Joyeux propos de Gros-Jean/Le prône du bedeau

Les cahiers populaires (p. 11-17).




LE PRÔNE DU BEDEAU


Le curé de notre village,
Un dimanche matin,
S’aperçut avec chagrin
Qu’il avait pour partage
Un enroûment méchant,
De parler l’empêchant.
Quel sort cruel ! Que faire ?
Il n’avait pas de vicaire
Qui pût le remplacer ;
Sa cure étant trop petite,
Il avait dû s’en passer.
Ce qui le trouble et l’agite,
Ce n’est pas son sermon
Qu’il ne peut dire, non !
Mais les annonces à faire ;
Voilà bien la belle affaire
Qui ne se remet pas !

Comment sortir de ce pas ?
Il en était là, perplexe,
En ce cas qui le vexe,
Lorsqu’il pense à son bedeau.
Ce n’est pas un finaud,
Tant s’en faut, mais en somme
C’est vraiment un bon homme.
Il lui faut l’embaucher,
Pas d’autre alternative ;
Il lui fait signe d’approcher
Et dans son oreille attentive
Il lui révèle tout bas
Quel est son mauvais cas.
Comme Gros-Jean ne sait lire,
Le curé répète deux fois,
Quoique se fatiguant la voix,
Ce qu’il vient de lui dire
Pour en sa mémoire fixer
Ce qu’il lui faut annoncer.

* * *


« On recommande aux prières
Jean-Baptiste Des Rivières
Malade dangereusement.
Lundi, sera le mariage
De Joséphine Lallemand
Avec Alexis Beaurivage.
Ce sera la fête mardi,
De deux grands saints : Saint Pierre
et Saint Paul. Mercredi,
Service de feu Paul Lapierre.
Il n’y aura rien jeudi.
Vendredi, comme à l’ordinaire,
Premier vendredi du mois. »
— Allons, sauras-tu comment faire ?
Je te l’ai répété deux fois !
Dit le curé. — C’est facile,
Pour lors, répondit Jean,
Et sa mémoire docile
Lui permit sur le champ
De prouver à son maître
Qu’il se souvient mot à mot.
Rassuré, le bon prêtre
Commence l’Office aussitôt.

Le temps du prône arrive.
L’attention est très vive
Lorsque l’on voit Gros-Jean
Au bas du chœur approchant.
Il va pour ouvrir la bouche,
Mais un émoi nouveau le touche :
Il voit deux cents paires d’yeux
Sur lui braqués, Grands Dieux !
Et du coup perd son assurance.
Indicible est sa souffrance !
(Parfois en scène l’acteur
Éprouve cette frayeur.)
Gros-Jean se sent glisser comme
Sur une pente et le pauvre homme
Ne peut plus s’arrêter.
Le feu lui monte au visage.
Avant de glisser davantage,
De réagir il veut tenter,
Mais ne peut plus reprendre
Son aplomb disparu.
Vraiment il se sent perdu.

Cependant, il persiste à rendre
Le message du curé.
Il ne peut plus se retirer.

* * *


«  On recommande à vos prières…
M’sieu l’curé… son enroûment…
Jean-Baptiste Des Rivières…
Y n’parl’plus… dangereusement…
Lundi, service anniversaire
De feu l’défunt Paul Lapierre !
Y n’y aura rien mardi !
C’est l’mariage, mercredi,
De Saint Paul et d’Saint Pierre…
Jeudi, comme les autres fois
S’ra l’premier vendredi du mois ! »