Jud Allan, roi des gamins/p2/ch13

Jules Tallandier (14p. 422-433).

CHAPITRE XIII

LE REVOLVER ÉPARGNE, LE MOT TUE


Comment Lilian et Linérès étaient-elles tombées au pouvoir des peones, qui venaient de les ramener en face de Frey Jemkins ?

C’étaient les manœuvres contradictoires des Japonais de Rouge-Fleur et des lads de Jud Allan qui avaient fait tout le mal.

La Chinoise, persuadée par Marahi, avait pris ses dispositions pour enlever Linérès durant la promenade symbolique des fiancés, et pour lui substituer Lilian, véritable héritière de l’immense fortune des Pariset.

Allan, lui, s’était proposé de rendre la signature du contrat impossible, de faire perdre à Jemkins deux ou trois journées, en faisant disparaître Linérès et en mettant en son lieu et place Grace Paterson, laquelle, totalement étrangère au débat financier, ayant du reste un état civil parfaitement régulier, ne pouvait en aucun cas donner une signature valable.

Et à l’origine du terrible malentendu qui mettait Jud seul, sans secours, en face de son ennemi entouré de ses sinistres acolytes, qu’y avait-il ? La défiance d’Allan contre Marahi.

S’il se fut rendu auprès de l’Indienne, s’il lui avait parlé, peut-être bien des souffrances eussent été évitées. Mais la défiance existait et voici ce qu’il en était advenu.

Les Japonais, apostés dans les buissons, parmi lesquels s’était produite la première bousculade dont Chazelet fut victime, alors qu’il déambulait dans le parc, avaient profité de la confusion pour entraîner Linérès, en laissant sur le chemin Lilian, revêtue d’un costume identique et sur les épaules de qui avait été reporté le gorgerin de saphirs.

Le rebos cachant les traits facilitait l’opération.

Les lads dévoués à Jud Allan, ayant choisi comme théâtre de leur action le voisinage de la pulqueria, située dans une partie éloignée du parc, ne soupçonnaient même pas l’audacieuse surprise des gens de Rouge-Fleur.

Et, à la faveur du tumulte provenant du fait d’une pièce d’artifice dirigée intentionnellement sur la fiancée, ils enlevèrent Lilian, croyant s’emparer de Linérès, et lui donnèrent Grace Paterson comme remplaçante.

Puis, par des chemins différents, les deux troupes, chacune conduisant triomphalement l’une des fiancées, se dirigèrent vers la Casa Azurea.

Les deux bandes débouchèrent au même moment dans la plaine découverte entourant la résidence de Rouge-Fleur. Lads et Japonais s’arrêtèrent stupéfaits. Chaque groupe escortait une fiancée.

La présomption d’une erreur, pouvant réduire à néant les projets de leurs chefs respectifs, s’était implantée dans les cerveaux. Les rebos furent arrachés. Les traits des jeunes filles apparurent. Et, en reconnaissant Linérès au milieu de leurs adversaires, les lads voulurent la leur arracher.

Le bruit de la lutte attira des peones que Frey Jemkins, toujours prudent, avait disséminés dans le parc.

Résultat : fuite des combattants menacés d’un feu de salve, auquel ils n’eussent pu répondre, des armes n’ayant point paru utiles dans une expédition toute de ruse et d’adresse.

Les vainqueurs capturèrent donc les jeunes filles privées de leurs défenseurs, et, incapables de prendre une décision, ils les amenèrent devant le milliardaire, afin que celui-ci fit connaître la résolution à laquelle il s’arrêterait.

Maintenant, Jud, protégeant Lilian de son corps, s’offrait, désespérément héroïque, aux coups de ses ennemis. Pour toute arme, il n’avait qu’une navaja.

Au cri déchirant de Lilian, à la courageuse intervention d’El Dieblo, un éclat de rire sinistre répondit. Jemkins raillait :

— Allons, Satan est avec nous, garçons ! J’aurais été heureux de prendre ce Jud Allan, mais les circonstances ne s’y prêtent pas, accordons-lui le trépas honorable par la fusillade.

Puis, braquant un revolver sur le Jeune homme :

— La joie peut faire trembler ma main ; garçons, je vous autorise à abattre cette cible vivante.

Vingt fusils menacent la poitrine d’Allan. Il va tomber, entraînant Lilian dans la mort, car la pauvre enfant ne sera pas épargnée par la nappe de balles qui va s’abattre. Jemkins vise lentement.

Alors, l’inattendu entre en scène, sous la forme de la vieille Indienne Marahi. Le cacique des Mayos se dresse devant le milliardaire. Toute sa maigre personne frémit. Ses bras étendus semblent semer l’anathème.

Et d’une voix rauque, extrahumaine, qui fait passer sur tous un souffle d’épouvante :

— Arrête, Jemkins !

L’intonation est si dominatrice, il se dégage de l’Indienne une telle autorité que les carabines des peones s’abaissent.

Mais Frey ne veut pas qu’on lui arrache ses victimes.

— Écarte-toi, vieille folle, ou sans cela…

— Tu me tueras, n’est-ce pas ?… La première balle pour moi…

— C’est cela même.

— Et la seconde pour…

— Pour ce traître…

Marahi a une aspiration profonde, ses bras battent désespérément l’air, et enfin, dans une clameur d’agonie, elle crie :

— Pour ton fils !

Puis elle s’abat aux pieds de Jud Allan en bégayant :

— Pardonne, mon enfant… pardonne… Je voulais te le cacher… Mais il t’aurait tué, toi, sur qui je veille depuis seize ans.

Jud Allan, fils de Frey Jemkins, du bandit meurtrier, de l’homme dont les crimes ont fait trembler les deux hémisphères !

Cela, c’est le coup de tonnerre tombant au milieu de l’assemblée, c’est le Mané-Thécel-Pharès s’allumant aux murailles de la salle du banquet, c’est un tourbillon de folie balayant les cerveaux.

Un flot de sang envahit la face du jeune homme. Dans un élan d’horreur, dont il n’est point le maître, Jud tend les poings en avant et rugit :

— Tire, tire donc, Frey Jemkins, afin de prouver que ce n’est pas vrai !

Ce cri, jailli du fond de l’être, s’abat sur le bandit comme un coup de massue. Il chancelle. Sa main armée du revolver s’abaisse.

Une vision du passé le sépare de l’instant présent.

Il se revoit jeune, chevauchant à travers les exploitations aurifères de Californie, traquant à la tête des braves cavaliers de la Claim’s Safety, les bandits, dont il rêve de faire ses associés.

Un soir, au bord d’un ruisseau, il rencontre une Indienne actionnée au lavage de sables alluvionnaires dont elle extrait de minces paillettes d’or.

Elle est toute jeune, jolie avec son teint de bronze clair, ses yeux sombres comme des diamants noirs. Sa taille est svelte, gracieuse, de toute sa personne émane un charme original, pénétrant, qui attire les regards du chef de bande et retient son affection. Il s’attarde dans la tribu, il y revient, et un beau jour, suivant l’usage de la Prairie, son pasteur prononce l’union de Jemkins avec l’Indienne Marahi.

Puis, la Claim’s Safety et son chef repartent pour de nouvelles campagnes.

Les semaines coulent. Marahi est mère. C’est une joie qu’elle veut partager avec celui que son cœur appelle son époux. Un messager est envoyé. Quelques Jours plus tard, Jemkins arrive au Creek.

Il est radieux, au moins en apparence. L’excès de ses émotions brise sans doute Marahi, car elle s’endort d’un sommeil profond. Jemkins se remémore l’infusion opiacée qu’il a mêlée au breuvage de la pauvre créature. À l’aube, elle cherche son enfant.

Il a disparu, et le chef de la police des Claim’s lui répond durement :

— As-tu pu rêver que j’accepterais à jamais une chaîne me liant à toi, pauvresse rouge ? L’enfant est là où je veux qu’il grandisse. Sois obéissante, dévouée, fidèle, muette… Oublie que tu fus mon épouse, et je te rendrai le gamin… plus tard.

Il apprend alors que la mère avait tracé sur le crâne du petit être l’emblème de sa tribu, la fleur du chiriquite. Bah ! Qu’importe cela ?

L’enfant, par son ordre, a été emporté vers Oakland, abandonné dans les rues de la ville… Il est mort ou bien englouti par la foule, cet océan mobile où se perdent tant d’individualités.

Les années courent. Il a préparé le crime d’Agua Frida.

Il a tenu Lilian dans ses mains, et la frêle créature a été enlevée par un sauveur inconnu. Il ressuscite sa poursuite ardente, la rencontre du cadavre du cheval qui avait emporté au loin ces deux enfants : Jud, Lilian. La vérité éclate à son esprit.

L’absence de Marahi, partie, disent les guerriers de la tribu, vers des hordes amies de la Sonora. Oui, elle a recueilli les fugitifs… elle a reconnu le fils qu’on lui a arraché… L’esclave est devenue l’ennemie inlassable.

Mais qu’a-t-il donc ? Il n’éprouve plus de colère, plus de haine… Le cri de détresse, d’immense répulsion jeté par Allan, cela devrait le faire rire, et il en ressent une douleur insoupçonnée. Son fils demande la mort pour échapper à la honte d’un tel père !

Marahi fait entendre un coup de sifflet strident.

Les croisées sont repoussées avec violence. Et, par les baies bondissent pêle-mêle des Indiens, des lads avec, au premier rang, Tril, Top, Fall, Suzan, qui se groupent autour d’Allan, tandis que le dogue Storm, toujours chevauché par le petit zaïmziri Zinka, montre ses dents menaçantes et gronde, prêt à s’élancer sur les peones.

Indiens, lads se pressent autour de Jud, de Lilian, leur faisant un rempart de leurs corps, Lilian prononce :

— Linérès, Mme Pariset, M. de Chazelet, victimes comme nous !

Elle a été comprise. Ceux qu’elle vient de nommer sont tirés des groupes, amenés près de la jeune fille qui, à cet instant effroyable, trouve encore le loisir de songer à leur salut.

Grace Paterson a déjà profité de l’ahurissement général pour se faufiler au milieu des défenseurs si inopinément survenus. Les bandits hésitent. L’indécision de leur chef les paralyse.

Sa main s’étend vers l’Indienne ; dans un effort de tout son être, d’un ton brisé, surhumain, il dit :

— Marahi… emmène ceux que tu devais sauver.

Il a appuyé sur l’avant-dernier mot. Dans son intonation, il y a une sorte de fatalisme. Le fatidique c’était écrit des Arabes étreint son vouloir.

Les bandits murmurent. Alors, il a un ressaut d’énergie. Son bras se lève, une détonation sèche claque dans l’air, et von Foorberg qui grondait plus haut que les autres, s’affale sur le sol, la tempe trouée d’une balle.

— Vous êtes là pour obéir… Chiens, obéissez !

Et, sans se désunir, formant une sorte de bataillon carré, dont les victimes de Jemkins occupent le centre, les Indiens, les lads, gagnent la porte, ils sortent, ils disparaissent, tandis que peones et bandits, jugulés par la terreur, dévorent en silence leur rage impuissante…

Le jour est revenu. Le vallon, dominé par les pentes au flanc desquelles se creusait le temple Aztec, offrait ce matin-là un aspect animé.

Les Indiens Mayos de Marahi, les lads d’Allan campaient pêle-mêle au fond du ravin de Oro, et vers les cols y donnant accès, se discernaient des postes armés veillant à ce que le bivouac fut à l’abri de toute surprise.

Autour d’un feu qui pâlissait aux premières clartés du jour, la petite Suzan et Tril causaient, attentivement écoutés par leurs camarades Top et Fall, et aussi, semblait-il, par le dogue Storm et le singe Zinka, dont les yeux aimants ne quittaient point la fillette.

Par le sentier accédant aux rives du ruisseau desséché de Oro, deux forces humaines se déplaçaient, se rapprochant du campement.

Les gamins, abritant leurs yeux de la main, regardèrent.

Soudain, Tril eut une exclamation :

— C’est lui… Sûrement, c’est lui.

Un ahurissement se marqua sur les traits des jeunes gens.

Cependant, les deux personnages signalés avaient continué à s’approcher. À présent, on discernait les traits de l’athlétique Frey Jemkins, auprès duquel l’Indien qui l’accompagnait, encore que robuste, paraissait frêle.

Le guide de Frey semblait chercher. Un grognement de Storm appela son attention. Le dogue s’était arc-bouté sur ses pattes et ses dents blanches pointaient sous les lèvres retroussées en un rictus menaçant.

— Retenez le chien… Un parlementaire veut fumer autour du feu du Conseil, avec celui qui porte le nom de Jud Allan.

Tril empoigna aussitôt Storm par son collier, tandis que Suzan juchait sur son épaule le zaïmziri, enchanté de ce changement de perchoir.

— Vous pouvez approcher sans crainte, si c’est à nous que vous avez affaire.

— C’est à vous-mêmes, répondit Jemkins d’un accent assourdi, puisque vous êtes les amis les plus sûrs de mon…

Il s’arrêta brusquement, respira avec force, puis acheva :

— Les amis de Jud Allan.

Muets de surprise, les enfants s’interrogèrent du regard.

— Vous ne comprenez pas ? reprit Frey. Je m’explique. Je voudrais parler à Jud Allan. On me dit que vous seuls avez accès auprès de lui. Voulez-vous lui annoncer que je suis dans son camp ?

Enfin, Suzan se leva :

— Attendez ici. Je reviendrai vous rapporter la réponse.

Et elle s’éloigna en courant, tandis que Jemkins s’asseyait à terre à l’écart.

En dix minutes, elle se trouva sur la plate-forme bordant les ouvertures rectangulaires permettant l’accès de l’ancien temple des Aztecs.

Sur le point de franchir l’une des baies, elle s’arrêta interdite.

Le souterrain creusé dans le roc semblait désert. L’ombre et le silence y régnaient. Pourtant, en regardant mieux, elle distingua vers le fond une fugitive lueur.

— Ils sont là, se confia-t-elle.

Suzan se dirigea vers l’endroit où tremblotait la lueur aperçue.

Les temples aztecs n’ont rien des dimensions colossales des monuments élevés à la gloire de la divinité chez les autres peuples.

Ce sont des fouissements de carrières, presque des terriers, dont le ciel bas porte sur des piliers trapus.

Le couloir d’où filtrait la lumière était en arrière d’une colonne de soutènement, laquelle formait écran.

Il suffit à Suzan de la contourner pour distinguer l’ouverture se découpant rougeâtre dans la paroi du temple. Et semblant portée par les rayons lumineux, une voix parvint à son oreille.

C’était Jud Allan qui parlait. Et dans ce silence de la nuit souterraine, son accent tintait ainsi qu’une lamentation jaillie de la tombe.

— Jud Allan, l’enfant sans famille, le vagabond, n’eût point voulu accepter votre main, Lilian. Mais là encore, dans le sacrifice, gisait une douceur. Vous fuyant, Jud restait digne de votre estime… Mais à présent… Oh ! à présent ! N’est-il pas marqué au front ?

Des sanglots répondirent. Suzan distingua le timbre argentin de Lilian :

— Je ne connais que Jud Allan qui m’a consacré sa vie…

Et puis l’organe du professeur de West-Point, lançant ce cri désespéré :

— Oh ! Marahi !… Pourquoi avoir parlé ?… La mort valait mieux.

Quelle tristesse, inconnue de Suzan, courbait tous ces êtres ?

Cela devait être atroce ; elle n’avait donc pas le droit de surprendre le mystère angoissant. D’un effort surhumain, elle secoua l’émotion qui la paralysait, et, d’une voix perçante, pressée, disant sa crainte d’entendre un mot qui trahit le secret du chef bien-aimé des lads, elle clama :

— Roi, roi, Suzan apporte une communication urgente.

S’appuyant aux murs, elle parvint dans la chambre où figés en des attitudes de statues, Jud, Lilian, le front caché sur l’épaule de Mme Pariset, Chazelet, Linérès et Grace Paterson, livides, l’Indienne Marahi, adossée au rocher, comme si elle ne pouvait plus se soutenir, lui apparurent.

Des branches de l’arbre à cire brûlaient, illuminant la scène d’une lueur rougeâtre, dégageant de légères fumées qui montaient en spirale vers le sommet de la voûte.

— Que veux-tu, enfant ? Interrogea Jud.

— Seul, sans armes, Frey Jemkins demande à t’entretenir, roi.

— Frey Jemkins ! redirent les assistants d’un ton lugubre.

Allan eut un rire douloureux :

— Amène-le près de moi, Suzan… Il ne peut plus me faire de mal !

Il est impossible de rendre le désespoir accompagnant cette phrase si simple. La fillette sentit voleter autour d’elle l’horreur des fatalités antiques. Et prise d’une terreur instinctive, subite, insurmontable, elle se retira précipitamment sur cette promesse :

— Je le conduirai jusqu’ici.

À présent, dans le réduit, plus aucun bruit. Tous se sentaient comme emprisonnés dans une chape de glace. Les cerveaux ne pensaient plus ; les mots mouraient sur les lèvres. Des pas sonnèrent dans la salle principale du temple. Allan regarda ses compagnons, et lentement :

— Le voici… Qu’on nous laisse seuls.

— Mais s’il te tuait ? fit timidement Marahi.

— Il serait généreux, ma mère, répondit le jeune homme avec un calme effrayant.

L’Indienne exhala un profond gémissement, mais elle suivit Lilian, que ses compagnons entraînaient au dehors. Une minute plus tard, Jemkins se glissait dans l’alvéole de pierre.

Pour la première fois, le père et le fils se trouvaient en présence sans témoins.

Les deux hommes se considérèrent un moment.

Enfin, Jud Allan rompit le silence.

— Vous avez souhaité me parler. Je n’ai pas cru pouvoir me dérober à une rencontre… il parut chercher et continua : …douloureuse. Je vous écoute.

La voix vibra, calme… trahissant la résolution irrévocablement prise. Elle sonna aux oreilles de Jemkins comme un glas. Sur son front passa une ombre. Peut-être regretta-t-il d’être venu.

Mais il fallait répondre… Il le fallait à tout prix.

— Cette nuit… Quand j’ai su… J’ai accepté d’être vaincu, moi…

Il sembla attendre une réponse qui ne vint pas. Il poursuivit.


— Vous ne soupçonnez pas ce qu’il a fallu de bouleversement en moi pour amener pareille décision. Vous êtes le premier adversaire auquel j’ai cédé, auquel j’ai fait grâce… Oui, grâce, répéta-t-il avec éclat, car, sur un signe, ceux qui m’entouraient vous auraient broyés tous… Je pouvais triompher, je pouvais tuer… Je ne l’ai pas voulu.

Il s’arrêta, un égarement dans les yeux. Allan répliquait froidement :

— Vous avez eu tort !

L’intonation était plus terrible que les mots. Nulle trace de défi, nulle trace d’ironie ; mais un découragement morne, une immense lassitude.

— Oui, continua Jud, être mort, être inerte, insensible, inexistant… Un repos dont on n’a plus conscience, soit ; mais un repos… Comme cela eût été moins cruel que ma pensée !

Frey courba le front. Il s’était attendu à tout, sauf à ce désespoir placide, absolu. Il avait escompté une lutte de volontés, des phrases emportées, insultantes peut-être… Au lieu de cela, il rencontrait une désolation si immense qu’il n’en pouvait sonder les profondeurs.

Il se redressa, eut un mouvement de tête volontaire, et nettement :

— La douleur diminue parfois lorsqu’on la compare. Auprès de qui souffre, un autre peut obtenir la pitié.

— Qui dit le contraire ?

— Ne parlez pas ; laissez-moi exprimer ce pourquoi je suis venu. Je suis vaincu, c’est vrai, mais vous ne connaissez pas l’étendue de ma défaite.

— Si pénible qu’elle soit, ma victoire la peut envier.

— Vous ne savez pas à quel point je suis vaincu… Peut-être que si je l’avais su hier au soir !… Non, je ne veux pas envisager cela. Ce matin, un courrier est arrivé à l’hacienda. Il était chargé d’une missive pour ce niais de Porfirio Raëz. La dépêche était confidentielle. Je devais la connaître, par conséquent, cela est élémentaire. On grisa le courrier et je pus lire… ceci.

Il dépliait un papier tiré de sa poche. Sans le regarder, car les phrases menaçantes s’étaient gravées dans son esprit, il prononça :

« Surseoir à toute opération. Frey Jemkins sous le coup d’accusation capitale. Repaire d’Agua Frida sera cerné dans vingt-quatre heures… Gagner ce moment par moyens dilatoires. »

Dans un geste éperdu, Jud se prit la tête à deux mains.

Cet homme allait être pris. Il serait jugé, condamné… Le flot de honte des débats roulerait sur lui, fils infortuné du criminel. Comme malgré lui, ces mots fusèrent entre ses lèvres blémies par l’émotion :

— Heureusement qu’il est facile de mourir.

L’exclamation fit bondir son interlocuteur.

— Mourir !… Ah çà ! je vous ai mal jugé. Est-ce que l’on meurt quand la bataille est engagée ? Dans vingt-quatre heures, Agua Frida sera cerné… Oui, mais dans vingt-quatre heures, je serai loin… Porfirio et cette scélérate de Rouge-Fleur, qui m’a trahi, sont en mon pouvoir… Dans les caves, je les tiens prisonniers. Sous la menace d’une torture horrible, la petite Chinoise m’a révélé la cachette de trente millions, trente millions qu’elle eût dû me verser, qui m’appartiennent. Avec cette somme, un homme est maître de sa destinée.

— Et en quoi cela m’importe-t-il ?

— L’argent est ici dans ce temple des Aztecs… Si vous n’aviez pas choisi ce lieu de retraite, j’aurais disparu sans laisser de traces. Mais vos gens gardent les passages, mais vous-même occupez le souterrain. Je ne pouvais éviter de vous mettre dans la confidence… Je suis venu, avec la pensée qu’un fils…

Jud ne put réprimer un mouvement de répulsion…

— Un fils, je regrette d’employer ce mot, mais je n’en ai pas d’autre à ma disposition… Un fils ne peut pas livrer son père à la justice.

Et, à présent :

— L’or est dans l’une des salles de méditation du temple… en banknotes anglaises, ayant cours partout… Puis-je les prendre et sortir librement ?…

Une lividité spectrale s’étendit sur les traits d’Allan.

— Trente millions ? dit-il lentement.

— Oui ! C’est bien le chiffre.

— Pourquoi vous doit-on une pareille fortune ?

Un grondement s’échappa de la gorge de Jemkins à cette question :

— Que cela ne vous préoccupe pas. Mes affaires et les vôtres ont toujours été séparées. Il vaut mieux que ce soit ainsi.

Le jeune homme se redressa. Il parut grandir et avec une majesté souveraine dont son interlocuteur se sentit dominé :

— Vous refusez de répondre, parce que vous n’osez me proposer ouvertement d’être le complice d’un nouveau crime.

— Va pour le crime… N’en est-ce pas un plus grand que de marchander le salut à son père ?

L’aventurier s’arrêta, stupéfait. Allan secouait lentement la tête.

— Toute ma vie, j’ai combattu le crime… Un dévouement m’a donné la conscience du bien, du vrai. Le vagabond a compris l’honneur.

Il y avait une douleur si vraie, si inconsolable dans l’accent de Jud, que Frey resta muet. Des idées troublantes s’entre-choquèrent en son cerveau.

— Puis-je me retirer sans être inquiété ? fit-il d’une voix sourde.

Allan tressaillit :

— Oui ; mais deux de mes fidèles vous accompagneront.

— Dans quel but ?

— Vous remettrez entre leurs mains Porfirio Raëz et cette personne que vous appelez Rouge-Fleur.

— Vous voulez les interroger ?

— Sur l’honneur, je ne leur adresserai aucune question. Je leur interdirai toute explication.

— Alors, en quoi vous intéressent-ils ?

— Ils pourraient être victimes.

La réponse sonna funèbre dans le crâne de Jemkins :

— Moi seul ne trouverai point grâce devant vous.

Avec une mélancolie très douce, Allan murmura :

— Ni vous, ni moi…

Les poings de l’aventurier se crispèrent, mais il répliqua :

— Jemkins aussi paie ce qu’il promet. Que l’on m’accompagne. Je remettrai ceux que vous voulez sauver… le diable m’emporte si je comprends pourquoi.

Deux Indiens le suivirent jusqu’à l’hacienda.