Jugement de M. de Saint-Évremond, sur la critique de ses ouvrages et sur leur apologie


Jugement sur la critique de ses ouvrages et sur leur apologie


JUGEMENT DE M. DE SAINT-ÉVREMOND, SUR LA CRITIQUE
DE SES OUVRAGES ET SUR LEUR APOLOGIE.
À M. Sylvestre.
(1698.)

Je vous renvoie la Critique de mes ouvrages. Je l’ai lue avec attention, et après l’avoir lue, je ne sais si je dois me plaindre ou me louer de son auteur. Vouloir détromper les hommes abusés, dit-il, cinquante ans durant de mes écrits, c’est avoir un zèle pour le public, qui n’est pas fort obligeant pour moi ; mais c’est me faire une espèce d’enchanteur ; et peut-être qu’il y a plus de mérite à savoir tromper le monde tant d’années, qu’à le détromper. Le fort de la critique consiste principalement à remarquer mes expressions embarrassées : je pourrois prendre la censure pour un bon conseil, car j’ai intérêt qu’on entende mes pensées. Je lui dois conseil pour conseil ; qu’il mette moins de netteté dans les siennes ; on a trop de facilité à les connoître. Les choses communes font regretter le temps qu’on met à les lire : celles qui sont finement pensées donnent à un lecteur délicat le plaisir de son intelligence et de son goût.

J’avoue que je me contredis quelquefois. Je loue la constance, à une demoiselle dont je crois être aimé ; je conseille l’infidélité à celle qui aime un autre amant. Je ne suis pas de même humeur, de même sentiment, à trente ans qu’à soixante ; à soixante, qu’à quatre-vingt. Autre contradiction.

Après tout, je trouve beaucoup de choses dans cette critique fort bien censurées ; beaucoup de diversions, à propos de ce qu’il dit, sur ce qu’il fait dire à Monsieur de Meaux, à Monsieur de Nîmes, à Monsieur Despréaux, au père Bouhours, à d’autres modernes. Je ne puis nier qu’il n’écrive bien ; mais son zèle pour la religion et pour les bonnes mœurs passe tout : je gagnerois moins à changer mon style, contre le sien, que ma conscience, contre la sienne.

J’estime fort son exactitude dans la critique. Il s’attache à censurer des traités même qui ne sont pas de moi ; des fautes dans ceux qui en sont, que je n’ai pas faites. Il est vrai qu’il me donne trop de louanges, quelquefois ; tout bien compensé, la faveur passe la sévérité du jugement ; et je puis dire avec sincérité, que j’ai plus de reconnoissance de la grâce, que de ressentiment sur la rigueur. Il peut avoir déjà la satisfaction de voir le profit que je tire, de ses leçons sur le christianisme. Les auteurs ne se pardonnent rien ; pas les philosophes, pas les saints. Tout ignorant, tout profane que je suis, je ne pardonne pas seulement à Monsieur Dumont1 ; je lui sais bon gré de sa critique. Je ne me tiendrois pas si obligé à celui qui feroit mon apologie ; je hais l’indiscrétion du zèle : plus prêt à désavouer le bien, que le mal qu’on diroit de moi.

(Apostille.)

Il vient de me tomber entre les mains l’Apologie2 de ce qu’on appelle mes ouvrages. Je l’ai parcourue, etj’ai trouvé le Discours sur les critiques fort bon. L’auteur écrit bien ; mais je ne me reconnois pas, dans le portrait qu’il fait de moi. À m’honorer moins, il m’auroit moins défiguré ; je ne laisse pas de lui être fort obligé de son zèle et de ses soins. Je pourrois m’exempter de la reconnoissance, en disant qu’il a écrit pour une autre personne que pour moi.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. C’étoit le pseudonyme qu’avoit pris Cotolendi. On soupçonna le célèbre avocat Érard, de n’être pas resté étranger à cette publication, par esprit de représailles, contre les traits piquants de Saint-Évremond, à propos du procès de la duchesse Mazarin, contre son époux, dont Érard étoit l’avocat. Voy. l’Introduction.

2. Cette apologie fut publiée à Paris, six mois après la critique, sous le titre suivant : Apologie des Œuvres de M. de Saint-Évremond, avec son éloge et son portrait, et un discours sur les critiques, etc. L’auteur étoit un sr Boyer de Ruvière, avocat. Saint-Évremond en fut, comme on voit, médiocrement satisfait.