Pierre R. Bisaillon, engr. (p. 156-165).
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XX


La journée est somptueuse. Les couleurs chantent dans la lumière. Tout reluit. Tout vibre. Tout respire la vie.

Dans l’âme de Faubert tout est noir. Une révolution s’est opérée en lui. Ce qu’il y avait de bon est disparu. Une haine de l’humanité l’envahit ; une haine féroce. En côtoyant les passants. des envies lui viennent de les gifler. Sombre, il marche par les rues, les lèvres sèches, avec dans ses yeux gris, une lueur mauvaise. Ses dents se serrent les unes contre les autres, ses mains se crispent.

Réagir ? Il ne le peut plus. Cet amour qu’il a pu étouffer une fois, le consume ; cette femme qu’il a pu ignorer, il la porte dans le sang, comme on dit chez le peuple

Les yeux noirs sont là, devant lui, toujours. Son parfum le suit partout ; il l’enivre, il l’affole.

…Et il rage de dépit !…

Il accuse le monde, l’univers.

Un rire nerveux lui tord la bouche. Ce « non » bourdonne à ses oreilles avec quelque chose de sinistre.

Un crachat au visage, un coup de cravache ne l’aurait pas humilié davantage.


— Tremblay apporte-moi les documents de l’affaire Gendron.

L’instant d’après, le secrétaire étale sur la table les copies de réclamations de Noël Gendron. Gendron coupait du bois pour Faubert. Un malentendu avec le toiseur a retardé le règlement de l’affaire. Il revenait au bûcheron $1500.00 dont il avait grand besoin pour payer ses hommes.

Le financier examine la correspondance échangée.

— Écrivez que nous ne paierons pas un sou de plus que mille dollars.

— Mais il a droit à ses $1500.00 ; j’ai étudié son cas. C’est le toiseur qui est dans le tort.

— Je ne t’ai pas demandé de conseils. Écris lui que s’il n’est pas satisfait, il n’a qu’à poursuivre. Nous traînerons l’affaire devant le conseil privé.

Le secrétaire se tait. La conduite étrange de son patron l’intrigue. Lui qu’il a toujours connu d’une droiture impeccable vient de commettre une injustice flagrante. Cela au préjudice d’un pauvre homme que son acte va mettre dans le chemin.

— Je pars pour l’après-midi. S’il vient quelqu’un et que ce soit important, je serai chez le vieux Barclay.

M. Faubert… je voulais vous demander une faveur. Vous savez que je me marie dans quelques jours ?

— Je le sais.

— Pourriez-vous m’accorder deux semaines de congé. Mon assistant me remplacera.

— Non. Tu te marieras le matin et tu viendras travailler l’après-midi.

L’étonnement du secrétaire grandit. Que s’est-il donc produit pour l’avoir ainsi bouleversé. Ce n’est plus un être humain, c’est une brute.

Il essaye de le faire revenir sur sa décision. La réponse est la même :

— Non. Assez sur ce sujet. Si tu veux prendre un congé, tu le prendras, mais définitivement.

Le père Barclay, également, ne reconnaît plus en l’homme qui vient le consulter son client d’autrefois. Plus de prudence aucune. « Il devient fou », pense-t-il en l’entendant expliquer les coups de Bourse qu’il veut tenter.

— Mais, mon cher monsieur, vous prenez là une chance de mort. Si vous réussissez, ce sera par un hasard extraordinaire.

— Faites quand même. La vie n’est qu’un hasard.

La chance le favorise encore. Au bout d’une semaine, il avait réalisé près de trois quarts de million de dollars.


Un soir, au club, il était installé dans un coin et vidait quelques verres de scotch. Sa chaise, tournée vers le mur, l’empêchait d’être vu des nouveaux arrivants.

À quelque distance de lui, un groupe d’hommes, ignorant sa présence, après avoir épuisé les potins d’usage, en vinrent à parler de sa dernière transaction.

— Ce Faubert a vraiment une bonne étoile. Il vient de réaliser dans un placement minier quelque chose comme sept cent mille dollars.

— Malheureux en amour, heureux au jeu, dit quelqu’un.

— Depuis quinze jours, il n’est plus le même homme, ses amis ne le reconnaissent plus.

— Le succès lui a peut-être tourné la tête.

— Non ce n’est pas son genre.

— Vous ne savez pas quelle est la femme.

— Je ne sais pas… Probablement une maîtresse qui l’a trompé.

À peine a-t-il prononcé ces paroles que Faubert debout, lui décoche un coup de poing en pleine figure.

— Monsieur, j’ignore qui vous êtes. Mais ça vous apprendra à regarder autour de vous avant de parler.

Un émoi se produit dans le club. Le financier froidement retourne à sa chaise, allume un cigare… et s’absorbe de nouveau dans ses pensées.

Cet incident l’a soulagé un peu. Il a pu se venger sur quelqu’un de l’humiliation qui le ronge.


Les semaines se suivent. Il est devenu taciturne. Il ne parle à personne, sauf pour le strict nécessaire.

Une folie est en lui. Le jour, dans son bureau, il combine des plans ; il se plonge jusqu’au cou dans des affaires compliquées.

Il apprend que Coulter regagne du terrain en Abitibi et ailleurs, qu’il se relève tranquillement.

— « J’en ai assez de lui », s’écrit-il. Cette fois je le brise, pour toujours. Partout où il va, quand bien même j’y perdrais, envoyez des agents. Coupez ses prix, offrez plus cher qu’il ne peut payer. Il faut qu’il s’ôte de mon chemin.

Les moulins doublent, triplent leur production.

On lui fait remarquer que cette politique n’est pas prudente, que s’il advenait une baisse… Il les écoute mais ne change pas d’avis.

Il s’attaque aux gros, aux puissants, sans ménagements. Dans un coup, il a ruiné deux financiers.

Cette nouvelle le fait rire, d’un rire méchant. En voilà deux qui vont souffrir à leur tour !

Quand il souffre jusqu’à passer des nuits entières, éveillé, à compter les heures qui sonnent sans pouvoir se débarrasser des obsessions qui l’accablent, les autres n’ont pas le droit d’être heureux. S’il pouvait, en appuyant du doigt, sur un bouton, tuer tous les sourires qui errent sur les lèvres !


Les tactiques récentes lui ont fait des ennemis ; ses tentatives hasardeuses ont ébranlé son œuvre.

Coulter acculé au mur, pour ne pas périr, fait appel à tout ce qu’il a de ressources, mobilise chacun de ses moyens d’actions.


…Et tout à coup, voilà que l’édifice colossal que Faubert a élevé craque de haut en bas.

Les autorités du Canadien Nord lui refusent des chars. La pâte et le papier s’empilent dans les cours.

Il se rend compte que cette pénurie de wagon est voulue, qu’elle n’est pas, comme on le lui représente, due à des raisons majeures.

« Voilà de la bonne lutte à faire, pense-t-il, et qui le distraira du chagrin qui le tue.

Il profite de cette pénurie, ou plutôt de ce refus, comme d’un prétexte à hausser ses prix.

Les commandes deviennent plus rares.

…Et la marchandise s’accumule.


Bientôt, il aura à rencontrer de lourdes obligations. Tant mieux ! Sa volonté, trouvant un aliment, se bande comme un arc. Il fait face à la situation. Il bataille, ivre d’action.

Oh ! Comme cela lui fait du bien, cette activité forcenée ! Elle l’absorbe… tout en l’épuisant par la tension continue de ses facultés intellectuelles.


…Et tout à coup, le « Krach » ! Inattendu ! Formidable ! Le papier baisse ! ! !

Il tient tête. Plus une seule livre de marchandise ne doit sortir de ses moulins. Il provoque à son tour. Il augmente ses prix. Le papier baisse, c’est signe qu’il y a surcroît de production. Le surplus va s’écouler. Et ensuite !

Quand il aura pris le contrôle du marché, il faudra bien que l’on vienne à ses conditions… Et il rit en dedans de lui-même de voir l’amalgamation des marchands de gros et des éditeurs de journaux à genoux à ses pieds.


Le « krach » s’accentue. Le papier baisse encore.

Un « pool » se forme à la Bourse… on essaye de le « laver ». Son activité devient de la rage. Il résiste. La banque lui refuse des fonds indispensables…

Il perd du terrain… Sa constitution le trahit… ses nerfs se détraquent.

L’édifice de sa fortune chancelle… Elle s’émiette… Il commence à céder quelques unes de ses parts pour réaliser des capitaux.

La maladie l’empoigne comme une proie… son cerveau s’obscurcit… Il voudrait… il ne peut plus.

Impuissant, il assiste à l’effondrement de ses rêves…


Bah ! que lui importe maintenant. Son « fighting spirit » l’abandonne.

Pourquoi lutter ? Sans elle qu’est-ce que tout cela.

…Machinalement il traîne à son bureau ses membres fatigués.

Avec ses forces physiques, son courage a disparu. À ses quelques amis qui le pressent de ne pas abandonner la partie, il répond d’un air hébété :

— À quoi bon ! Que tout aille au diable ! Ça m’est indifférent…

Qu’est-ce qu’il a besoin de toute cette richesse.


Anéanti, son énergie devenue chose du passé, il médite sur ce que son secrétaire vient de lui annoncer : il n’y avait qu’une solution : la banqueroute.

Dans le fond, il n’est pas fâché. C’est la fin. Ensuite le repos. Il ne sera plus rien. Il n’en a cure.

…La porte s’ouvre. Une femme entre. Faubert tressaille. La vie s’arrête en lui…

— Vous… vous…

— Oui, Jules…

— Quand je suis ruiné, par vous à cause de vous, vous voulez vous repaître de ma vue ; vous voulez voir jusqu’où je suis descendu.

— Non ! Jules !… Je venais vous dire : « Me voulez-vous… Je vous appartiens… Mon âme, mon corps, tout ce qui est moi. »

— Vous m’aimez ?… même ruiné…

— Même ruiné…

Le roi du papier se lève. Il regarde Pauline ; il y a dans les yeux noirs la promesse d’un bonheur si grand qu’il en est étourdi. Pour ne pas défaillir il s’accroche à la table. Un effort raidit tout son être. La taille se redresse. Les yeux gris retrouvent leur énergie d’antan, le même regard conquérant de jadis, y brille à nouveau.

Puis, dans l’exaltation d’une résolution subite, Jules Faubert regarde l’avenir. Si sombre puisse-t-il paraître, il ne lui fait pas peur. Toute sa personne respire la fierté…

Il s’approche de Pauline… et sur ses lèvres il scelle son pacte avec la vie, il scelle sa réconciliation avec la chance.

Le Faubert, qui était mort, ressuscite… plus fort qu’autrefois…

La ruine l’a frôlé de son aile… qu’importe !

La banqueroute est devant lui.

Il se dresse devant elle… et la nargue.

— Ah ! qu’on vienne maintenant ! Puisque j’ai ton amour, j’aurai le reste. À nous deux, nous allons reconquérir le monde…


— FIN —

Montréal, 1921. — Ville Lasalle 1923.