Kéraban-le-Têtu/Deuxième partie/2

Hetzel (tome 2p. 23-51).

I I

DANS LEQUEL VAN MITTEN SE DÉCIDE À CÉDER AUX OBSESSIONS DE BRUNO, ET CE QUI S’ENSUIT

« Un singulier pays ! écrivait Van Mitten sur son carnet de voyage, en notant quelques impressions prises au vol. Les femmes travaillent à la terre, portent les fardeaux, tandis que les hommes filent le chanvre et tricotent la laine ! »

Et le bon Hollandais ne se trompait pas. Cela se passe encore ainsi dans cette lointaine province du Lazistan, en laquelle commençait la seconde partie de l’itinéraire.

C’est un pays encore peu connu, ce territoire qui part de la frontière caucasienne, cette portion de l’Arménie turque, comprise entre les vallées du Charchout, du Tchorock et le rivage de la Mer Noire. Peu de voyageurs, depuis le Français Th. Deyrolles, se sont aventurés à travers ces districts du pachalik de Trébizonde, entre ces montagnes de moyenne altitude, dont l’écheveau s’embrouille confusément jusqu’au lac de Van, et enserre la capitale de l’Arménie, cette Erzeroum, chef-lieu d’un villayet qui compte plus de douze cent mille habitants.

Et cependant, ce pays a vu s’accomplir de grands faits historiques. En quittant ces plateaux où les deux branches de l’Euphrate prennent leur source, Xénophon et ses Dix Mille, reculant devant les armées d’Artaxerce Mnémon, arrivèrent sur le bord du Phase. Ce Phase n’est point le Rion qui se jette à Poti : c’est le Kour, descendu de la région caucasienne, et il ne coule pas loin de ce Lazistan à travers lequel le seigneur Kéraban et ses compagnons allaient maintenant s’engager.

Ah ! si Van Mitten en avait eu le temps, quelles observations précieuses il aurait sans doute faites et qui sont perdues pour les érudits de la Hollande ! Et pourquoi n’aurait-il pas retrouvé l’endroit précis ou Xénophon, général, historien, philosophe, livra bataille aux Taoques et aux Chalybes en sortant du pays des Karduques, et ce mont Chenium, d’où les Grecs saluèrent de leurs acclamations les flots si désirés du Pont-Euxin ?

Mais Van Mitten n’avait ni le temps de voir ni le loisir d’étudier, ou plutôt on ne le lui laissait pas. Et alors Bruno de revenir à la charge, de relancer son maître, afin que celui-ci empruntât au seigneur Kéraban ce qu’il fallait pour se séparer de lui.

« À Choppa ! » répondait invariablement Van Mitten.

On se dirigea donc vers Choppa. Mais là, trouverait-on un moyen de locomotion, un véhicule quelconque, pour remplacer la confortable chaise, brisée au railway de Poti ?

C’était une assez grave complication. Il y avait encore près de deux cent cinquante lieues à faire, et dix-sept jours seulement jusqu’à cette date du 30 courant. Or, c’était à cette date que le seigneur Kéraban devait être de retour ! C’était à cette date qu’Ahmet comptait retrouver à la villa de Scutari la jeune Amasia qui l’y attendrait pour la célébration du mariage ! On comprend donc que l’oncle et le neveu fussent non moins impatients l’un que l’autre. De là, un très sérieux embarras sur la manière dont s’accomplirait cette seconde moitié du voyage.

De retrouver une chaise de poste ou tout simplement une voiture dans ces petites bourgades perdues de l’Asie Mineure, il n’y fallait point compter. Force serait de s’accommoder de l’un des véhicules du pays, et cet appareil de locomotion ne pourrait être que des plus rudimentaires.

Ainsi donc, soucieux et pensifs, allaient, sur le chemin du littoral, le seigneur Kéraban à pied, Bruno traînant par la bride son cheval et celui de son maître qui préférait marcher à côté de son ami ; Nizib, monté et tenant la tête de la petite caravane. Quant à Ahmet, il avait pris les devants, afin de préparer les logements à Choppa, et faire l’acquisition d’un véhicule, de manière à repartir au soleil levant.

La route se fit lentement et en silence. Le seigneur Kéraban couvait intérieurement sa colère, qui se manifestait par ces mots souvent répétés : « Cosaques, railway, wagon, Saffar ! » Lui, Van Mitten, guettait l’occasion de s’ouvrir à qui de droit de ses projets de séparation ; mais il n’osait, ne trouvant pas le moment favorable, dans l’état où était son ami qui se fût enlevé au moindre mot.

On arriva à Choppa à neuf heures du soir. Cette étape, faite à pied, exigeait le repos de toute une nuit. L’auberge était médiocre ; mais, la fatigue aidant, tous y dormirent leurs dix heures consécutives, tandis qu’Ahmet, le soir même, se mettait en campagne pour trouver un moyen de transport.

Le lendemain, 14 septembre, à sept heures, une araba était tout attelée devant la porte de l’auberge.

Ah ! qu’il y avait lieu de regretter l’antique chaise de poste, remplacée par une sorte de charrette grossière, montée sur deux roues, dans laquelle trois personnes pouvaient à peine trouver place ! Deux chevaux à ses brancards, ce n’était pas trop pour enlever cette lourde machine. Très heureusement, Ahmet avait pu faire recouvrir l’araba d’une bâche imperméable, tendue sur des cercles de bois, de manière à tenir contre le vent et la pluie. Il fallait donc s’en contenter en attendant mieux ; mais il n’était pas probable que l’on pût se rendre à Trébizonde en plus confortable et plus rapide équipage.

On le comprendra aisément : à la vue de cette araba, Van Mitten, si philosophe qu’il fût, et Bruno, absolument éreinté, ne purent dissimuler une certaine grimace qu’un simple regard du seigneur Kéraban dissipa en un instant.

« Voilà tout ce que j’ai pu trouver, mon oncle ! dit Ahmet en montrant l’araba.

— Et c’est tout ce qu’il nous faut ! répondit Kéraban, qui, pour rien au monde, n’eût voulu laisser voir l’ombre d’un regret à l’endroit de son excellente chaise de poste.

— Oui… reprit Ahmet, avec une bonne litière de paille dans cette araba…

— Nous serons comme des princes, mon neveu !

— Des princes de théâtre ! murmura Bruno.

— Hein ? fit Kéraban.

— D’ailleurs, reprit Ahmet, nous ne sommes plus qu’à cent soixante agatchs[1] de Trébizonde, et là, j’y compte bien, nous pourrons nous refaire un meilleur équipage.

— Je répète que celui-ci suffira ! » dit Kéraban, en observant, sous son sourcil froncé, s’il surprendrait au visage de ses compagnons l’apparence d’une contradiction.

Mais tous, écrasés par ce formidable regard s’étaient fait une figure impassible.

Voici ce qui fut convenu : le seigneur Kéraban, Van Mitten et Bruno devaient prendre place dans l’araba, dont l’un des chevaux serait monté par le postillon, chargé du soin de relayer après chaque étape ; Ahmet et Nizib, très habitués aux fatigues de l’équitation, suivraient à cheval. On espérait ainsi ne point éprouver trop de retard jusqu’à Trébizonde. Là, dans cette importante ville, on aviserait au moyen de terminer ce voyage le plus confortablement possible.

Le seigneur Kéraban donna donc le signal du départ, après que l’araba eut été munie de quelques vivres et ustensiles, sans compter les deux narghilés, heureusement sauvés de la collision, et qui furent mis à la disposition de leurs propriétaires. D’ailleurs, les bourgades de cette partie du littoral sont assez rapprochées les unes des autres. Il est même rare que plus de quatre à cinq lieues les séparent. On pourrait donc facilement se reposer ou se ravitailler, en admettant que l’impatient Ahmet consentît à accorder quelques heures de repos et surtout que les doukhans des villages fussent suffisamment approvisionnés.

« En route ! » répéta Ahmet après son oncle, qui avait déjà pris place dans l’araba.

En ce moment, Bruno s’approcha de Van Mitten, et d’un ton grave, presque impérieux :

« Mon maître, dit-il, et cette proposition que vous devez faire au seigneur Kéraban ?

— Je n’ai pas encore trouvé l’occasion, répondit évasivement Van Mitten. D’ailleurs, il ne me paraît pas très bien disposé…

— Ainsi, nous allons monter là-dedans ? reprit Bruno en désignant l’araba d’un geste de profond dédain !

— Oui… provisoirement !

— Mais quand vous déciderez-vous à faire cette demande d’argent de laquelle dépend notre liberté ?

— À la prochaine bourgade, répondit Van Mitten.

— À la prochaine bourgade ?…

— Oui ! à Archawa ! »

Bruno hocha la tête en signe de désapprobation et s’installa derrière son maître au fond de l’araba. La lourde charrette partit d’un assez bon trot sur les pentes de la route.

Le temps laissait à désirer. Des nuages, d’apparence orageuse, s’amoncelaient dans l’ouest. On sentait, au delà de l’horizon, certaines menaces de bourrasque. Cette portion de la côte, battue de plein fouet par les courants atmosphériques venus du large, ne devait pas être facile à suivre ; mais on ne commande pas au temps, et les fatalistes fidèles de Mahomet savent mieux que tous autres le prendre comme il vient. Toutefois, il était à craindre que la mer Noire ne continuât pas à justifier longtemps son nom grec de Pontus Euxinus, le « bien hospitalier, » mais plutôt son nom turc de Kara Dequitz, qui est de moins bon augure.

Fort heureusement, ce n’était point la partie élevée et montagneuse du Lazistan que coupait l’itinéraire adopté. Là, les routes manquent absolument, et il faut s’aventurer à travers des forêts que la hache du bûcheron n’a point encore aménagées. Le passage de l’araba y eût été à peu près impossible. Mais la côte est plus praticable, et le chemin n’y fait jamais défaut d’une bourgade à l’autre. Il circule au milieu des arbres fruitiers, sous l’ombrage des noyers, des châtaigniers, entre les buissons de lauriers et de rosiers des Alpes, enguirlandés par les inextricables sarments de la vigne sauvage.

Toutefois, si cette lisière du Lazistan offre un passage assez facile aux voyageurs, elle n’est pas saine dans ses parties basses. Là s’étendent des marécages pestilentiels ; là règne le typhus à l’état endémique, depuis le mois d’août jusqu’au mois de mai. Par bonheur pour le seigneur Kéraban et les siens, on était en septembre, et leur santé ne courait plus aucun risque. Des fatigues, oui ! des maladies, non ! Or, si on ne se guérit pas toujours, on peut toujours se reposer. Et lorsque le plus entêté des Turcs raisonnait ainsi, ses compagnons ne pouvaient rien avoir à lui répondre.

L’araba s’arrêta à la bourgade d’Archawa, vers neuf heures du matin. On se mit en mesure d’en repartir une heure après, sans que Van Mitten eût trouvé le joint pour toucher un mot de ses fameux projets d’emprunt à son ami Kéraban.

De là, cette demande de Bruno :

« Eh bien, mon maître, est-ce fait ?…

— Non, Bruno, pas encore.

— Mais il serait temps de…

— À la prochaine bourgade !

— À la prochaine bourgade ?…

— Oui, à Witse. »

Et Bruno, qui, au point de vue pécuniaire, dépendait de son maître comme son maître dépendait du seigneur Kéraban, reprit place dans l’araba, non sans dissimuler, cette fois, sa mauvaise humeur.

« Qu’a-t-il donc, ce garçon ? demanda Kéraban.

— Rien, se hâta de répondre Van Mitten, pour détourner la conversation. Un peu fatigué, peut-être !

— Lui ! répliqua Kéraban. Il a une mine superbe ! Je trouve même qu’il engraisse !

— Moi ! s’écria Bruno, touché au vif.

— Oui ! il a des dispositions à devenir un beau et bon Turc, de majestueuse corpulence ! »

Van Mitten saisit le bras de Bruno qui allait éclater à ce compliment, si inopportunément envoyé, et Bruno se tut.

Cependant, l’araba se maintenait en bonne allure. Sans les cahots qui provoquaient de violentes secousses à l’intérieur, lesquelles se traduisaient par des contusions plus désagréables que douloureuses, il n’y aurait rien eu à dire.

La route n’était pas déserte. Quelques Lazes la parcouraient, descendant les rampes des Alpes Pontiques, pour les besoins de leur industrie ou de leur commerce. Si Van Mitten eût été moins préoccupé de son « interpellation », il aurait pu noter sur ses tablettes les différences de costume qui existent entre les Caucasiens et les Lazes. Une sorte de bonnet phrygien, dont les brides sont enroulées autour de la tête en manière de coiffure, remplace la calotte géorgienne. Sur la poitrine de ces montagnards, grands, bien faits, blancs de teint, élégants et souples, s’écartèlent les deux cartouchières disposées comme les tuyaux d’une flûte de Pan. Un fusil court de canon, un poignard à large lame, fiché dans une ceinture bordée de cuivre, constituent leur armement habituel.

Quelques âniers suivaient aussi la route et transportaient aux villages maritimes les productions en fruits de toutes les espèces, qui se récoltent dans la zone moyenne.

En somme, si le temps eût été plus sûr, le ciel moins menaçant, les voyageurs n’auraient point eu trop à se plaindre du voyage, même fait dans ces conditions.

À onze heures du matin, ils arrivèrent à Witse sur l’ancien Pyxites, dont le nom grec « buis » est suffisamment justifié par l’abondance de ce végétal aux environs. Là, on déjeuna sommairement, — trop sommairement, paraît-il, au gré du seigneur Kéraban, — qui, cette fois, laissa échapper un grognement de mauvaise humeur.

Van Mitten ne trouva donc pas encore là l’occasion favorable pour lui toucher deux mots de sa petite affaire. Et, au moment de partir, lorsque Bruno, le tirant à part, lui dit :

« Eh bien, mon maître ?

— Eh bien, Bruno, à la bourgade prochaine.

— Comment ?

— Oui ! à Artachen ! »

Et Bruno, outré d’une telle faiblesse, se coucha en grommelant au fond de l’araba, tandis que son maître jetait un coup d’œil ému à ce romantique paysage, où se retrouvait toute la propreté hollandaise unie au pittoresque italien.

Il en fut d’Artachen comme de Witse et d’Archawa. On y relaya à trois heures du soir ; on en repartit à quatre ; mais, sur une sérieuse mise en demeure de Bruno, qui ne lui permettait plus de temporiser, son maître s’engagea à faire sa demande, avant d’arriver à la bourgade d’Atina, où il avait été convenu que l’on passerait la nuit.

Il y avait cinq lieues à enlever pour atteindre cette bourgade, — ce qui porterait à une quinzaine de lieues le parcours fait dans cette journée. En vérité, ce n’était pas mal pour une simple charrette ; mais la pluie, qui menaçait de tomber, allait la retarder, sans doute, en rendant la route peu praticable.

Ahmet ne voyait pas sans inquiétude la période du mauvais temps s’accuser avec cette obstination. Les nuages orageux grossissaient au large. L’atmosphère alourdie rendait la respiration difficile. Très certainement, dans la nuit ou le soir, un orage éclaterait en mer. Après les premiers coups de foudre, l’espace, profondément troublé par les décharges électriques, serait balayé à coups de bourrasque, et la bourrasque ne se déchaînerait pas sans que les vapeurs ne se résolussent en pluie.

Or, trois voyageurs, c’était tout ce que pouvait contenir l’araba. Ni Ahmet, ni Nizib ne pourraient chercher un abri sous sa toile, qui, d’ailleurs, ne résisterait peut-être pas aux assauts de la tourmente. Donc pour les cavaliers aussi bien que pour les autres, il y avait urgence à gagner la prochaine bourgade.

Deux ou trois fois, le seigneur Kéraban passa la tête hors de la bâche et regarda le ciel, qui se chargeait de plus en plus.

« Du mauvais temps ? fit-il.

— Oui, mon oncle, répondit Ahmet. Puissions-nous arriver au relais avant que l’orage n’éclate !

— Dès que la pluie commencera à tomber, reprit Kéraban, tu nous rejoindras dans la charrette.

— Et qui me cédera sa place ?

— Bruno ! Ce brave garçon prendra ton cheval…

— Certainement, » ajouta vivement Van Mitten, qui aurait eu mauvaise grâce à refuser… pour son fidèle serviteur.

Mais que l’on tienne pour certain qu’il ne le regarda pas en faisant cette réponse. Il ne l’aurait pas osé. Bruno devait se tenir à quatre pour ne point faire explosion. Son maître le sentait bien.

« Le mieux est de nous dépêcher, reprit Ahmet. Si la tempête se déchaîne, les toiles de l’araba seront traversées en un instant, et la place n’y sera plus tenable.

— Presse ton attelage, dit Kéraban au postillon, et ne lui épargne pas les coups de fouet ! »

Et, de fait, le postillon, qui n’avait pas moins hâte que ses voyageurs d’arriver à Atina, ne les épargnait guère. Mais les pauvres bêtes, accablées par la lourdeur de l’air, ne pouvaient se maintenir au trot sur une route que le macadam n’avait pas encore nivelée.

Combien le seigneur Kéraban et les siens durent envier le « tchapar, » dont l’équipage croisa leur araba vers les sept heures du soir ! C’était le courrier anglais qui, toutes les deux semaines, transporte à Téhéran les dépêches de l’Europe. Il n’emploie que douze jours pour se rendre de Trébizonde à la capitale de la Perse, avec les deux ou trois chevaux qui portent ses valises, et les quelques zaptiès qui l’escortent. Mais, aux relais, on lui doit la préférence sur tous autres voyageurs, et Ahmet dut craindre, en arrivant à Atina, de n’y plus trouver que des chevaux épuisés.

Par bonheur, cette pensée ne vint point au seigneur Kéraban. Il aurait eu là une occasion toute naturelle d’exhaler de nouvelles plaintes, et en eût profité, sans doute !

Peut-être, d’ailleurs, cherchait-il cette occasion. Eh bien, elle lui fut enfin fournie par Van Mitten.

Le Hollandais, ne pouvant plus reculer devant les promesses faites à Bruno, se hasarda enfin à s’exécuter, mais en y mettant toute l’adresse possible. Le mauvais temps qui menaçait lui parut être un excellent exorde pour entrer en matière.

« Ami Kéraban, dit-il tout d’abord, du ton d’un homme qui ne veut point donner de conseil, mais qui en demande plutôt, que pensez-vous de cet état de l’atmosphère ?

— Ce que j’en pense ?…

— Oui !… Vous le savez, nous touchons à l’équinoxe d’automne, et il est à craindre que notre voyage ne soit pas aussi favorisé pendant la seconde partie que pendant la première !

— Eh bien, nous serons moins favorisés, voilà tout ! répondit Kéraban d’une voix sèche. Je n’ai pas le pouvoir de modifier à mon gré les conditions atmosphériques ! Je ne commande pas aux éléments, que je sache, Van Mitten !

— Non… évidemment, répliqua le Hollandais, que ce début n’encourageait guère. Ce n’est pas ce que je veux dire, mon digne ami !

— Que voulez-vous dire, alors ?

— Qu’après tout, ce n’est peut-être là qu’une apparence d’orage ou tout au plus un orage qui passera…

— Tous les orages passent, Van Mitten ! Ils durent plus ou moins longtemps,… comme les discussions, mais ils passent,… et le beau temps leur succède… naturellement !

— À moins, fit observer Van Mitten, que l’atmosphère ne soit si profondément troublée !… Si ce n’était pas la période de l’équinoxe…

— Quand on est dans l’équinoxe, répondit Kéraban, il faut bien se résigner à y être ! Je ne peux pas faire que nous ne soyons dans l’équinoxe !… On dirait, Van Mitten, que vous me le reprochez ?

— Non !… Je vous assure… Vous reprocher… moi, ami Kéraban, » répondit Van Mitten.

L’affaire s’engageait mal, c’était trop évident. Peut-être, s’il n’avait eu derrière lui Bruno, dont il entendait les sourdes incitations, peut-être Van Mitten eût-il abandonné cette conversation dangereuse, quitte à la reprendre plus tard. Mais il n’y avait plus moyen de reculer, — d’autant moins que Kéraban, l’interpellant, d’une façon directe, cette fois, lui dit en fronçant le sourcil :

« Qu’avez-vous donc, Van Mitten ? On croirait que vous avez une arrière-pensée ?

— Moi ?

— Oui, vous ! Voyons ! Expliquez-vous franchement ! Je n’aime pas les gens qui vous font mauvaise mine, sans dire pourquoi !

— Moi ! vous faire mauvaise mine ?

— Avez-vous quelque chose à me reprocher ? Si je vous ai invité à dîner à Scutari, est-ce que je ne vous conduis pas à Scutari ? Est-ce ma faute, si ma chaise a été brisée sur ce maudit chemin de fer ? »

Oh ! oui ! c’était sa faute et rien que sa faute ! Mais le Hollandais se garda bien de le lui reprocher !

« Est-ce ma faute, si le mauvais temps nous menace, quand nous n’avons plus qu’une araba pour tout véhicule ? Voyons ! parlez ! »

Van Mitten, troublé, ne savait déjà plus que répondre. Il se borna donc à demander à son peu endurant compagnon s’il comptait rester soit à Atina, soit même à Trébizonde, au cas où le mauvais temps rendrait le voyage trop difficile.

« Difficile ne veut pas dire impossible, n’est-ce pas ? répondit Kéraban, et comme j’entends être arrivé à Scutari pour la fin du mois, nous continuerons notre route, quand bien même tous les éléments seraient conjurés contre nous ! »

Van Mitten fit appel alors à tout son courage, et formula, non sans une évidente hésitation dans la voix, sa fameuse proposition.

« Eh bien, ami Kéraban, dit-il, si cela ne vous contrarie pas trop, je vous demanderai, pour Bruno et pour moi, la permission… oui… la permission de rester à Atina.

— Vous me demandez la permission de rester à Atina ?… répondit Kéraban en scandant chaque syllabe.

— Oui… la permission… l’autorisation, … car je ne voudrais rien faire sans votre aveu… de… de…

— De nous séparer, n’est-ce pas ?

— Oh ! temporairement… très temporairement !… se hâta d’ajouter Van Mitten. Nous sommes bien fatigués, Bruno et moi ! Nous préférerions revenir par mer à Constantinople… oui !… par mer…

— Par mer ?

— Oui… ami Kéraban… Oh ! je sais que vous n’aimez pas la mer !… Je ne dis pas cela pour vous contrarier !… Je comprends très bien que l’idée de faire une traversée quelconque vous soit désagréable !… Aussi, je trouve tout naturel que vous continuiez à suivre la route du littoral !… Mais la fatigue commence à me rendre ce déplacement trop pénible… et… à le bien regarder, Bruno maigrit !…

— Ah !… Bruno maigrit ! dit Kéraban, sans même se retourner vers l’infortuné serviteur, qui, d’une main fébrile, montrait ses vêtements flottant sur son corps émacié.

— C’est pourquoi, ami Kéraban, reprit Van Mitten, je vous prie de ne pas trop nous en vouloir, si nous restons à la bourgade d’Atina, d’où nous gagnerons l’Europe dans des conditions plus acceptables !… Je vous le répète, nous vous retrouverons à Constantinople… ou plutôt à Scutari, oui… à Scutari, et ce n’est pas moi qui me ferai attendre pour le mariage de mon jeune ami Ahmet ! »

Van Mitten avait dit tout ce qu’il voulait dire. Il attendait la réponse du seigneur Kéraban. Serait-ce un simple acquiescement à une demande si naturelle, ou se formulerait-elle par quelque prise à partie dans un éclat de colère ?

Le Hollandais courbait la tête, sans oser lever les yeux sur son terrible compagnon.

« Van Mitten, répondit Kéraban d’un ton plus calme qu’on n’aurait pu l’espérer, Van Mitten, vous voudrez bien admettre que votre proposition ait lieu de m’étonner, et qu’elle soit même de nature à provoquer…

— Ami Kéraban !… s’écria Van Mitten, qui sur ce mot, crut à quelque violence imminente.

— Laissez-moi achever, je vous prie ! dit Kéraban. Vous devez bien penser que je ne puis voir cette séparation sans un réel chagrin ! J’ajoute même que je ne me serais pas attendu à cela de la part d’un correspondant, lié à moi par trente ans d’affaires…

— Kéraban ! fit Van Mitten.

— Eh ! par Allah ! laissez-moi donc achever ! s’écria Kéraban, qui ne put retenir ce mouvement si naturel chez lui. Mais, après tout, Van Mitten, vous êtes libre ! Vous n’êtes ni mon parent ni mon serviteur ! Vous n’êtes que mon ami, et un ami peut tout se permettre, même de briser les liens d’une vieille amitié !

— Kéraban !… mon cher Kéraban !… répondit Van Mitten, très ému de ce reproche.

— Vous resterez donc à Atina, s’il vous plaît de rester à Atina, ou même à Trébizonde, s’il vous plaît de rester à Trébizonde ! »

Et là-dessus, le seigneur Kéraban s’accota dans son coin, comme un homme qui n’a plus auprès de lui que des indifférents, des étrangers, dont le hasard seul a fait ses compagnons de voyage.

En somme, si Bruno était enchanté de la tournure qu’avaient prise les choses, Van Mitten ne laissait pas d’être très chagriné d’avoir causé cette peine à son ami. Mais enfin, son projet avait réussi, et, bien que l’idée lui en vînt peut-être, il ne pensa pas qu’il y eût lieu de retirer sa proposition. D’ailleurs, Bruno était là.

Restait alors la question d’argent, l’emprunt à contracter pour être en mesure, soit de demeurer quelque temps dans le pays, soit d’achever le voyage dans d’autres conditions. Cela ne pouvait faire difficulté. L’importante part qui revenait à Van Mitten dans sa maison de Rotterdam, allait être prochainement versée à la banque de Constantinople, et le seigneur Kéraban n’aurait qu’à se rembourser de la somme prêtée au moyen du chèque que lui donnerait le Hollandais.

« Ami Kéraban ? dit Van Mitten, après quelques minutes d’un silence qui ne fut interrompu par personne.

— Qu’y a-t-il encore, monsieur ? demanda Kéraban, comme s’il eût répondu à quelque importun.

— En arrivant à Atina !… reprit Van Mitten, que ce mot de « monsieur » avait frappé au cœur.

— Eh bien, en arrivant à Atina, répondit Kéraban, nous nous séparerons !… C’est convenu !

— Oui, sans doute… Kéraban ! »

En vérité, il n’osa pas dire : mon ami Kéraban !

« Oui… sans doute… Aussi je vous prierai de me laisser quelque argent…

— De l’argent ! Quel argent ?…

— Une petite somme… dont vous vous rembourserez… à la Banque de Constantinople…

— Une petite somme ?

— Vous savez que je suis parti presque sans argent… et, comme vous vous étiez généreusement chargé des frais de ce voyage…

— Ces frais ne regardent que moi !

— Soit !… Je ne veux pas discuter…

— Je ne vous aurais pas laissé dépenser une seule livre, répondit Kéraban, non pas même une !

— Je vous en suis fort reconnaissant, répondit Van Mitten, mais aujourd’hui, il ne me reste pas un seul para, et je vous serai obligé de…

— Je n’ai point d’argent à vous prêter, répondit sèchement Kéraban, et il ne me reste, à moi, que ce qu’il faut pour achever ce voyage !

— Cependant… vous me donnerez bien ?…

— Rien, vous dis-je !

— Comment ?… fit Bruno.

— Bruno se permet de parler, je crois !… dit Kéraban d’un ton plein de menaces.

— Sans doute, répliqua Bruno.

— Tais-toi, Bruno, » dit Van Mitten, qui ne voulait pas que cette intervention de son serviteur pût envenimer le débat.

Bruno se tut.

« Mon cher Kéraban, reprit Van Mitten, il ne s’agit, après tout, que d’une somme relativement minime, qui me permettra de demeurer quelques jours à Trébizonde…

— Minime ou non, monsieur, dit Kéraban, n’attendez absolument rien de moi !

— Mille piastres suffiraient !…

— Ni mille, ni cent, ni dix, ni une ! riposta Kéraban, qui commençait à se mettre en colère.

— Quoi ! rien ?

— Rien !

— Mais alors…

— Alors, vous n’avez qu’à continuer ce voyage avec nous, monsieur Van Mitten. Vous ne manquerez de rien ! Mais quant à vous laisser une piastre, un para, un demi-para, pour vous permettre de vous promener à votre convenance… jamais !

— Jamais ?…

— Jamais ! »

La manière dont ce « jamais » fut prononcé était bien pour faire comprendre à Van Mitten et même à Bruno, que la résolution de l’entêté était irrévocable. Quand il avait dit non, c’était dix fois non !

Van Mitten fut-il particulièrement blessé de ce refus de Kéraban, autrefois son correspondant et naguère son ami, il serait difficile de l’expliquer, tant le cœur humain, et en particulier le cœur d’un Hollandais, flegmatique et réservé, renferme de mystères. Quant à Bruno, il était outré ! Quoi ! il lui faudrait voyager dans ces conditions, et peut-être dans de pires encore ? Il lui faudrait poursuivre cette route absurde, cet itinéraire insensé, en charrette, à cheval, à pied, qui sait ? Et tout cela pour la convenance d’un têtu d’Osmanli, devant lequel tremblait son maître ! Il lui faudrait perdre enfin le peu qui lui restait de ventre, pendant que le seigneur Kéraban, en dépit des contrariétés et des fatigues, continuerait à se maintenir dans une rotondité majestueuse !

Oui ! Mais qu’y faire ? Aussi Bruno, n’ayant pas d’autre ressource que de grommeler, grommela t-il en son coin. Un instant, il songea à rester seul, à abandonner Van Mitten à toutes les conséquences d’une pareille tyrannie. Mais la question d’argent se dressait devant lui, comme elle s’était dressée devant son maître, lequel n’avait pas seulement de quoi lui payer ses gages. Donc, il fallait bien le suivre !

Pendant ces discussions, l’araba marchait péniblement. Le ciel, horriblement lourd, semblait s’abaisser sur la mer. Les sourds mugissements du ressac indiquaient que la lame se faisait au large. Au delà de l’horizon, le vent soufflait déjà en tempête.

Le postillon pressait de son mieux ses chevaux. Ces pauvres bêtes ne marchaient plus qu’avec peine. Ahmet les excitait de son côté, tant il avait hâte d’arriver à la bourgade d’Atina ; mais, qu’il y fût devancé par l’orage, cela ne faisait plus maintenant aucun doute.

Le seigneur Kéraban, les yeux fermés, ne disait pas un mot. Ce silence pesait à Van Mitten, qui eût préféré quelque bonne bourrade de son ancien ami. Il sentait tout ce que celui-ci devait amasser de maugréements contre lui ! Si jamais cet amas faisait explosion, ce serait terrible !

Enfin, Van Mitten n’y tint plus, et, se penchant à l’oreille de Kéraban, de manière que Bruno ne put l’entendre :

« Ami Kéraban ? dit-il.

— Qu’y a-t-il ? demanda Kéraban.

— Comment ai-je pu céder à cette idée de vous quitter, ne fût-ce qu’un instant ? reprit Van Mitten.

— Oui ! comment ?

— En vérité, je ne le comprends pas !

— Ni moi ! » répondit Kéraban.

Et ce fut tout ; mais la main de Van Mitten chercha la main de Kéraban, qui accueillit ce repentir par une généreuse pression, dont les doigts du Hollandais devaient porter longtemps la marque.

Il était alors neuf heures du soir. La nuit se faisait très sombre. L’orage venait d’éclater avec une extrême violence. L’horizon s’embrasa de grands éclairs blancs, bien qu’on ne pût entendre encore les éclats de la foudre. La bourrasque devint bientôt si forte, que, plusieurs fois, on put craindre que l’araba ne fût renversée sur la route. Les chevaux, épuisés, épouvantés, s’arrêtaient à chaque instant, se cabraient, reculaient, et le postillon ne parvenait que bien difficilement à les maintenir.

Que devenir dans ces conjonctures ? On ne pouvait faire halte, sans abri, sur cette falaise battue par les vents d’ouest. Il s’en fallait encore d’une demi-heure avant que la bourgade ne pût être atteinte.

Ahmet, très inquiet, ne savait quel parti prendre, lorsqu’au tournant de la côte une vive lueur apparut à une portée de fusil. C’était le feu du phare d’Atina, élevé sur la falaise, en avant de la bourgade, et qui projetait une lumière assez intense au milieu de l’obscurité.

Ahmet eut la pensée de demander, pour la nuit, l’hospitalité aux gardiens, qui devaient être à leur poste.

Il frappa à la porte de la maisonnette, construite au pied du phare.

Quelques instants de plus, le seigneur Kéraban et ses compagnons n’auraient pu résister aux coups de la tempête.

  1. Environ soixante lieues.