Éditions de la Toison d’or (p. 157-159).


ILS PÈLENT DES OIGNONS


Toute offre de gagner quelques sous était acceptée par nous avec empressement.

Une vieille dame, fabricant de conserves alimentaires, proposa à ma mère de donner du travail à Naatje, qui avait douze ans, et à Kees, qui en avait huit : ils devraient, toute la journée, peler de petits oignons.

Le premier soir qu’ils revinrent de cette besogne, nous fûmes épouvantés. Leurs figures étaient bouffies et barbouillées de se les être frottées de leurs petites mains sales, leurs yeux gonflés, comme si on les avait rossés et s’ils avaient pleuré durant des heures et des heures. Nous demandâmes comment cela s’était passé, et ils nous racontèrent leur journée.

En arrivant le matin, à sept heures, chez la vieille dame, elle les avait installés sur de petits bancs devant un grand panier d’oignons, et leur avait montré comment ils devaient délicatement enlever la pelure sans les entailler, car chaque entaille devenait bleue dans le vinaigre, et les oignons ainsi détériorés ne pouvaient plus servir à des conserves de premier choix. Ils s’étaient mis à l’œuvre pendant que la dame, assise à côté d’eux, nettoyait des cornichons. Au bout de quelques instants, leurs yeux commencèrent à couler, et ils les essuyèrent avec leurs mains mouillées de sève d’oignons. Alors Naatje, n’y tenant plus, s’était mise à remuer sur son petit banc, et la vieille dame avait dit :

— Nateke, pour l’amour de Dieu, tenez vos pieds en repos.

Puis était entré un jeune homme, qu’ils prirent d’abord pour son fils, mais quand ils eurent compris que c’était le mari, ils furent pris d’un fou rire, qui avait mis la vieille dame hors de ses gonds, et elle s’était écriée :

— Au nom de la Sainte Trinité, Keeske, cesse de rire comme un petit cochon !

Et leurs rires étaient devenus des cocoricos quand le jeune mari leur avait fait signe de renverser le panier d’oignons, ce qu’ils firent incontinent. La dame s’était lamentée, avait imploré la sainte Vierge et déclaré que les enfants étaient un fléau. Le jeune mari avait répondu :

— Un fléau ! grand’mère, parce que tu es trop vieille pour en avoir.

Elle avait alors levé les yeux au ciel en geignant :

— Seigneur, pardonnez-lui, car il ne sait ce qu’il dit ni ce qu’il fait.

Pendant quinze jours, Naatje et Keesje nous amusèrent le soir des histoires de la vieille dame et de son jeune mari ; mais l’inflammation de leurs beaux yeux devenait si grave que nous eûmes peur, et n’osâmes plus les laisser continuer à peler des oignons.