Julie philosophe ou le Bon patriote/II/07

Poulet-Malassis, Gay (p. 393-423).
Tome II, chapitre VII


Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre
Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre

CHAPITRE VII.

Julie fait connaissance d’un jeune Vonkiste. Elle quitte pour lui van Eupen, et l’accompagne à l’armée. Défaite de l’armée patriotique. Julie perd son amant. Elle s’égare dans sa fuite. Rencontre qu’elle fait d’un ermite.


Tout édifice qui repose sur une base fragile ne peut subsister longtemps, souvent même il s’écroule avant son entière confection, et il ensevelit sous ses ruines les architectes ineptes qui l’ont élevé.

On peut avec raison prédire un pareil sort au nouveau gouvernement Belgique. Je n’avais pas été jusqu’à ce moment sans m’apercevoir que les Brabançons n’étaient pas en général mûrs pour la liberté ; que la superstition et un aveugle attachement à des anciens usages, à des coutumes absurdes caractérisaient encore ce peuple ; que la révolution n’avait été opérée que par quelques grands et par le clergé, qui, en faisant secouer à la nation la domination de l’Autriche, n’avaient eu en vue que de satisfaire leur ambition et de régner à la place du Souverain légitime. Une insurrection, me disais-je, que le fanatisme a causée en grande partie, et à la tête de laquelle se trouvent des prêtres, ne peut avoir des suites heureuses. L’événement justifia cette idée : on sait comment les États s’arrogèrent une autorité arbitraire pour établir un gouvernement purement aristocratique ; les Belges les plus éclairés voyant qu’ils n’avaient fait que passer d’un joug sous un autre, que de simples particuliers voulaient dominer en maîtres, se soulevèrent contre cette nouvelle tyrannie, mais leurs efforts furent inutiles ; les États avaient déjà su affermir un pouvoir usurpé, et les mêmes causes qui avaient occasionné l’insurrection, maintint les aristocrates. Vander Noot et van Eupen, les coryphées de ce dernier parti, triomphèrent des Vonkistes ou démocrates, et ces divisions se terminèrent par l’emprisonnement du général van der Mersch, l’arrestation du Duc d’Ursel et d’autres partisans du parti démocratique. Lorsque je vis que ceux que j’avais pris pour les chefs d’un peuple libre, n’en étaient que les oppresseurs, que bien loin d’imiter les Français, d’adopter leur nouvelle constitution, ils s’en étaient déclarés les ennemis, qu’enfin tout ce qui venait de France leur était suspect comme contraire à leurs vues, l’estime et la vénération que j’avais eues pour ces personnages se changèrent en haine et en mépris. Van Eupen, duquel j’avais d’ailleurs à me plaindre, comme je l’ai dit, ne me parut plus que ce qu’il était, c’est-à-dire un ambitieux qui abusait de la crédulité du peuple pour s’enrichir et s’illustrer, un hypocrite qui sous l’habit dont il était revêtu, et les apparences dont il s’enveloppait, cachait les plus grands vices, enfin un paillard dissolu qui ne connaissait point de frein lorsqu’il s’agissait de satisfaire ses goûts et ses penchants libidineux. Dès ce moment il me devint odieux ; ses caresses ne m’étaient plus qu’à charge, et en attendant que les circonstances me permissent de le quitter, je cherchai à lui donner un substitut qui me dédommageât pleinement du vide et du dégoût qu’il laissait dans mon cœur.

Près de la maison que j’occupais demeurait un riche marchand que je savais être un zélé Vonkiste ; il avait un fils à la fleur de l’âge, dont la taille et la bonne mine m’avaient plus d’une fois frappée ; je résolus de faire sa connaissance et de passer ainsi, d’un parti que je détestais, dans le parti républicain ; je n’eus pas de peine à réussir dans ce projet ; le jeune marchand, en passant devant mon logis lorsque j’étais à la fenêtre, avait paru souvent me regarder avec plaisir. Je me rendis plusieurs fois chez son père sous prétexte d’y acheter quelques marchandises ; un jour je me trouvai seule avec le jeune homme ; quelques propos galants qu’il me tint, et auxquels je répondis d’une manière flatteuse pour lui, l’enhardirent encore davantage ; il me demanda la permission de me rendre une visite ; elle lui fut aussitôt accordée. Bref, le même jour le jeune Vonkiste vint chez moi ; je lui fis le meilleur accueil : comme je brûlais du plaisir de la vengeance, j’abrégeai les préliminaires, et dans cette première entrevue, je lui accordai tout ce qu’il pouvait désirer. Le jeune marchand qui n’avait pas encore beaucoup d’usage des femmes, était transporté de joie, de plaisir et d’amour ; il me témoigna sa reconnaissance d’une manière si tendre, si expressive et si aimable, que je m’applaudis encore davantage d’avoir formé cette liaison.

Du moment où je me trouvai en étroite intimité avec van Dick (c’était le nom du jeune Vonkiste), mon aversion pour van Eupen ne fit encore qu’augmenter, et je résolus de rompre formellement avec ce dernier ; j’étais dans cette disposition lorsque mon nouvel amant m’apprit qu’il avait été nommé lieutenant dans un corps récemment levé pour renforcer l’armée patriotique qui combattait les Autrichiens, et que l’honneur allait lui faire un devoir de me quitter pour aller joindre ce corps qui était déjà en route ; la tristesse qui était répandue sur son visage, ne me laissa pas douter qu’il ne fût très affligé de devoir se séparer de moi ; j’en fus d’autant plus vivement attendrie, que je me sentais autant de tendresse pour lui, que je commençais à avoir d’horreur pour van Eupen. Ce sentiment pénible fut suivi d’une idée qui me vint et que j’embrassai avec transport ; outre qu’elle conciliait mon amour avec les circonstances, son exécution avait quelque chose de neuf et de singulier qui me plut. — Si vous m’aimez réellement, dis-je à van Dick, si vous êtes assuré de la sincérité de ma tendresse, il est un moyen d’accorder votre inclination avec vos devoirs. — Et quel est-il, interrompit mon amant avec vivacité ? — C’est de me permettre de vous accompagner à l’armée. Je suis prête à vous suivre dans cette carrière pénible, et même, s’il le faut, à affronter avec vous les plus grands dangers ; mais comme dans de pareilles circonstances, un guerrier qui s’occuperait d’amour annoncerait en apparence une âme pusillanime, qu’enfin vous ne pourriez convenablement avoir une femme à votre suite, je me déguiserai en homme, et vous me ferez passer pour votre domestique, ou, si vous l’aimez mieux, pour un de vos amis. De cette manière, nous ne serons point séparés, et en moissonnant des lauriers, vous pourrez aussi ne point négliger les myrtes de l’amour.

Le jeune homme parut singulièrement charmé de cette proposition, mais il eut d’abord peine à croire qu’elle fût sérieuse. — Eh quoi ! Julie, me dit-il, vous pourriez vous résoudre à quitter le sort agréable dont vous jouissez ici, pour venir avec moi essuyer les fatigues des marches et les dangers qui accompagnent toujours plus ou moins les travaux guerriers ? — L’amour, lui répondis-je, met l’homme au-dessus de tout, il n’est rien dont il ne le rende capable. Au reste, en quittant van Eupen pour vous, c’est moins un sacrifice que je vous fais, qu’un fardeau dont je me délivre ; ainsi, mon cher van Dick, pour peu que vous ayez de tendresse pour moi, vous ne me refuserez pas ce que je ne crains point d’appeler une grâce.

Van Dick se jeta à mon cou et me jura qu’il n’oublierait jamais la preuve de tendresse que je voulais lui donner, qu’elle lui était à tous les égards trop agréable pour qu’il n’acceptât point ma proposition. Nous prîmes sur le champ les mesures nécessaires pour effectuer notre nouveau projet, et nous ne nous quittâmes qu’après nous être promis de ne nous séparer jamais.

Le lecteur sera sans doute étonné de me voir prendre une résolution qui tient un peu de la folie du jeune âge ; après les belles réflexions qu’il m’a vu faire et la solidité de mes raisonnements, il aura peine à comprendre que j’aie pu abandonner subitement le solide pour l’agréable, et me déterminer à aller courir la prétentaine avec un jeune militaire dont je ne connaissais encore qu’imparfaitement le moral. Mais l’homme ne fait-il pas des folies à tout âge ; l’expérience et la raison ont beau présider à notre conduite, les passions l’emportent souvent, et dans une femme surtout il est rare que l’impulsion du cœur ne soit pas souvent la plus forte. D’ailleurs, la démarche que j’allais faire, légère en apparence, n’était point si inconsidérée ; j’ai dit combien van Eupen m’était odieux depuis que j’avais reconnu son hypocrisie, son égoïsme et sa coupable lubricité, mais ce que j’ai différé de dire au lecteur, c’est que depuis que j’avais refusé de satisfaire son goût ultramontain, et surtout depuis l’impromptu dont j’avais régalé sa face hétéroclite, son amour pour moi avait beaucoup diminué. Une femme, quand même elle n’aimerait point son amant, est toujours clairvoyante sur ce point, et elle ne manque jamais d’être plus ou moins sensible à cette diminution de tendresse ; dans ce cas l’amour-propre supplée amplement à l’amour ; ainsi en partant avec van Dick, outre que je satisfaisais au plus doux penchant de mon cœur, j’évitais un désagrément auquel j’aurais été exposée tôt ou tard, celui d’être quittée la première, et l’on sait que personne n’aime d’être prévenu à cet égard.

Le lendemain de mon entrevue avec mon amant, je réalisai la plus grande partie de mes effets ; je ne gardai qu’un coffre avec le plus nécessaire ; je me fis faire trois habillements complets d’homme, analogues au déguisement sous lequel j’allais paraître. Le jour de notre départ, je devançai van Dick de quelques lieues ; nous nous réunîmes à un endroit dont nous étions convenus, et je quittai la voiture que j’avais prise pour monter dans celle de mon amant. Au premier gîte où nous descendîmes, nous couchâmes dans la même chambre, et à la faveur de mon déguisement, dans le même lit ; on peut juger si nous profitâmes de cette occasion pour nous donner réciproquement les plus douces preuves de tendresse ; dans cette nuit délicieuse nous oubliâmes et le monde, et la cause pour laquelle nous étions en course.

Il n’est point de route qui soit trop longue pour deux amants qui voyagent ensemble. J’aurais voulu que l’armée patriotique fût à l’extrémité de la terre, et je pestais en moi-même contre celui qui avait fait les lieues de Brabant si courtes ; nous arrivâmes au quartier général des troupes brabançonnes, qu’à peine croyais-je être éloignée de quelques lieues de Bruxelles. Ce fut alors que nous commençâmes à songer, mon amant à l’objet de son voyage, aux devoirs qu’il allait avoir à remplir, et moi aux dangers auxquels il allait être exposé ; je pris un logement dans un village près duquel le régiment de van Dick était campé. Mon amant venait passer avec moi tout le temps que lui laissaient ses occupations militaires, et nos entretiens étaient d’autant plus doux, qu’ils étaient plus rares et soumis à plus d’obstacles. La peine est plus nécessaire à l’homme qu’on ne pense pour lui faire apprécier et goûter le plaisir ; j’ose même dire que sans elle, celui-ci deviendrait insensiblement nul. Une suite ininterrompue de jouissances fatigue l’homme et fait naître l’ennui, ce poison de la vie, plus redoutable que la peine ; il n’est donc point de bonheur parfait, puisque ce que nous appelons bonheur cesse d’être tel dès qu’il est continu ; ainsi à mon avis, il vaut encore mieux souffrir que de s’ennuyer, vu que la peine n’exclut point la jouissance, qu’elle en augmente même l’attrait, au lieu que la tiédeur de l’ennui suppose une espèce d’incapacité de jouir, un défaut d’énergie nécessaire pour goûter le plaisir, enfin le dégoût de la jouissance.

Je prenais souvent plaisir à voir les troupes patriotiques, toutes formées de jeunes gens pleins d’ardeur et de courage, et qui brûlaient d’en venir aux mains avec l’ennemi : Sans doute, me disais-je, de pareils hommes, des hommes animés par tous les sentiments qui nous disposent à l’héroïsme, ne peuvent manquer de vaincre et de triompher de leurs ennemis ; que pourront contre ces braves défenseurs de la patrie, des mercenaires qui ne sont conduits que par la crainte du bâton, et qui en eux-mêmes se soucient fort peu du succès de la cause qu’ils soutiennent. Dans mon enthousiasme je me faisais déjà la plus haute idée des succès dont j’allais être témoin ; je partageais la gloire des Brabançons ; mais en secret je ne pouvais m’empêcher de gémir de la prévention et de la confiance aveugle qu’ils avaient pour leurs chefs, de ces chefs que j’avais appris à connaître. — Hélas ! me disais-je, ils croient marcher à la liberté et consolider leur indépendance au prix de leur sang, et peut-être ne feront-ils que passer d’un esclavage à un autre ; les lumières leur manquent encore, leur patriotisme n’est pas assez éclairé, et le flambeau de la philosophie n’a point encore purifié par son feu sacré, leur âme, du levain que le fanatisme et l’erreur y ont jeté. Leurs chefs en ont fait des jouets, des mannequins souples qu’ils font mouvoir à leur gré ; sous le voile dont ils se couvrent, sous les apparences du plus grand zèle pour le bien général, ils cachent les vues les plus perverses, ils n’ont d’autre but que leur intérêt particulier, et les Brabançons qui n’avaient qu’un maître, vont avoir deux cents tyrans qui les opprimeront et qui se serviront de la voie du ciel pour affermir leur tyrannie. Les divisions qui ont déjà eu lieu, et les coups d’autorité qui ont été frappés, ne prouvent que trop leurs abominables desseins.

Telles étaient mes réflexions ; elles ne m’empêchaient pas de faire des vœux ardents pour le succès de l’armée patriotique, d’une armée sous les étendards de laquelle mon amant combattait ; j’en faisais surtout pour ses jours ; je craignais que son ardeur belliqueuse ne l’emportât au-delà du terme que la prudence prescrit à la valeur, et que la victoire même ne lui fût funeste.

J’eus bientôt de nouveaux sujets d’appréhension : différents mouvements des Autrichiens en occasionnèrent de semblables de la part des patriotes ; on se rapprocha insensiblement, et enfin on en vint aux mains. Je n’entrerai point dans les détails de cette action sanglante qui eut lieu près de Marche en Famène, et dans laquelle les patriotes, contre mon attente, et malgré toute leur valeur, furent entièrement défaits par des ennemis bien moins nombreux, mais plus aguerris. Le récit de ces scènes de sang dont les annales de l’univers offrent tant d’exemples, à la honte de l’humanité, convient mal dans la bouche d’une femme ; je me contenterai de dire que ce fut le trop d’ardeur même des patriotes qui occasionna leur défaite : ils ne sont plus ces temps où le courage et le patriotisme suppléait au nombre, et où une poignée d’hommes libres mettait en fuite des milliers d’esclaves énervés. L’invention de la poudre a tout changé ; les bonnes dispositions et l’artillerie font tout ; le succès ne dépend plus de la force du corps, de l’énergie de l’âme, c’est l’esprit d’un seul homme qui le conçoit et qui l’assure ; le hasard quelquefois le seconde ; l’intelligence des officiers subalternes, la promptitude des troupes à exécuter les différentes évolutions qu’il commande, l’aident ; mais c’est toujours plutôt au Général qu’à ses troupes qu’est due la victoire. Je reconnus dans cette occasion, que la discipline est en quelque façon plus nécessaire que le courage ; celui-ci qui est toujours une exaltation plus ou moins grande de l’âme, en n’agissant que par bonds, ne cause que des succès partiels, il dérange dans ses écarts l’ensemble, au lieu d’y concourir, et en nous emportant sans cesse au delà des bornes, il occasionne un désordre qui nous éloigne nécessairement de la victoire. La discipline, au contraire, en agissant d’une manière uniforme et soutenue, porte toutes les parties vers le même but, et de cet accord machinal, de cette direction unique donnée par une seule volonté, résulte une parfaite harmonie d’où naît ordinairement le succès conçu dans la tête d’un chef habile et versé dans l’art de détruire méthodiquement les hommes.

C’est réellement une grande question que de savoir si l’invention de la poudre est nuisible ou salutaire à l’espèce humaine. Sans doute tout ce qui contribue à la détruire est odieux, et en elle-même la poudre est une invention infernale ; mais en la considérant sous un point de vue général et politique, cette invention ne remet-elle pas entre les hommes un équilibre que l’ascendant de la force et d’une intrépidité féroce, avait fait disparaître ? On ne verra plus des hordes de barbares sortir du fond du Nord, inonder les pays policés de l’Europe et de l’Asie, et marquer leurs pas par le fer et par le feu ; les batailles sont bien moins sanglantes, on ne voit plus de ces mêlées horribles, où les combattants acharnés les uns contre les autres, se baignaient dans des flots de sang, de ces luttes affreuses qui ne finissaient que par la destruction entière de l’un ou de l’autre parti. Les nations éclairées auront toujours l’avantage sur celles qui le sont moins, puisqu’elles savent mieux tirer parti des moyens de défense qu’offre la poudre. Les ressources de l’esprit étant toujours en proportion plus égales que le nombre et la force du corps qui tient au climat, la balance sera plus aisée à maintenir, enfin on ne verra plus de ces guerres qui faisaient passer subitement de vastes États d’une domination sous une autre ; les empires ne se détruiront plus que par leur propre corruption.

Grâce encore, cher lecteur, pour cette digression qui m’a emporté loin de mon sujet ; mais quand est-on plus fondé à réfléchir, que lorsqu’on a sous les yeux le spectacle le plus complet de la folie humaine, de cette frénésie affreuse qui porte les hommes à s’entre-détruire pour des sujets souvent si futiles. Tandis que mon amant combattait, j’étais sur une hauteur à l’entrée du village, tremblante pour ses jours, et attendant avec impatience l’issue du combat ; mes craintes redoublèrent lorsque j’appris que les troupes patriotiques pliaient, et bientôt les fuyards qui arrivèrent de toutes parts, me convainquirent que l’armée était entièrement en déroute. Le premier sentiment de l’homme est celui de sa propre conservation, tous les autres disparaissent devant cette voix de la nature qui nous crie : veille à tes jours. Aussi la terreur qui s’empara tout à coup de moi, domina bientôt seule dans mon cœur ; oubliant et mon amant, et les patriotes, et tout ce qui m’environnait, je ne songeai qu’à me mettre en sûreté. Je montai aussitôt sur un cheval de main, et sans m’embarrasser de mes bagages, je piquai des deux et je suivis les fuyards : j’étais si troublée qu’à peine voyais-je les objets devant moi ; à chaque instant il me semblait que quelque hussard Autrichien était à mes trousses et brandissait son sabre sur ma tête. J’avais fait près d’une lieue et je commençais à me rassurer, lorsque j’aperçus un soldat que je reconnus pour être de la compagnie de mon amant ; j’allai à lui et lui demandai ce qu’était devenu van Dick ; le soldat me répondit qu’il avait reçu un coup de feu à ses côtés, dont il était expiré sur le champ. — En entendant ces mots, je faillis tomber à la renverse ; un nuage couvrit mes yeux et je restai pendant un assez long temps absorbée dans la plus profonde douleur. Lorsque je revins de cet état, je me trouvai absolument seule ; mon cheval que j’avais été incapable de gouverner, avait pris une autre route que celle que tenaient les fuyards. L’endroit où j’étais offrait la plus profonde solitude : c’était un chemin étroit qui conduisait à un défilé entre deux montagnes fort escarpées. Quoique je n’eusse aucune connaissance du local, plutôt que de m’exposer à tomber entre les mains des Autrichiens, en retournant sur mes pas, je résolus de continuer ma route et de traverser ce défilé. Je mis pied à terre, et tenant mon cheval par la bride, je m’engageai dans la gorge ; les plus cruelles réflexions vinrent bientôt m’assaillir, et les plus tristes images se présentèrent à mon esprit ; il me semblait voir mon amant nageant dans son sang et rendant le dernier soupir. — Quoi, m’écriai-je, je ne le verrai plus ; il est perdu à jamais pour moi, et j’ai à pleurer sa mort presqu’au moment où je commençais à goûter les douceurs d’une si tendre liaison : telle est donc l’instabilité des choses humaines ; aujourd’hui notre bonheur est parfait, tout nous sourit, tout va au gré de nos désirs, demain nous n’avons plus qu’à gémir, nous nous trouvons plongés dans l’infortune, dans la plus vive douleur par la perte de ce que nous avions de plus cher, et cette privation est d’autant plus poignante, que le passage d’un état à l’autre a été plus subit. Ô femmes qui voulez faire un amant, ne le choisissez point parmi les militaires ; sans doute un jeune guerrier qui joint à une figure d’Adonis le courage d’Achille, a de quoi vous plaire, et Juvénal a eu raison de dire : ferrum est quod amant. Mais songez aux dangers qui accompagnent la carrière des armes, songez aux soins multipliés qui occupent les enfants de Bellone. Combien de craintes et d’inquiétudes n’en résulterait-il pas pour vous ? Croyez-moi, les jeux innocents de l’amour s’accordent mal avec les jeux terribles de la guerre, et il est rare que celui qui court moissonner des lauriers ne néglige pas les myrtes qu’il a cueillis. L’amour veut dominer en maître, et il n’est plus qu’une passion secondaire dans le cœur d’un jeune héros.

J’étais plongée dans ces réflexions, lorsque j’en fus distraite par la vue d’un ermite qui, à genoux devant une croix de pierre qui bordait la route, paraissait absorbé dans une profonde méditation ; j’étais près de lui, qu’il ne semblait pas encore avoir entendu le bruit de mon cheval. Je m’approchai, et lui frappant doucement sur l’épaule : Mon père, lui dis-je, excusez-moi si je vous trouble dans votre prière, mais je me trouve égarée et je vous serais obligée de me dire où je suis et à quel endroit aboutit cette route. — Mon fils, me répondit l’ermite avec douceur, vous vous trouvez dans les Ardennes : la route que vous tenez conduit à Spa. Vous me paraissez bien fatigué, ajouta-t-il ; si vous voulez vous reposer un instant dans mon ermitage, je vous offrirai tous les rafraîchissements qu’un pauvre ermite peut avoir.

La figure de l’ermite m’avait frappée ; elle était noble, imposante et en même temps pleine de douceur ; le son de sa voix avait quelque chose de si touchant, qu’on ne pouvait l’entendre sans éprouver une certaine émotion ; j’acceptai d’autant plus volontiers son offre, que je me sentais une soif ardente. Après avoir marché une demi-heure, nous arrivâmes à l’ermitage qui n’était éloigné que de quelques cents pas de la route ; il me parut mieux bâti et plus vaste que ne le sont ordinairement ces sortes de retraites ; la situation, quoique fort agreste et isolée, en était très agréable ; une source d’eau vive qui s’échappait d’un coin de la montagne contre laquelle il était adossé, en tempérant par un doux murmure le silence de ce lieu, fournissait à l’ermite une boisson limpide et fraîche. Mon hôte alla aussitôt puiser de cette eau et il me l’apporta : Buvez, me dit-il, l’eau fraîche est la boisson la plus propre à apaiser la soif, et cela seul prouve que c’est celle qui nous a été destinée par la nature. — Je vidai avec un plaisir infini la cruche ; cette eau me parut un nectar : si nous attendions que la nature nous avertisse de nos besoins ; si nous ne la forcions point par des goûts outrés et dépravés, nous jouirions toujours d’une santé parfaite ; les aliments les plus simples seraient ceux qui nous plairaient davantage, et nous ne serions point forcés de recourir à l’adresse des cuisiniers pour ranimer un goût blasé par des excès ou par la variété et la force des nourritures et des boissons.

Lorsque j’eus étanché ma soif, l’ermite me conduisit dans l’intérieur de son ermitage ; toutes les aisances qui peuvent rendre la vie solitaire agréable s’y trouvaient réunies, sans cependant contredire le vœu de pauvreté que font ordinairement ceux qui habitent une pareille retraite. Après avoir tout visité, nous entrâmes dans une chambre meublée très modestement, mais d’une propreté qui me charma. Mon hôte dressa une table sur laquelle il servit quelques viandes froides et des fruits ; il m’invita à manger avec un air de bonté qui augmenta encore la confiance et le respect qu’il m’avait inspirés. Après m’être refait par une nourriture que la faim me fit encore trouver meilleure qu’elle n’était, l’ermite tira d’une armoire une grosse bouteille nattée, dont il me versa un verre : Prenez, mon fils, me dit-il, en me le présentant ; autant cette liqueur est nuisible lorsqu’on en fait excès, autant elle est salutaire prise modérément ; en donnant du ton aux fibres, elle facilite la digestion ; elle inspire à l’homme une douce gaieté qui le rend encore plus aimable, et le dispose aux doux épanchements de la confiance et de l’amitié. — L’ermite me demanda ensuite d’où je venais et comment je m’étais égarée ; je lui en fis le récit et lui appris l’échec que les patriotes Brabançons venaient d’essuyer. En m’entendant. l’ermite joignait les mains : hélas ! dit-il lorsque j’eus fini, quand le fléau de la guerre cessera-t-il de s’appesantir sur cette vallée de misère ! Quand les hommes cesseront-ils d’être le jouet d’eux-mêmes ? N’ont-ils pas déjà assez d’ennemis à combattre dans leur faiblesse, sans aller rompre les liens de la fraternité qui devrait constamment les unir, et employer pour se nuire les ressources du génie humain dont ils ne devraient faire usage que pour leur bonheur réciproque ? Je bénis le ciel de n’être plus dans leur société, et de n’être pas obligé de prendre part à toutes ces querelles qui déshonorent l’humanité. Sans doute le sujet qui a mis les armes à la main des Brabançons est bien différent de ceux qui portent ordinairement les souverains à se faire la guerre, mais on n’en doit pas moins gémir sur les malheurs et l’effusion du sang humain qui vont résulter de cette nouvelle lutte. Il me semble aussi que les Belges ont poussé les choses à l’excès, et qu’ils ont porté trop loin un enthousiasme que mon habit ne m’empêche point d’appeler fanatique. L’esprit qui les a portés à cette insurrection me paraît bien différent de celui qui a opéré en France une révolution que le despotisme des ministres, l’orgueil et la hauteur des nobles, l’oppression et l’état de misère du peuple avaient rendue si nécessaire.

Les manières de l’ermite, la pureté, l’élégance de son langage, jointes à la solidité de ses réflexions qui annonçaient un homme instruit, me firent juger que ce n’était point une personne du commun, et le fond de tristesse qui régnait sur sa physionomie, quoique calme en apparence, me donna à croire que c’était une suite de malheurs plutôt qu’une vocation décidée ou la médiocrité de sa fortune, qui l’avait porté à embrasser un genre de vie qui doit toujours beaucoup coûter à l’homme, s’il est vrai qu’il soit né pour la société. Mon hôte s’aperçut aussi de ma tristesse, mais il ne l’attribua qu’à l’effet de l’échec que venait de recevoir un parti dont il supposait que j’étais membre. — Prenez courage, mon fils, me dit-il ; heureusement pour les malheureux la fortune est inconstante, et c’est lorsqu’ils sont privés de ses faveurs, qu’ils doivent davantage les espérer ; le sort des armes est journalier ; si les Belges en perdant une bataille, n’ont pas perdu le courage, ils peuvent encore se flatter de triompher d’un ennemi contre lequel le patriotisme leur offre tant de ressources. — Je ne crus pas devoir apprendre à l’ermite la vraie cause de mon affliction, car je n’aurais pu le faire sans avouer mon sexe, et j’aurais craint par là d’effaroucher la vertu austère de mon hôte ; je me bornai donc à lui dire que mon chagrin était principalement causé par la mort d’un ami qui avait péri dans l’action. En prononçant ces mots, je m’aperçus que l’ermite pâlissait ; des larmes roulaient dans ses yeux, et son âme paraissait éprouver le choc d’un sentiment fortement douloureux. — Hélas ! me dit-il, en poussant un profond soupir, si vous avez à gémir sur la perte d’un ami, au moins vous n’êtes pas la cause de sa mort ; vous n’avez rien à vous reprocher. Vous trouveriez mon sort bien plus à plaindre que le vôtre, si vous saviez que j’ai causé celle de ce que j’avais de plus cher, d’un ami que j’aimais tendrement, et d’une maîtresse que j’adorais : il n’est pas de jour que ce souvenir ne m’arrache les regrets les plus cuisants, et lorsque vous m’avez trouvé devant cette croix, triste monument de la scène la plus tragique, j’implorais le ciel pour lui demander pardon d’une faute qui, quoiqu’involontaire, ne me rend pas moins coupable à mes propres yeux. C’est sur le lieu même de cette scène où tout me retrace mon malheur, que je vais tous les jours offrir au Tout-Puissant mon repentir et le tribut de mes larmes au sort de ma maîtresse et de mon ami.

Ces paroles de l’ermite, en exaltant ma sensibilité, firent naître en moi le plus grand désir d’entendre le récit de ses malheurs ; je le lui témoignai en lui peignant le vif intérêt que son discours avait excité dans mon âme. Je vais vous satisfaire, me répondit-il ; vous apprendrez combien je suis malheureux.


Julie philosophe, vignette fin de chapitre
Julie philosophe, vignette fin de chapitre