Éditions de la Toison d’or (p. 150-156).


FABRIQUE DE CHAPEAUX


J’avais dix-sept ans. Nous habitions à Bruxelles un quartier ouvrier. Nous ne savions pas un mot de français, et même le « marollien » nous était inintelligible : cela nous empêchait tous, mon père le premier, de trouver un travail convenable.

Une jeune femme du voisinage m’emmena à la fabrique de chapeaux où elle était employée ; je fus embauchée. On me conduisit dans un grand atelier rempli de vapeur, où des femmes, presque toutes jeunes, besognaient, les manches retroussées, devant de longs bacs remplis d’eau chaude, additionnée de vitriol, me dit-on. Elles s’arrêtèrent un instant pour me dévisager ; puis les têtes se penchèrent, les bras s’abattirent, et le travail reprit fiévreux. Je trouvais très jolie, en entrant dans la salle, la buée argentée, où ces jeunes bras nus et ces chevelures de toutes nuances se démenaient dans une grande activité ; mais quand il me fallut respirer les émanations qui s’en dégageaient, cette impression presque inconsciente de beauté se dissipa bientôt.

On me conduisit vers une jeune femme qui devait me mettre au courant : elle me reçut assez mal, car, comme on travaillait à la pièce, s’occuper de moi était pour elle une perte de temps.

Le travail consistait à tremper dans l’eau vitriolée de longs bonnets en laine, et à les enrouler en les frottant sur une tablette attenante aux bacs. On répétait l’opération jusqu’à ce que les bonnets fussent assez rétrécis pour en façonner des chapeaux de feutre. On suait abominablement à cette besogne, et, par cet hiver glacé, toutes presque toussaient. L’eau était très chaude, l’acide corrosif : mes ongles se ramollirent en quelques heures, et se cassèrent, en laissant dépasser un gros bourrelet de chair au bout de chaque doigt. À l’heure du déjeuner, mes mains étaient si gonflées et si douloureuses que je ne pus presque tenir ma tartine. Pendant ce repas, mon interrogatoire commença :

— Comment je m’appelais ?

— Keetje Oldema.

— Quoi ? ce n’est pas un nom !

— D’où je venais ?

— De la Hollande.

— Ah ! et c’est là qu’on parle cette langue que vous babillez ? Eh bien ! non, je ne voudrais pas parler ainsi. Et vos cheveux, vous les frisez la nuit pour les avoir ainsi ondulés le matin ?

— Non, ils sont ondulés, disais-je, en caressant mes bandeaux.

— Oui. On connaît ça.

Elles ne m’aimaient pas. Pourquoi encore une fois ? Partout je produisais la même impression. Je sentais que pour un rien, comme à l’école, elles m’auraient mise en charpie. Enfin !

Une fille, au nez retroussé, me demanda si je savais chanter.

— Oui.

— Alors, chantez-nous quelque chose.

J’entonnai l’air national hollandais. Elles me regardèrent ébahies.

— Ah bien ! c’est comme à l’église. Vous allez à la procession ?

J’étais très humiliée de cette demande.

— À la procession, moi ? Ah non ! je ne crois pas à ces bêtises.

— Et à la messe ?

— Non plus.

— Vrai ! vous en êtes, une pratique. Nous y allons, nous, à la messe.

J’entendis chuchoter : « C’est une Juive ». Celle qui m’avait fait chanter n’en revenait pas, tant elle était écœurée de mon chant.

— Ça, chanter ! Zut ! Écoutez : moi, je sais chanter.

Elle se campa, les deux poings sur les hanches, la tête relevée de façon que la lumière joue jusqu’au fond de ses narines dilatées et la bouche démesurément ouverte, elle gueula d’une voix de poitrine, poussée en pointe :

— « Ah ! haha ! men lief is no den Russ » ; etc. Des « Ça est bien ! » accueillirent son chant et ses gestes.

— Voilà comment on chante chez nous. Tout le monde comprend cela, tandis que ce que vous avez miaulé…

Une moue acheva sa pensée. Inutile ! Elles me détestaient d’instinct.

On m’avait envoyée, dans un autre atelier, chercher des sacs de laine. En traversant la cour, je croisai un vieux monsieur qui me dévisagea, puis me suivit. Dans l’escalier, il me parla en français, mais je ne comprenais pas. Il me fit alors signe de le suivre aux greniers. Cette fois, je compris et fis non de la tête. Quand je redescendis, il était encore là. Il continua sa mimique, moi la mienne, et je rentrai à l’atelier.

— Ah ! ha ! le patron ! chuchotèrent-elles.

Et toutes de l’observer d’un regard oblique. Quand il eut quitté, une vieille déclara :

— Cela ne pouvait manquer : c’est tout à fait son genre.

L’après-midi, on avait fini par me laisser tranquille. Je m’appliquais le mieux que je pouvais, de mes mains endolories qui ne s’habituaient pas à ce liquide corrosif, quand un homme entra.

— On parle au bureau d’une nouvelle, qui doit être un oiseau rare. Où est-elle ?

On me montra.

— Ça ? Ah non !

Il tourna sur lui-même, en se tapant les cuisses et s’esclaffant :

— Ah ! la la ! ils en ont du goût, ces messieurs ! mais c’est une sauterelle : regardez donc ses bras !!

Le fait est que mes bras de fillette maigre et mes longues mains m’avaient plus d’une fois attiré des quolibets ; aussi les montrais-je le moins possible, mais, ici, il avait bien fallu retrousser mes manches. Je pleurais presque de honte, surtout que la joie de toutes ces femmes, vieilles et jeunes, était réelle.

Cela dura ainsi quatre jours. Le quatrième, au goûter, je ne pus manger mes tartines : elles les avaient trempées dans cette immonde eau vitriolée.

— Je m’en vais, leur dis-je. J’en ai assez : un être humain ne peut vivre parmi vous.

Elles demeurèrent quelque peu baba. Une des plus âgées déclara :

— Quand j’ai vu entrer cette petite, j’ai senti qu’elle ne resterait pas : elle n’a rien à faire ici. Regardez-la donc avec son médaillon, et ce ruban dans les cheveux !

Je me rendis au bureau auprès du contremaître : un petit homme rêche, et lui demandai mon compte ; j’ajoutai qu’il m’était impossible de rester au milieu de cette racaille.

— Eh bien ! allez-vous-en, mais je ne peux vous payer que le samedi soir à sept heures.

C’était dit sur un ton hargneux, qui m’étonna. Le samedi, je revins, avec ma petite sœur Naatje, recevoir le salaire de ces quatre jours. Dans la cour de la fabrique, toutes les femmes étaient assemblées pour la paie. En m’apercevant, elles commencèrent à ricaner, à me pousser, et une me tirait ma tresse, quand accourut le petit contremaître. Il empoigna la fille par les deux épaules et, du genou, lui appliqua une volée de coups au bas des reins ; puis, me poussant dans le bureau, il me remit neuf francs et me conduisit à la porte, où il cria :

— La première qui bouge, je la fous dehors !

Je détalai avec ma sœurette. À deux cents mètres de la fabrique était une maison de campagne ; de dessous les arbres qui la bordaient, surgit le patron. Je lui jetai en hollandais un « Vieux salaud ! » sonore, et nous nous sauvâmes dans l’obscurité, en riant aux éclats.