclarations qui nous ont été faites nous permettent de croire que Weld, au moment où il quittait son bureau à deux heures quarante minutes, à peu près, a entendu les réclamations, suivies d’une mise en demeure de payer, de monsieur Obrig. Il a eu soudain ainsi la révélation des abus de confiance de son fondé de pouvoirs. Le coup a dû être rude. Weld avait, nous le savons, une foi aveugle en Jarvis qu’il considérait comme une sorte d’autre lui-même. Ainsi donc cet homme n’était qu’un voleur, qu’un escroc.

Et pendant des années, il l’avait estimé comme un père…

Ne voulant pas devant monsieur Obrig, devant les ouvriers qui travaillaient au coffre, avoir par une sorte de pudeur, une explication avec Jarvis qu’il prévoyait par avance orageuse. Weld sortit de la banque, attendit le départ des gêneurs, puis enfin, sûr de se trouver seul avec Jarvis, il rentra au bureau un peu avant trois heures, ce qui serait conforme à la déposition de Jeffries. Que se passa-t-il alors ? Sans doute la scène entre les deux hommes dut être vive. On se l’imagine assez facilement. Jarvis peut-être essaya de nier, alors devant la preuve irrécusable du témoignage de monsieur Obrig, il dut certainement avouer ses indélicatesses et qui sait, d’autres choses encore, plus graves que nous ignorons. Il est permis, n’est-ce pas, de tout supposer ? L’explication, peu à peu, devint orageuse, Weld sentit la colère bouillonner dans ses membres. Il vit rouge ; à un moment une arme, ce grattoir dont on a parlé, se trouva sous sa main, il frappa…

— Monsieur Weld a avoué ?

— Non pas, et je proteste de toutes mes forces contre vos suppositions !

— Ah ! dit simplement Sockton.

— Voyons, Weld, ne persistez pas dans ce système de défense, ne niez pas, contre toute évidence ! Vous lassez ma patience, je dois vous en avertir, ma patience, et mon amitié pour vous.

— Vous nous exaspérez, clama le général !

— Je ne continuerai donc pas à me défendre devant des juges trop facilement convaincus de ma culpabilité,

— « Trop facilement » est délicieux, mais malheureux tout vous accable. Avouez.

— C’est ce que vous avez de mieux à faire.

— Je vous jure encore une fois que je suis innocent du meurtre de Jarvis.

— À d’autres.

— Mais que voulez-vous que je vous dise. C’est vrai que tout m’accable, les apparences sont contre moi.

— Oh, les apparences !

— Je l’affirme encore une fois de façon la plus solennelle, je suis innocent !

— Ne répétez pas toujours la même chose.

— Faites de moi ce que vous voudrez. À partir de cet instant, je ne me défendrai plus. Je ne répondrai plus à vos questions.

— Diable, voici qui est regrettable, reprit Stockton toujours calme ; j’aurais voulu savoir cependant si ce mouchoir est bien celui qui vous a été volé ?

— Mon mouchoir, s’écria Weld en le saisissant et en s’assurant que c’était le sien. Vous l’avez trouvé ?

— Je pense même avoir trouvé le voleur en même temps que le mouchoir.

— Que dites-vous, demanda Suttner, pendant que le général sursautait et que Cécil levait vers le ciel ses deux yeux reconnaissants !

— Je dis que j’ai arrêté le pick-pocket qui avait volé à monsieur Weld son mouchoir et probablement aussi ses clefs, car je mentirais en disant que c’est moi qui ai découvert mouchoir et voleur. L’honneur de cette découverte revient à monsieur Boulard.

— En vérité ?

— Absolument J’ai profité de ses trouvailles, voilà tout.

— Et ce voleur ?

— Est en auto, gardé à vue, à la porte de la banque.

— Vous l’avez amené ?

— Après lui avoir fait subir un premier interrogatoire.

— Qu’a-t-il dit ?

— Beaucoup de choses, qu’il redira sans doute devant vous.

— Faites-le venir immédiatement.

— Si vous le voulez bien, dans un instant ; je prie monsieur Weld de ne pas assister à l’interrogatoire qui va avoir lieu.

— En effet ! je pourrais correspondre par signes avec cet homme que vous croyez sans doute mon complice, n’est-il pas vrai ?

— Je savais, monsieur, que vous alliez prendre la chose ainsi, et cependant, je pense que vous avez tort, maintenant comme tout à l’heure, de me croire votre ennemi. Je ne cherche que la vérité et si, comme tout le monde le désire, celle-ci vous est favorable, vous avez tout intérêt à me laisser faire.

— Cependant, Stockton, j’aurais voulu que toute l’instruction fut conduite à découvert, si je puis dire, devant monsieur Weld.

— Je le sais, monsieur Suttner, mais si l’homme qui est en bas se trouve en face de monsieur Weld, avant que vous l’ayez interrogé, j’ai peur qu’il revienne sur ses précédentes déclarations.

— Vos paroles sont énigmatiques. Vous nous cachez quelque chose.

— Non. Je ne sais rien de plus que vous. Tout au plus pourrais-je « supposer »… Mais je garde, vous le savez, mes déductions par devers moi. C’est une vieille habitude et je m’en trouve bien.

— Expliquez-vous cependant.

— Voilà, c’est une impression que j’ai, une impression bien vague, pas du tout définie, mais il me semble que si monsieur Weld voulait bien se prêter à ce que je demande, s’il voulait nous laisser mener ici-même à bonne fin, l’interrogatoire de l’homme qui est en bas, menottes aux poings, nous arriverions, je le crois, plus vite à établir la vérité. Reste à savoir s’il a intérêt à ce que celle-ci soit établie au plus vite.

— Et vous dites, monsieur, que vous n’êtes pas mon ennemi.

— je vous en donne ma parole, vous entendez bien, monsieur Weld, ma parole.

— En tous cas, reprit Suttner, vous ferez ce que vous voudrez, Weld. Je veux tenir jusqu’au bout la promesse que je vous ai faite ; donc décidez vous-même ?

Miss Cécil avait senti dans la voix, dans les paroles de Stockton, comme malgré tout, une sympathie inavouée, elle regarda son fiancé :

— Faites ce qu’on vous demande, Georges, je suis sûre que c’est dans votre intérêt !

Weld se leva :

— je céderai donc à votre désir, monsieur Stockton. Fasse le ciel que vous arriviez à découvrir la vérité, personne le souhaite plus que moi.

Et mettant tout son cœur dans le regard qu’il jeta à miss Cécil, Weld sortit aussitôt après et pénétra dans son bureau, où Horner surveillait le lent et pénible travail des ouvriers.

Dès qu’il fut sorti, Suttner se tourna vers Stockton :

— Pouvez-vous maintenant vous expliquer ?

— Voici d’abord comment et pourquoi j’ai arrêté l’homme qui va comparaître devant vous : cet individu est le chef d’une bande internationale de voleurs…

— Vous le connaissez ?

— Depuis deux ans je cherchais à l’arrêter en flagrant délit sans pouvoir arriver à mon but. À chacune de mes rencontres avec lui, il m’a glissé comme une anguille entre les doigts. Il écume les tripots, les trains de luxe, les grands paquebots, souvent accompagné de complices, parfois seul.

— Et aujourd’hui ?

— Il est arrivé à Brownsville, certainement pour tenter un coup contre la banque Weld, du moins d’après ses dires.

— Contre la banque ?

— Pour vous mettre au courant, il faut que je reprenne les choses d’un peu haut, mais, soyez tranquille, nous ne perdons pas notre temps.

— Faites à votre gré.

— Eh bien, sur le paquebot qui nous a amenés à Brownsville, monsieur Boulard et moi… à ce propos, je commence à être inquiet de l’absence de mon ami.

— Voulez-vous que nous le fassions chercher ?

— Attendons encore quelques minutes, il est impossible qu’il tarde bien longtemps. Donc, sur le paquebot « Le Gladiateur » ce roi des filous, protée aux cent noms et aux cent visages, se faisait appeler le comte de Borchère. Il se nomme en réalité, Pierre Martin. Il essaya d’abord de dévaliser monsieur Boulard. Par un hasard providentiel, celui-ci n’avait sur lui que fort peu d’argent ; l’escroc se rabattit donc sur sa malle, dont il avait subtilisé la clef, et ce fut là qu’il prit une lettre de crédit de dix mille francs créée sur la banque Weld. Puis il vola à d’autres passagers un collier de diamants, heureusement en imitation, et disparut à l’escale de Lisbonne. Je me demandais pourquoi il avait volé cette lettre de crédit. Il devait bien savoir que le télégraphe aidant, la banque, prévenue, le ferait arrêter s’il se présentait à ses guichets. Je crois maintenant être fixé. C’est par accident, peut-être pour ne pas perdre son temps, que notre homme exerça son industrie sur le « Gladiateur », et il avait affaire à Brownsville où il était appelé par des complices ou des indicateurs. S’il a volé cette lettre de crédit — inutile butin — c’est que le nom de la banque l’avait frappé, et qu’à tout hasard, il a pensé qu’elle pourrait lui servir à un moment donné.

— Il aurait pu chercher à emprunter dessus, demain dimanche, alléguant que la banque était fermée. Ce cas s’est déjà présenté, et des hôteliers trop confiants ont été refaits grâce à ce coup classique, interrompit Obrig.

— Arrivé à Brownsville par terre, par le chemin de fer pris à New-York, ou ailleurs, il nous précéda de quelques jours, deux ou trois au plus, et ce qui prouve que c’était cette banque qu’il visait, c’est que depuis son arrivée, il était le client assidu du Carlton, où il dînait tous les soirs.

— Pourquoi avait-il choisi le Carlton ?

— Parce que Jeffries y est maître d’hôtel.

— Jeffries serait donc complice ?

— Je ne crois pas. Complice involontaire par les renseignements qu’il donnait ingénûment, peut-être, et voilà tout. En tous cas, vous qui habitez Brownsville, vous savez qu’un étranger peut s’égarer une fois avant onze heures ou minuit au Carlton, mais qu’il est extraordinaire qu’on y aille tous les soirs de sept à huit heures, prendre son dîner dans ce bar de nuit, généralement désert à cette heure-là.

— En effet.

— Notre homme s’y rendait cependant quotidiennement depuis son arrivée, et se faisait toujours — c’est une indication — servir par le même Jeffries. Il y a là une préméditation évidente. Admirablement déguisé et maquillé du reste, il se faisait, cette fois, appeler monsieur Cinque Iglesias, et se donnait un air d’aventurier mexicain, plus vrai du reste que nature. C’est ce qui me l’a fait remarquer. Invité à dîner au Carlton par monsieur Boulard, j’ai reconnu mon Borchère et grâce à une substitution de paletot heureuse erreur du vestiaire, Boulard s’est trouvé avoir entre les mains le mouchoir volé à Weld…

— Vous dites volé ? Vous admettriez donc toutes les explications de ce dernier ?

— Je ne veux rien admettre, et vous allez voir que si je croyais ce que va vous dire notre filou, la culpabilité de Weld serait évidente et prouvée…

— Mon Dieu, dit à demi-voix miss Cécil !

— Rassurez-vous, ce qu’il va nous dire n’est pas parole d’Évangile et je crois qu’il veut nous tromper, ou qu’il a été trompé lui-même…

— Trompé, mais par qui ?

— Vous allez voir ; si je vous donnais mon avis, vous subiriez, malgré tout, mes impressions et je voudrais savoir justement si elles sont pareilles à celles que vous allez éprouver, en entendant les aveux de Martin Borchère-Cinque Iglesias.

— Des aveux ?

— Oui, je les ai obtenus en lui disant qu’il était inculpé de complicité de meurtre, ce qui est la vérité. Les gaillards comme lui veulent bien voler et risquer la prison, mais la chaise électrique leur répugne, et ils feront l’impossible pour éviter de s’y asseoir. Il a donc « mangé le morceau », comme dirait notre ami Boulard…

— Qui n’est toujours pas là.

— Si vous le voulez bien, nous allons demander par téléphone s’il est encore au Carlton, car cette absence prolongée commence à m’inquiéter.

— Tenez, voici un appareil accroché au mur.

— Merci. Et Stockton décrocha le récepteur.

— Allô. Donnez-moi le Carlton ?

. . . . . . . . . . . . 

— 312, sans doute, je ne sais pas le numéro.

. . . . . . . . . . . . 

— Bien… le Carlton ?

. . . . . . . . . . . . 

— Appelez le chasseur. C’est vous, Grant ?

. . . . . . . . . . . . 

— C’est le détective Stockton qui parle.

. . . . . . . . . . . . 

— La personne qui dînait avec moi est-elle encore là ?

. . . . . . . . . . . . 

— Il ne reste que les dames. Demandez à la plus jeune, miss Ketty, de venir à l’appareil.

. . . . . . . . . . . . 

— Oui, c’est moi, Stockton, Monsieur Boulard est déjà parti ?

. . . . . . . . . . . . 

— Comment, il est parti en courant sans chapeau ?

. . . . . . . . . . . . 

— Comme un fou !

. . . . . . . . . . . . 

— Je commence à être inquiet, moi aussi.

. . . . . . . . . . . . 

— Pardon, attendez, Mademoiselle Ketty demande si vous voulez bien lui permettre de venir attendre monsieur Boulard ici ? C’est la fiancée de monsieur Boulard. Elle ne peut en effet l’attendre au Carlton.

— Certainement, répondit Suttner.

— Venez quand vous voudrez.

. . . . . . . . . . . . 

— Tout de suite, soit. Oui, à la banque Weld.

Elle va venir avec sa mère. En attendant je ne comprends rien à l’absence prolongée de notre ami. Enfin, nous verrons bien ! Si vous voulez, je vais maintenant faire monter notre homme.

— C’est cela.

— Il se pourrait qu’il ne se décidât pas tout de suite à réitérer ses aveux. Dame, devant le juge et son greffier, cela devient grave. J’interviendrai alors. Je préfère que ce soit lui qui vous parle.

— Vous avez raison.

— Stoop, faites sortir le prisonnier de l’auto et conduisez-le ici.

— Faut-il prendre des ménagements, monsieur Stockton.

— Soyez tranquille, monsieur Cinque Inglesias est doux comme un mouton.

— Vous allez voir, monsieur Suttner, le type accompli du voleur moderne… C’est un gaillard d’une intelligence supérieure. Il est inutile de vous recommander la plus grande circonspection, car il est homme à profiter de la circonstance la plus insignifiante.

Mais j’entends marcher. Silence, le voici.

En ce moment, Borchère montait l’escalier qui conduisait du hall de la banque au salon d’attente des bureaux, et quelques secondes plus tard faisait son apparition.

Malgré tout, il plastronnait encore, et pour dissimuler les menotes qui emprisonnaient ses mains, attachées cette fois, devant lui, il avait demandé que son paletot — le fameux paletot — fut jeté sur elles et ainsi les dissimulât.

En arrivant, il regarda Stockton comme pour lui rappeler quelque chose.

— J’oubliais, en effet, ma promesse. Stoop, veuillez enlever les menottes à monsieur.

Le premier soin de Borchère, dès que ses mains furent débarrassées, fut de retirer son chapeau et de s’incliner devant miss Cécil, puis se redressant, il attendit.

— Vous voici en présence de monsieur le juge Suttner, chargé de l’instruction concernant le meurtre de monsieur Jarvis, fondé de pouvoir de la banque Weld. Voulez-vous répondre aux questions préliminaires qu’il va vous faire ?

— Je vous ai dit, monsieur Stockton, que je répéterais à monsieur le juge d’instruction les déclarations que je vous avais faites. Je suis donc prêt à répondre aux questions qu’il me posera.

— Vous ferez d’autant mieux que votre sort dépend de ce qui va être décidé ce soir. Ou bien, vous sortirez d’ici prévenu de vol simple, et vous connaissez la loi pour savoir que la peine encourue par vous sera relativement légère, ou vous en partirez inculpé de complicité de meurtre, et vous savez où cela peut vous mener.

— Je sais.

— Je crois de mon devoir de mettre monsieur le juge d’instruction, au courant de certaines circonstances heureuses pour vous qui font que, malgré toutes vos escroqueries et vos vols, vous ayez eu à répondre, jusqu’à ce jour de fort peu de choses devant la justice des États de l’Union. Vous avez volé le collier de madame Rosetti et celle-ci a négligé jusqu’à cette heure de porter plainte. Monsieur Boulard a été « refait », c’est son mot, par vous et n’a, lui non plus, déposé aucune demande de recherches.

Comme on n’a jamais pu vous prendre en flagrant délit, aucune de vos escroqueries passées ne peut être retenue contre vous.

— En dehors de la complicité de meurtre dont vous vous défendez, le seul fait prouvé qui puisse être retenu contre vous en ce moment est le vol qualifié du mouchoir et des clefs commis au préjudice de monsieur Weld. Vous niez, il est vrai, l’avoir commis et vous assurez être seulement complice ; cependant j’ai trouvé sur vous le mouchoir volé. Voici aussi clair que possible l’exposé des faits, c’est maintenant à monsieur le juge d’instruction à vous interroger.

— je répondrai.

— Dans ce cas, dit Surtner, nous allons procéder par ordre. Je dois vous prévenir cependant, aux termes de la loi, que vous pouvez refuser de me répondre en l’absence d’un avocat choisi par vous ou désigné d’office. Au cas où vous voudriez vous prévaloir de cet avantage, je ne pourrais que vous faire conduire en prévention et vous garder au secret, puisque vous seriez inculpé de complicité de meurtre. Votre interrogatoire, sauf la partie relative à votre identité, serait renvoyé à une date indéterminée. Mon devoir est de vous mettre au courant. C’est fait. Que décidez-vous ?

— C’est tout décidé, je n’ai, moi aussi, qu’une parole. J’ai donné la mienne à monsieur Stockton, je dirai ce que je sais.

— Bien. Vous savez que j’ai à retenir contre vous la complicité au meurtre de Jarvis ?

— Ce serait le bagne.

— En effet, par contre si je n’ai à retenir contre vous que le délit de vol simple…

— Trois de prison.

— Je vois que vous connaissez la loi.

— Dame, il faut bien.

Ah ! Nous allons procéder à votre interrogatoire. Veuillez me dire vos nom et prénoms. Je vous demande, bien entendu, ceux qui figurent sur vos papiers officiels.

— François-Georges Martin.

— Né à ?

— Versailles.

— En France ?

— Oui, département de Seine-et-Oise.

— Votre âge ?

— Trente et un ans.

— Vous avez souvent pris des noms qui ne vous appartenaient pas ?

— Je préfère voyager incognito.

— Oui. Sans rechercher vos différents avatars, je ne parlerai que de vos deux derniers… pseudonymes. Pendant la dernière traversée faite sur « le Gladiateur », où vous aviez comme compagnons de voyage, messieurs Boulard et Stockton, vous vous faisiez appeler ?

— Comte Maximilien de Borchère.

— Pardon, interrompit Stockton, je croyais que vous aviez pris le prénom d’Ernest ?

— C’est vrai : Ernest.

— Mettez Ernest Maximilien, dit Suttner au greffier, qui depuis le commencement de l’interrogatoire sténographiait consciencieusement.

— Si vous voulez.

— Depuis votre arrivée à Brownsville, vous vous faisiez appeler ?

— Cinque Iglesias

— Pas de prénoms, cette fois ?

— Non. Aucun.

— Cela fait compensation.

— je vous ferai observer que je ne puis être poursuivi pour port illégal de faux noms, car je n’ai fait aucun acte officiel sous ces pseudonymes. Si je prends des noms un peu… ronflants en voyage, c’est que celui de Martin impose peu aux garçons de restaurant ou au personnel des paquebots.

— C’est entendu. Votre domicile habituel est ?

— Je loge toujours à l’hôtel et je ne séjourne jamais plus d’un mois dans la même ville. Je ne demeure pas, je perche.

— En effet. Alors, votre dernier perchoir ?

— Hôtel Ritz, Place Vendôme, à Paris.

— Perchoir doré. J’arrive maintenant au fait qui a motivé votre arrestation. Vous reconnaissez avoir volé ce mouchoir ?

— Ce n’est pas moi qui l’ai pris.

— Ah ! Oui donc alors ?

— Un ami à moi.

— Vraiment. Pouvez-vous nous donner son nom ?

— Je n’en vois pas la nécessité. Il est du reste depuis plusieurs heures en sûreté au Mexique, à Matamoros, je doute que votre justice puisse l’arrêter.

— Comment diable alors pourrez-vous prouver que ce n’est pas vous qui avez volé ?

— Si vous le permettez, je vais vous répéter les aveux que j’ai faits à monsieur Stockton. Cela ira plus vite.

— je vous écoute.

— Je suis venu à Brownsville peur coopérer à un vol — qu’on m’a représenté comme considérable — et qui devait l’être en effet, puisque la part qui m’était promise était de cent mille francs, je devais la toucher demain matin au plus tard à Matamoros.

— Cent mille francs ?

— Oui. Il s’agissait du cambriolage du coffre-fort de la banque Weld.

— Grand Dieu ! s’écria Kendall.

— Je vous en prie, dit Stockton, calmez-vous, général, et attendez avant de vous désespérer.

— Continuez.

— Je n’étais pas seul dans la combinaison, et c’est par un de mes collègues, celui justement qui a volé ce mouchoir, que je suis entré dans l’affaire. Les aléas étaient pour ainsi dire nuls, puisque le vol avait été préparé de longue main par celui-là même qui avait la garde du coffre-fort en question.

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Laissez-le continuer, cela vaudra mieux, dit Stockton

— Soit ! Continuez, quoique tout ce que vous nous avancez me paraisse de la dernière des invraisemblances.

— Je pourrai vous donner la preuve de ma sincérité par les lettres que monsieur Stockton a trouvées sur moi. Je puis continuer ?

— Oui.

— Donc, mon ami, que j’appellerai « Jean » pour la commodité mon récit, m’attendait à Brownsville et me reçut à la gare. On m’avait envoyé dix mille francs d’avance pour mon voyage et pour que je fusse certain du sérieux de l’affaire proposée, « Jean » me mit donc au courant il y a trois jours, à mon arrivée, de ce que nous avions à faire. Nous avions — (la raison ne m’en a pas été donnée) — à nous faire passer pour des Mexicains ; nous avions à en prendre l’apparence, et aussitôt le vol accompli, à gagner Matamoros, d’où nous passerions à Mexico le plus rapidement possible, sans dissimuler nos traces, de façon à attirer sur nous les soupçons de la police et à favoriser ainsi la disparition des voleurs véritables, partis, eux, par une autre route. À Mexico, nous étions libres de reprendre notre figure habituelle et de disparaître. La… prime élevée qui nous était promise — cent mille francs à chacun de nous — devait nous payer des difficultés d’un voyage à travers les États de Tamanlipas, de Queretaro et de Mexico ! Cela vaut bien cent mille francs en ce moment.

— Continuez, continuez, dit Suttner, qui se rappelait la conversation qu’il avait eue avec Georges Weld à propos de la possibilité du vol des documents du général Kendall par des affiliés mexicains.

— En somme, la besogne était facile et le gain considérable. Aujourd’hui, vers une heure, Jean vint me prendre à mon hôtel pour m’apprendre que nous avions à accomplir un petit ouvrage supplémentaire : il s’agissait de « subtiliser » à une personne qu’on me désignerait un simple trousseau de clefs. Si nous réussissions, et la chose était d’une simplicité élémentaire, l’enfance véritablement du métier, on nous promettait, en guise de gratification, de ne pas nous retenir la petite avance de dix mille francs que nous avions déjà touchée.

— C’était royalement payé.

— N’est-ce pas ! Ce petit simplement nous laissait ainsi cent mille francs nets de bénéfice à l’opération pour laquelle on sollicitait notre concours.

— Vous avez aussitôt accepté la proposition qu’on vous fit ?

— Dame, monsieur le juge, mettez-vous à ma place, puisque c’est mon métier.

— Vous êtes cynique.

— Mais non.

— Passons. Que se passa-t-il alors ?

— Donc, Jean laissa dans ma chambre, à l’hôtel, la valise qu’il avait apportée.

— Une valise ?

— Oui, une valise assez grande, assez reconnaissable, en cuir jaune très clair. Nous devions la remplir d’effets et voyager ostensiblement avec elle.

— La valise ! dit Suttner.

— Puis nous sortîmes ensemble. Pour la petite opération supplémentaire, nous devions attendre un individu que « Jean » connaissait. Il me le montrerait et nous pratiquerions simplement un petit vol à l’esbroufe. Je me chargeai de le bousculer et de tâter du côté gauche pour savoir dans quelle poche le trousseau de clefs se trouvait. Jean se réservait le côté droit. Vers deux heures et demie, un peu plus peut-être, mon ami me donnant le signal convenu marcha droit à un quidam. Je ne le vis que de dos, occupé que je fus d’abord à jouer mon rôle, puis à observer Jean. Celui-ci me fit signe qu’il avait réussi. Nous filâmes alors rapidement tous deux, chacun dans une direction opposée, pour nous rejoindre quelques instants après. Le volé avait disparu. Jean avait les clefs. Il me les remit avec un mouchoir pris en même temps dans la poche explorée. « C’est une veine, me dit-il, que j’aie pris le mouchoir. Grâce à lui, les clefs ne se sont pas heurtées l’une contre l’autre. Tiens, je t’en fais cadeau. Garde-le. Pour les clefs, va les remettre à ce type qui vient vers nous, inutile de rien lui dire ». je fis ce qui m’était recommandé et j’allai au-devant de l’individu désigné, je lui remis le trousseau, et après un coup de chapeau je rejoignis Jean. « Tu es une rosse, lui dis-je, tu aurais bien pu remettre les clefs toi-même ! S’il y a des anicroches, voilà un homme qui me reconnaîtra ! » — « Tu oublies que tu es maquillé et que je ne le suis pas, me dit-il. C’est pour cela que je t’ai envoyé, car moi, il me connaît et nous nous serions laissés aller à causer. C’était du temps perdu. Et puis, tu peux bien travailler aussi. Maintenant notre boulot est fini. Je file à Matamoros m’enquérir des moyens de locomotion nécessaires à notre voyage. Toi, reste à Brownsville jusqu’à ce soir et va comme d’habitude dîner au Carlton. Fais jaser Jeffries pour savoir si on s’est aperçu de quelque chose à la banque Weld. Puis rendez-vous au Mexique… où tu sais ! »

— Et c’est tout ?

— C’est tout. Quand j’ai été arrêté, j’allais prendre à mon hôtel la valise et filer à Matamoros, porteur des désastreuses nouvelles, la conversation de messieurs Boulard et Stockton m’ayant appris le meurtre du promoteur de l’affaire.

— Le meurtre du promoteur de l’affaire ?

— Oui, le fondé de pouvoirs Jarvis.

— Jarvis ! Jarvis coupable ? Mais c’est absurde, fou, archi-fou ! cria le général.

— En effet, dit Obrig, pourquoi l’aurait-on tué ?

— Discussion entre complices peut-être… reprit Suttner, ou alors, Weld, pour défendre sa caisse, aurait tué et par pusillanimité ou par une générosité mal placée vis-à-vis de la mémoire de Jarvis… mais non, je m’égare.

— Si vous voulez me permettre, monsieur Suttner, je vais poser encore quelques questions à cet homme, car comme c’est la seconde fois que j’entends sa déposition, j’ai pu réfléchir pendant qu’il parlait.

— Faites.

— Eh mais, demanda Stockton au grec, vous avez oublié quelque chose.

— Quoi donc ?

— De nous dire si vous aviez reçu les cent mille francs promis.

— Non. Cette somme devait m’être remise à Matamoros.

— Par qui ?

— Par Jarvis et par l’homme à qui j’ai donné les clefs volées.

— Ah ! Et vous ne craigniez pas que le vol commis, vous ne fussiez frustrés des cent mille francs par vos complices ?

— Ça, monsieur, non. On se tient parole, chez nous. Il y a entre nous une honnêteté professionnelle. Se voler entre soi, entre camarades, ça ne s’est jamais vu !

— Tout cela me semble bien romanesque.

— C’est ainsi cependant, je vous l’affirme.

— En tenant pour vraies vos affirmations, croyez-vous que Jarvis ait pu être tué par l’homme à qui vous avez remis le trousseau de clefs ?

— Tout est possible, mais comment voulez-vous que je sache ?

— Reconnaîtriez-vous cet homme ?

— Sûrement.

— Eh bien, dans cette pièce, à côté, se trouvent plusieurs personnes. Je vais les appeler : si cet homme est parmi elles, nous le désignerez-vous ?

— Dame…

— Songez qu’en nous montrant l’assassin, vous démontrez du même coup, si pas votre complète innocence, du moins que vous n’avez en cette mystérieuse affaire qu’à vous reprocher une complicité limitée.

— C’est dur ce que vous me proposez là, vous voulez que je mange le morceau.

— Si vous hésitez, c’est que vous n’avez pas dit la vérité et que vous avez peur des révélations de cet homme… pensez-y !

— Après tout, ce n’est pas un camarade ; et puis, il n’était pas convenu qu’on jouerait du couteau…

— Êtes-vous décidé ?

— Eh bien, oui ! tant pis pour lui, mais je ne veux pas m’asseoir sur la chaise électrique à cause de lui !

— Eh bien, mettez-vous là, en pleine lumière et regardez.

Et Stockton se dirigea vers la double porte du bureau…

Suttner le suivait des yeux, haletant ; Obrig et Kendall s’étaient levés et ne respiraient plus !

Quant à miss Cecil, elle avait joint les mains et adressait au ciel une prière fervente !

Stockton ouvrit la porte :

— Voulez-vous venir, messieurs, dit-il en s’adressant aux personnes qui se trouvaient dans le bureau.

— Tous ? demanda Horner.

— Oui, tous.

Ils entrèrent : Stéphenson, les ouvriers, puis Weld…

En entrant, il porta les yeux sur George Martin, ne sourcilla pas, ne changea en rien de visage, et calme, demanda :

— Eh bien ?

— Eh bien, répondit le grec, tu es fait, mon vieux, et ne m’en veux pas si je te donne, mais je préfère ma peau à la tienne ! C’est naturel, pas vrai !

Cécil poussa un faible gémissement et tomba à genoux ; le général fit un mouvement comme pour sauter à la gorge du banquier et tandis qu’Obrig et Suttner se jetaient entre eux et arrêtaient Kendall dans un élan furieux, on entendit la voix calme de Stockton :

— Vous voyez, monsieur Weld, que je ne suis pas votre ennemi, car je viens de faire éclater votre innocence !

— Que dites-vous ? s’écrièrent à la fois tous les assistants.

— je dis que nous sommes enfin en présence d’un fait précis, prouvé indiscutable, le vol des clefs de monsieur Weld ; or, si on lui a volé ses clefs dans sa poche, ce n’était pas pour les lui rendre cinq minutes plus tard, donc…

— Donc, s’écria Cecil.

— Donc ce n’est pas à lui qu’on les a rendues !

— Mais à qui alors ?

— À quelqu’un qui lui ressemble ou qui s’était maquillé de façon à lui ressembler.

— Mais qui ?

— Nous allons chercher !