Julie philosophe ou le Bon patriote/II/06

Poulet-Malassis, Gay (p. 370-392).
Tome II, chapitre VI


Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre
Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre

CHAPITRE VI.

Le Chanoine van Eupen devient amoureux de Julie. Entrevue qu’il a avec elle. Elle est surprise par son amant dans un tête-à-tête avec le Chanoine. Suites de cette aventure. Julie devient la maîtresse de van Eupen. Paillardise et goût ultramontain de ce dernier. Vengeance d’un genre plaisant, exercée par Julie.


L’état le plus heureux de la vie, c’est, selon moi, de couler des jours tranquilles au sein d’une douce aisance, aussi éloigné de la misère que d’une extrême opulence, sans connaître les tourments de l’ambition ni les chagrins poignants du malaise, et dans la plus parfaite indépendance. L’homme aime à être libre en tout, et c’est dans cette situation qu’il l’est le plus. Lié seulement par les lois naturelles et sociales, il fait ce qu’il veut, il jouit à sa manière ; le repos a d’autant plus de charmes pour lui, qu’il le fait succéder à mille occupations variées et à son choix ; le travail même est un plaisir pour lui, parce qu’il n’est point forcé : il n’est rien qui nous coûte, rien qui soit pénible pour nous, lorsque nous l’exerçons librement.

Telle fut la vie que je menai pendant quelque temps à Bruxelles ; mes jours s’écoulaient dans une suite ininterrompue de plaisirs variés dont mon intimité avec M. Vander Noot était pour moi la source ; enfin je jouissais du même sort dont j’avais joui avec M. de Calonne à Londres. Vivent les Ministres et les ex-Ministres pour rendre les femmes heureuses, du moins par la générosité !… J’avais de plus un agrément dont j’avais été privée en Angleterre ; celui du langage ; en outre, les mœurs et les usages des Brabançons ont bien plus d’analogie avec les nôtres, que ceux des Anglais. Le séjour de Bruxelles est d’ailleurs très agréable, tout y est à la française, et c’est une des villes de l’Europe où on s’aperçoit le moins qu’on ait quitté la France.

La promenade et les spectacles formaient la base de mes récréations ; un jour que j’étais à la comédie, superbement parée, j’aperçus dans une loge un homme vêtu en ecclésiastique, qui tenait sa lorgnette braquée sur moi, et paraissait m’examiner avec la plus grande attention. Je demandai à une femme qui était assise près de moi, qui était ce personnage ; elle me répondit que c’était le révérend van Eupen, grand pénitencier, secrétaire d’État du congrès Belgique, et collègue de M. Vander Noot. Je le connaissais déjà de réputation ; je ne pus m’empêcher d’être flattée d’avoir été remarquée par un homme de cette importance : il faut, me dis-je à moi-même, qu’il y ait une certaine attraction entre les âmes patriotiques, et que l’esprit de liberté qui les anime, ait des émanations morales qui agissent l’une sur l’autre, car je ne puis précisément attribuer à ma figure l’impression que je parais avoir faite sur ce défenseur de la liberté. — En effet le grand pénitencier ne discontinua presque pas, pendant tout le spectacle, de tenir ses regards fixés sur moi, et lorsque je sortis, je le trouvai sur mon passage qui me considéra aussi attentivement, et me suivit des yeux jusqu’à la voiture qui me reconduisit chez moi.

Le lendemain, j’étais à peine levée, qu’une femme demanda à me parler ; je la fis entrer ; après avoir regardé autour d’elle d’un air mystérieux, elle me dit, en s’approchant fort près de moi, qu’elle venait de la part d’un personnage illustre, sur lequel ma figure avait fait la plus vive impression ; qu’il l’avait chargée de me demander une entrevue secrète, dans laquelle il m’exposerait plus amplement ses sentiments. La femme, sans me donner le temps de répondre, commença à faire le plus grand éloge de ce personnage ; elle me vanta son importance, son opulence, sa générosité, et finit par me nommer le révérend van Eupen ; elle ajouta que m’ayant vue à la comédie, il avait fait suivre ma voiture pour savoir ma demeure.

Je fus d’abord incertaine sur la réponse que je devais faire à cette femme ; le révérend à qui j’en avais tant inspiré, n’était point d’une figure ni d’un âge à faire naître un caprice ; d’un autre côté l’intérêt ne pouvait m’engager à l’écouter ; outre que ce motif seul ne m’a jamais déterminée, j’étais pleinement satisfaite du sort que me faisait M. Vander Noot, mais la vanité est un ressort si puissant sur nous, qu’elle nous engage souvent dans des démarches irréfléchies auxquelles l’amour seul, ou un intérêt puissant paraîtrait devoir seul nous déterminer. Outre que j’étais singulièrement flattée d’avoir plu à un pareil personnage, je trouvais plaisant d’être aimée et de me trouver en relation avec les deux principaux chefs de la nation Belgique ; j’étais aussi curieuse de voir comment un homme qui m’avait paru grave et empesé, autant par nature que par état, saurait traiter le chapitre de la galanterie. Toutes ces raisons, en exaltant ma tête, m’empêchèrent de prononcer un refus, et après quelques façons, je répondis à la femme que je me trouverais honorée de la visite de M. van Eupen : en consentant à cette entrevue, je ne fis nulle attention à l’objet que je devais lui supposer ; je dis oui, parce que je ne pouvais me résoudre à dire non, et je me reposais sur l’avenir pour la conduite ultérieure que je devais tenir.

La femme, qui était sans doute faite à ces sortes de messages, parut fort contente de ce que j’avais consenti : elle me demanda l’heure à laquelle j’étais disposée à recevoir M. van Eupen ; je lui indiquai une de celles où je savais que M. Vander Noot n’avait pas coutume de venir ; lorsqu’elle fut partie, je commençai à réfléchir aux suites que pouvait avoir cette entrevue, et la raison dissipant peu à peu le prestige de la vanité et d’une folle curiosité, je me repentis d’y avoir donné si facilement mon consentement. J’étais très assurée que M. Vander Noot ne serait nullement flatté d’avoir un adjoint, fût-ce même son très honoré collègue, et comme je n’avais aucun sujet de me plaindre de lui, j’aurais cru me manquer à moi-même, autant qu’à lui, en lui faisant une infidélité.

Telles sont les femmes : l’inconséquence est dans leur nature, elle fait même la base de leur caractère ; ce défaut vient de la foule de sentiments, de goûts, de passions qui se croisent, qui se combattent dans leur cœur ; ce n’est très souvent point le plus fort qui triomphe, mais celui qui se présente le premier, et qu’une cause extérieure soulève et exalte.

J’étais dans la perplexité dont j’ai rendu compte, lorsqu’un carrosse s’arrêta à ma porte, et un instant après je vis paraître l’homme à la lorgnette, le révérend van Eupen ; il m’aborda avec cet air doucereux et insinuant, assez commun à ceux de son état ; il me dit, que m’ayant vue à la comédie, ma physionomie l’avait tellement frappé, qu’il n’avait pu se refuser au plaisir de faire ma connaissance ; qu’il ne doutait pas que je ne fusse aussi aimable que jolie, et qu’il ne trouvât autant de charmes dans ma conversation, qu’il avait trouvé d’attraits dans ma figure. Je répondis à M. van Eupen que je ne pouvais qu’être singulièrement flattée de l’heureuse prévention qu’il avait en ma faveur, et que je me trouvais d’ailleurs honorée d’avoir pu fixer l’attention d’un homme comme lui : le révérend me fit ensuite différentes questions ; il me demanda depuis quel temps je me trouvais à Bruxelles ; quelles raisons m’y avaient attirée ; quelles connaissances j’y avais ; je ne crus pas devoir m’ouvrir à lui sur mes liaisons avec M. Vander Noot, mais je lui dis quelle avait été ma mission et son mauvais succès. — Ah ! s’écria le révérend, mon collègue m’a parlé de vous ; je suis doublement charmé de vous connaître. Après quelques moments de conversation sur différentes matières auxquelles cette ouverture avait donné lieu, le grand pénitencier passa sur un chapitre plus analogue aux vues qui l’avaient amené ; il l’entama avec beaucoup d’adresse, et sonda finement mes dispositions. Comme il n’entre point dans mon caractère de jouer la prude, je ne me montrai point à M. van Eupen comme un monstre de vertu ; je ne parus cependant pas pour cela portée à remplir le but de sa démarche près de moi ; je lui fis entendre par mes discours que j’avais une liaison de cœur qui ne me permettait pas de former aucun autre engagement de cette nature. Le révérend voyant que cet obstacle ne dérivait point de la vertu, crut qu’il lui serait aisé d’en triompher ; il m’adressa les discours les plus tendres, me fit les plus belles promesses, les offres les plus séduisantes, si je voulais satisfaire la tendre ardeur que j’avais fait naître en lui ; voyant qu’il ne pouvait parvenir à m’ébranler, et que je continuais à prendre sur le ton de la plaisanterie toutes ses tendres démonstrations, il me demanda de lui accorder au moins encore une seconde entrevue, dans l’espoir où il était, me dit-il, que réfléchissant aux offres qu’il m’avait faites, à la tendresse qu’il m’avait montrée, je deviendrais plus disposée à l’écouter.

Le même sentiment qui m’avait fait consentir à recevoir la visite de M. van Eupen, me porta encore à lui accorder la seconde ; d’ailleurs, une femme a toujours de la peine à refuser un homme qui lui demande de continuer sa connaissance, surtout si cet homme est un personnage illustre, et j’ai déjà dit que j’étais flattée autant que je trouvais plaisant d’être aimée par les deux coryphées du parti patriotique brabançon. J’étais cependant toujours fort éloignée de l’idée d’être infidèle à M. Vander Noot ; outre que mon amour-propre était satisfait, les discours du révérend m’amusaient, je voulais voir comment il soutiendrait le langage de la galanterie ; enfin, j’étais comme nombre de personnes de mon sexe, qui n’ont pas la volonté de faire une faute, et qui malgré cela font tout ce qui peut les induire à la commettre.

Le lendemain le révérend fut ponctuel ; comme M. Vander Noot était fort occupé ce jour-là dans son département, je n’avais aucune crainte qu’il me surprît ; la femme qui me servait était entièrement dans mes intérêts. Le révérend débuta avec moi, comme s’il eût été persuadé que la réflexion avait fait sur moi l’effet qu’il en avait espéré : après quelques propos tendres qu’il me débita dans un style pesamment galant, il tenta de me ravir quelques faveurs. — Messieurs les ecclésiastiques sont bien entreprenants, lui dis-je en l’arrêtant quoique d’une manière assez faible ! mais, ajoutai-je, vous n’ignorez pas que j’ai un amant ; n’auriez-vous pas mauvaise opinion de moi si je lui étais infidèle ? Le révérend répondit à cette allégation, par une de ces distinctions qui, fausses dans leur principe, paraissent vraies dans leur conséquence. — Oui, me répondit-il, si l’objet de cette infidélité était un homme ordinaire, mais un homme de mon rang, de mon état, doit former une exception, et vous seriez certainement très pardonnable. M. van Eupen employa ensuite les plus beaux sophismes pour me convaincre que je ne commettrais ni un crime de lèse-divinité, ni un crime de lèse-fidélité en lui accordant mes faveurs, et que de son côté il n’en commettait aucun en cédant à l’attrait du plaisir et en cherchant à remplir le plus doux vœu de la nature : le révérend ne me parut pas être un casuiste fort rigoureux, surtout lorsqu’il s’agissait de justifier ses faiblesses ainsi que celles auxquelles il cherchait à induire. Tout en discourant, M. van Eupen continuait à vouloir fourrager mes charmes, et sa main libertine cherchait à se fixer sur quelque partie de mes appâts ; comme j’avais tout mon sang-froid, et que j’étais sûre qu’il ne parviendrait à émouvoir mes sens qu’autant que je le voudrais, je ne réprimais ses tentatives que jusqu’à un certain point ; je prenais plaisir à le voir argumenter et gesticuler, à remarquer avec quelle progression sensible ses désirs s’allumaient : nous en étions là, et je ne savais pas trop comment faire finir cette scène dans laquelle je m’étais engagée si inconsidérément, lorsque tout-à-coup la porte s’ouvrit, et je vis paraître, qui ?… Monsieur Vander Noot lui-même, que je n’attendais nullement à cette heure. On peut juger de ma surprise, mais il serait difficile de se faire une idée de celle de l’avocat, en voyant son très respectable collègue assis près de moi, embrassant d’une main mon corps, et pressant de l’autre ma gorge découverte, dont je n’avais pu prendre sur moi de lui interdire l’accès ; les cornes lui vinrent à la tête, car il resta quelque temps immobile et comme pétrifié. Le révérend van Eupen ne paraissait pas moins étonné de se voir ainsi surpris par son collègue ; comme cette entrevue n’était pas un secret d’État, il n’avait sans doute pas cru devoir l’en informer. Je vis à sa confusion et à sa rougeur, qu’il n’était nullement flatté d’avoir un spectateur de ses fredaines, surtout un homme devant lequel il devait se montrer tel sans doute qu’il n’était pas ; cette scène muette dura quelques secondes ; chacun restait la bouche béante ; Vander Noot à nous contempler, le Chanoine à rougir et moi à examiner leur contenance, quoique fort embarrassée de la mienne. Enfin l’avocat rompit le premier le silence, et partant d’un éclat de rire : Mon cher confrère, dit-il au Chanoine, je suis fâché d’avoir troublé votre tête-à-tête, et je vous jure que je ne me mettrai plus dans ce cas. — Mademoiselle, ajouta t-il, en me regardant d’un air aigre-doux, je vous félicite de votre nouvelle conquête ; je vois que vous savez admirablement employer votre temps ; au reste je ne puis vous laisser en meilleure compagnie, et sûrement en passant de mes mains dans celles de mon collègue, vous ne ferez que gagner. En achevant ces mots, il souhaita le bon jour au Chanoine et il s’éloigna.

Van Eupen, après s’être remis de son émotion, prit aussi le parti de rire de cette aventure, et comme en fait de gaîté je ne suis jamais en reste, j’en fis de même de mon côté. Lorsque nous eûmes ri de tout notre cœur : La chose singulière, dit le Chanoine ; cet amant auquel vous vouliez rester si fidèle, n’était donc autre que Vander Noot ? Il fallait me le dire, car en effet, un homme comme lui mérite bien la constance d’une femme, et ma distinction ne peut plus s’appliquer qu’à mon état. Au reste, ajouta-t-il, puisqu’il me cède ses droits, comme ses dernières paroles l’annoncent, je les accepte de bon cœur. Julie, y consentez-vous ? Je vous aime sans doute plus que lui, car je n’aurais pas vu avec son indifférence, un autre vous faire des caresses, et, à coup sûr, je ne vous aurais pas cédée aussi aisément.

Toute autre femme à ma place n’eût pas été embarrassée de sa réponse, aussi ne le fus-je que très faiblement ; je pensai qu’il valait mieux avoir un amant que de n’en point avoir du tout, et que Vander Noot m’ayant décidément quittée, comme il y avait toute apparence, je ne pouvais faire mieux que de le remplacer par son collègue, par un homme aussi important que lui, enfin par la seconde colonne de l’État belgique. Quoique je ne me sentisse pas beaucoup de goût pour Messieurs du clergé, cependant l’expérience qui en m’éclairant avait modéré mes passions et donné une autre direction à mes goûts et à mes idées, ne me permit pas de balancer à accepter les offres de M. van Eupen ; j’accordai pour les mêmes raisons au très révérend Chanoine ce que je n’avais pas refusé à son collègue.

Le grand Pénitencier parut singulièrement charmé de ma condescendance ; il n’attendit point une troisième entrevue pour user de ses nouveaux droits, il commença aussitôt à les exercer avec l’énergie ordinaire à toute l’espèce tonsurée. Je dus essuyer un déluge de caresses aussi vives que variées : et après avoir éprouvé cinq fois en moins d’une heure les effets de la lubricité du révérend, nous nous séparâmes. La vigueur est sans doute une qualité qui tient à la soutane et au froc, c’est une grâce d’État, accordée spécialement par la nature à Messieurs les ecclésiastiques. Ô femmes, pour qui cette qualité a beaucoup d’attraits, choisissez un amant parmi le clergé ! vous y trouverez à coup sûr des Jérôme et des van Eupen.

Me voilà donc maîtresse du très révérend Chanoine, grand Pénitencier et Secrétaire d’État van Eupen, comme je l’avais été de son très illustre collègue, le grand de taille et de nom Vander Noot : je ne m’aperçus presque pas que j’eusse changé d’amant, mon sort continua d’être des plus agréables ; le Chanoine déploya même d’abord plus de générosité pour moi que son devancier, ses preuves de tendresse étaient aussi plus multipliées, excédent que je ne pus m’empêcher de mettre en ligne de compte, car quoiqu’une femme ne soit pas attachée de cœur à un homme, elle est toujours flattée de la tendresse qu’il lui témoigne, et les témoignages physiques sont toujours plus ou moins de son goût. Je reconnus bientôt jusqu’à quel point M. van Eupen poussait la paillardise ; l’impudique Chanoine venait tous les jours chez moi sous différents déguisements ; il épuisait toutes les manières de varier le plaisir ; il connaissait toutes les situations voluptueuses, et il fallait que je me prêtasse à tous ses caprices libertins ; tant qu’ils furent conformes au vœu de notre bonne mère la nature, je ne fis aucune difficulté de les satisfaire, mais je ne tardai pas à m’apercevoir que sa lubricité s’exerçait sur tous les genres, et qu’il avait un certain goût ultramontain assez commun à ceux de son habit, et pour lequel j’ai déjà dit que j’avais la plus grande horreur. Un jour que nous étions ensemble et qu’il m’embrassait à posteriori, il parut vouloir prendre une autre route que la route ordinaire ; je le remis bien vite sur la bonne voie, supposant que c’était une erreur de sa part ; en effet, il feignit de s’être trompé de chemin, et il s’en tint là ; mais dans un autre entretien, il me fit formellement la même proposition que m’avait faite un matelot à Amsterdam, et dont le refus me valut, comme l’on sait, une apostrophe sur le visage ; je répondis au révérend, que je n’avais jamais connu à l’amour qu’un moyen de se satisfaire ; que je détestais cette coutume odieuse de chercher le plaisir ailleurs que dans l’endroit où la nature en a posé le foyer et que je resterais constamment attachée à mon système sur ce point. Van Eupen insista, et je dus presque me fâcher pour le faire désister de son maudit projet ; voyant qu’il ne pouvait m’amener à son but, le Chanoine finit par tourner la chose en plaisanterie, mais je n’en conservai pas moins une espèce de ressentiment contre lui, et je résolus d’en tirer une petite vengeance à la première occasion.

Cette occasion ne tarda pas à se présenter : j’ai dit que le Chanoine aimait à me faire prendre toutes les postures, à me voir sous tous les points de vue : un de ses principaux goûts surtout, était d’examiner ces deux masses charnues qui soutiennent l’édifice de notre corps, et entre lesquelles la nature a mis deux ouvertures très distinctes, mais que les frocards aiment à confondre. J’avais, soit dit en passant, cette partie de mon individu très bien faite, très potelée et d’une blancheur extrême ; un soir que la tête appuyée contre ma toilette j’avais mis ladite partie en évidence, et que le révérend, une chandelle à la main et agenouillé devant cette idole d’un nouveau genre, la contemplait d’un regard avide ; tout à coup, au moment où il s’approchait de plus près, car il a la vue basse, je lui lâchai précisément dans le nez une de ces vapeurs méphitiques dont la décence m’empêche de dire le nom technique, mais qu’on n’aime pas plus à entendre qu’à respirer ; cette faveur dont je régalai le très honoré chanoine, en réunissant les deux qualités constituantes du mâle et de la femelle, éteignit presque la chandelle et fit reculer le Chanoine qui, en portant la main à son nez, fit la grimace la plus désagréable ; peu s’en fallut que je n’éclatasse de rire en voyant la figure du révérend ; cependant je me contins, et je m’excusai en disant que c’était un de ces impromptus qui, devançant souvent notre volonté, sont impossibles à retenir.

Le Chanoine prit assez bien la chose, il parut me croire, mais l’impromptu avait fait sur lui un effet si désagréable, que s’il n’éteignit pas entièrement la bougie, il éteignit du moins son ardeur amoureuse ; il se releva, se remit dans un état de décence, et après un court entretien il me quitta.

Lecteur ! permets-moi ici une réflexion ; quoique d’un genre un peu révoltant, elle est neuve, et le nouveau, quel qu’il soit, plaît toujours : c’est une chose assez singulière que la nature ait placé le foyer de l’amour presque contigu à l’orifice par où elle rejette la partie la plus grossière de la substance qui sert à entretenir les ressorts de la vie, et que ce même foyer serve encore à l’éjection d’un autre résidu assez désagréable, mais qui l’est cependant beaucoup moins que le premier. Les idées amoureuses se mêlent assez difficilement avec celle de ces deux écoulements ; elle leur est même souvent contraire et tend à les dissiper. Une femme a sans doute besoin d’une grande propreté pour les bannir ou pour les empêcher de naître ; je ne craindrai pas de dire que sans celle-ci la beauté même perd tout son attrait. Combien de feux n’ont pas été éteints par le défaut de propreté ; j’ose même avancer qu’il est bien des amants dont un impromptu comme celui dont je gratifiai le révérend van Eupen, a détruit entièrement la flamme.


Julie philosophe, vignette fin de chapitre
Julie philosophe, vignette fin de chapitre