K.Z.W.R.13/L’Agent de Change Obrig

Imprimerie Financière et Commerciale (p. 193-198).

Chapitre II

L’AGENT DE CHANGE OBRIG


— Bonsoir messieurs, dit Obrig ; comment vous, miss Cécil ? à la banque ? à cette heure ?

— Oui, monsieur Obrig…

— Ne parlons pas inutilement, interrompit le général, Nous sommes ici mon cher Obrig, dans la plus cruelle anxiété.

— Vraiment ?

— La chose ayant été tenue sécrète, vous ne pouvez savoir pourquoi je vous ai convoqué, cher monsieur, et je dois avant tout vous mettre au courant. D’abord, asseyez-vous, je vous en prie, commença Suttner.

— Vos préambules m’effraient…

— Vous allez voir que ce que j’ai à vous apprendre est grave.

— Grave ?

— Très grave : Jarvis, le fondé de pouvoir de monsieur Weld a été assassiné…

— Jarvis, assassiné !

— Et cela quelques minutes après que vous l’aviez quitté !

— Je l’ai quitté à deux heures trois quarts à peu près…

— Et selon toutes nos prévisions, il a été tué à trois heures et quart !

— C’est impossible !

— Cela est malheureusement ainsi.

— Jarvis, assassiné ! Mais pourquoi ?

— C’est ce que nous cherchons à savoir. Pourriez-vous nous donner quelque indice ?

— Quand je l’ai quitté, il y avait avec nous dans le bureau (et Obrig désignait le cabinet du banquier), deux ouvriers occupés à faire une réparation au coffre-fort, je crois. Serait-ce ?

— Nous connaissons ces deux ouvriers et les employés de la banque les ont vus sortir. Aucun soupçon, à propos du meurtre, du moins, ne saurait planer sur eux.

— Soupçonnez-vous quelqu’un ?

— Je cherche à me faire une conviction.

— Ah !

— Je vous ai prié de venir, supposant que votre déposition pourrait, peut-être, nous éclairer.

— Je ne vois pas en quoi je pourrais vous être utile, néanmoins je suis à vos ordres, questionnez-moi.

— je vous remercie. Permettez-moi, tout d’abord, de vous rappeler une conversation que vous avez eue, vendredi dernier, au soir, avec le général Kendall.

— Vendredi, avec le général Kendall ?

— Oui, rappelez vos souvenirs.

— Je cherche, mais voulez-vous m’aider. À quoi avait trait cet entretien ?

— Ce fut au club, vendredi, à propos des fiançailles de Georges Weld et de miss Cécil Kendall ; le général vous annonça celles-ci et…

— Oui, je me souviens maintenant.

— Vous rappelez-vous aussi les paroles que vous avez répondues à cette annonce de fiançailles ?

— De banales félicitations…

— N’y avez-vous pas joint l’expression d’un étonnement, une marque de méfiance quant au bonheur de cette union projetée, n’avez-vous pas exprimé vos impressions à ce sujet ?

— Je ne me rappelle pas exactement.

— Franchement ?

— Je sais que nous avons parlé, le général et moi, de ces fiançailles.

— Ne pourriez-vous vous rappeler des termes dont vous vous êtes servi ?

— Les termes mêmes ?

— Oui.

— C’est peut-être un peu difficile et même gênant de me faire rappeler cette conversation devant monsieur Weld.

— Soyez certain que je ne vous en veux ni ne vous en voudrai nullement, monsieur Obrig. Nous cherchons la vérité en ce moment, et je serai reconnaissant à quiconque nous mettra sur la voie. Je ne sais pas exactement où veut en venir Suttner, et je ne prévois pas le but de sa question, mais je vous adjure instamment de répondre à ce qu’il vous demande, sans aucune atténuation, même si votre réponse doit être désagréable pour moi.

— Eh bien, je répondrai donc nettement. Vous m’y autorisez aussi, Roland ?

— Je vous en prie, Obrig.

— Puisque tout le monde est d’accord, voici : Kendall venait de m’apprendre que le lendemain les fiançailles de sa fille avec Georges Weld devaient être officiellement annoncées au cours d’une fête à laquelle j’étais du reste invité. J’ai vu miss Cécil tout enfant et je suis, je le crois, le meilleur ami du général Roland Kendall.

— Vous avez raison de dire cela, Obrig.

— Ce mariage, qu’un mois auparavant j’aurais vu avec joie, me paraissait, vendredi dernier, moins avantageux pour miss Cécil : je fus donc sur le point de dire au général ce que je savais, mais je me rappelai à temps que j’étais tenu par le secret professionnel et que je n’avais pas le droit de divulguer les situations de nos clients, même les plus désespérées, pour servir les intérêts, même les plus respectables. Je m’arrêtai donc sur ce chemin dangereux en conseillant cependant à mon ami de demander à son futur gendre pourquoi il jouait à la Bourse pour le compte, et sous le nom de clients supposés.

— Moi !

— On m’a prié, vous-même me l’avez demandé, de répéter ce que j’avais dit, je le répète.

— Et vous croyez vraiment ce que vous avez dit ? continua Weld.

— Vous me faites une question injurieuse. Comment pouvez-vous supposer que j’aurais affirmé une pareille chose sans y croire, et sans être sûr, absolument sûr, de ce que j’avançais.

— Mais, monsieur, c’est une erreur grossière et même un mensonge…

— Monsieur !

— Un mensonge, que vous répétez, peut être, inconsciemment, à la légère, mais un mensonge je l’affirme. Jamais, jamais, vous l’entendez bien et je le jure ici sur la tête qui m’est la plus chère, et Weld regardait miss Cécil au fond des yeux, jamais je n’ai joué à la Bourse pour mon compte personnel, ni sous mon nom, ni sous celui de clients supposés.

— Weld, vous voulez payer d’audace, mais vraiment vous dépassez les bornes. Un menteur, moi ! Ah, si je n’avais été l’ami de votre père, je ne sais ce qui me retiendrait…

— Monsieur Obrig !

— Oh ! laissez, miss Cécil.

— Mais songez donc, monsieur, à ce dont vous m’accusez et vos paroles soudain de haine… C’est mon honneur et ma probité, à la fois que vous attaquez !

— Aussi, en mon âme et conscience, monsieur le juge, ne parlé-je qu’avec la certitude de dire la vérité.

— Non, non, je crois rêver.

— Voyons Weld, voici deux ans, vous le savez aussi bien que moi que vous spéculez sur les valeurs pétrolifères mexicaines et je dois à la vérité de dire que jusqu’à ces derniers mois, vous avez opéré plutôt heureusement… et cela sous le couvert de la banque.

— Mensonge !

— Mensonge aussi, sans doute, la position importante que vous avez prise à la baisse, baisse imprévue, corollaire de la tension diplomatique entre les États de l’Union et le Mexique. C’était l’imprévu cela, vous n’êtes pas le seul, allez, dont les prévisions ont été déçues.

— Mais je n’ai pas joué !

— Vos protestations ne tiennent pas debout.

— Mais donnez-moi des preuves ?

— Vous savez bien qu’elles ne me manquent pas, aussi je ne comprends rien à votre système.

— Vous avez des preuves ?

— Ne jouez pas à l’étonnement.

— Je vous dis que je crois rêver. Ce nouveau coup après tous les autres. Voyons. Par qui ces ordres de Bourse que vous avez exécutés vous étaient-ils transmis ?

— Toujours par votre homme de confiance, par Jarvis.

— Par Jarvis ?

— Oui, Rappelez-vous du reste que lorsque j’ai voulu vous parler de votre situation chez moi vous m’avez chaque fois, ce matin encore, renvoyé à lui.

— Je ne comprends pas.

— Jusqu’à présent, et malgré que vos différences à la Bourse fussent considérables, je n’avais pas hésité à exécuter vos ordres, mais il y a un mois environ, à l’avant-dernière liquidation, en établissant les comptes de quinzaine, je m’aperçus que votre débit se montait à plus de trois cent mille dollars, et que la couverture que vous m’aviez remise en traites tirées sur des clients, traites acceptées par eux, n’avait aucune valeur

— Qu’est-ce que vous dites ? Des traites tirées données en couverture, mais jamais…

— Laissez finir monsieur Obrig, dit Suttner qui suivait attentivement l’exposé de l’agent de change.

— Ces traites, acceptées, étaient tirées par vous sur messieurs Schoster, d’Austrin, pour 40,000 dollars, Krauster de Kersville pour 23,500 dollars, et Marshall de Jefferson 16,800 dollars, rien que pour ces trois clients, ces valeurs de portefeuille se totalisaient par 80,300 dollars.

D’autres fiches moins importantes de 3,000, 5,000 et 1,000 dollars complétaient votre couverture s’élevant comme je viens de le dire à cent mille dollars en traites acceptées.

Or, la maison Schoster d’Austrin, est une banque, mettons véreuse, qui ne mérite aucun crédit ; Marshall de Jefferson est un particulier à qui vous ne prêteriez pas vingt dollars, et Krausher de Kersville…

— Que me dites-vous là ?

— Krausher de Kersville n’existe pas, ou est tellement peu connu que je n’ai pu avoir aucun renseignement sur lui.

— Mais, je deviens fou !

— Ou vous l’avez été, ce qui n’est pas une excuse ! Inquiet, on le serait à moins, je voulus savoir où vous en étiez comme crédit sur la place de New York. Je demandai confidentiellement des renseignements. Vous savez qu’entre agents de change, on s’éclaire sur la clientèle assez nettement, eh bien, j’appris, il y a cinq jours que, sans compter ce que vous deviez à moi, vous aviez des découverts de près de six cent mille dollars dans diverses maisons. Justement alarmé, je télégraphiai un peu partout à mes correspondants et toutes les réponses furent que depuis deux années, vous jouiez d’une façon formidable et que depuis trois ou quatre liquidations, vous vous faisiez reporter, comme chez moi.

— Mais je vous affirme que jamais…

— Permettez, je suis sûr de ce que j’avance. Voici du reste — et Obrig sortait d’une serviette une liasse de documents — votre compte dans ma maison : il se solde par trois cent soixante et un mille deux cent vingt-sept dollars à votre débit, et par sept mille six cents dollars de couverture en traites, qui celles-là sont bonnes.

— Et vous ne m’avez jamais averti…

— Aujourd’hui encore, je suis venu pour cela. Comme d’habitude vous m’avez renvoyé à Jarvis, vous devez vous rappeler, et je l’ai prévenu que je ne pourrais le reporter à la liquidation prochaine dans trois jours.

— En effet. Mais, vous avez mes ordres ?

— Les voici. Prévoyant ce qui devait se passer, je les ai apportés avec votre compte.

— Mais, tous ces ordres, tous ces comptes sont signés, ou approuvés par Jarvis !

— Oui.

— Aucun, sauf cinq ou six, des plus minimes, n’est signé ou visé par moi.

— En effet. Mais Jarvis n’était-il pas votre fondé de pouvoir ? Ne devais-je donc pas avoir toute confiance en lui ? Ne m’avez-vous pas ordonné cent fois de m’en rapporter à lui.

— C’est vrai, mais alors… Jarvis…

— Jarvis spéculait au nom de la banque, en votre nom propre, et cela depuis deux ans. Je veux croire que vous l’ignoriez, cependant vous ne vous en apercevez que le jour de sa mort ! C’est bizarre !

— Ah ! malheureux, s’écria Kendall, voilà donc pourquoi vous avez tué Jarvis !

— Moi, tué Jarvis, allons donc, encore cette absurde accusation…

— Oui, vous l’avez tué, et malgré l’horreur d’un tel crime, je comprends maintenant ce qui s’est passé, continua le général. Quand vous êtes sorti d’ici vous ignoriez peut-être encore la vérité, mais sans doute l’aurez vous apprise, peut-être, en écoutant, ou en entendant, malgré vous, ce qu’Obrig a dit à Jarvis ; oui, ce doit être cela : sur le moment vous êtes sorti, pour qu’il n’y ait pas de témoin de ce qui allait se passer entre Jarvis et vous, vous avez attendu le départ d’Obrig, celui de ces deux ouvriers, puis vous êtes revenu, vous avez sommé votre fondé de pouvoir, votre ami en qui vous aviez une aveugle confiance, vous l’avez mis en demeure de vous avouer la vérité.

— Mais c’est de la folie…

— Taisez-vous ! Alors vous trouvant acculé à la ruine, vous avez dit toute votre pensée à celui qui en était l’artisan, peut-être l’avez-vous injurié, frappé ! Jarvis n’était pas un homme à se laisser faire impunément, il a dû se défendre, un couteau, une arme s’est trouvée par hasard sous votre main et sans même vous rendre compte, de votre acte, vous avez tué…

— Moi, j’ai…

— Oui, Weld, vous avez tué. Le mobile qui nous échappait, dit Suttner en se levant, nous l’apercevons maintenant nettement ! Comme nous le savons tous ici, vous êtes un honnête homme : en apprenant que vous aviez été trahi, dupé, volé par celui en qui vous mettiez toute votre confiance, par l’homme que vous aimiez, que vous vénériez comme un second père, vous n’avez pu maîtriser votre indignation, votre colère, vous avez vu rouge. Que la scène qui a eu lieu alors se soit passée comme vient de le dire le général, peu importe, mais elle s’est terminée par un meurtre, et peut-être y a-t-il à votre action d’autres excuses encore que nous ne pouvons deviner ! Dites-les, mais ne continuez pas à soutenir contre toute évidence que vous êtes innocent de la mort de Jarvis !

— Mais je vous jure encore une fois sur ce que j’ai de plus cher au monde, que je suis innocent de ce meurtre. Je viens d’apprendre à l’instant les vols, l’abus de confiance dont je suis victime, je vous le jure encore !

— Allons, Weld, dit brutalement le général, ne cherchez pas à nous égarer encore. Dites-nous plutôt franchement ce qui s’est passé. Peut-être avez-vous des droits à notre indulgence, mais avouez.

— Alors, général, en votre âme et conscience vous me croyez coupable ?

— Cela ne peut même pas se discuter !

— Vous aussi, Suttner ?

— Oui, Weld ; quand je suis revenu tout à l’heure à la banque, je vous l’ai dit, j’en étais venu à douter de ce que vous fussiez coupable ! Mais, je vous ai dit aussi, rappelez-vous mes paroles : « je douterai tant que je n’apercevrai pas le mobile qui peut vous avoir fait agir ». Or, le mobile m’apparaît et tout vous accuse. Vous avez tué Jarvis dans un moment de fureur, en apprenant qu’il vous avait ruiné.

— Mais en admettant que cela soit, pourquoi mentirais-je devant vous. Le général, monsieur Obrig, vous Suttner, vous êtes tous trois mes amis. Si je dois trouver des excuses, de l’indulgente pitié, c’est auprès de vous que je suis sûr de la trouver, alors pourquoi persisterais-je à mentir, à crier que je suis innocent de ce meurtre !

— Parce que vous aimez miss Cécil, et que si, en tant qu’hommes, nous pouvons vous absoudre, vous savez bien que le général Kendall ne donnerait pas sa fille à un meurtrier, même si ce meurtre était excusable.

— Ainsi, dans votre esprit, je suis jugé ? Quoi que je dise, je suis coupable ! Alors qu’en avouant je suis sûr de bénéficier d’un peu de votre indulgence, comme je persiste à crier mon innocence, vous allez vous retirer de moi ! Mais c’est fou, c’est fou, vous dis-je ! Si j’avais tué quelqu’un, dans une seconde d’égarement, hésiterais-je à l’avouer : si j’avais dû agir en justicier, pour protéger, pour défendre par exemple les millions, les secrets qui m’ont été confiés, ne m’absoudriez-vous pas, et ne pourrais-je pas, ne devrais-je pas me vanter hautement de mon crime ? Vous dites vous-mêmes que si j’ai commis ce meurtre, je suis peut-être excusable, que j’ai droit sans doute à votre pité : je refuse cette pitié que vous m’offrez et je réclame votre seule justice dans ce qu’elle a de plus strict et de plus rigoureux ! Si vous croyez que j’ai tué, arrêtez-moi, faites-moi juger, faites-moi condamner ; mais les mains dans les menottes, devant mes juges, devant le bourreau, je continuerai à crier : je suis innocent de ce meurtre, je n’ai pas tué Jarvis !

Et le malheureux se tournait vainement vers Suttner, vers Kendall, cherchant à rencontrer leurs regards, mais tous se détournaient de lui, implacables.

Comme, accablé, désespéré, Weld s’écroulait sur un fauteuil, cachant son visage dans ses mains, il sentit que quelqu’un le touchait à l’épaule ; il regarda, miss Cécil était près de lui.

Et moi, Georges, je vous crois, dit-elle. L’homme à qui j’ai donné mon cœur peut être capable d’un crime, il est incapable de mentir. Relevez la tête, mon bien-aimé, je vous crois, car je vous aime toujours !

— Cécil, rugit Kendall furieux, je vous défends !…

— Eh bien ! que se passe-il donc, dit une voix railleuse et calme. On vous entend crier de la rue !

Tous se tournèrent vers l’arrivant qui paraissait à ce moment sur les dernières marches de l’escalier du haut.

C’était Stockton.